Essai de psychologie/Chapitre 33

(p. 96-106).

Chapitre 33

De l’opinion philosophique qu’il n’y a point de corps.


Ce sont ces difficultés qui ont conduit un théologien anglois aussi pieux que hardi à avancer qu’il n’y a point de corps, & que l’opinion de leur existence est la source la plus féconde & la plus dangereuse de l’erreur & de l’impiété. Si son livre ne persuade pas, il prouve du moins combien nos connoissances les plus certaines peuvent être obscurcies & à quel point l’esprit humain est susceptible de doute & d’illusion. Voici le précis des raisons de ce subtil métaphysicien.

Il est évident que les choses que nous appercevons ne sont que nos propres idées. Il n’est pas moins évident que ces idées ne peuvent exister que dans un esprit. Il est encore très-clair que ces idées ou ces choses que nous appercevons existent, soit elles-mêmes, soit leurs archétypes indépendamment de notre ame, puisque nous sentons que nous n’en sommes point les auteurs. Nous ne pouvons déterminer à notre volonté quelles idées particulieres nous aurons en ouvrant les yeux ou les oreilles. Ces idées existent donc dans un autre esprit qui nous les présente par un acte de sa volonté. Nous disons que les choses que nous appercevons immédiatement, quelque nom qu’on leur donne, sont des idées ou des sensations. Or, comment une idée ou une sensation peuvent-elles exister ailleurs que dans un esprit ou être produites par quelqu’autre cause que par un esprit ? La chose est inconcevable, & affirmer ce qui est inconcevable, est-ce philosopher ?

D’un autre côté on conçoit aisément que ces idées ou sensations existent dans un esprit & sont produites par un esprit ; puisque c’est là ce que nous expérimentons tous les jours en nous-mêmes. Nous avons une infinité d’idées, & nous en pouvons faire naître une variété prodigieuse dans notre imagination par un seul acte de notre volonté. Il faut avouer cependant, que ces créatures de l’imagination ne sont ni si distinctes ni si fortes ni si vives ni si permanentes que les idées que nous recevons par le moyen des sens, & que nous nommons des choses réelles.

De tout cela notre auteur conclut, 1 que l’existence de la matiere est absurde & contradictoire ; 2°. qu’il y a un esprit qui nous affecte à chaque instant des impressions sensibles que nous appercevons ; 3°. que de la variété, de l’ordre et de la maniere de ces impressions se déduisent la sagesse, la puissance & la bonté de leur divin auteur.

Suivant ce systême singulier, l’univers est donc purement idéal. Les corps ne sont que de simples modifications de notre ame. Ils n’ont pas plus de réalité que n’en ont les couleurs & tout ce que nous voyons en songe. Leur existence est d’être apperçus. Les sens ne sont que certaines idées auxquelles tient un nombre prodigieux de perceptions et de sensations différentes, que nous représentons par des termes. J’ouvre les yeux ; c’est-à-dire, je suis affecté de l’idée que j’ouvre les yeux, et aussi-tôt un grand nombre de perceptions s’offre à moi. Je mange ; c’est-à-dire, je suis affecté de l’idée que je prens de la nourriture, & en même tems j’ai plusieurs sensations que j’exprime par le terme de saveurs en lui joignant d’autres termes qui désignent les qualités ou l’espece de ces saveurs. Ces perceptions & ces sensations ne dépendent du tout point de ma volonté. Il n’est point en mon pouvoir de n’être pas affecté de certaines perceptions ou de certaines sensations quand je suis affecté de l’idée que j’ouvre les yeux ou que je prens de la nourriture. Dieu excite en moi ces perceptions & ces sensations suivant les loix que sa sagesse s’est prescrites. Mais, je puis par un acte de ma volonté & avec le secours de mon imagination réveiller en moi ces idées. Elles m’affectent alors d’une maniere plus foible, & je ne puis les retenir long-tems. à ce caractere & au sentiment intérieur qui me persuade que je les ai excitées je distingue ces productions de mon esprit des perceptions & des sensations qui me viennent du dehors ou que j’éprouve par le ministere des sens. La nature des choses n’est donc que l’ordre qu’il a plu à Dieu de mettre dans nos idées. Cet ordre consiste dans la liaison, la succession, l’harmonie & la variété des idées. L’expérience nous instruit de cet ordre : elle nous apprend que certaines idées sont toujours accompagnées ou suivies de certaines idées ; que certaines sensations engendrent ou peuvent engendrer certaines sensations. C’est là-dessus que sont fondés tous nos raisonnemens & toutes nos maximes de conduite. Je vois du feu ; je sais que cette idée peut faire naître en moi la sensation que je nomme chaleur, et que cette sensation peut y exciter celle que je nomme brûlure ; je me conduis en conséquence. Je suis affecté de l’idée d’une production de la nature que je n’ai jamais vue : cette idée excite en moi celle de quelque chose de curieux, d’intéressant, de singulier : je me rends donc attentif à cette idée ; je la considere avec tout le soin & toute la patience dont je suis capable : par cet acte de ma volonté je vois naître dans mon esprit différentes perceptions qui en produisent elles-mêmes plusieurs autres. J’acquiers ainsi une idée plus complete de cette production ; & cet exercice de mon esprit étant accompagné du plaisir secret qui est inséparable de la recherche & de l’acquisition du vrai, je desire d’être affecté souvent de semblables perceptions & ce desir me rend observateur, &c. Le développement des plantes et des animaux, les mouvemens des corps célestes, &c. ne sont encore que la gradation ou la succession que Dieu a jugé à propos de mettre dans cette partie de nos idées. Il n’a pas voulu qu’à la perception d’une plante naissante succédât brusquement la perception de cette même plante en fleur : il a voulu que nous eussions une suite de perceptions qui nous la représentassent sous différens degrés de grandeur & de consistance. Dieu n’a pas voulu qu’à la perception du soleil placé dans l’équateur succédât immédiatement la perception de cet astre placé dans le tropique du cancer : il a voulu que nous eussions une suite de perceptions du soleil qui nous le montrassent placé successivement dans tous les points de l’éclyptique compris entre ces deux cercles, &c. &c. Ainsi, l’étude de la nature n’est, à parler métaphysiquement, que l’attention que nous apportons à considérer la liaison, l’harmonie et la variété des idées que Dieu excite en nous. Les traités de physique & d’histoire naturelle sont autant de grammaires ou de dictionnaires de ces idées. Le systême dont nous parlons est la clef de ces livres. Tout se réduit ici au plus simple. Dieu & les esprits, des perceptions & des sensations. Et qu’on n’objecte point que Dieu nous trompe en nous persuadant l’existence de choses qui ne sont point : Dieu nous trompe-t-il dans nos songes, dans les jugemens que nous portons sur les couleurs, les grandeurs, les distances, &c. ? Telle est la nature des choses, telle est notre condition actuelle que nous voyons hors de nous ce qui est en nous, de l’étendue & de la solidité où il n’y a que des perceptions & des sensations. L’univers en est-il pour cela moins beau, moins harmonique, moins varié, moins propre à faire le bonheur des créatures ? Un architecte qui traceroit le plan d’un bâtiment superbe, & qui indiqueroit en même tems les moyens de l’exécuter, en paroîtroit-il moins habile dans son art parce qu’il ne réaliseroit point ce plan ? Le supreme architecte a tracé autant d’univers qu’il a créé d’esprits. Quel univers que celui que sa main divine traça dans l’esprit du chérubin ! Quelle intelligence que celle qui embrasse à la fois tous ces univers ! Au reste, si la révélation affirme l’existence des corps, c’est de la même maniere qu’elle affirme l’immobilité de la terre et le mouvement du soleil. Le but de la révélation est de nous rendre vertueux & non de subtils métaphysiciens.

Le systême que je viens d’exposer n’a assûrément rien d’absurde ; mais il faut une tête métaphysique pour le bien saisir. Il est certain que nous n’avons aucune démonstration de l’existence des corps. L’auteur célebre des causes occasionelles

l’avoit déja prouvé, & les raisons qu’allegue le théologien anglois ne font que mettre cette proposition dans un plus grand jour. Mais afin d’être convaincus de cette existence, avons-nous besoin qu’on nous la démontre rigoureusement ? Les sens ne nous parlent-ils pas un langage assez clair, assez éloquent, assez énergique pour mettre cette vérité hors de doute & pour dissiper les nuages qu’une métaphysique trop subtile cherche à y répandre ? Certainement les hommes se persuaderont toujours l’existence des corps ; et si c’est une erreur que de la croire, jamais erreur ne fut plus difficile à reconnoître, jamais le faux ne ressembla plus au vrai.

Mais attaquons plus philosophiquement le systême de notre auteur ; n’y a-t-il point de sophisme dans ce raisonnement ? Il est évident que les choses que j’apperçois ne sont que mes propres idées & que ces idées ne peuvent exister ailleurs que dans un esprit : donc elles ne peuvent être produites que par un esprit ; donc la matiere n’existe point et ne peut exister. L’auteur ne confond-il pas ici ce que l’école distinguoit sagement par les termes un peu barbares de formel et de virtuel Il est très-évident que les idées que nous avons du corps ne peuvent exister ailleurs que dans un esprit ; mais s’ensuit-il de là nécessairement que ces idées ne puissent être produites que par un esprit ? Nous ne savons point, il est vrai, comment le mouvement d’une fibre excite une idée dans notre ame : mais nous démontre-t-on rigoureusement l’impossibilité de la chose ? Nous prouve-t-on que Dieu n’a pu créer que des esprits ? Assurément c’est aller trop loin que d’oser réduire la création aux seules substances spirituelles. Il y a plus ; notre auteur admet l’existence des autres hommes & le commerce que nous avons avec eux : cependant, aux termes de son systême, je ne suis assuré que de ma propre existence & de celle de Dieu ; je pense, donc je suis. Je suis, donc il est une cause éternelle de mon existence. Voilà toute la suite des conséquences nécessaires qu’il m’est permis de tirer. Je ne puis conclurre de mon existence à celle des autres hommes, parce que tout ce que j’éprouve, & que je pourrois leur attribuer comme à la cause qui le produit, peut dépendre uniquement de l’action de Dieu sur moi. La supposition de l’existence des autres esprits est donc purement gratuite. Et comment converserions-nous avec des esprits qui sont nos semblables ?