Esquisses parisiennes/La vierge au cirage

G. Charpentier (p. 261-274).

ESQUISSES PARISIENNES


LA VIERGE AU CIRAGE

I

Elle est encore au lit, demi-nue, souriante, la tête renversée, et les yeux pleins de sommeil. Un de ses bras se perd dans ses cheveux ; l’autre pend hors de la couche, la main ouverte.

Le comte, en pantoufles, debout devant une des fenêtres, soulève du doigt le rideau et fume un cigare, d’un air absorbé.

Vous la connaissez tous… Elle a eu vingt ans hier, elle en paraît à peine seize. Elle porte au front la plus magnifique couronne que le ciel ait jamais accordée à un de ses anges, une couronne d’or bruni, une chevelure royale d’un blond fauve, épaisse et forte comme une crinière, douce comme un écheveau de soie. L’onde de feu ruisselle sur son cou ; chaque mèche a des révoltes, se tord, s’allonge puissamment ; les boucles tombent, les tresses glissent et s’enroulent, la tête entière resplendit, pareille à une aurore. Et, sous cet incendie, dans cette splendeur, apparaissent une nuque blanche et délicate, des épaules pâles, une poitrine laiteuse. Il y a d’irrésistibles séductions dans ce cou pur, qui se montre discrètement au milieu de ces cheveux d’une insolente rougeur. Une passion s’allume et brûle, lorsque le regard s’oublie à fouiller cette nuque aux lumières tendres, aux ombres dorées ; on y trouve de la bête fauve et de l’enfant, de l’impudeur et de l’innocence, une ivresse qui fait monter aux lèvres de terribles baisers.

Est-elle belle ?… On ne sait : la face entière disparaît sous la chevelure. Elle doit avoir un front bas, des yeux minces et longs, presque gris ; le nez est sans doute irrégulier, capricieux ; la bouche, un peu grande, d’un rose pâle. Qu’importe, d’ailleurs ? On ne saurait détailler ses traits, arrêter le contour de son visage. Elle grise à première vue, comme un vin puissant grise au premier verre. On ne voit qu’une blancheur dans une flamme rouge, un sourire rose et un regard au reflet d’argent dans un rayon de soleil. La tête tourne, et on lui appartient trop déjà pour pouvoir étudier une à une ses perfections.

Elle est de taille moyenne, je crois, un peu grasse et lente dans ses mouvements. Elle a des mains et des pieds de petite fille. Tout son corps exprime une volupté paresseuse. Un seul de ses bras nus, plein et éblouissant, donne un vertige de désir. Elle est la reine des soirées de mai, la reine des amours qui s’apaisent en une nuit.

II

Elle repose sur son bras gauche, plié mollement. Elle va s’éveiller tout à l’heure. En attendant, elle soulève à demi les paupières, regardant, pour s’habituer au jour, le rideau bleu-ciel de son lit.

Elle est là, perdue au milieu de la dentelle de ses oreillers. Elle paraît abîmée dans la moiteur et dans la fatigue délicieuse du réveil ; son corps s’étend blanc et inerte, à peine soulevé par un léger souffle. On aperçoit des pâleurs rosées aux endroits où la batiste s’écarte. Rien n’est plus riche que cette couche et cette femme. Le cygne divin a un nid digne de lui.

La chambre à coucher est une merveille, d’un bleu tendre, douce, discrète ; les couleurs et les parfums y sont attiédis ; l’air y est languissant, agité de courts frissons. Les rideaux ont de larges plis paresseux, les tapis s’étendent sourds et muets. Le silence de ce temple, la douceur des lumières, la discrétion des ombres, l’ameublement simple, d’une distinction suprême, font songer à une déesse qui unit toutes les grâces à toutes les élégances, âme d’artiste et de duchesse vivant en plein ciel.

Certes, elle a été élevée dans des bains de lait. Ses membres délicats témoignent de la noble oisiveté de sa vie. On se plaît à penser que son âme a toutes les blancheurs de son corps.

Le comte achève son cigare sans se retourner, intéressé vivement par la vue d’un cheval, qui vient de s’abattre dans l’avenue des Champs-Élysées, et que l’on essaye en vain de remettre sur ses jambes. Imaginez-vous que la pauvre bête est tombée sur le flanc gauche et que le timon doit lui briser les côtes.

III

Au fond de la chambre, sur sa couche parfumée, la belle créature s’éveille peu à peu. Maintenant, elle a les yeux grands ouverts ; et elle reste indolente, sans un mouvement. L’esprit veille, la chair sommeille. Elle songe.

Dans quelle sphère lumineuse vient-elle de monter ? Quelles légions angéliques passent devant elle et mettent un sourire à ses lèvres ? Quel projet, quel œuvre agite son âme ? Quelle première pensée, aube blanche de cette intelligence, vient la surprendre au réveil ?

Ses yeux grands ouverts regardent le rideau. Elle n’a point encore remué ; elle est perdue dans son rêve, et seules ses paupières battent par instants. Longtemps elle caresse sa chimère.

Puis, brusquement, comme obéissant à un appel irrésistible, elle allonge les pieds et saute sur le tapis. La statue s’est faite créature. Elle écarte de son front sa chevelure, qui se tord flamboyante sur ses épaules de neige ; elle ramène ses dentelles, met ses pantoufles de velours bleu, croise les bras avec un geste charmant. Alors, demi-courbée, les épaules levées, faisant une moue d’enfant sournoise et gourmande, elle trotte à pas pressés, sans bruit, soulève une portière et disparaît.

Le comte jette son cigare, en poussant ua soupir de satisfaction. Le cheval de l’avenue vient d’être heureusement relevé : un coup de fouet a remis la pauvre bête sur pieds.

Le comte se tourne et voit le lit vide. Il le regarde un moment, s’avance avec lenteur ; puis, s’asseyant sur le bord du matelas, il se met à son tour à contempler le rideau bleu-ciel.

IV

Le visage de la femme est un masque d’airain ; le visage de l’homme est comme une fontaine claire qui livre tous les secrets de sa limpidité.

Le comte regarde le rideau et se demande machinalement combien peut coûter le mètre de cette étoffe. Il additionne, il multiplie, par pure distraction, et arrive à un gros chiffre. Puis, sans le vouloir, entraîné par la relation des idées, il évalue la chambre à coucher entière, et il trouve un total énorme.

Sa main s’est posée sur le lit, au bas de l’oreiller. La place est tiède. Le comte oublie le temple pour songer à l’idole. Il regarde la couche, ce désordre voluptueux que laisse toute belle dormeuse ; et, à la vue d’un fil d’or qui brille sur la blancheur de la toile, il se perd dans la pensée de cette femme douce et terrible.

Puis, deux idées se rapprochent et s’unissent dans son esprit : il songe à la femme et à la chambre, tout à la fois. Il trouve que l’une est digne de l’autre. Sa pensée se complaît dans une longue comparaison entre la femme et les meubles, les tentures, les tapis. Tout y est harmonieux, nécessaire et fatal.

Ici, la rêverie du comte s’égare ; et, par un de ces mystères insondables de la pensée humaine, il en arrive à songer à ses bottes. Cette idée, que rien n’amène, envahit soudain son esprit. Il se souvient que, depuis trois mois environ, chaque matin, lorsqu’il sort de cette chambre, il trouve ses bottes admirablement nettoyées et cirées. Il se berce mollement dans ce souvenir.

La chambre est splendide, la femme est divine. Le comte regarde de nouveau le rideau bleu-ciel et le fil d’or sur le drap blanc. Il s’approuve, il déclare qu’il a réparé une erreur de la Providence, en mettant dans le satin cette reine de grâce que la fatalité a fait naître d’un égoutier et d’une portière, au fond d’une loge noire de la barrière Fontainebleau. Il s’applaudit d’avoir donné un nid sans tache à cette merveille, pour la bagatelle de cinq ou six cent mille francs.

Le comte se lève et fait quelques pas. Il est seul, il se rappelle que, depuis trois mois, il a ainsi chaque matin un grand quart d’heure de solitude. Alors, sans curiosité, simplement pour marcher, il soulève la portière et disparaît à son tour, en quête de son cher amour.

V

Le comte visite toute une enfilade de pièces, où il ne trouve personne.

Comme il revient sur ses pas, il entend, dans un cabinet, un bruit de brosse violent et continu. Pensant qu’une servante est là, et désirant la questionner sur l’absence de sa maîtresse, il pousse la porte, passe la tête. Et il s’arrête sur le seuil, stupéfait, béant.

Le cabinet est petit, peint en jaune, avec un soubassement brun, à hauteur d’homme. Il y a, dans un coin, un seau et une grosse éponge ; dans un autre, un balai et un plumeau. Une baie vitrée jette une lumière crue sur la nudité de cette sorte d’armoire très haute et très étroite. L’air y est humide et frais.

Au milieu, sur un paillasson, est assise la belle aux cheveux d’or, les pieds ramenés sous elle.

À sa droite est un pot de cirage, avec un pinceau et une brosse noircie par l’usage, encore grasse et mouillée. À sa gauche est une botte, luisante comme un miroir, chef-d’œuvre de l’art délicat du décrotteur. Autour d’elle sont semés des éclats de boue, une fine poussière grise. Plus loin, gît le couteau qui a servi à décrotter les semelles.

Elle a, entre les mains, la seconde botte. Un de ses bras disparaît tout entier dans le fourreau de cuir ; sa petite main tient une énorme brosse aux crins longs et soyeux ; et elle frotte avec acharnement le talon qui s’obstine, paraît-il, à ne pas reluire.

Elle a emmailloté, dans ses dentelles, ses jambes nues, qu’elle tient écartées. Des gouttes de sueur roulent sur ses joues et sur ses épaules ; et, par instants, il lui faut s’arrêter une seconde, pour rejeter avec impatience des boucles de cheveux qui tombent sur ses yeux. Sa poitrine et ses bras d’albâtre sont couverts de mouches, les unes minces comme des piqûres d’aiguilles, les autres larges comme des lentilles : le cirage, chassé par les crins de la brosse, a constellé cette blancheur éclatante d’étoiles noires. Elle pince les lèvres, les yeux humides et souriants ; elle se courbe amoureusement sur la botte, paraissant plutôt la caresser que la frotter ; elle, est toute à sa besogne, et s’oublie dans une jouissance infinie, secouée par ses mouvements rapides, attentive jusqu’à l’extase.

La baie vitrée verse sur elle sa lumière froide. Un large rayon blanc tombe droit, enflamme la chevelure, donne des tons rosés à la peau, bleuit tendrement les dentelles, montre cette merveille de grâce et de délicatesse étalée en pleine boue.

Elle est là, gourmande et heureuse. Elle est fille de son père, fille de sa mère. Chaque matin, au réveil, elle songe à sa jeunesse, cette belle jeunesse passée dans l’escalier gluant, au milieu des savates de tous les locataires. Elle songe, et il lui prend des envies féroces de décrotter quelque chose, ne serait-ce qu’une pauvre petite paire de bottes. Elle a la passion du cirage, comme d’autres ont la passion des fleurs ; c’est son goût honteux à elle ; elle y trouve d’étranges délices. Alors, elle se lève et va, dans son luxe, dans sa beauté immaculée, gratter les semelles du bout de ses mains blanches, et vautrer sa délicatesse de grande dame dans la sale besogne d’un laquais.

Le comte tousse légèrement, et, lorsqu’elle a levé la tête, surprise, il lui prend les bottes des mains, les chausse, lui donne cinq sous et se retire tranquillement.

VI

Le lendemain la vierge au cirage se fâche et écrit au comte. Elle réclame un dédit de cent mille francs.

Le comte répond qu’il reconnaît en effet lui devoir quelque chose. Un nettoyage de bottes à vingt-cinq centimes par jour fait vingt-trois francs au bout de trois mois. Il lui envoie vingt-trois francs par son valet de chambre.