Essai de psychologie/Chapitre 40

(p. 142-150).

Chapitre 40

Continuation du même sujet. Application de quelques principes à divers cas.


Appliquons ces principes aux faits que nous avons indiqués. Nous reconnoîtrons qu’ils sont des preuves très-équivoques de cette proposition que l’ame meut sans savoir qu’elle meut. En effet, le sentiment ou la perception que l’ame a des mouvemens qu’elle communique à son corps est par sa nature au rang des perceptions les plus foibles. L’état actuel de l’homme le comportoit ainsi. Ses idées, je veux dire, les impressions qu’il reçoit du dehors par le ministere des sens, les réflexions qu’il fait sur ces idées, leurs comparaisons, leur arrangement étoient & devoient être le principal objet de son attention. Cette attention est une force très-limitée, parce qu’elle réside dans un sujet qui est fort borné. Le partage l’affoiblit, l’exercice la fatigue. Si elle se dirige vers un objet particulier, c’est toujours en diminution de l’impression que les autres objets font sur l’ame. Mais tout a été sagement ordonné : l’attention se proportionne à l’importance des objets et aux rapports plus ou moins grands qu’ils soutiennent avec la conservation ou le bien-être de l’individu. Tant que les mouvemens du corps ne se rapportent pas directement à cette double fin, l’ame n’y fait aucune attention, parce qu’ils n’en exigent aucune. Elle n’a que le simple sentiment de ces mouvemens, & ce sentiment l’assure que son état demeure le même, qu’il ne change point en mal. Cela lui suffit. Tel est le cas d’un homme qui se promene dans un chemin uni en suivant le fil d’une méditation. Rien ne détourne son attention. Sa marche est facile, négligée, uniforme. S’il arrive qu’elle soit tantôt plus vîte, tantôt plus lente, quelquefois interrompue, ce n’est point l’effet de l’impression des objets extérieurs sur son ame, elle ne s’en occupe point & ne sauroit s’en occuper : c’est l’effet de la succession plus ou moins rapide des idées qui s’offrent dans l’intérieur. L’influence de ces idées sur les mouvemens de la machine avec lesquels elles n’ont aucun rapport, prouve que l’ame agit à chaque instant pour produire ces mouvemens ; puisqu’il n’y a que l’ame qui puisse être affectée de ces idées.

Passons à un autre cas. Un danger imprévu vient tout-à-coup menacer le corps : l’activité de l’ame se porte à l’instant de ce côté-là : un mouvement intervient ; le corps est préservé. Tel est le cas de l’équilibre. Or, je dis que dans ce cas-là même l’ame a le sentiment de son action ; & je crois pouvoir le démontrer. Il est évident que l’ame a le sentiment du danger : elle ne peut avoir le sentiment du danger sans souhaiter de l’éviter : elle ne sauroit souhaiter de l’éviter sans agir en conséquence : elle ne sauroit agir en conséquence sans le sentir, puisque l’action est un moyen pour parvenir à une fin que l’ame connoît & qu’elle desire : le moyen est nécessairement lié à la fin. Mais dans ces sortes de cas l’ame voit, juge et agit avec tant de promptitude, que tout cela se confond, & qu’il n’y a de distinct que le jeu de la machine. Il faut y regarder de bien près et décomposer cette sensation pour s’assurer du vrai. Mais l’ame devoit-elle juger de ces sensations comme elle juge d’un théoreme ou d’un fait de physique ?

Nous avons cité l’exemple d’un musicien comme un des plus propres à éclaircir la question qui nous occupe : nous voyons à présent ce qu’il faut penser de cet exemple. Les notes sont dans la musique ce que les mots sont dans le discours. Le ton que représente une note, est l’idée attachée à un mot. L’ame a la perception de l’un comme elle a la perception de l’autre. Elle sait quelle corde et quel point de cette corde répond précisément à tel ou tel ton. Elle connoît la valeur propre à chaque note & le coup d’archet qui peut l’exprimer. C’est sur cette connoissance qu’elle dirige les mouvemens des doigts, & ceux du poignet. L’ame est donc aussi consciente de tous ces mouvemens qu’elle l’est des perceptions qui les déterminent. L’habitude en rendant ces mouvemens plus faciles, moins dépendans de l’attention, affoiblit, il est vrai, le sentiment que l’ame a que c’est elle-même qui les produit, mais elle ne le détruit pas. La perception des notes & le sentiment des mouvemens qui les expriment sont deux idées liées essentiellement l’une à l’autre & qui se confondent. Une idée est une modification de l’ame, & qu’est-ce autre chose que cette modification sinon l’ame elle-même modifiée ou existant d’une certaine maniere ? Est-il un sentiment qui doive être plus présent à l’ame que celui de sa propre existence ? Mais l’existence est nécessairement déterminée dans tous ses points : on n’existe point indéterminément : le sentiment de ces déterminations s’identifie donc avec celui de l’existence ou plutôt ce n’est qu’un même sentiment.

La distraction n’est pas toujours l’effet d’une profonde méditation ; elle est plus souvent le fruit de la légéreté & de l’étourderie. Un distrait de cette espece n’a point l’usage de l’attention. Emporté par un torrent rapide d’idées frivoles, il est incapable de se fixer sur quoi que ce soit. Le sentiment tient lieu chez lui de notions, l’apparence, de la réalité. Il voit confusément la premiere surface des choses, & il se trompe toujours sur le fond. Son ame sait qu’elle agit, et qu’elle agit en vue d’une certaine fin, mais elle se méprend sans cesse sur cette fin. L’action n’est presque jamais d’accord avec la pensée. L’ame veut un objet, elle en prend un autre. Son inattention perpétuelle aux perceptions qu’elle reçoit du dehors affoiblit tellement en elle l’impression de ces perceptions qu’elle les sent à peine. Tout se confond à ses yeux. Les objets les plus dissemblables s’identifient ; les plus discordans se rapprochent. Il n’est point pour elle de nuances : les teintes les plus fortes lui échappent ou ne l’affectent que légérement.

Sans être livré à la méditation & sans être étourdi il n’est personne qui n’ait en sa vie bien des distractions. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’on a sous les yeux des objets de la présence desquels on ne paroît pas s’appercevoir ! Si pourtant on est acheminé à penser à ces objets on s’en retracera l’idée dans un assez grand détail : preuve incontestable que la distraction ne détruit pas le sentiment des impressions qu’on reçoit du dehors & qu’elle ne fait que le rendre moins vif.

Le somnambule n’est point un automate. Tous ses mouvemens sont dirigés par une ame qui voit très-clair : mais sa vue est toute intérieure : elle se porte uniquement sur les objets que l’imagination lui retrace avec autant de force que d’exactitude. La vivacité & la vérité de ces images, l’impossibilité où l’ame se trouve par l’assoupissement des sens de juger de ces perceptions intérieures par comparaison à celles du dehors, la jettent dans une illusion dont l’effet est nécessairement de lui persuader qu’elle veille. Elle agit donc conséquemment aux idées qui l’affectent si fortement : elle exécute en dormant ce qu’elle exécutoit en veillant. Elle imprime au corps une suite de mouvemens qui correspond à celle que la vue des objets occasionoit pendant la veille. Semblable au pilote qui gouverne son vaisseau sur l’inspection d’une carte, l’ame dirige son corps sur l’inspection de la peinture que l’imagination lui offre. Et comme cette peinture est d’une grande fidélité, on observe dans les mouvemens la même régularité, la même justesse, les mêmes fins, les mêmes rapports aux objets extérieurs qu’on observeroit dans ceux d’un homme qui feroit usage de ses sens & qui se trouveroit placé dans les mêmes circonstances. Si quelquefois l’ame commet des méprises, c’est moins dans la direction des mouvemens que dans le choix des objets ; c’est moins dans la fin que dans le moyen. Ordinairement ces méprises dérivent de l’inaction totale des sens, qui ne permet pas à l’ame de juger de la nature des objets extérieurs & de leur disconvenance au but ou à l’ordre des perceptions intérieures qui reglent ses mouvemens. Mais quelquefois ces méprises ont une origine contraire : les sens à demi assoupis font passer jusqu’à l’ame des impressions foibles, qui se mêlent avec les perceptions du dedans & en troublent la suite & la liaison.

Tous les mouvemens qui demandent à être exécutés avec promptitude, sont rallentis, troublés ou interrompus lorsque l’ame leur donne une certaine attention. C’est que l’attention devient alors distraction. L’ame considere dans chaque mouvement plus de choses qu’il n’en faut considérer. Cela la détourne de l’objet principal, & lui fait manquer l’ordre ou la succession précise des mouvemens. Si à cet excès d’attention se joint la crainte de mal réussir, le dérangement est extrême.