Essai de Sémantique/Chapitre IV

Hachette (p. 55-61).



CHAPITRE IV

LA SURVIVANCE DES FLEXIONS

Ce que c’est. — Exemples tirés de la grammaire française.
De l’archaïsme.

Quand une flexion, soit sous l’action des lois phoniques, soit par quelque autre cause, vient à disparaître, il ne s’ensuit pas qu’elle va cesser d’exister pour l’esprit. Elle se maintient pour celui-ci encore longtemps, grâce à la tradition, grâce à la place que le mot occupe dans la phrase, grâce aussi à certaines comparaisons que fait instinctivement notre mémoire avec des constructions analogues. Cette survivance de la flexion n’est pas une chose indifférente, ni sans influence sur la syntaxe.

Ceci va devenir plus clair par quelques exemples.

Nous avons dans nos grammaires françaises une règle qui peut, au premier abord, paraître arbitraire, mais qui n’en repose pas moins sur un juste sentiment de la langue. Il est défendu d’employer un mot en qualité de complément de deux verbes, si ceux-ci exigent des cas différents. Alors même que le mot en question reste extérieurement identique, la défense subsiste. Il n’est point permis de dire, par exemple : « Vous savez que je vous ai toujours respecté et porté une vive affection ».

D’où vient cette défense ? — Elle vient de la survivance, au fond de notre esprit, d’une déclinaison matériellement abolie. L’idée du datif, qui continue d’exister chez nous, ne permet pas le mélange avec l’accusatif, quoique, dans l’exemple présent, celui-ci soit le même. La règle, je le répète, n’est point artificielle : nous le sentons tous, en lisant la phrase fautive. C’est qu’il y a une réminiscence qui nous sert de guide. Il faudrait, en transportant la phrase à la troisième personne, dire : « Vous savez que je le respecte et lui porte une vive affection ». Le souvenir à moitié présent de le et lui empêche les deux vous de se confondre.

Pour la même raison il faut dire, en répétant le pronom, quoique le pronom ne change point : « Je te remercie et te serre la main[1] ».

Nous voyons ici une flexion détruite continuant de s’imposer à l’esprit grâce à l’association avec une forme similaire.

Moyennant quelques précieux restes de ce genre, on peut dire que la déclinaison des pronoms subsiste à peu près tout entière en français.

Le datif continue de se faire sentir quand nous disons : « Accorde-moi ta protection, donne-toi du repos, ne nous faisons pas d’illusions, n’allez pas vous chercher des regrets ».

L’accusatif existe pareillement. Il y aurait quelque chose de blessant pour notre syntaxe intérieure à dire en une seule phrase : « Où se sont cachés, qui a dispersé nos amis ? »


Une autre forme latine qui continue de vivre, bien qu’en apparence elle ait succombé, c’est le neutre. Peut-être même en faisons-nous un plus grand usage que les Latins. Nous disons : « Le beau, le vrai, le bien, l’honnête, l’utile, l’agréable, l’infini, l’intelligible, le contingent, le nécessaire, l’absolu, le divin ». La langue philosophique en est remplie. De même la critique littéraire, « le fin, le délicat, le romanesque, l’atroce ». « Xavier de Maistre, dit Sainte-Beuve, a trouvé sa place par le naïf, le sensible et le charmant. » La Bruyère parlant de Rabelais : « Où il est mauvais, il passe bien au delà du pire… Où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent. »

Cette faculté d’employer les adjectifs à un genre qui semble être sorti de la langue tient à la présence d’un certain nombre de pronoms neutres qui ont été sauvés du naufrage, savoir le (« je ne le souffrirai pas, me le pardonnerez-vous ? »), ce (« ce fut la cause de ses malheurs, ce n’est pas qu’il soit méchant, c’est à vous de commencer… »), que (« que ferons-nous, que vous en semble ? »), quoi (« quoi de plus insensé, un je ne sais quoi… »). Il a suffi de ces mots et de quelques autres semblables pour maintenir le genre neutre dans l’esprit et dans la langue, et pour lui permettre une extension qui n’est pas près de s’arrêter. Nous voyons même que des substantifs féminins, comme quelque chose, rien, ont perdu leur genre pour passer au neutre.


Voici un exemple de survivance pris en dehors des pronoms.

Le français a perdu sa déclinaison, et cependant il continue d’employer des ablatifs absolus. « Lui mort, toutes nos espérances sont anéanties. » — « La nouvelle s’étant répandue, des attroupements se formèrent. » Qu’avons-nous autre chose ici, que des propositions absolues à la manière latine ? devant une construction de ce genre, notre analyse logique reste en défaut. C’est un des exemples qui montrent combien il est difficile de séparer une langue de ses origines, et de quelle obscurité serait menacé le français s’il cessait de s’éclairer à la lumière du latin.

Un autre exemple est le génitif, qui, comme on sait, a longtemps persisté dans certaines locutions : l’Hôtel-Dieu, le parvis Notre-Dame, les quatre fils Aymon. Mais cette construction étant devenue obscure, l’intelligence populaire l’a transformée, comme on va le voir dans un instant.

Ces survivances sont instructives, parce qu’elles nous induisent à penser qu’il n’en a pas été autrement pour les langues anciennes, et que là où il y a quelque interdiction ou quelque tolérance inexpliquée, nous avons peut-être l’action prolongée d’un état de choses antérieur. C’est ainsi sans doute que doit s’interpréter la règle connue sous la formule τὰ ζῶα τρέχει.


La loi de survivance, comme la loi de répartition[2], a ses limites. Quand une flexion n’est plus représentée qu’à un petit nombre d’exemplaires, quand ces exemplaires sont eux-mêmes devenus méconnaissables, l’intelligence, dépourvue de direction, ne sait plus à quoi se prendre. Une prudence instinctive, qui est le produit de beaucoup d’essais mal réussis, fait qu’alors on renonce à des constructions devenues trop difficiles à comprendre. Il est rare que le peuple manque à cette précaution. Ce qu’il ne comprend pas, il l’abandonne ou il le transforme.

Il a transformé, par exemple, la construction génitive dont il vient d’être parlé. Dans des expressions comme : la place Maubert, le quai Henri IV, ce n’est plus un génitif que nous percevons, mais il nous semble que nous prononcions le nom même de ces voies publiques. Ainsi s’est formée une construction qui a fini par prendre le plus grand développement, et à laquelle nous devons la plupart de nos noms de rues, de quais et de boulevards, sans parler des mille inventions de l’industrie[3].


Il peut arriver que les survivances soient entretenues dans la langue littéraire, alors que déjà elles ont disparu de la langue du peuple. C’est ainsi que la poésie a conservé l’habitude des inversions, qui ne sont pas autre chose qu’une liberté des anciens temps. À la condition qu’ils ne nuisent pas à la clarté, ces restes d’un âge antérieur sont précieux : ils apportent au langage de la dignité, de la grâce et de la force. Mais il ne faut pas que l’écart devienne trop grand. Si les libertés de la syntaxe supposent l’existence de flexions depuis longtemps abolies et oubliées, une certaine obscurité ne peut manquer de se répandre. La forme la plus subtile de l’archaïsme est de faire appel à des moyens grammaticaux qui n’existent plus dans la conscience populaire. S’il est relativement aisé de remettre en circulation d’anciens mots, il est beaucoup plus difficile de ramener et de faire comprendre les anciens tours. La survivance est donc une loi du langage dont il appartient à chacun, selon l’idiome et selon l’occasion, de mesurer les justes limites[4].


  1. Dans ses Remarques sur la langue française, Vaugelas fait mention de cette règle : « Cette règle, dit-il, est fort belle et très conforme à la pureté et à la netteté du langage ». C’est ce que Guillaume de Humboldt exprime de son côté en ces termes : « Es sinken die Formen, nicht aber die Form, die vielmehr ihren alten Geist über die neuen Umgestaltungen ausgoss ».
  2. Voir ci-dessus, p. 40.
  3. La rue Montmartre, le boulevard Malesherbes, la place Victor-Hugo, etc. Les plumes Saint-Pierre, les lampes Swan, etc.
  4. Voir ce que j’ai dit au sujet de l’allemand dans mon livre : De l’enseignement des langues vivantes, p. 65.