Essai de psychologie/Chapitre 39

(p. 134-142).

Chapitre 39

Des mouvemens qui paroissent purement machinaux & qui dépendent néanmoins du bon plaisir de l’ame.


Les mouvemens qui paroissent purement machinaux le sont-ils en effet ? Si nous consultons là dessus l’expérience elle nous offrira une foule de faits qui sembleront décider affirmativement cette question. Combien d’actions que nous faisons, pour ainsi dire, machinalement, sans la moindre apparence d’attention, de réflexion ! Notre condition présente est même telle que le nombre de ces actions machinales surpasse celui des actions réfléchies. Nous marchons, nous mangeons, nous écrivons, nous jouons sans penser aux mouvemens des jambes, des mâchoires, des mains, des doigts. Ce mouvement si naturel, mais si admirable, par lequel nous écartons le bras droit quand le corps panche du côté gauche, ne le faisons-nous pas sans nous en appercevoir ? N’en est-il pas de même du mouvement par lequel nous fermons l’œil à l’approche imprévue d’un objet ? Combien de mouvemens très-compassés, très-ordonnés, très-variés tout ensemble un musicien, un danseur, un voltigeur, n’exécutent-ils pas sans réflexion ? Que n’aurions nous point à dire de tant de distractions qui surprennent ? Combien de ménalques qu’on diroit n’être que des automates spirituels ! Que ne nous fourniroient point les somnambules, plus automates encore ? Que ne puiserions-nous point dans les songes ? Nous lions en dormant de longues conversations : nous adressons des questions ; on nous répond ; & nous ne nous appercevons point que c’est nous qui dictons les réponses. Que dis-je ! Nous parlons, nous raisonnons, nous méditons dans la veille sans réfléchir le moins du monde à tout cela. Bien plus encore ; il est des mouvemens que nous sommes tellement appellés à faire machinalement, que si nous nous avisons de vouloir y apporter quelqu’attention, nous les exécutons mal, & même nous ne les exécutons point du tout. Si on cherche sur le violon un air qu’on a su, mais qu’on a oublié en grande partie, on le trouvera plus promptement en laissant aller sans réflexion les doigts sur l’instrument qu’en y donnant beaucoup d’attention.

Cependant, il est certain que toutes les actions que nous venons d’indiquer sont volontaires dans leur origine. Toutes reconnoissent l’ame pour principe. C’est elle qui, selon qu’elle est déterminée par le plaisir, le besoin, la convenance ou par quelqu’autre motif distinct ou confus, imprime au corps différens mouvemens appropriés à chaque circonstance. Nous ne marchons, nous ne mangeons, nous ne jouons qu’en vertu de la volonté que nous avons de faire ces choses. Les organes qui les exécutent ne continuent à se mouvoir qu’autant de tems que cette volonté demeure la même. Vient-elle à changer ? Les mouvemens des organes changent pareillement. Le sommeil ne détruit point les facultés de l’ame ; il ne fait qu’en modifier plus ou moins l’exercice. L’ame ne veut pas moins en songe que dans la veille ; elle ne desire pas moins de persévérer dans un certain état ou d’en sortir.

Mais, lorsque l’ame imprime au corps une suite déterminée de mouvemens, n’intervient-il pour la produire qu’une seule volonté, pour ainsi dire, générale ; ou chaque mouvement est-il l’effet d’une volonté particuliere, d’un acte spécial de l’ame ? Lorsqu’un musicien joue un air sa liberté ne s’exerce-t-elle que dans le choix de cet air ; ou préside-t-elle à la formation de chaque note ? Voilà précisément le nœud de la question. Tâchons de le délier.

Un philosophe abîmé dans une profonde méditation enfile un sentier long & tortueux. Ce sentier le conduit à un bois ; le bois à une prairie. Il les parcourt : un obstacle se présente ; il se détourne. Il hâte, retarde, interrompt sa marche suivant que les circonstances l’exigent. Il regagne le sentier ; rentre chez lui, & n’a rien vu : encore moins son ame s’est-elle apperçue des divers mouvemens qu’elle a imprimés à son corps. Cependant, qui pourroit nier qu’elle n’en ait été la cause immédiate ? Comment admettre sans la plus grande absurdité, que le corps, une fois déterminé à se mouvoir, ait décrit seul toute cette longue courbe ? Quel méchanisme a pu changer tout-à-coup sa direction à la rencontre d’un obstacle & le ramener dans le bon chemin ? Prenons y garde ; ce n’est point ici un de ces phénomenes de l’habitude, qu’on pourroit entreprendre d’expliquer par la succession réïtérée des mêmes mouvemens. Il s’agit d’une suite toute nouvelle de mouvemens communiquée à la machine. Dans une semblable suite les mouvemens subséquens ne sont point déterminés par les mouvemens antécédens. Le premier pas n’est point cause nécessaire du second, le second du troisieme, &c. Il faut que le principe soi-mouvant détermine & dirige chaque mouvement en conséquence de certaines impressions. L’ame agit donc sans savoir qu’elle agit ? Ne précipitons point notre jugement. Notre philosophe s’est promené & n’a rien vu, avons-nous dit : cela est-il exactement vrai ? Quoi ! Les haies, les arbres, la verdure, les pierres, les ruisseaux, les montagnes, le ciel qui s’offroient à lui de toutes parts il ne les a point apperçus ? Tous ces objets ont été par rapport à lui comme non existans ? Ils ne l’ont pas été au moins par rapport à son corps : l’œil n’a cessé d’en recevoir les impressions & de les transmettre au cerveau. L’ame n’auroit-elle senti aucune de ces impressions ? Nous sommes déja certains qu’elle a apperçu les objets qui l’ont obligée de se détourner. Comment la vue de ces objets a-t-elle produit cet effet ? ç’a été ensuite du jugement que l’ame a porté sur la disconvenance de cet endroit de sa promenade avec son bien-être. Elle avoit donc porté un jugement contraire sur les endroits qui avoient précédé ? Elle a donc comparé ces endroits avec celui dont il s’agit ? Elle avoit donc apperçu les objets qui bordoient sa route & qui en faisoient partie ?

Que conclurons-nous de là ? Que l’ame est affectée à la fois de perceptions vives & de perceptions foibles, & qu’elle proportionne son attention au degré de force ou d’intérêt de chacune. Les idées que la méditation fournissoit à notre philosophe pendant sa promenade l’occupoient presque tout entier : son attention y étoit concentrée. Les perceptions des objets environnans n’ayant aucun rapport avec le sujet de sa méditation & n’apportant aucun changement à l’état actuel de l’ame, ne faisoient, pour ainsi dire, que glisser à sa surface. L’ame ne les distinguoit point les unes des autres ; elles étoient toutes par rapport à elle au même niveau d’intensité ou plutôt de foiblesse. Il n’en a pas été de même des perceptions des objets qui faisoient obstacle : ces perceptions touchant au bien-être de l’individu, ont fait sur l’ame une impression un peu plus sensible ; elles ont sailli au-dessus des perceptions des autres objets ; l’attention que l’ame donnoit à ses réflexions en a été un peu partagée : l’effet nécessaire de ce partage a été de changer la direction du mouvement de la machine.

C’est ainsi qu’en lisant, nous ne sommes frappés que du sens des mots, & presque point des lettres qui les composent. Nous avons pourtant la perception de celles-ci ; puisque de cette perception dépendent nécessairement & la perception des mots & celle des idées qui leur sont attachées. Mais la perception des lettres est de la classe des perceptions foibles, & la perception des idées attachées aux mots est de la classe des perceptions vives. La perception des lettres devient une perception vive lorsqu’il se rencontre dans un mot une lettre mal conformée ou hors de sa place. Ce défaut ou ce dérangement donne à cette lettre une sorte de relief qui la fait saillir au-dessus des autres lettres du même mot.

Il n’est presque point de momens dans notre existence où nous n’ayions un grand nombre de perceptions foibles. Le seul état du corps, sa position, son attitude, la santé, la maladie, &c. En fournissent une multitude. Et quand on dit qu’on ne pense à rien, c’est précisément alors qu’on n’est affecté que de ces idées foibles qui ne donnent aucun exercice à l’attention & qui laissent l’ame dans une sorte d’inaction ou de repos. Un état de l’ame opposé à celui dont nous parlons est l’état où elle se trouve lorsqu’elle se fixe sur une même idée & qu’elle y concentre, pour ainsi dire, toutes ses forces. Cette contention produit une espece d’inertie qui ne cesse que par la diminution des forces ou par le changement d’objet.