Essai de psychologie/Chapitre 32

(p. 91-95).

Chapitre 32

Autre hypothese sur la méchanique des idées.


Des philosophes accoutumés à juger des choses par ce qu’elles sont en elles-mêmes & non par leur rapport avec les idées reçues, ne se révolteroient pas s’ils entendoient avancer que l’ame n’est que simple spectatrice des mouvemens de son corps ; que celui-ci opere seul toute la suite des actions qui compose une vie ; qu’il se meut par lui-même ; que c’est lui seul qui reproduit les idées, qui les compare, qui les arrange ; qui forme les raisonnemens, imagine & exécute des plans de tout genre, &c. Cette hypothese, hardie peut-être jusques à l’excès, mérite néanmoins quelque explication.

L’on ne sauroit nier que la puissance infinie ne pût créer un automate qui imiteroit parfaitement toutes les actions extérieures & intérieures de l’homme.

J’entends ici par actions extérieures tous les mouvemens qui se passent sous nos yeux : je nomme actions intérieures tous les mouvemens qui dans l’état naturel ne peuvent être apperçus, parce qu’ils se font dans l’intérieur du corps. De ce nombre sont les mouvemens de la digestion, de la circulation, des sécrétions, &c. Je mets sur-tout dans ce rang les mouvemens qui donnent naissance aux idées de quelque nature qu’elles soient.

Dans l’automate dont nous parlons tout seroit exactement déterminé. Tout s’exécuteroit par les seules regles de la plus belle méchanique. Un état succéderoit à un autre état, une opération conduiroit à une autre opération suivant des loix invariables. Le mouvement deviendroit tour à tour cause & effet, effet & cause. La réaction répondroit à l’action, la reproduction à la production.

Construit sur des rapports déterminés avec l’activité des êtres qui composent notre monde, l’automate en recevroit les impressions, & fidele à s’y conformer il exécuteroit une suite correspondante de mouvemens.

Indifférent pour quelque détermination que ce fût, il céderoit également à toutes, si les premieres impressions ne montoient, pour ainsi dire, la machine & ne décidoient de ses opérations & de sa marche.

La suite de mouvemens qu’exécuteroit cet automate le distingueroit de toute autre formé sur le même modele, mais qui n’ayant pas été placé dans de semblables circonstances, n’auroit pas éprouvé les mêmes impressions ou ne les auroit pas éprouvé dans le même ordre.

Les sens de l’automate ébranlés à la présence des objets communiqueroient leur ébranlement au cerveau, principal mobile de la machine. Celui-ci mettroit en action les muscles des mains & des pieds en vertu de leur liaison secrete avec les sens. Ces muscles alternativement contractés et dilatés approcheroient ou éloigneroient l’automate des objets dans le rapport qu’ils auroient avec la conservation ou la destruction de la machine.

Les mouvemens de perception & de sensation que les objets auroient imprimés au cerveau s’y conserveroient par l’énergie de sa méchanique. Ils deviendroient plus vifs suivant l’état actuel de l’automate, considéré en lui-même et relativement aux objets.

Les mots n’étant que des mouvemens imprimés à l’organe de l’ouïe ou à celui de la voix, la diversité de ces mouvemens, leur combinaison, l’ordre dans lequel ils se succéderoient représenteroient les jugemens, les raisonnemens et toutes les opérations de l’esprit.

Une correspondance étroite entre les organes des sens, soit par l’abouchement de leurs ramifications nerveuses, soit par des ressorts interposés, soit par quelqu’autre moyen que nous n’imaginons pas, établiroit une telle liaison dans leur jeu, qu’à l’occasion des mouvemens imprimés à un de ces organes d’autres mouvemens se réveilleroient ou deviendroient plus vifs dans quelqu’un des autres sens.

Donnez à l’automate une ame qui en contemple les mouvemens, qui se les applique, qui croie en être l’auteur, qui ait diverses volontés à l’occasion de divers mouvemens ; vous ferez un homme dans l’hypothese dont il s’agit.

Mais cet homme seroit-il libre ? Le sentiment de notre liberté, ce sentiment si clair, si distinct, si vif qui nous persuade que nous sommes auteurs de nos actions peut-il se concilier avec cette hypothese ? Si elle leve la difficulté qu’il y a à concevoir l’action de l’ame sur le corps, d’un autre côté elle laisse subsister dans son entier celle qu’on trouve à concevoir l’action du corps sur l’ame.