Esquisses parisiennes/Les vieilles aux yeux bleus

G. Charpentier (p. 275-287).

LES VIEILLES AUX YEUX BLEUS

I

Vous les avez certainement rencontrées, les vieilles aux yeux bleus, qui marchent à petits pas sur les trottoirs, le long des boutiques. Çà et là, parmi la foule des passants affairés, on les voit se traîner doucement.

Elles ont des chapeaux en paille noire, très profonds, sans rubans, attachés sous le menton à l’aide d’une ficelle. Elles sont vêtues de robes sombres, collées sur leurs membres maigres, et des châles verdâtres sont pendus à leurs épaules pointues, comme accrochés à deux clous. Les pieds engourdis glissent avec un bruit pleurard, les mains frileuses se cachent sous les coins du châle, un des bras porte un cabas efflanqué.

Elles marchent, baissant la tête, songeuses et remuant les lèvres, ainsi qu’un enfant qui prie. Au fond du chapeau noir, leurs faces sont flétries comme des fruits séchés ; la chair s’est dissoute, la peau seule reste, pareille à un parchemin humide ; et, dans une brume, nagent leurs yeux bleus, comme liquides et morts. Ces yeux ont une douceur effacée, une extase aveuglée et recueillie.

Les vieilles aux yeux bleus ont certainement rapetissé : elles sont redevenues enfants. À les voir passer, lorsque le chapeau noir cache leur visage baissé, on les prendrait pour des petites filles qui vont à l’école ; elles en ont la taille mince, les bras frêles, les allures paresseuses et jeunes. Puis, lorsqu’elles dressent le front, on est épouvanté de voir, sur le corps d’une enfant, cette tête blafarde, creusée, détruite par toute une vie de passion ou de misère.

II

Les garçons de vingt ans suivent les jeunes mollets qu’un coup de vent montre dans leur blancheur. Moi, j’aime à suivre les vieilles aux yeux bleus qui vont tout droit devant elles, sans tourner la tête, d’un pas régulier de somnambule.

Elles sont toujours seules. Elles ne marchent pas comme les belles de seize ans, par bandes, tenant la largeur de la rue, riant à pleine bouche. Elles se montrent isolées, humbles et discrètes, et glissent dans la foule qui ne les voit même pas.

Je les connais toutes, celles des hauteurs du Panthéon et celles des hauteurs de Montmartre. Par les clairs soleils, par les froids secs, dès que j’en vois une, je règle mon pas sur le sien, je me plais à accompagner ce joli petit être si vieux et si délicat. Autrefois, lorsque j’étais encore naïf et que je ne savais pas à quelles créatures mystérieuses j’avais affaire, je m’étais donné la tâche de découvrir le domicile des vieilles aux yeux bleus. Elles irritaient ma curiosité, avec leurs regards morts ; j’avais le besoin de connaître leur vie, et j’étais décidé à monter chez chacune d’elles, comme on monte chez les belles filles qui veulent bien vous conter leur histoire.

Je les ai suivies trois ans, et je n’ai jamais pu savoir d’où elles sortaient ni où elles rentraient. Brusquement, dans une rue, j’en apercevais une. Elle semblait surgir des pavés. Je me mettais à marcher patiemment sur ses talons ; elle, toujours morne, avançait comme poussée par un mouvement d’horloge. Puis, tout à coup, lorsque je m’endormais, bercé par la vue de sa marche lente, elle disparaissait, elle m’échappait. Elle était sans doute rentrée dans les pavés.

Toutes m’ont ainsi glissé entre les mains, et jamais je n’ai pu contenter mes curiosités. Lorsque je songe à la chasse vaine que je leur ai faite, je suis prêt à croire que les vieilles aux yeux bleus sont les ombres de celles qui sont mortes d’amour et qui reviennent se promener sur les trottoirs, où elles ont tant aimé. Aussi, la sagesse me venant, je me suis promis de ne plus chercher à connaître leurs demeures ; je préfère croire qu’elles n’en ont pas et qu’elles s’éveillent de la mort, chaque matin, pour mourir de nouveau, chaque soir.

III

Depuis dix ans, je les rencontre toujours aussi jeunes, sans qu’une nouvelle ride ait pu trouver place sur leur visage. C’est à croire qu’elles sont immortelles, dans leur silence. Que de romans j’ai rêvés, par les tendres matinées de mai, lorsque je les suivais, le cœur inquiet et vide ! Elles allaient au soleil, s’éveillant un peu sous les tièdes caresses de l’air ; elles s’arrêtaient même parfois pour respirer et regarder devant elles.

Quelles pensées de jeunesse emplissaient alors ces pauvres corps amincis par l’âge ? Quels souvenirs des printemps lointains donnaient un soupir à ces lèvres fermées ?

Et, alors, je me demandais quelles jeunes filles avaient jadis été les vieilles aux yeux bleus. Il devait y avoir en elles des histoires terribles et douces. D’où venaient-elles, toutes semblables, avec leurs chapeaux noirs, leurs châles verts ? Qui les avait mises ainsi sur le pavé de Paris, isolées, toutes sœurs de visage et de vêtements ? Elles arrivaient du mystère, elles ne paraissaient point se connaître, et cependant, à les voir, on aurait juré qu’elles appartenaient à une même et lamentable famille.

Qui sait ? peut-être étaient-elles nées ainsi, vieilles et courbées. Ou peut-être avaient-elles eu une même jeunesse, ardente, qui, après avoir brûlé leurs chairs, les conservait immortelles, sèches et rigides.

Je me plaisais à cette dernière pensée. Je les voyais, vêtues de mousseline blanche, avec des rubans roses, les yeux rieurs, les lèvres humides, dansant dans les Closeries du dernier siècle et envoyant des baisers aux hommes.

IV

Un soir de juin, à l’heure où l’ombre transparente tombait des marronniers du Luxembourg, une vieille aux yeux bleus est venue s’asseoir sur le banc de pierre où je rêvais.

Comme elle s’asseyait, sa jupe est remontée, et j’ai aperçu, dans un gros soulier lacé, le plus mignon petit pied qu’on puisse voir.

Elle baissait la tête, le chapeau noir me cachait son visage. Elle avait ramené ses pauvres mains de petite fille malade, et se serrait dans son châle, toute maigre. On aurait dit une enfant de douze ans.

Elle eut peut-être conscience de la pitié qui navrait mon cœur, car elle leva la tête et me regarda de ses yeux vagues et noyés.

Ce regard, qui rencontra le mien pendant une seconde, me conta une longue histoire d’amour et de regrets. Il y avait, dans ces yeux pâles, une tristesse tendre, tous les désirs de la jeunesse et toutes les lassitudes du vieil âge. Les nuits de plaisir avaient rougi les paupières, et les cils manquaient, brûlés par les larmes chaudes de la passion. Elle devait aimer encore, la pauvre vieille aux yeux bleus, n’être pas lasse, regretter les années rapides. Et elle tremblait au soleil, songeant aux baisers ardents d’autrefois.

Je crus avoir pénétré, jusqu’au cœur, une de ces créatures mystérieuses. Les yeux avaient parlé, et je me dis que, maintenant, je savais d’où venaient les vieilles aux yeux bleus qui, dans les rues, jettent parfois encore aux jeunes hommes des regards dévorants.

Elles viennent des amours de nos pères.

V

Je regardais le petit pied dans le gros soulier de cuir…

Elle avait seize ans. C’était une mignonne fille, toute blanche et rose, avec de doux cheveux cendrés qui se pliaient mollement le long de ses joues. De grands cils d’or voilaient l’immensité bleue de son regard, et elle avait au menton un petit trou qui se creusait quand elle riait. Elle riait toujours.

Ses doux cheveux cendrés lui avaient fait donner le doux nom de Cendrine. D’autres la nommaient Risette, parce qu’ils n’avaient jamais vu ses lèvres sans le sourire qui creusait le petit trou de son menton.

Elle n’était pas comme les filles de notre âge qui ont trouvé le moyen de se vêtir de soie, sans tirer une seule aiguillée de fil par jour. Elle cousait la journée entière et ne portait que des robes d’indienne. Mais quelle belle indienne, gaie, propre, toute chaste et candide ! Un bonnet de linge au chignon, un mince foulard au cou, les bas blancs et les bras nus, elle vous accueillait en bonne fille, tendant les mains, la belle humeur dans les yeux et sur les lèvres. Toute sa petite personne exprimait une tendresse, une gaieté saine et forte. Il y avait, dans ses éclats de rire, une douceur amoureuse qui allait à l’âme.

Cendrine, il faut le dire, était un cœur capricieux. Mais ce cœur avait tant de franchise ! Il aimait beaucoup, un peu partout, jamais dans deux endroits à la fois. Cette simple d’amour, qui se laissait bêtement conduire par ses tendresses, allait où allaient ses baisers, sans se défendre. Elle ne se cachait point, d’ailleurs, elle aimait en plein jour, elle disait : Je t’aime, et n’hésitait pas davantage pour dire : Je ne t’aime plus. Comme son dernier baiser était toujours aussi bon que le premier, aucun de ses amants n’avait songé à se fâcher contre elle.

Risette était bien connue des feuillages de la banlieue, des bosquets des bals publics. Elle trouvait moyen de travailler toute la journée et de rire toute la nuit. Les uns assuraient qu’elle ne dormait jamais ; les autres se moquaient doucement, en entendant ces paroles.

Elle menait ainsi une vie libre. Elle vivait dans la santé du travail, dans les voluptés tendres de l’amour. Elle donnait son cœur en aumône, ne comptant point ses baisers, croyant à l’éternité de sa jeunesse.

Cendrine, Risette, l’enfant aux cheveux cendrés, l’amante qui riait toujours pour creuser la fossette de son menton, chantait à haute voix la chanson de la seizième année, ayant hâte d’aimer, d’aimer beaucoup, pour ne point perdre le temps. Elle usait ses petits pieds à courir dans les herbes, sur le plancher des bals, partout où il y avait des baisers dans l’air.

VI

La jupe est retombée sur le petit pied, qui dormait maintenant dans le gros soulier de cuir…

Mes regards sont lentement montés du pied au visage.

Le visage m’a paru effrayant, blafard et rouge-brique, avec des cheveux gris qui se collaient aux tempes. Les yeux ternes et liquides étaient d’un bleu sale. La fossette faisait un trou noir, au milieu de l’os saillant du menton.

Ah ! la triste amoureuse qui grelottait au soleil de juin, dans sa vieillesse et dans son abandon ! La jeunesse n’avait pas été éternelle, et les amants avaient frémi un soir, devant ses lèvres usées, comme je frémissais moi-même à la voir me regarder d’un œil éteint.

Eh bien ! non, je t’aime, pauvre Risette, pauvre Cendrine ! Je veux ne voir que ton petit pied, te suivre dans les rues, éternellement, sans jamais te parler, comme un amant timide. Tu seras l’amoureuse de mes jours de tristesse, toi que j’ai rêvée sur un banc du Luxembourg, par un beau soleil.

Et ne venez pas me démentir, ô chères vieilles aux yeux bleus, lorsque j’affirme que vous êtes les fantômes désolés des jeunes amours d’autrefois !