Esquisses marocaines
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 845-884).
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ESQUISSES MAROCAINES


MYSTICISME ET FANATISME

III[1]


E. Doutté : Notes sur l’Islam maghrebin (Revue de l’histoire des religions. 1900). — Merrakesch (1905. Comité du Maroc). — Moutet : Les Confréries religieuses de l’Islam marocain (Revue de l’histoire des religions. 1902). — Le Chatelier : Les Confréries musulmanes du Hedjas (Ernest Leroux). —Dupont et Coppolani : Les Confréries religieuses musulmanes. Archives marocaines. — Comte de Castries : L’Islam. — F. Cumont : Les religions orientales dans l’empire romain (Ernest Leroux, 1909).


Les mystiques… Ils quittent ce monde, ils conversent avec le ciel. Chez tous c’est la même ambition de l’âme impatiente. Mais pour nous faire une idée un peu générale et claire de ce qu’est le mystique musulman, n’essayons pas de le définir ; opposons-le d’abord au mystique chrétien.

Mystique chrétien, mystique musulman, ces deux termes désignent deux états d’esprit, deux efforts spirituels essentiellement différens. Le mystique chrétien, par la prédominance raisonnée de la vie de l’âme, par la force de sa vertu, de ses renoncemens, est emporté hors du monde visible. Chez lui, l’état mystique est étroitement lié a l’état de sainteté : chasteté, abstinence, charité : la vertu est la forme de l’amour. Et l’amour fait son miracle, le ravit, le mène parfois jusqu’à l’extase. Aussitôt, comme une gerbe d’eau jaillie d’une source monte vers la lumière et retombe, cet amour qui a cherché le ciel retombe aussi et se répand sur les hommes. La voie est unique : elle est étroite ; tous les saints n’ont pas été des mystiques, mais tous les grands mystiques ont été des saints. Ils ont vu l’Ineffable ; la condition que leur a dictée cet Ineffable pour se révéler à eux est toujours la même : se renoncer soi-même et servir son semblable. De plus, le mystique chrétien, celui qui a des visions, que voit-il ? qu’entend-il ? Il reste dans une certaine réalité, il ne fait que transposer dans une sphère idéale les opérations naturelles des sens. Son Dieu, pour se rendre sensible, prend une forme humaine : c’est une radieuse apparition : c’est la transfiguration du vrai. Il entend des voix, mais ce sont des voix intelligibles qui répondent à son amour et lui dictent ses devoirs. Sainte Thérèse voyait son Seigneur, Jeanne d’Arc entendait des voix, mais si elles avaient passé les portes du réel, du sensible, elles n’avaient fait que franchir les bornes de ce qu’il nous est permis d’apercevoir, en ce monde, de certitude et de beauté. Si nous ne voyons pas ce qu’elles voyaient, nous pouvons du moins le concevoir.

Il n’en va pas de même du mystique musulman. Là où le mystique chrétien, poussé par son élan intérieur, force les barrières derrière lesquelles il veut voir l’Etre éternel et parfait qui l’a créé à son image, le mystique musulman ne peut percevoir, à travers ses sens ne doit se représenter qu’un nom : Allah. Il cherche la vision, et il lui est interdit de voir. A cette vision impossible, défendue, supplée pour lui la sensation.

Sentir, sentir ce qu’on veut ; anéantir en soi les besoins ordinaires de la vie physique ; s’affranchir de la douleur en la niant, en la bravant, et se servir de cette douleur domptée qui tient lieu de vertu, qui se suffit, pour monter dans le ciel de l’extase, c’est l’idéal auquel peut facilement s’élever le malheureux. Dire à la pauvreté, à la souffrance : « Tu es un bien, » un bien sensuel, un bien charnel, un sujet d’orgueil, c’est être dès ce monde comme vainqueur de la nature et miraculé. C’est parvenir à une sorte de mysticisme de la chair, ce n’est plus offrir son corps en muet sacrifice au feu divin de l’âme, c’est au contraire en faire l’objet orgueilleux du miracle, et confondre en lui les lois ordinaires de la vie.

Nous verrons plus loin comment fonctionne ce mysticisme étrange. Voyons d’abord où il est né, cherchons si la source en fut pure ou impure, s’il est apparu dans le domaine de la raison ou hors d’elle. Voyons-en la formation et puis la déformation. Commençons par le commencement. Pour cela ouvrons le Coran.


I. — L’ATTENTE

Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète : formule unique qui convient à un peuple de conquérans. C’est une religion réduite à une devise, où se manifestait la volonté inexorable d’imposer à coups de cimeterre le monothéisme dans un monde que le Prophète trouvait infecté d’idolâtrie. Des préceptes de morale qui se confondent avec des préceptes d’hygiène et s’appliquent à la vie des tribus en marche, voilà le fonds essentiel du Coran. Le Livre organise la vie sociale, la vie familiale : c’est un code religieux et c’est un code civil. Celui qui veut bien user de la vie sera d’abord un soldat, un bon soldat du Prophète contre les adorateurs d’idoles. Il versera son sang pur sans marchander ; mais surtout il fera couler le sang corrompu. Le culte du soldat conquérant est sommaire : il s’agenouillera cinq fois par jour ; le ciel lumineux sur sa tête sera son temple, et de ce temple le point où la lumière émerge de l’ombre, l’orient, sera le sanctuaire auguste. Le soldat du Prophète ayant combattu les trois cent soixante mille idoles qui grimacent dans les temples jouira de toutes les voluptés : la femme sera l’instrument, protégé par la loi, de son bienveillant plaisir. Après sa mort, il retrouvera, dans les paradis de carnage, les mêmes joies que dans son corps et dans son âme il aura connues ou désirées : des plaisirs de conquérans repus de festins et de voluptés.

L’Ange qui apportait et révélait à Mahomet les versets du Coran, était-il donc si obsédé du rude combat à mener contre les idolâtres qu’il oubliât la foule des faibles, des vaincus, des solitaires, des contemplatifs, des passifs ? En contemplant l’Unité de Dieu le Prophète perdait-il la notion qu’une doctrine combative et purement virile ne pouvait sustenter tous les fidèles ? Dans ces hordes d’Asie passées en Afrique qui infligeaient aux populations leur sanglant baptême, il y avait les courans qui traversent les peuples mêlés. La rafale passée, on voyait les familles d’âmes se rechercher, se joindre, se lier ensemble. Les uns s’enivraient de cette religion dominatrice qui codifiait la vie en ce monde et dans l’autre, invitait aux guerres, aux conquêtes. Ils suivaient les hordes guerrières. Les autres, retirés dans les campagnes, attachés à la vie agricole, adaptaient les notions et les rites musulmans à ce qui leur restait de paganisme primitif influencé de paganisme romain, ou d’un christianisme oublié, avili dans les divisions des sectes. Enfin, il y avait les contemplatifs, tous ceux qui portaient en eux quelque ferment spirituel, ceux que l’esprit travaille, les pacifiques qui voulaient le bien et la justice, les raisonneurs qui ne se contentent pas d’un code appliqué par des légistes, mais qui veulent commenter la loi, en discuter l’esprit. Avec ceux-là et très vite après la mort de Mahomet, le soufisme naissait.

C’est que tout de suite et toujours l’Islamisme eut besoin de réformateurs. Les descendans de Mahomet, les Khalifes, chefs religieux et chefs temporels, laissaient se perdre en jouissance de domination, de luxe et de volupté les richesses spirituelles dont ils étaient les distributeurs. Ces maîtres qui se croyaient incorruptibles, délivrés du mal par la sublimité de leur naissance, se reposaient dans cet insigne privilège. Élus d’avance pour les joies promises dans l’autre vie, ils étaient dispensés de l’effort : les adorations qu’ils recevaient étaient le tribut naturel offert en leur personne au Prophète et, par le Prophète, au Dieu unique. Et le peuple, disposé à vénérer en eux la représentation charnelle, vivante du père commun, ne leur demandait rien que d’exister, puissans, heureux, vainqueurs dans les batailles, riches en épouses pour perpétuer le sang d’où coulent les bénédictions. Ils imposaient la loi, mais ils étaient eux-mêmes au-dessus de la loi, exempts du péché. Sous leurs pieds sacrés étaient les escabeaux où les humbles prosternés demandaient à déposer les présens, les dîmes, les ceintures pleines de rouleaux d’argent.

Et quand les khalifes, entraînés au loin par les guerres, cessèrent d’être directement les gardiens du Livre révélé et de « tenir » les âmes, quand ils créèrent, pour la régularité du culte, les ulémas, ceux-ci subirent à leur tour la même tentation et la même déformation. Ils aspirèrent invinciblement à devenir riches et puissans. Pourquoi celui qui détient le pouvoir et le droit de jouir et d’amasser attendrait-il la mort pour entrer en possession des biens que le Paradis lui promet, mais que la terre lui offre ? Les robes de soie verte l’attendent, les femmes lui tendent les bras, lui présentent les parfums, les musiciens avec les luths enchantent ses heures, les grasses brebis se pressent dans ses étables et tous les jours son domaine grandit des parcelles que lui offre le pauvre en guise de prière. Plus il est riche, plus il est puissant, et plus il est puissant, plus on lui donne. Si le peuple souffre et gémit, il se résigne en songeant qu’Allah le veut ainsi, et le culte alors se réduit aisément à deux actes très simples : d’une part prendre et commander, de l’autre donner et obéir. — Mektoub, dit le Livre. Allah le Suprême l’a décrété ainsi. Tout est inscrit d’avance sur le registre des Anges. Le fort se complaît dans sa force et le faible dans sa faiblesse. Les volontés d’en haut s’exécutent selon des desseins cachés pour une fin qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître, ni même de comprendre. L’Esprit alors est enchaîné, et aussitôt ce qu’on pourrait appeler son principe vivant s’échappe. Les chefs religieux, après les khalifes et au nom des khalifes, changent comme leurs maîtres l’esprit de charité en esprit de domination, et l’appétit de donner en appétit de recevoir,


III. — LE SOUFISTE

Quand un cuite en est là, il voit toujours naître le réformateur, celui qui communique secrètement avec les âmes, sent leurs besoins intimes et va rallumer en elles l’étincelle prête à s’éteindre.

Quand les Ulémas, après les khalifes, obscurcissaient dans les préoccupations de lucre les clartés spirituelles qu’ils avaient eu mission de répandre, du sein du peuple naissait infailliblement l’ami de la pauvreté, le Soufiste, l’homme vêtu de laine. Laissant les fils aveugles du Prophète à leurs richesses, à leurs plaisirs, il s’en allait, seul, remontant le cours du temps, s’asseoir à la source pure d’où l’idée avait jailli. Dans une retraite érémitique choisie parfois aux lieux mêmes que des ermites chrétiens avaient consacrés, aux bords du Jourdain, ou dans la sèche Thébaïde, il ouvrait le livre, son livre, le Coran, il le méditait, il le commentait. En marge du dogme succinct, il trouvait les hadits, les belles sonnas riches en légendes, en récits de miracles, en traditions orales, qui se prêtent à la complexité de la vie, à la diversité des âmes. Au lieu du commandement simple et brutal : « Obéissez et donnez, » il trouvait la persuasion douce, intérieure qui s’épanchait en amour, en poésie, en charité, et l’ordre que lui dictaient les anges était de veiller sur le pauvre, de l’aider, et de l’amener à cette conception spirituelle, qui portait en elle-même sa splendide récompense.

Alors on le voyait revenir, le soufiste, l’homme vêtu de laine, au regard doux ; il allait à pied, égrenant son chapelet d’ambre, il dénonçait comme vaine l’ambition des richesses, il trouvait un prestige à la pauvreté, il y pressentait comme une liberté matérielle et spirituelle. Quelle prise a-t-on sur celui qui ne veut rien ? Il comprenait que, renonçant à la matière, il allait vivre dans l’intimité des idées pures, divines : renonçant à ce monde, il atteindrait un autre univers plein de clartés, il saisirait l’Insaisissable, et tandis que l’uléma compterait avec ses intendans les têtes de bétail, lui, le soufiste, il compterait les lumières derrière lesquelles Dieu se voile. Moralité, charité, philosophie, paix intérieure, tout tentait ce sage dans la doctrine du renoncement dont il avait été si loin, en suivant des pas sanctifiés, relever les traces. Se dépouiller volontairement, comprendre pour soi-même et apprendre aux autres la valeur de la souffrance, de la misère pour ainsi dire libres et consenties, c’était couper les rudes liens que faisaient sentir les oppresseurs, leur échapper et se sentir soudain affranchis de toute entrave.

Ainsi ce qui avait fait l’humiliation se changerait en joie et en orgueil. Au lieu d’acquérir, de disputer, ou de gémir, le fidèle triomphant se dépouillera ; au lieu de chercher à jouir, il s’appliquera à souffrir patiemment et peu à peu les besoins, les appétits de la vie temporelle se retireront de lui comme une onde impure qui salissait son vêtement. Alors le soufiste ne sera plus l’homme « vêtu de laine, » mais couvert du « manteau de l’illustration. » Il sera pris, emporté par les anges dans l’éther où, de sphère en sphère, de lumière en lumière, il atteindra le Paradis, la Vision suprême ; l’Inconnaissable lui sera révélé. S’il ne comprend pas l’injustice de la terre, il comprendra la justice du ciel car elle l’aura, avant la mort, délivré de l’oppression. Il sera mort à sa vie misérable, mais vivant dans la vision béatifique qui tient les sens en suspens, l’affranchit de la faim, de la soif, du froid, du chaud, le transporte dans les régions où le corps est invulnérable et où l’âme s’exalte dans une ascension triomphale.

Ainsi du même foyer coranique deux voies s’ouvrent et divergent ; l’une, on a essayé de le montrer ici même [2], par le culte personnel rendu à la descendance charnelle du Prophète, au marabout, ramenait l’homme à cette sorte d’animisme primitif, qui établit une correspondance mystérieuse entre les hommes et les choses. Dans l’autre voie au contraire, on reniait la terre, on ne voulait ni l’adorer ni même la subir. Comme le marabout, le soufiste se reliait à Mahomet, mais non par la filiation naturelle qui se prouve sur les rameaux enluminés de l’arbre généalogique. Il se rattachait au Prophète par la chaîne autrement mystérieuse et toute spirituelle qu’il appelait lui-même « la chaine mystique » le long de laquelle descend, invisible, le feu du Ciel.

L’homme « vêtu de l’illustration » qui prêche sous les dattiers la bonté, la clémence, le dénuement, voit venir à lui les affamés, les souffrans, tous ceux en qui l’idée miraculeuse de vertu est née de la corruption même de ce qui les entoure. Il ne leur promet pas, comme le marabout terre à terre, les prospérités précaires, la guérison de leurs maux. Il ne s’agit plus, sous le couvert du marabout, d’enchanter les sources, de conjurer ou d’adjurer les djnounn, d’interpréter les bruissemens des feuillages, les vols des oiseaux, d’enfermer dans les petits sachets de cuir le secret du salut et de rentrer, sans le vouloir, sans le savoir, dans le sein du paganisme : non, on va quitter délibérément la terre, la renoncer, se mettre en marche en grandes légions pour la grande conquête : celle du ciel. Ensemble, dans des unissons immenses, on proclamera la fidélité à Mahomet, on contemplera la splendide Unité de Dieu, on l’atteindra, on s’y absorbera, on y résidera.

Le renoncement est aisé à qui ne possède rien. Le soir, aux souks, pendant que les chameaux agenouillés sommeillent et que le jour torride s’allège, les maîtres, couchés sur les nattes au seuil des tentes, respirent les parfums qu’exhalent les cassolettes et comptent dans leurs rêves astucieux les pièces d’argent qu’ils tireront du pauvre, alors chameliers et muletiers de la caravane, pâtres attirés par la vue du petit campement, par les friandes odeurs de sucre et de graisse, voient venir à eux le soufiste. L’homme vêtu de laine, tout pareil à eux avec ses pieds nus, plus pauvre qu’eux, portant son bien dans sa besace, leur dit :

« Mohammed ben Ali a rapporté ceci :

« Il y avait avec nous à la Mecque un jeune homme couvert d’une vieille couverture bariolée. Il ne nous fréquentait pas, il ne s’abaissait jamais en notre compagnie.

« Pris d’affection pour lui, je lui portai deux cents drachmes que je tenais d’une source pure et je les déposai sur le bord de son tapis de prière en lui disant : — J’ai réalisé cette somme par des moyens licites. Prends-la et dépense-la pour tes besoins. Mais me regardant d’un air courroucé, il me répondit :

« — J’ai acheté cette place auprès de Dieu afin de me tenir à l’écart des choses de ce monde pour 70 000 douros sans compter les propriétés foncières et les produits de la terre. Voudrais-tu maintenant me la faire perdre pour l’argent que tu m’apportes ? Et se levant, il le jeta loin de lui et je dus le ramasser.

« Je n’ai jamais vu une fierté pareille à celle qu’il montrait en jetant cet argent, ni une humilité pareille à la mienne quand je le ramassai. »

Une place auprès de Dieu, l’anticipation du Paradis, quelle revanche prodigieuse pour celui qui a tondu sa brebis au profit du maître puissant, et qui n’a pas de place au festin où se succèdent les plats de cousscouss et de beignets frits ! Il est accouru, il appelle à lui ses frères. Les plus pauvres sont les plus empressés. Nulle inquiétude de conscience. Nulle apparence d’hérésie. On touche au contraire pour le baiser le manteau du Prophète. Nul dogme insolite. Si le Prophète, dans le Livre des forts, a organisé la guerre, la conquête, la possession des biens, la puissance et la volupté, on lit aussi dans la Sonna : « Il existe une clé pour toutes choses. La clé du Paradis est l’amour des malheureux, des pauvres. » « Sachez que les voies qui conduisent à Dieu, dit encore la Sonna, sont plus nombreuses que les étoiles du firmament, mais la plus sûre de ces voies est celle de la pauvreté. » Et enfin : « Les pauvres entreront au Paradis une journée avant le riche, ce qui représente une avance de cinq cents années. »

Mahomet avait tenu dans ses mains sacrées la clé des clés. Il avait dû pour lui-même ouvrir les trésors visibles. La pompe qui l’entourait était le signe sensible de l’élection dont il avait été l’objet de la part de Dieu ; il achetait de quatre-vingts chameaux les pierres précieuses qui resplendissaient sur les poitrines de ses épouses, mais c’était lui aussi qui remettait au soufiste la clé des trésors invisibles. La gloire de la pauvreté, il l’avait comprise et célébrée ; c’était entrer dans une « des voies innombrables » qui mènent à Dieu que suivre le maître nouveau, le soufiste. Chaque jour à Medine, Mahomet avait salué les Ahes-Soffa (les gens du banc) qui se délectaient de prières, l’Envoyé s’était associé à leur psalmodie coranique, il avait partagé avec eux le pain frugal. Il avait respecté et compris leur contemplation. Jamais il n’avait dit aux « gens du banc : » : « Levez-vous, allez combattre les idolâtres. » C’était donc de lui que ces méditatifs, ces abstinens avaient reçu l’initiation première. Les Ah-es-Soffa en le voyant paraître se levaient et proclamaient ensemble. : « Il n’y a de Dieu que Dieu. » Après eux le soufiste répétait : « Il n’y a de Dieu que Dieu. Il est l’Unique. » Parmi les voies innombrables, l’ami de la pauvreté en ouvrait une nouvelle, plus large, plus attirante, où les âmes endolories pouvaient se précipiter. Elles poursuivraient cet Unique à travers les zones de lumière qu’avait parcourues l’apôtre, et où s’irradie l’Unité. Parmi les clés qui ouvrent toutes choses il en montrait une qui ouvrait les portes jusque-là scellées, des portes qui avaient séparé les mortels des cercles du Paradis. : Derrière le soufiste on irait, on avancerait jusqu’à l’Impénétrable. Les cent soixante mille voiles, derrière lesquels il est caché, se déchireraient les uns après les autres, sous l’élan de l’âme qui fait son ascension. Et cet élan, commencé dans la contemplation tranquille de l’idéal, continuerait, s’accélérerait dans la ferveur, dans le vertige de la prière.


III. — LA PRIÈRE

Mais quelle prière ? Pour le soufiste, il ne s’agit pas de s’aménager durant la précaire vie de ce monde un abri, et de le mettre sous le patronage des génies cachés dans les troncs d’arbre, ni de suspendre aux branches de l’olivier les chiffons de laine propitiatoires. Pas de divinités déguisées, pas d’idoles : l’homme nu, dépossédé, refoule, de son élan impatient, derrière lui la terre, pour s’élancer dans le ciel à la recherche d’un bien et d’une splendeur sans nom. Comment atteindre cet Inconnaissable que les yeux du corps ne peuvent se représenter, cet Insensible qui n’a jamais souffert, ce Tout-Puissant qui ignore la faiblesse ? Comment entrer dans la contemplation de son Unité ? Aucun colloque intime ne peut s’établir avec cette unité sans substance, aucune méditation n’abolira l’incommensurable distance qui le sépare de la chétive et sauvage créature qui le poursuit : sauvage, c’est-à-dire inculte, à peine dégagée de la nature. Cet Inconnaissable est partout et il n’est nulle part, retiré derrière les soleils qui ne sont que les parcelles de son unité, épars sur la surface scintillante des eaux, flamboyant dans la lumière où resplendissent les sables du désert et où, dans les plaines, se torréfient les moissons. Les calamités qui accablent les hommes sont l’effet de sa volonté. Aucune supplication n’en détournera le cours. Il n’a pas pitié. Insaisissable, quel culte intime lui rendra celui qui ne se contente pas du culte pratique, des brèves prières commandées et des ablutions rituelles ? Le mystique, celui qui veut voir l’Invisible et sentir l’Insensible n’aura qu’un recours : ses lèvres s’ouvriront, timides, pour prononcer le nom ineffable ; le maître soufiste leur enseignera les versets où le nom répété cent fois, deux cents fois, six cents fois sans interruption emportera l’âme comme un souffle puissant et la lancera dans les sphères. Ce nom, multiplié comme une image dans des miroirs, allumera dans le cœur, dans les sens, l’étincelle du feu pur qui grandit, anéantit la matière, libère une intention éternelle d’adoration. En répétant ce nom, le fidèle ne trouvera pas la satiété, mais l’ivresse. Ce nom, c’est la seule forme sensible de cet Infini qui ne s’épuise pas. Petite poussière humaine, celui qui le redira sera emporté loin de ce monde dans le tournoiement immense des sphères : le nom inépuisable, mêlé à chaque battement de ses artères, l’associera à la vie universelle émanée de l’Un ; parcelle perdue de l’Unité, ii rentrera dans le sein du Tout-Puissant, il s’incorporera à lui, comme un corpuscule de feu dans un soleil. Ce nom de Dieu qui exprime à la fois toutes les perfections, toutes les idées, toutes les forces, il en dénombrera indéfiniment les attributs ; il les glorifiera ; chaque louange nouvelle sera une lumière nouvelle sur la voie de l’Infini. Dans cette perspective illimitée ouverte sur un nom, l’homme verra l’infini de son amour, de son respect, de sa crainte ; de degré en degré, de lumière en lumière, il s’acheminera vers la « station immuable du parvenu, du submergé. »

Tel est le rêve ! tel est le mode insubstantiel de prière : une contemplation éperdue devant un soleil. Dépouillé, mais transfiguré, le maitre qui répandait cet enseignement apparaissait à ses disciples lui-même tout revêtu de lumières. Et si le misérable n’osait aspirer lui-même à voir Dieu, il voyait du moins « celui qui a vu Dieu. » L’enseignement était tout oral et si d’un maître soufiste à un autre maitre soufiste il y avait analogie de doctrine et de méthode, nulle part il n’y avait uniformité de culte, ni de consécration. L’homme vêtu du manteau de l’Illustration invitait librement ses frères à contempler dans sa personne le miracle auguste, auquel sa volonté, sa vertu, avaient coopéré, et qui l’avait, comme El Khidr (Elle), affranchi de la vie sans la mort, et porté vivant, au ciel, sur le char de feu. Plus heureux que Mahomet, qui n’était que l’Envoyé, il était, lui, celui à qui Dieu s’est révélé. Il participait à sa gloire. Si les Ulémas lui reprochaient son orgueil, le ramenaient à l’enseignement du Coran qui ne franchit pas les limites de la connaissance, le soufiste répondait : « Mahomet ne pouvait savoir ce qui est caché. » Il prenait silencieusement possession des âmes. A celui qui, de l’aube au soir, avait vu dans la petite bourgade, ou dans la promiscuité du souk, tant de vice, tant de misère, et, quand le pouvoir se faisait sentir, tant d’injustice, il promettait la vision qui l’exaltait lui-même. Pour s’asseoir avec les anges au degré sublime de l’échelle mystique, point n’était besoin d’offrande obligatoire, ni d’aucun autre effort que celui des lèvres qui dénombrent insatiablement le nom innombrable. Que le marabout vorace soit déserté, que ses reliques et les reliques de ses reliques cessent d’être l’objet d’une dévotion idolâtre. « Ecoutez-moi, » disait le soufiste, « vous ne trouverez pas toujours un homme qui vienne à vous avec de libres vérités, sans souci de gloire ou d’argent, sans autre mobile que la sollicitude pour vous, et résolu à supporter, s’il le faut, les moqueries, le tumulte et les clameurs. »

« Sache, » disait Abd el Kader el Djelani, le saint de Bagdad, dont les soufistes relevaient la chaîne mystique, « sache que le pauvre peut se passer de toutes choses, excepté de Dieu. L’action la plus méritoire consiste à préserver son âme de toute aspiration vers autre chose que Dieu : qu’il soit exalté ! »

Ainsi le Saint s’affranchissait du pouvoir, s’opposait à lui, séduisait les pauvres. Les Ulémas ouvraient le Coran pour y relire de leurs yeux mécontens le verset où, sous la dictée de l’ange, le Prophète avait écrit : « Je crains moins les ennemis de la religion que j’ai établie que les chefs religieux que le temps doit amener. » Ils voyaient là la menace prophétique qui les fortifiait contre les nouveaux venus, les rendaient sourds à toute tentative de conciliation, obstinés dans leurs erremens. Et les foules subissaient l’attrait magnétique que confère une puissante vie intérieure. Autour du Saint, autour des saints, on se groupait. Partout où ils résidaient, autour des zaouïa où ils se retiraient avec des disciples, partout où ils passaient, naissait et se propageait un mysticisme sporadique, inégal, qui ne se définissait pas clairement dans une doctrine, mais s’alimentait surtout de ferveur, du sentiment de la force immense que donne le nombre, la discipline, la fraternité. La confrérie se fondait : la zaouïa où résidait le saint en était le siège. Puis, les successeurs du saint enseignaient le verset dans lequel le Saint avait fixé la forme de la prière. C’était là le secret, et pour ainsi dire le philtre producteur d’extase et de vertu. Lui aussi, le saint comme le marabout, laissait sa relique, mais une relique spirituelle : ce « dikr, » ces versets où le nom de Dieu résonne comme un battant d’airain sur une cloche sonore :

« Il n’y a de Dieu que Dieu, » disait la prière, et puis, « cent fois Allah ! » « O maître des deux mondes, ô notre Dieu, faites- nous vivre dans le bonheur. O Maître des deux Mondes, que le salut soit sur les envoyés de Dieu ! » et « cent fois Allah. » La voie était ouverte, la voie sacrée le long de laquelle on voyait luire comme des flambeaux les attributs de Dieu.

« Il n’y a de Dieu que Dieu : le vrai, le certain.

« Il n’y a de Dieu que Dieu : le vrai, le fort.

« Il n’y a de Dieu que Dieu : le vrai, le certifié.

« Il n’y a de Dieu que Dieu : le seul, le victorieux.

« Il n’y a de Dieu que Dieu : le fort par excellence, le Miséricordieux. »

A mesure qu’on avançait, les flambeaux se multipliaient.

« Il n’y a de Dieu que Dieu, l’Unique, » disent les disciples d’El-Doukali. « Nous faisons cette dernière invocation sans compter. » En effet, pourquoi compter ses pas, quand on est sur la voie de l’Infini. On s’épuiserait à dénombrer la série des attributs de Dieu, telle qu’on la trouve dans le dikr d’El-Doukali ; le saint les a exhalées avec la fécondité inventive de la poésie et de l’amour. « Il n’y a de Dieu que Dieu. » Ce principe doctrinal devient le cri lyrique d’une créature qui s’exalte, en qui l’acte de foi devient une fièvre, un délire. Elle se dresse, défiante, combative, contre celui qui contesterait cette Unité, ou tenterait de l’arracher à la contemplation enivrante.

« Si tu connaissais Dieu, son prophète et la Sonna, » dit un soufi, « tu saurais que la fréquentation des soufis purifie la conscience.

Ce sont eux qu’on fréquente dans les grands malheurs.

Moi, je m’éloigne de ce monde détesté. Tes paroles à toi, qui les entend, homme sans origine ? Approche-toi donc des soufis, et tu verras que leur enseignement est fait de science cachée et de pureté morale. Tu obtiendras l’ivresse divine.

Quiconque nous manifeste sa jalousie, nous le frappons au foie avec une flèche, tandis que les hommes qui ne nous oublient pas voient prospérer leurs affaires.

Heureux celui qui se grise de la liqueur de mon verre toujours plein.

A ceux qui nient, répondez : Nous buvons ce verre.

Dans les mers de lumière, nous sommes entrés. »

Dans les mers de lumière, voilà le grand rêve qu’inspire au pâtre, au chamelier, au muletier nomade, le ciel torride, les nuits religieuses pleines d’étoiles, ardentes et tremblantes comme des âmes en prière. Les lumières ! C’est toujours là qu’on en vient. D’une confrérie à l’autre l’idéal mystique ne varie guère : déchirer les voiles, participer à la chaude palpitation de l’éther, posséder en soi cet esprit de lumière qui règne sur une nature sans mutation, esprit unique qui enflamme les vagues de sable et semble descendre jusqu’aux dernières profondeurs de la mer.

Et tout de suite, en s’avançant dans les mers de lumière, on s’éloignait de l’enseignement pénétré de charité, d’humilité des maîtres véritables, les premiers soufistes. Au lieu de prier, on buvait le philtre dans « le verre toujours plein. « Il y avait bien les écrits, les beaux préceptes, les poèmes laissés par l’homme vêtu de laine, mais ces écrits pleins de parfum évangélique, adaptés à la condition humaine, enfouis dans les saintes zaouïa, qui les connaissait ? qui les lisait ? qui les commentait ? Souvenons-nous que dans tout le monde arabe et arabisé la science d’écrire et de lire est une science difficile et rare. Le taleb, le lettré qui, matériellement, tient la plume de roseau, l’encrier à sept trous, est déjà une manière de savant. Lire un texte manuscrit, c’est le déchiffrer. L’écriture n’est composée que de consonnes : la voyelle, le son qui donne la vie au mot n’apparaît qu’à l’état de signe diacritique, comme les accens sur nos e. Chaque mot réduit à des consonnes surmontées de signes se prête ainsi aux interprétations et cette difficulté s’accroît de l’extraordinaire richesse de la langue, de tous les enroulemens subtils, des guirlandes poétiques dont la pensée se pare. Il faut avoir vu un taleb se pencher sur un texte écrit la veille, l’étudier comme un papyrus, en épeler pour ainsi dire mot à mot le sens pour comprendre combien, en ce pays de mystère, tout est caché. L’idée est voilée dans l’image et l’image dans l’incertitude du mot. La foule, le nombre ne connut des beaux écrits des soufistes que ce qu’en retint une tradition orale, abrégée, adaptée à son niveau de rudimentaire intelligence, de moralité facile, et à sa vie nomade. Autour des maîtres on se groupait, mais aussitôt on se dispersait : la doctrine était comme une semence que nul ne cultive, jetée par le hasard dans une terre sauvage. Des têtes débiles, des cœurs passionnés transmettaient la formule de prière à d’autres têtes débiles, à d’autres cœurs passionnés. Elle voyageait avec les caravanes, elle s’altérait, et surtout sa vertu intime s’échappait, comme le liquide fuit d’un vase. Et pourtant, on ne saurait trop le redire et s’y complaire, le vrai soufi, le maître originel avait brûlé du feu de la Charité, il s’était approché de la vérité éternelle, du mysticisme saint, c’est-à-dire humain. S’il avait vu Dieu, il avait cherché dans cette vision la vision pitoyable de son semblable. « Sache, » disait-il, « que le Dieu très-haut nous assiste l’un et l’autre, ainsi que tous les Musulmans ; que notre école est fondée sur le Livre Saint, la Sonna, la pureté de l’âme, la charité, la bienfaisance, l’abstention de tout procédé inhumain, la patience à supporter le mal qu’on nous fait et le pardon des offenses venues des frères. Je te recommande, ô mon enfant, en vue de Dieu, le respect constant des chefs spirituels, les bons conseils aux petits et aux grands. Sache, ô mon enfant, que la vraie pauvreté consiste à n’avoir pas besoin de son semblable. »

Doctrine pure et accessible qui tient compte de la vie et des hommes et que l’on aime à contempler encore un moment comme une source jaillie toute fraîche et limpide de l’abondance du cœur avant de la voir s’ensabler, se souiller, se charger de hideuses scories et reparaître méconnaissable, morte, toute pourrie dans des âmes démentes. Fils fidèle de Mahomet, le Saint n’avait pas fondé une secte qui attaque, guerroie, précise et épure sa doctrine et sa prière en combattant pour elles. Ce qu’il avait conçu de philosophie demeurait un mystère inaccessible aux foules. Ce Fils solitaire de la vérité ne leur léguait que sa formule bientôt réputée magique.

S’il avait un instant renoué le fil léger qui relie le Coran à l’Evangile et aux Écritures hébraïques, lui disparu, le nœud se rompait. Les fidèles ne manquaient pas, ils étaient toujours prêts à venir se lier, s’allier, se liguer, participer aux bénéfices spirituels si largement promis, mais le trésor qu’ils espéraient s’approprier était un trésor enfermé dans une cassette dont la clé et le secret se perdaient. « Il y a une clé pour toutes choses, » avait dit le Saint. Il l’avait tenue, cette clé, dans ses mains sanctifiées. Il l’emportait dans la tombe, ou bien elle était enfouie avec les manuscrits indéchiffrables, — au fond des zaouïa. A ceux qui voulaient jouir des bienfaits de l’initiation, il restait renonciation du dikr, parfois aussi monotone, aussi sauvage que les cris des chacals dans la plaine vide et la nuit déserte. A l’ignorant, au pauvre, le dikr devait suffire. En le récitant avec patience, avec obéissance, avec acharnement, l’humble fidèle qui jamais n’avait osé lever son visage vers le Puissant, l’affligé qui voyait dans son infortune le jeu des démons, l’aveugle qui, pour dernière vision en ce monde, avait vu les clous rougis au feu et les rires barbares des bourreaux se délectant de son supplice, le pauvre, l’affligé, l’aveugle verraient Dieu.


IV. — LES MAÎTRES

Mais comment être certains qu’ils seraient dans la voie délectable ? Qui les conduirait, qui les réunirait en légions fraternelles et serait leur père après que le Saint, le vrai Saint, s’était endormi dans la mort ?

« Asservis ton âme jusqu’à ce qu’elle soit éclairée, » avait dit le Juste.

Asservir son âme au directeur spirituel, au continuateur du Maître, au successeur désigné par lui et au successeur des successeurs, à tous les héritiers par la chaîne mystique de la baraka, c’est se sentir assuré, sur la voie miraculeuse, de ne s’égarer jamais. Par une filiation non plus charnelle, comme celle dont les marabouts et les chérifs se réclament, mais par une filiation spirituelle, le chef de la Confrérie, le Cheikh est le fils légitime du Saint et, par le Saint, un fils du Très-Haut. Asservir ses lèvres aux prières qu’il prescrira, c’est se décharger sur lui du soin de projeter les âmes dans les sphères magnifiques. Quel besoin de penser, de prévoir quand il s’agit d’obéir ? Le cheikh, le chef communique avec le puissant. « Qui n’a pas de maître a pour iman le démon, » dit Abou-Gazid-Beslani. Le cheikh est une image derrière laquelle l’initié cherche à pénétrer les intentions divines. Et ailleurs : « L’initié pour le Cheikh est un dépôt de Dieu. » « L’initié, celui qu’on appelle le mourid, le khouan, doit tenir son cœur enchaîné au Cheikh. » Et si le maître est invisible, retiré dans la zaouïa au fond des plaines, ou derrière les murailles des montagnes, inaccessible son prestige n’en est que plus grand. Alors la hiérarchie se fonde, le réseau se forme ; il ignore les bornes des empires et couvre la terre musulmane. Le maître nomme ses khalifas, organise les cadres pour l’armée des khouans ; les mokkadem, sur les mules ou, à travers le désert, sur les méharis, portent ses ordres et ses promesses. Chaque affilié nouveau devient un instrument de propagande. Pour une petite ziarra, une petite dîme, un mince tribut, on entrera dans la légion héroïque : on sera khouan. — Quel attrait pour les obéissans, les passifs, les primitifs pauvres en pensée, riches en énergie intérieure et qui aspirent aux sensations violentes ! De village à village, se faire signe les uns aux autres, se reconnaître, s’assembler dans une commune espérance sur le monticule où passe le vent, se tenir tous ensemble assis sur les talons, le corps replié sous les plis des beurnouss, tous immobiles comme un seul fragment d’inerte matière, subir sans proférer un son la silencieuse attente, espérer l’élan du cheikh qui détient la volonté de tous, c’est déjà entrer dans la grande extase et c’est aussi entrer dans cette fraternité supérieure où chacun sent la vie et la force de tous les autres.. Songeons-y, le pauvre musulman est si seul ! Son cœur, le dernier trésor inviolable du pauvre, s’appauvrit dans la polygamie sensuelle, dans le pullulement des enfans : le dur asservissement de la femme détourne aussi le cours naturel des affections. La pauvre épouse, instrument de plaisir et puis bête de charge, que l’on voit pliée en deux, les mains touchant presque le sol, succombant sous le poids du fardeau que l’homme dédaigne, la pauvre épouse a peu à donner. Elle offre son flanc docile au plaisir de l’homme et, quand sa jeunesse est passée, elle finit sa vie flétrie dans le dévouement de vieille esclave qui tourne, les yeux fermés, la roue de son infortune. Son ardeur dépensée en maternité ingrate s’épuise alors en effrénés bavardages, en superstitions ineptes où se réfugient ses dernières tendresses, ses dernières espérances. L’homme, à ce foyer précaire, changeant, ignore la stabilité, la régularité des affections ; l’aînée de ses filles pourrait être la mère de sa dernière épouse, et les premiers de ses fils les grands-pères des derniers enfans. Trop souvent une famille est une tribu pleine de querelles. Les générations s’y confondent sans ordre, sans rythme. Dans l’affiliation aux confréries, l’homme trouve le contact étroit avec ses semblables ; il trouve des frères avec qui partager une espérance et un maître, un père, le cheikh, à qui remettre sa volonté. Trop ignorant pour distinguer le vrai du faux, le possible de l’impossible, il attend tout de son acte d’obéissance.

Et quand le cheikh lui présente le petit fil noirci en lui disant : « C’est le flambeau du ciel à la lueur duquel tu verras Dieu, » le pauvre mourid ouvre tout grands ses yeux. Moins il voit et plus il croit, persuadé qu’il ne lui faut que persévérer, multiplier l’énergie de son effort, pour voir l’Invisible. En attendant, il sent du moins avec les khouans, ses frères, comme une chaude fraternité d’ivresse, il est enrôlé, encadré dans une hiérarchie spirituelle, une armée qui le mène à la conquête céleste. S’il va, sur sa mule, conduisant les chameaux, nomade d’une bourgade à l’autre, il sait qu’il trouvera des initiés, des adeptes de la confrérie à laquelle il appartient : ce sera sa grande famille spirituelle, il y trouvera un groupe pareil à celui qu’il a quitté la veille et sur un signe, qui le fera reconnaître comme initié, il sera admis au milieu d’eux, il recevra de ses frères l’hospitalité ou le secours que des alliés se doivent, il entendra la cadence familière du dikr. Au nom du chef de la confrérie, du Saint vénéré, il demandera, il obtiendra la permission de dormir, de manger chez un frère. Tantôt, possédé de l’ardeur mystique, il cherche à entrer dans les mers de lumière. Mais tantôt, voyageur fatigué, il ne demande que la galette de pain noir, la flamme du foyer ou l’ombre de la zaouïa. — Abrité sur les biens habous, nourri par eux, il se sent à la fois protégé sur la terre et relié à la phalange innombrable et supérieure où il devient lui-même parcelle vivante d’un organisme. Le cheikh est l’émanation de Dieu sur la terre, il dispense la lumière spirituelle et aussi le pain à qui a faim, l’eau à qui a soif, le grain pour ensemencer le champ dévasté par les sauterelles. Une correspondance s’établit entre l’assistance temporelle et la spirituelle et la créature avide de vivre, de croire et de voir appartient tout entière à son maitre. Aveuglément docile, le khouan se couche, nu, sur la table où le maître prend possession de lui ; il respire avec délices l’anesthésie du dikr. C’est un philtre qu’il boit et au fond duquel il voit les mirages qui l’exaltent. Il aime se sentir enchaîné, subjugué, il jouit avec volupté de cette domination qui l’emporte avec ses frères hors des réalités mornes de sa vie. Il y exerce ses facultés d’amour. Obéir volontairement, c’est aimer. Se lier esclave à celui qui a reçu, à travers la chaîne mystique du Saint et de Dieu, l’héritage sacré, c’est aimer. Se coucher à terre avec la horde des khouans, faire tous ensemble avec leurs corps nus un tapis vivant sous les sabots du cheval qui porte le cheikh orgueilleux, c’est aimer. Se relever ensuite sans blessure, sans rien sentir des meurtrissures que les pas du cheval ont laissées sur les ventres, sur les poitrines, c’est proclamer par un fait triomphal le miracle de l’amour. Et ne pas souffrir quand on s’immole vivant à celui qu’on aime, c’est se déclarer invincible, délivré de la peur et du mal, c’est grandir sa destinée jusqu’à rire de celle qui met les princes du monde craintifs et souffrans sur des trônes. Mahomet lui-même, simple envoyé de Dieu, ne pouvait voir ce qui est caché. Mais le khouan, lui, le voit ou le verra. En attendant il fait partie d’une cohorte invincible, il a partout des, frères, il subit la destinée du cœur, il aime, il obéit, il est protégé ; s’il est trop pauvre, les silos de la zaouïa s’ouvrent pour lui. L’énergie de son être primitif se dépense, délivré de la raison et de la douleur, hurlant de bonheur dans le ciel de l’extase.


V. — L’ EXTASE

Pour comprendre la nature du phénomène qu’ils attendent, reportons-nous par comparaison au temps où les dieux antiques vivaient avec les hommes dans une intimité presque fraternelle ; où ils descendaient sur la terre, partageaient les plaisirs, les voluptés de leurs créatures, entraient dans leurs querelles et faisaient parfois d’eux l’objet de leurs jalousies. Quelle différence ! Alors l’homme faisait le dieu à son image et s’il le faisait plus puissant, à peine le faisait-il meilleur que lui-même. Les voiles floconneux des nuages, les brumes cachaient à peine leur vie olympienne ; les torrens avec leurs fusées d’écume blanche apportaient du haut des sommets l’écho de leurs rires : les roulemens du tonnerre annonçaient leurs déplaisirs. Parfois, dans les nuées basses qui traînent au flanc de l’Hymette, ils frôlaient la terre : leurs pieds sacrés daignaient la fouler. Dans les bois, sous les pins légers, avaient résonné leurs lyres ; dans les vignes rougissantes, ils avaient cueilli des pampres et s’en étaient couronnés. La belle terre qu’ils avaient donnée aux hommes avait pour eux un attrait comme si, protecteurs augustes, ils aimaient à savourer le parfum de leurs bienfaits, à sourire au bonheur qu’ils dispensaient. La contagion d’amour qui monte du cœur des hommes les gagnait : alors des centaures venaient pour eux ravir des mortelles : des chevaux ailés, de leurs sabots impatiens, faisaient jaillir les sources de poésie où ils étaient célébrés. On savait leur biographie ; avec tous les respects dus à leur divinité, on avait surpris leurs amours. Le mythe et la vie s’étaient mêlés, les dieux sourians ou sourcilleux n’ignoraient rien des hommes et les hommes avaient vu les dieux : aux statuaires ils avaient révélé pour les marbres éternels leur beauté : tout ce que l’art, la nature, la vie peuvent expliquer d’une divinité si accessible, les hommes l’avaient entrevu. Dans la statue chryséléphantine, les plus humbles avaient pu contempler la divinité face à face ; ils pouvaient s’en retourner dans le petit horizon de leur vie agreste ; ils avaient vu, pour la vie, les yeux d’émail étincelant, le visage resplendissant d’or et les doux bras d’ivoire. L’image fixait l’idée : la multiplicité des dieux incarnait les formes multiples de la vie. Les peuples enfans se ‘reconnaissaient dans ces rêves d’enfans. Une transparente allégorie reflétait la terre dans le ciel et une concordance se créait entre le visible et l’Invisible.

Et quand les dieux s’écroulèrent, ce fut l’idéal moral qui fut transformé ; mais le mode naturel par lequel l’homme s’attache, se lie à un Dieu semblable à lui, se perpétua. Au lieu de l’homme fait dieu, avec ses infirmités, ses caprices, on adora le Dieu fait homme, apportant à la terre la perfection de la bonté et de la charité, et le nouveau croyant, en se détachant des idoles, put encore attacher sa vie, son âme, son regard intérieur à une réalité sensible. Cette réalité était à la fois idéale et véritable, et la doctrine rédemptrice qui sauvait l’homme de la douleur par la douleur se modelait sur le vrai. Au lieu des dieux heureux et insensibles, elle lui donnait le Dieu souffrant et encore vulnérable qui ressent le mal comme une douleur. L’Evangile se conformait à la vie, épousait l’âme, en donnait une empreinte pure et parfaite. Pas un trait n’était oublié. La nouvelle Image portait cet infini de souffrance où tout homme se reconnaît. A l’enfant faible et tendre, elle répondait par la faiblesse abandonnée de l’enfant couché dans l’étable ; au jeune homme inquiet qui cherche une voie elle montrait l’étoile qui mène à Bethléem ; à celui qui sent chanceler et tomber près dé lui ceux qu’il aime et qui s’effraie de sa solitude elle offrait le recours au Père qui est dans les cieux ; à l’artisan, elle montrait le divin charpentier ; aux rois de ce monde, le Roi doux et parfait des âmes. Pour les tentés, il y avait le souvenir de la Tentation auguste ; pour les affligés, les méconnus, le souvenir d’une ingratitude et d’une passion qui dépasse toute souffrance. Comme le Christ avait collé ses lèvres sur les plaies de l’humanité, l’humanité rachetée pouvait à son tour coller ses lèvres sur les plaies du Sauveur et, si Dieu avait eu pitié des hommes, les hommes pouvaient s’agenouiller devant l’image souffrante de leur Dieu.

Et cette Image, les croyans l’avaient fixée sur la toile, sur le bois, sur la pierre. Le fidèle ressemble à Thomas. Il dit, lui aussi : « Seigneur, si je ne mets mes doigts dans vos plaies, je ne croirai pas. » Pour ce fidèle, l’idée chrétienne prenait un corps. Sans déformation essentielle, chaque génération la retrouvait telle que les morts l’avaient adorée, à peu près pure et toujours compréhensible. Si le pâtre ne dépassait guère la notion du bon pasteur qui tient sa brebis embrassée, du moins entrait-il dans une conception humaine et juste de la prière et du devoir. Il ne franchissait qu’un degré, mais ce degré faisait bien partie de l’échelle sur laquelle les hommes montent de la terre au ciel. Il entendait le conseil, il suivait l’exemple de Celui qui a dit : « Je suis la voie. »

Quelle mère heureuse de sa maternité ne se rappelait l’image de la Vierge nimbée d’or, si pure et si douce, dans son manteau bleu semé d’étoiles, et quelle mère douloureuse ne se souvenait de la mère de douleur, de la mère des mères, debout sous la croix ? A tous les détours de la vie, le miroir divin était là qui présentait à l’homme une image transfigurée de sa condition. Chaque manifestation du fini se prolongeait lumineuse et idéale dans l’infini. Et avant de sentir ses yeux noyés dans les ombres, le mourant, penché sur ce miroir, y voyait, dans la gloire de l’au-delà, le visage rayonnant du Ressuscité.

Si l’on s’aventure à parler ici du Christianisme, c’est pour mettre en regard les méthodes, et, de part et d’autre, la démarche de l’esprit qui aspire au divin. Pour analyser le phénomène mystique qui s’accomplit chez nos khouans, lorsqu’ils attendent l’Invisible, lisons les préceptes du cheikh Senoussi lorsqu’il invite les adeptes « à voir la vérité se manifester dans tout son éclat. » « Tantôt, dit-il, on la verra apparaître sous la forme de choses inanimées, comme le corail, tantôt sous celle de plantes et d’arbres tels que le palmier, tantôt sous celle du cheikh. Ces sortes de visions ont causé la mort d’un grand nombre de personnes.

« Mais l’adepte qui a traversé cette vision jouit ensuite de la manifestation d’autres lumières qui sont pour lui le plus parfait des talismans.

« Le nombre de ces lumières est de soixante-dix mille ; il se subdivise en plusieurs séries et compose les sept degrés par lesquels on arrive à l’état parfait de l’âme. :

« Le premier de ces degrés est l’humanité ; on y aperçoit dix lumières, leur couleur est terne.

« Le second degré est celui de l’extase passionnée ; dix mille autres lumières sont inhérentes à ce second degré : leur couleur est bleu clair.

« Le troisième degré est l’extase du cœur ; il permet de voir les génies et tous leurs attributs. »

De degré en degré, d’extase en extase, les lumières se révèlent : l’extase mystérieuse est d’un blanc éclatant : on y contemple les anges.

« L’extase d’obsession a la couleur des miroirs limpides : on y ressent un délicieux ravissement d’esprit.

« Enfin la béatitude, dont les lumières sont vertes et blanches et subissent des transformations successives jusqu’à prendre une teinte qui est sans similitude avec aucune autre, sans nulle ressemblance.

« Alors Dieu se dévoile ; on entend les paroles rapportées dans le récit de la tradition : « Je l’ai entendu. Il ne reste plus que la vérité. »

Sur cette donnée insubstantielle, s’établit la hiérarchie mystique. Pour le mourid (l’initié) du premier degré, le mode de prière, le dikr, est renonciation d’un axiome complet et clair : « Il n’y a de divinité que Dieu. » Le mourid s’en nourrira, il la répétera trois cents fois en hadra avec ses frères ; elle est l’étoffe encore palpable de son rêve. Pour l’Arif, pour celui qui a commencé l’ascension, le dikr est limité au seul nom d’Allah. Pour le Mouhid, l’Unitaire, le nom même est superflu. Le souffle emporte l’âme, déchire et détruit l’étoffe encore sensible aux sens : le cri bref d’extase est la seule manifestation permise à la voix humaine, car donner un nom au Créateur, c’est encore le séparer de sa créature. Celui qui est entré dans l’Un n’a plus à prononcer qu’un pronom : Lui, Lui, qui se confond avec l’autre pronom : Moi, Moi. Et enfin il y a le dikr de l’Amant. Celui-là aucune oreille humaine ne le perçoit. Il est révélé au cœur. C’est la mort en Dieu. Le Mohib oublie sa personnalité : toute l’étoffe corporelle a disparu. Il est confondu dans l’Un, emporté dans l’Infini : son âme s’évade, il ne perçoit plus, dans son corps prostré, que la sourde sensation du néant.

Ainsi, de degré en degré, la doctrine au lieu de s’élargir et de s’expliquer, se rétracte et s’évanouit. Voilà le trait commun à presque tous les rituels des confréries. L’enseignement s’est réduit à une prière qui harcelait le Ciel, la prière en un cri et le cri s’éteint dans la mort. La pensée se ferme et meurt comme une plante sans nourriture.

Suivons un instant le khouan dans cette voie du désert, flamboyante et vide, où les pas humains s’épuisent, mais au fond de laquelle, derrière ses maîtres et ses frères, le khouan de ses yeux avides voit de glorieux mirages. Prenons-le dans une des confréries les moins secrètes : celle dont nous avons tous vu, dans une bourgade africaine, quelque tumultueuse procession : la confrérie des Aissaoua. Son ctief, Ben Aïssa, s’asseyait il y a bientôt quatre siècles à la zaouïa de Meknès sur une peau de panthère, montrant ainsi à ses disciples qu’il avait dompté en lui les passions brutales. Il se rattachait lui-même au Saint par excellence, au père des congrégations, au grand Abd El Kader El Djilani. Dans ses pérégrinations inlassables d’Orient en Occident, il prêchait l’abstinence, la vie érémitique ; dans ses prodigieuses extases, les foules révéraient en lui l’incarnation de Dieu. Par ses miracles, il prenait possession des humbles, et il intimidait les Sultans qui le comblaient d’honneurs et de richesses, l’exemptaient de la corvée et de l’impôt. A Meknès, autour de son tombeau, le successeur par la chaîne mystique, le Cheikh, le Chef spirituel, tient la Paternité sacrée, assisté d’un medjeles de trente-neuf assesseurs, de dignitaires qui périodiquement s’en vont jusqu’en Asie à travers les royaumes musulmans ranimer le zèle, visiter les zaouïa, promettre le bonheur ineffable et récolter les sermens d’obéissance. La congrégation est un organisme visible, temporel, puissant, nous pouvons en connaître la hiérarchie, la doctrine originelle. Suivons le khouan à la hadra où les khalifas le convient, où dans un bourdonnement fraternel on récitera le dikr. C’est un vendredi : avec les autres affiliés de la région, le khouan a reçu secrètement, car tout est secret et invisible, le mot d’ordre. De toutes les petites bourgades, par les sentes arrivent les frères. Si vous les rencontrez, marchant sans lassitude dans la poussière, ou montés sur des mules, ce sont des voyageurs pacifiques : pâtres, laboureurs, artisans, vous reconnaissez ceux que vous avez vus aux souks, assis sur leurs talons, égrenant les chapelets d’ambre, ou suspendus au récit du conteur d’histoire. Les voilà réunis : une congrégation blanche, tous dans la même attitude, assis, les genoux hauts, le torse un peu penché, le capuchon rabattu sur la tête, les coudes sur les genoux. Le monticule sur lesquels ils sont groupés semble une pointe de roche tout incrustée de coquillages, tant il y a d’uniformité et d’immobilité dans la blancheur terne des beurnouss aux capuchons pointus. Le cheikh du groupe est au milieu d’eux, debout : les khouans le regardent comme une meute prête à bondir au signal du maître. Ils ne savent rien de la doctrine originelle, mais ils se souviennent du précepte : « Asservis ton âme, ton corps, tes sens. » A ce prix, ils verront les lumières. Leur obéissance s’inspire d’un immense, d’un fanatique espoir : voir et surtout sentir. Le silence établit dans cette masse homogène l’Unité du désir. Et l’Unité du désir se traduit par la récitation du dikr, les litanies de Dieu, redites cent fois, deux cents fois, et dans lesquelles le Nom revient avec un battement régulier, le son d’un marteau sur une forge. Alors le cheikh, inclinant la tête vers l’épaule droite, ne prononcera plus les versets, n’énumérera plus les attributs ; inclinant sa tête vers l’épaule droite, il dira seulement : Allah ! et toutes les têtes prenant la cadence, les voix répéteront dans le même rythme : Allah ! Ensuite, le maître inclinera la tête vers l’épaule gauche, en disant : Allahou. Les voix répéteront : Allahou. Il se baissera en avant : Allah. Alors l’impulsion est donnée : Allah-Allahou-Allah-ho-hou-hi. Les khouans, une seule masse, se lèvent : l’exclamation rauque et formidable a la régularité d’une vague qui se soulève, déferle et s’écrase sur le rivage. La cadence est admirable. Le maître est vraiment le maître, il tient tous ces corps, sous le magnétisme de sa présence. Les khouans, ses créatures, sont possédés par l’esprit qui le possède lui-même. Et sa volonté les soulève, comme la lune soulève la mer. C’est comme une convulsion de la nature qui s’accomplit en eux.

Quand ils ont crié : « Allah ! » un silence passe, une sorte de silence lugubre, comme lorsque le flot recule, les jours d’orage, pour se gonfler, se précipiter et s’écrouler de nouveau. Sur le monticule, la masse inerte, d’une blancheur de moraine, et qui semblait faire partie de la nature, commence à osciller. Avec l’intensité farouche de la clameur, l’oscillation grandit. A droite, à gauche, alternativement dans un rythme inexorable, les mains touchent le sol. Une ivresse est descendue dans les sens et une contagion d’ivresse. Les veines gonflées saillent comme des cordes bleues, le sang s’y engorge. Allahou ! Les voix s’étranglent et ce sont comme les aboiemens d’une meute extasiée qui hurle à la lune. Sur un signe du Maître, la phalange oscillante se met en marche. Alors, armés de petits sabres grossiers, instrumens du miracle, ils se portent en cadence des coups tranchans sur le crâne. Les minces filets rouges s’écoulent sur les faces convulsées, sur la blancheur terne des beurnouss. A la contagion des cris, succède la contagion du sang. Braver, exorciser la douleur, n’est-ce pas déjà voir les lumières ? Chaque sensation extérieure leur apparaît comme le corollaire d’une vision intérieure.

Aux ruisseaux, les khouans parfois s’arrêtent pour puiser un peu d’eau au creux de leurs mains, rafraîchir leurs plaies. Le chemin, derrière eux, devient sanglant. De loin, on voit les têtes qui se balancent, hideuses boules rouges. C’est une procession d’aveugles : leurs yeux demeurent fermés sous les minces filets rouges qui collent les paupières. On voit des malheureux trébuchant contre les pierres. S’ils roulent sur le sol, ils y restent la face contre terre, et cette terre ténébreuse leur semble « l’Océan de lumière. » Ils y goûtent ardemment l’indicible sensation de l’être qui est hors de lui-même, le ravissement de la démence : cette poussière, qu’ils mâchent, fait partie du festin promis aux élus. Si la procession hurlante traverse une bourgade, un village, elle s’y arrête, car le passage des fils de Ben-Aïssa est un spectacle attendu. Les terrasses des petites maisons bleues se couvrent de spectateurs ; c’est une fête : les femmes tirent du fond des coffres les grands anneaux d’oreilles, les colliers de perles baroques, les ceintures à franges lamées d’or, rafraîchissent le kohl sous les yeux, les traits bleus sur le menton ; les campagnardes accourent sans voile sous les chapeaux parasols ; à grands coups de fémur de mouton les musiciens battent les tams-tams, les cymbales sonnent. Quelle fête où chacun, dans la vie monotone, se sent saisi de l’avide désir de voir, de sentir quelque chose d’extraordinaire ! Les Voyans se sont arrêtés : ils forment un cercle ; ils ne marchent plus : ils entrent en danse. Ils gravitent tous ensemble autour d’un point mystérieux et dans l’orbite de leurs pas coule toujours le sang. Cette gravitation a pour eux l’attrait d’une course sans terme. C’est la voie de l’Infini : ils sont emportés dans le tournoiement des sphères et les cycles du Paradis. Les femmes sur les terrasses soutiennent l’exaltation hystérique de leurs jubilans « You-you ! » et, si les musiciens s’épuisent, d’autres musiciens s’offrent pour entretenir le mouvement perpétuel des possédés de l’esprit. Car les fils de Ben-Aïssa ont pour le peuple le prestige des miraculés ; tous ces hommes qui ne font plus qu’un, qui ne poussent qu’un cri, ne font qu’une seule ronde, représentent une force magnétique. Les Ulémas peuvent passer dédaigneux ; pour le peuple, il y a dans ce délire une frénésie mystérieuse où se complaît sa violence, son ignorance, son besoin de l’extraordinaire. Sous l’excitation des cris, des musiques, les voyans bondissent sur place. C’est comme un halètement des corps, un hoquet. Par-dessus les rangs pressés de spectateurs, on voit toutes les têtes rouges et démentes émerger ensemble et disparaître. Les mèches noires laissées au sommet des têtes rasées battent les crânes comme des lanières de fouets. Et si la contagion est complète, on peut voir ce que nous vîmes un jour dans la petite ville cosmopolite de Tanger : une vieille créature, une gaupe flétrie dont le corps dégoûtant apparaissait sous les haillons, traîna un mouton vivant dans le cercle des danseurs et, d’un coup de ciseaux, lui coupa la gorge ; alors aidée de quelques visionnaires, elle déchira de ses mains la bête encore pantelante, elle se coucha sur les membres saignans où s’enfonçaient ses mains et, la face contre le sol, louve grondante, elle arrachait de ses dents des lambeaux de chair !

L’un des voyans, désigné par la confrérie, honoré parmi ses frères du nom de « Chacal, » vint alors déchirer la bête en morceaux et en disperser les débris. Les danses s’arrêtèrent et les convulsionnaires prostrés à terre se nourrirent de cette viande. Les Européens sur les terrasses des villas et des hôtels, la lunette aux yeux, se demandaient quel dernier rite se poursuivait encore. On ne voyait que des corps couchés à terre : des vers sanguinolens rampant sur le sol. Le dernier rite s’achevait : les bouches saignantes se repaissaient de chair saignante, y trouvaient une dernière ivresse extatique. Dans la consommation de cette chair, les voyans trouvaient l’abrutissement suprême : l’obscur et furieux désir qui se repaît de sang.

Le voilà, le dernier anneau de la chaîne mystique suspendue à l’Idéal et qui pend ici dans la fange. Ce jour-là, à Tanger, nous les voyions de nos yeux, les fils d’El-Khidr, partis dans le char de feu, mais précipités à terre et mutilée : le cœur s’emplissait de pitié. A la même heure, le soir tombait sur l’ouverture occidentale du détroit de Gibraltar, le soleil descendait dans cette splendeur des soirs d’été où le poids de la matière s’évapore. Cet infini de lumière qu’avaient évoqué les pauvres vers convulsés était là dans le ciel, sur la terre et sur la mer. Dans les jardins, derrière les murs blancs, les lauriers-roses, les plombagos bleus se baignaient dans les rayons dorés, exhalaient eux aussi une gloire lumineuse. C’était cette douceur des soirs musulmans qui apporte si régulièrement au corps fatigué une sorte de délivrance spirituelle : la grande cigogne traversait le ciel sans tache, familière, comme un esprit dans son royaume, elle revenait à tire-d’aile se poser sur son grand nid au sommet du minaret. Dans les ruelles, où nos yeux plongeaient comme au fond de puits pleins d’ombre, les enfans jouaient aux seuils des maisonnettes ; les lueurs de leurs beaux yeux brillaient comme les dos des scarabées ; leurs mères revenaient avec leurs jasemens doux des lavoirs ou du cimetière, et le cri du muezzin montait. Les hommes montaient à la mosquée, ou bien, les bras ouverts, debout, face à l’Orient, récitaient leur prière. La vie musulmane poursuivait son cours immuable, les terrasses se vidaient. Avec bienveillance, comme des frères mystérieux, on laissait les possédés au mystère de leur épuisement ; la nuit tombait sur eux ; on entendait encore, comme un faible et dernier hoquet, la récitation expirante du dikr. Il s’échappait encore des lèvres, comme d’une blessure par où s’échappe la vie, coulent à petits filets les dernières gouttes de sang.

Que deviennent les disciples ? Quelle est la suite du sombre sabbat ? Les secrets sont bien gardés ; vous les percevez sans les comprendre. Mais un jour, vous voyez rentrer votre jardinier : on vous avait dit qu’il était malade ou bien « à la guerre, » ou bien c’est le palefrenier, le domestique toujours fier dans sa culotte bouffante, sa veste galonnée d’or, ils reviennent un peu palis et creusés. Ils reprennent leur travail ; le silencieux jardinier passe et repasse dans les plates-bandes. Dans sa djellab blanche, avec ses mouvemens lents et rythmiques, il semble ne respirer que quiétude. Il est régulier à la prière, aux ablutions. C’est un musulman modèle. Mais quand il est penché sur les bégonias, quand il noue les œillets d’Espagne, vous pouvez voir, sur la partie nue de sa tête enturbannée, des traces de blessures. Inutile d’essayer une question. Nulle confidence, nulle réflexion, nulle allusion. Le chevrier que vous croisez dans la campagne et qui porte à ses lèvres le bucolique pipeau a encore la tête bandée de linges. Celui-là aussi a quitté sa vie uniforme, essayé de « voir Dieu. » Quel jour, comment le mot d’ordre a-t-il été donné ? Où reçoit-on l’enseignement de l’initié ? Quels sermens lient les frères ? Pour quelle fin les exaltent les maîtres ? Mystère d’Islam ! Le chrétien qui séjourne sur cette terre d’Afrique, où tant de cultes ont passé et se sont mêlés, perçoit les traces d’une ardeur religieuse de nature volcanique ; tantôt dormante, et tantôt en éruption ; un fanatisme intermittent dont les manifestations apparues un jour, fulgurantes comme un rayon de lumière sur une épée. se perdent ensuite dans cet autre fanatisme qui suit les convulsions et les cris : le fanatisme du silence.

Ainsi, le monothéisme éperdu aboutit à des manifestations qui ressemblent à celles qu’a connues, sur cette même terre, le paganisme éperdu. Si les frères, après les cérémonies qui les ont rassemblés, se dispersent, on conçoit ce que chacun d’eux, revenu dans son village, dans sa tribu, peut dépenser de force de prosélytisme. Ce n’est pas comme dans la vie religieuse d’Occident où ce qu’on a pu appeler le fanatisme demeure enfermé dans les monastères, séparé de la vie publique, fixé dans des formes, dans une liturgie, dans une doctrine unique et sans cesse surveillée. Le mysticisme musulman est aussi changeant, aussi mouvant que les lueurs derrière les nuages du couchant. Chaque adepte en emporte et en répand ce qu’il peut et ce qu’il veut. On en a montré ici la forme la plus commune, la moins cachée, celle dont les hystériques démens se montrent au grand jour. Nous savons qu’il en est d’autres plus raffinées, plus intellectuelles. La chaîne a bien des anneaux et, de la terre au ciel, le chemin est long. Dans la même confrérie, le mysticisme de l’un touche aux idées platoniciennes, la ferveur de l’autre s’épanche en poésies ravissantes. « Quand j’entendis les poésies du Cheikh Menehald el Donnari del Abdssalem El Asmar, elles produisirent sur moi une émotion telle que je dus quitter la djemma et m’en aller dans le jardin voisin où j’errai de longues heures dans un ravissement mystique inexprimable. Dès que mon maître El Doukali m’en fit connaître les vertus, je connus les beautés de l’extase..., » et l’extase qu’il décrit est bien celle du ravissement devant le mystère d’une beauté, d’une vérité supérieure. On dirait que, dans les spéculations comme dans les égaremens des soufistes, traînent des pensées et des rites antiques. Vieilles poussières d’idées et surtout de cultes superposés, disparus, et qui dans l’islamisme ont pourtant laissé des « témoins. » Les soufistes appellent Dieu le Pôle, et, quelles que soient les oscillations de la pensée, elle revient toujours à ce point magnétique ; mais, du fond de la nuit des temps, la voix du passé réclame encore les âmes. Les cris qui se sont élevés vers le Soleil, cris d’adoration et cris d’extase, semblent retentir encore dans les cris de ceux qui veulent atteindre les lumières. Ce mysticisme sensuel qui s’épanche en désordre, en sensations violentes, en musiques spasmodiques, a déjà, avant l’islamisme, possédé la foule orientale. C’est l’apport de la chaude et sensuelle Asie tel que tour à tour il surexcitait et engourdissait Carthage. Dans ces sous-sols musulmans on retrouve des assises de civilisations antiques. A tout moment, dans un coin de ruelle marocaine, on a la même sensation que si, subitement, un coup de pioche faisait apparaître, sous le cailloutis d’un champ inculte, un dieu d’autrefois, intact, avec son sourire, et la petite stèle sur laquelle, d’un trait mince, fut inscrite l’image de son dévot. Les courans du paganisme oriental et ceux du paganisme occidental se sont croisés dans l’âme africaine et, dans cette âme musulmanisée, ils se croisent encore. Dans plus d’une manifestation religieuse, individuelle ou collective, « tout se passe » comme si Mahomet n’avait jamais existé. Les khouans, les affiliés sont les fils obéissans des cheikhs, mais ils sont les fils plus obéissans encore d’un passé qu’ils ne connaissent pas. Nous les regardons comme si, à travers d’épaisses ténèbres, nous voyions surgir des formes de vie, de pensée, des maladies spirituelles dont nous ont parlé les livres et que nous croyions appartenir au passé à jamais éteint.

Processions, chants, rires, cris, musique de démons, ravissemens angéliques, silence d’extase, anéantissement de la vie dans la sensation tiède du sang qui s’échappe en petits ruisseaux, poèmes jaillissant comme des fleurs dans un désert, fraternité créée dans l’enivrant bourdonnement du dikr, dans la cadence passionnée de la hadra, amour dévié dans la famille incomplète retrouvé entier, absorbant, dans l’holocauste de la volonté, l’offrande totale de l’âme et du corps au maître, le mysticisme alimente la spiritualité comme la sensualité. Le khouan est bien le fils du myste que possédait la sombre fièvre, qui se couchait sous le taurobole et recevait à travers la claire-voie le baptême rouge, ce sang tiède qu’il aimait sentir couler sur son dos, sur son ventre. Couché sur le sol arrosé de sang, le fils de Ben-Aïssa sent aussi monter de son âme un rugissement d’extase. Solitaire, il a retrouvé dans le soufisme un Dieu, un père, des frères, un amour. Et après la mort, sous les plis légers qui ondulent en tertres monotones dans les cimetières musulmans, il mêle sa poussière à celle des Africains qui aimèrent les astrologues et les mages, à qui l’on enseignait que la contemplation du ciel est une communion, dont les âmes « s’élevaient au milieu du chœur sacré des étoiles, participaient à leur immortalité et, avant le terme fatal, s’entretenaient avec les dieux. »


VI. — LA HAINE

Mais l’extase n’est pas le dernier terme. Quand les khouans reviendront des mers de lumière, ils se retrouveront anéantis, affamés, nus, avides d’un peu de bien-être ou d’un peu de sécurité. Alors, si le maître veut qu’entre ses mains le khouan demeure vraiment asservi, il ne doit pas être maître seulement de son âme et de son cœur, il faut encore assujettir son corps, son bien, sa maison, son fils, sa femme.

C’est en offrant tout que le khouan se sentira vraiment possédé, fier de participer à la vie élargie de la confrérie. Et, pour prendre un jour sans remords, ne faut-il pas d’abord donner, assurer, avec le pain de l’âme, le pain du corps, la galette de froment, la petite jarre pleine d’olives. Si un chef veut une armée, il doit la nourrir, prévoir les calamités qui la menacent.

Alors les cheikhs, autour des zaouïas, font creuser les silos, y tiennent en réserve le trop-plein des moissons, leurs sourciers cherchent les puits ; on maçonne les citernes, on scelle dans les khans les auges, les crochets de fer, on étend les nattes pour le repos et le coucher des caravanes. Les petites zaouïas blanches que l’on voit de loin sont comme des oasis, des points d’eau dans le désert pour celui qui a soif d’assistance. Les pauvres y viennent de loin en processions incessantes, quêter le pain quotidien, et le laboureur, aux années de disette, chemine le cœur léger, son sac vide sur l’épaule, afin de demander à l’administrateur des biens le grain nécessaire pour ensemencer le champ qui a refusé la moisson. Que ne peut-on attendre alors de celui qu’on a sauvé de la misère ? Quelle ziara n’apportera-t-il pas et quel pouvoir ne prêtera-t-il pas à la zaouïa abondante ? Réciter une prière, apprendre les devoirs bienfaisans qui lient le faible au fort, s’enrôler, recevoir l’initiation, jurer le secret sur les affaires de l’ordre, obligation facile ! Aussi religieusement qu’il a apporté son sac vide, une autre fois le khouan apportera son sac plein, et alors les silos s’ouvriront non plus pour donner, mais pour recevoir le grain doré qu’amoncellent, venues de toutes parts, les multiples offrandes. Vivre, c’est la grande affaire, et s’approcher des lieux où la vie abonde, c’est le grand attrait. Le silo devient un sanctuaire où les grains descendent comme des prières dans le cœur d’un Dieu qui les rend en prospérités ; les champs de la zaouïa s’agrandissent de l’obole des frères et, sur les biens sacrés dont il a donné son infime part, le khouan asservi est un peu chez lui, fier de franchir le seuil d’un Paradis arrosé d’eau où les bestiaux mugissent, où les blés ondulent. Il a le sentiment d’un fils de famille sur les biens paternels. A ces biens il prête ses bras, sa faux, heureux de travailler sans salaire, pour la gloire des maîtres, dans la Terre Promise. Si, le soir, le cheikh daigne porter ses pas dans les champs où ses fils travaillent pour la prospérité de l’ordre, si l’on voit sa robe blanche émerger sous l’ombre des voûtes, s’il s’avance avec son geste bénissant, les khouans tressaillent d’allégresse. C’est comme si la divinité les visitait : ils suspendent leur travail : leurs yeux s’emplissent de cette vision inespérée : le Maître ! et, s’ils osent, ils iront, silencieux, l’un après l’autre, baiser le pan du manteau de celui qui enchante et terrifie les cœurs. Chef, roi, prêtre, détenteur de par l’ordre divin des bénédictions temporelles et spirituelles, le maître est la personnification du Tout-Puissant.

La conscience de son prestige donne à son geste, à ses mouvemens, à l’auguste silence où se complaisent ses lèvres fermées, ses yeux clos, le mystère propre à celui qui ne saurait se révéler tout entier. Une méditation intérieure guide ses pas hiératiques, il a paru et déjà il disparaît sous les voûtes. Il s’est retiré peut-être dans les chambres closes, pour prier dans le sanctuaire où, sur le tombeau du Saint, les lampes ajourées sont suspendues et répandent, à travers les verres violets et verts, leurs feux mystiques où les étendards qui ont rallié les khouans aux jours de grands pèlerinages sont dressés autour du tombeau. Le cheikh goûte l’adoration humble et lointaine, mais il goûte aussi la fraîcheur des salles où l’attendent ses femmes, où les grains d’aloès s’évaporent en fumée odorante dans les cassolettes. Pour délecter ses oreilles, les rossignols captifs chantent, on dénombre les présens qui arrivent avec les caravanes de tous les pays où l’on compte des frères. Les cheikhs ! ils aiment les belles files de pain de sucre, les caisses de bougies, de pétrole, les sacs de riz, les étoffes de soie, les pièces de laine blanche. Tout est bon à recevoir. Ils aiment les conciliabules secrets avec les mokkadem, pour supputer les chances de profits nouveaux. Avec eux ils recueillent les rumeurs qui leur signalent, sur la terre où ils sont les maîtres, les pas menaçans des chrétiens.

Mais, des champs où humblement il travaille, le khouan, lui, ne voit que la petite citadelle blanche où il abrite sa vie, son âme, son cœur ; à son ombre il sent descendre en lui l’insouciance et la sécurité d’un enfant. Si un doute lui vient, si le cheikh trop rapace a fait durement sentir ses exactions, s’il a contrevenu au pacte d’alliance « que s’ils font le mal, dit le précepte, pardonnez-leur. Venez-leur en aide quand ils le demandent : qu’on sache bien que leurs péchés même les plus grands étaient pardonnes d’avance dans la préexistence. » Il est sacré comme sa zaouïa est sacrée, la terre qu’il foule de ses pas est inviolable. Au seuil de sa demeure le vagabond, le persécuté, le coupable verront le Destin lâcher prise. Tout ce qui a besoin d’un toit, tout ce qui, à travers les royaumes, est inquiet, égaré ou solitaire, se mettra sous l’égide d’une congrégation organisée et prévoyante. Elle ramasse ces forces éparses qui sans elle ne seraient que poussière, elle pourvoit aux besoins des âmes assoiffées d’extase comme à la sécurité du criminel en quête d’un refuge. Et, sur un signe, l’armée religieuse devient l’armée guerrière.

Comment, dira-t-on, une idée d’origine suave et mystique ainsi défigurée d’une part en hystérie démoniaque, d’autre part en appétit matériel, en domination et servitude temporelles, comment s’entretient-elle, comment l’élément mystique, proprement religieux, mahométan ne s’évapore-t-il pas jusqu’à se réincorporer dans un paganisme sauvage ?

Que ceux qui ont traversé l’Orient ou qui y ont séjourné se souviennent de tous ces hommes qu’ils ont vus si nombreux, dans toutes les classes de la population africaine, coiffes du turban vert. Princes, vizirs, fonctionnaires, caïds, gros bourgeois ventrus des petites cités, maigres pâtres et chameliers, ils se reconnaissent entre eux, les pèlerins de la Mecque. Le respect entoure celui qui a tout quitté, pour aller au tombeau du Prophète recueillir la bénédiction unique qui dure toute la vie et accompagne le pèlerin dans l’autre monde. Pour tout musulman, mais plus passionnément pour le khouan mystique, le voyage à la Mecque est le terme des désirs. L’enfant en rêve, il a vu son père y rêver avant lui, partir, et puis revenir investi d’une dignité particulière. Et, quand il est homme à son tour, si les douros amassés d’année en année pour le coûteux voyage ne suffisent pas, la confrérie l’enrôle, paie le surplus et nourrit ses pèlerins. Aux ports d’où les bateaux les emportent, les saints voyageurs arrivent en caravanes, et ce n’est plus entre les khouans la rencontre fortuite d’une fête, d’une assemblée d’un jour. Les frères marcheront, dormiront, se nourriront ensemble ; pendant des mois ils seront libérés de toute occupation de métier, s’entraîneront à la ferveur musulmane, demeureront les yeux tendus vers la vision qu’ils approchent. Entassés dans les khans, accroupis pendant des journées aux portes des consulats où les sévères formalités s’accomplissent, et puis parqués sur les ponts, ils ont l’air de troupeaux sacrés, obéissans, qui ruminent. Au jour du départ, l’air s’emplit de cris, de bénédictions, de you you suraigus. Si les pensées ou les pratiques religieuses se sont égarées dans les ascensions démentes ou les superstitions idolâtres, à présent tout est ferveur et ferveur musulmane : le jour, le soir, couchés sur les nattes, les pèlerins affirment dans la récitation du dikr leur fraternité et cette unité religieuse qui les rassemble, les lie tous ensemble et les lance tous ensemble sur le même point du monde. Nomades de goût et de nature, peu importe aux frères de cheminer longtemps : quand aujourd’hui sera fini, viendra demain et puis encore demain : tous les jours sont pareils comme les étapes du désert, qu’importe le temps ? Les yeux à la fois ardens et languides se baignent dans les réelles mers de lumière où le navire chemine et le jour vient où l’on touche au port de Djeddah, où l’on débarque, où l’on rejoint sur la route de la Mecque les caravanes d’Asie. Les légions musulmanes se mêlent ; les grands troupeaux humains marchent, dans la poussière, poussés par d’autres troupeaux humains. Un soir, les chefs des caravanes, en ordonnant l’étape, montrent à l’horizon l’agglomération des cubes blancs entre lesquels les minarets fusent et les coupoles revêtues d’or resplendissent. Alors les frères se sentent vraiment des frères qui ont tous ensemble une seule religion, un seul amour filial, un seul roi maître de leurs cœurs. A genoux ils embrassent la terre, ils en recueillent une parcelle pour la porter sur eux toute la vie dans le petit sachet de cuir.

Quand Madeleine voulut aller poser sa main aimante sur le tombeau de Jésus, l’Ange lui dit : « Ne le cherchez pas, il est ressuscité, » et quand Jésus apparut à Madeleine il lui dit : « Ne me touchez pas. » Tout était consommé. L’idéal avait passé, il fallait pour l’embrasser le suivre par delà la mort sur le chemin du sacrifice. Mais ici ce sont des possesseurs frénétiques qui viennent en légions avec orgueil se compter et toucher le sol que foulèrent les pas triomphans du Prophète. Le soir, quand les mosaïques des minarets et des koubbas exaltent leurs vieux ors, leurs bleus de turquoise sur le ciel d’Asie et que des peuples mêlés récitent ensemble la même prière, d’où qu’ils viennent, ils la sentent l’Unité des fidèles célébrant l’Unité de Dieu : l’univers pour eux se limite à eux-mêmes : ils se sentent les maîtres du monde ou les heureux esclaves des maîtres du monde.

A Médine, leurs pieds touchant le sol qui recouvre les cendres du Prophète, ils se sentent comme enracinés dans une terre maternelle, ils aiment s’y coucher, la baiser. Dans la grand cour carrée de la koubba, brûlée de lumière, ils ruminent leur gloire. Les galeries ajourées, découpées en arcades s’enfon- cent en colonnades mystérieuses où brûlent des milliers de lampes qui scintillent éternellement comme des yeux fidèles. Sous les galeries, les chapelles s’alignent, régulières, innombrables, comme des alvéoles : promenoir sacré où les fidèles passent en longues rêveries les pieux loisirs du pèlerinage.

A genoux sur son tapis de prière, le khouan égrène son chapelet d’ambre, les yeux fixés sur la sainte koubba entourée de ses balustrades blanches dans le jardin purifié. Il est là dans un Paradis jaloux qu’il partage avec ses frères. De confrérie à confrérie, de secte à secte, les variantes sont sans antagonisme. Dans les longues litanies s’affirme toujours le même principe. Les fils de Mahomet sont absorbés, baignés, envahis par ce sentiment de fraternité qui leur donne conscience d’une force immense. S’il est entré dans l’âme des khouans quelque appétit trop terrestre, quelque oubli des obligations religieuses, quelque indifférence au grand concept de l’Unité, ils se repentent, ils ont la ferveur des néophytes ; ils sont revenus au point de départ de la vie islamique. Couchés sur le sol ils entendent comme une rumeur qui monte de cette terre sacrée et les invite à la guerre. Alors si, dans les prédications, l’ombre détestée du chrétien s’évoque, la ferveur se change en fureur.

Partis dans une espérance fanatique, armés de la patience passionnée de ceux que rien ne rebute, les frères reviennent triomphans et plus enivrés encore. Tout le sang islamique, fatigué, vicié par le mécanisme d’une vie malade, a passé au cœur de l’Islam et circule à nouveau dans l’organisme, annuellement rajeuni, vivifié. C’est comme si une pompe avait aspiré toutes les eaux ralenties qui coulaient dans des lits bourbeux et les refoulait en un flot formidable. Un de nos consuls à Djeddah, un de ces modestes Français qui savent voir et prévoir, nous décrivait un jour la poussée de ce flot de pèlerins qui refluaient impatiens de leurs terres natales. Encore une fois, ils attendaient les bateaux qui les ramèneraient et, sous le ciel torride, ils usaient les heures en mornes rêveries et en brûlantes prières.

Sur le bateau, le choléra éclata : le consul était à bord. L’unique souci des malades, nous dit-il, était d’échapper aux soins des médecins chrétiens. Ils mouraient, jetant à droite et à gauche sur le navire leurs yeux défians. Ceux qui ne pouvaient plus réciter la prière retiraient encore des plis du burnous une main décharnée et levaient un doigt pour attester une dernière fois l’Unité de Dieu. Et tandis que les morts descendaient à l’abîme, dans le sillage du navire, les requins happant et déchirant les toiles et les corps laissaient des tramées rouges.

L’habile persuasion du consul, le dévouement des médecins du bord eurent pourtant raison du fanatisme : l’un des cheikhs se laissa guérir aux mains du « kafer » (médecin chrétien) et, sur un signe de ses paupières, les khouans dociles se livrèrent aux soins des Français.

Revenu à son village, au gourbi, au petit campement, le pèlerin n’oublie plus la vision d’un jour ; il conserve en lui-même l’orgueil, la certitude puisés aux sources vives, bus aux lèvres mêmes du Prophète. Son petit horizon peut-être ne se déplacera plus ; il revoit les champs qu’il labourera, ensemencera et moissonnera toute sa vie, le minaret où, cinq fois par jour, la même petite apparition noire, le même cri strident marqueront les étapes du jour ; il entendra éternellement les disputes des femmes, les cris des coqs, les bêlemens des chèvres ; les jongleurs, les sorciers l’égareront encore. Mais il a vu de ses yeux, il a senti la force de l’univers spirituel auquel il appartient et dont le centre se marque pour lui au ciel dans l’éblouissement du soleil levant. Il a vu le pôle. Mourid, cadavre il était : il lui a été donné de vivre un jour. Mourid, cadavre il redevient, attendant de ses maîtres le choc, l’appel qui le font tressaillir, l’emportent par les jongleries, les extases sur les mers de lumières, ou le font s’armer pour défendre son corps, son bien, ses frères et l’Islam tout entier contre cette pesée chrétienne dont la menace le hante. À l’étranger qui passe, il semble, avec ses regards lourds, assoupi et comme hébété dans une morne indifférence. Souvent, couché pendant des heures le long des murs, dans la mince zone d’ombre, il est pareil à un mort, le nez sur la terre. Mais son fatalisme apparent est moins fait d’indifférence que de crédulité et de patiente attente, l’attente des signes magnétiques sans lesquels il n’est que cadavre. C’est le pays de l’attente, on attend sans fièvre, sans même tromper l’attente, comme attendent les semences, l’hiver, dans l’obscurité des sillons. Un jour le Mokkadem apporte le message : « Un Cherif vous apparaîtra, il sera de la descendance d’Hassein, fils d’Ali et de Fathma. On le reconnaîtra aux signes suivans : il aura les dents claires ; son étendard sera vert, il sera âgé de 35 ans. » On a déchiffré les nombres, consulté les signes. Aux cimetières, aux souks, aux abords des petites zaouïas, on voit se former les groupes de trois, de quatre qui répandent la nouvelle et la commentent. Le parchemin hiéroglyphique déchiffré par les initiés révèle que l’esprit a tracé dans un carré cabalistique des chiffres indiens : « Vois un ط après un ر et puis un ش : le ط vaut 90, le ر vaut 200, le ش vaut 1 000 : total 1 290. Des événemens dignes d’être inscrits dans l’histoire, des morts nombreuses, se produiront dans l’Ouest. »

C’est alors que les khouans deviennent les secrets « compagnons du zèle, » les « Scorpions de la guerre. » Si les maîtres sentent approcher le chrétien, ils n’invitent plus à l’extase, mais au combat. Les mokkadem répandent l’alarme. De la zaouïa aux villages, des villages aux gourbis, des gourbis aux tentes, les mandemens, les proclamations se propagent. Les Maîtres ne veulent pas être dépossédés, et la guerre qui défendra leur pouvoir est la guerre sainte, la guerre sans merci. menée par tous les moyens, par tous les khouans en éveil, toujours prêts à propager les rumeurs, à guetter les pas des nouveaux venus, à tendre pour eux des embûches. Tous les anathèmes prononcés par Mahomet contre les idolâtres, le khouan en enivre son cœur contre le chrétien ; pour résister à l’infidèle, il aura des armes célestes : les canons des envahisseurs croiront vomir la mitraille, mais les frères ne recevront qu’une rosée qui les rafraîchira. Leur courage s’exalte de la certitude de vaincre, et leur mépris du danger est un mépris véritable qui les fait rire. Car, la mort venant, les Paradis s’ouvrent. Plus n’est besoin de méditer sur l’Unité de Dieu, ni de traverser les rites de l’initiation. C’est la guerre : dans les confréries, on s’enrôle en masse, les femmes arrivent, se dévoilent hardiment la tête et, penchées sur le baquet plein d’eau où le frère qui les « reçoit » voit se refléter leur visage, elles jurent aussi d’obéir. Enrôlés volontaires qu’on n’a pas le temps d’instruire et qu’on prépare par la ferveur à la défense de la patrie, on reçoit les khouans comme des recrues à l’armée. Sur la simple récitation du dikr, le nouveau venu se sent abrité d’une armure invincible, le protégé du Ciel. Le même homme qu’on aura vu au seuil de son gourbi, riant bonnement à son fils, sensible, fermant les yeux au parfum d’une rose, ou se faisant aux oreilles des pendeloques avec des fleurs de jasmin, tout à coup, sur un signal, un mot chuchoté à l’oreille, prend son couteau, son fusil et part... Il rêve déjà d’une tête coupée.

Alors l’étranger, le même qui avait noté sur son carnet le silence, le calme, l’impassibilité des beaux Marocains, assis sur leurs tapis dans les échoppes, ou le sourire séducteur d’un cavalier arrêté au gué de la rivière, perçoit des changemens qui ressemblent aux variations subites de l’atmosphère. Le long des murs de pisé, dans la zone d’ombre, on dirait que les morts se réveillent. Au passage du chrétien, il y a des murmures qui ressemblent à des rumeurs d’abeilles en colère dans les ruches. Le soir, la récitation du dikr dans le cercle des tentes prend une cadence accélérée, une cadence farouche, une cadence de guerre. La colère arabe, elle s’annonce comme les signes imperceptibles précurseurs des orages : un certain éclair dans des yeux d’enfant semble aussi innocent que le vol de l’hirondelle qui rase le sol et pourtant, le vol bas, inquiet de l’hirondelle révèle, par un beau jour d’été, que l’orage s’annonce et que, pour demain, rien n’est sûr. Tour à tour inertes et fanatisées, les masses populaires ressemblent à ces mers que l’on voit endormies, lisses sous un ciel blafard. On dit : « la mer est d’huile, » et le voyageur sent jusque dans ses membres la torpeur mortelle de cette eau pesante où le sillage du vaisseau fait une coupure. Et soudain ce sont les roulemens sourds de la foudre, les vagues se gonflent, dressent leurs échines, livrent leurs assauts.

Quand on les a connus, ces Marocains, ces « Arabes, « quand ils nous ont charmés jusqu’à la séduction, par ce mélange de calme, de grâce un peu féline et de subite et mystérieuse ardeur, on songe à cette définition singulière qui a été donnée de l’homme : un animal religieux. Chez eux, cette orientation religieuse est comme un mouvement automatique de leur être : celui que leur ont donné des siècles d’obéissance et de ferveur. Il ne se lie ni à une idée claire, ni à un sentiment, c’est un sens avec lequel le fidèle vient au monde et communique avec l’univers, comme est celui de sa vue, de son odorat, de son toucher et qu’il défend instinctivement, comme on défend la prunelle de son œil. Enfant, il sent dans ses jeux sauter sur son petit crâne dénudé la mèche de cheveux réservée aux doigts de l’Ange Gabriel : il a déjà l’air fantastique d’un petit démon né pour les sabbats. Il fait sonner ses amulettes comme un chevreau ses grelots, il serre dans ses griffes de singe les talismans pleins de vertus. Il en fait des colliers pour ses chèvres. Plus tard, en balançant la tête, il apprend, dans les versets du Coran, non une morale, mais des commandemens et l’axiome unique : « Dieu est Dieu « s’adaptera sur la terre où il est né à toutes les formes d’un culte où traînent des restes de paganisme, des lueurs de mysticisme oriental, et où l’ascétisme rigoureux a sa place comme la sensualité brûlante. Tous ses appétits, sa religion les connaît et y pourvoit. « Dieu a créé deux choses pour le bonheur des hommes, dit Mahomet : les femmes et les parfums. » Et l’autre appétit de l’homme : celui des combats, de la guerre, du sang, autrefois la haine de l’idolâtre l’entretenait ; aujourd’hui, la haine du chrétien, attisée par les maîtres, l’aiguise. Le musulman africain se développe tout entier dans sa religion, avec ses qualités et ses tares comme un enfant dans le sein obscur de sa mère.

Affilié aux confréries, asservi par elles, à genoux devant les maîtres ou devant l’ombre des maîtres, il sentira son horizon s’élargir, sa sécurité grandir : il obéira aussi mécaniquement qu’un bras obéit. Au gré des préceptes son estomac se videra aux jours de jeûne famélique ou se gorgera aux festins permis. Il n’y aura pas une forme de son être physique ou moral, pas une phase de sa vie que l’instinct religieux ne commande. Et, quand il mourra, ses femmes embrasseront sa dépouille en s’abandonnant aux lamentations funéraires : mais ses amis le porteront au champ sauvage des morts comme une poussière qu’on rend à la terre, sans pitié et sans crainte, en proclamant le principe qui seul importe, en attestant allègrement, en cadence, que Dieu est Dieu.

Ce musulman primitif, cet « animal religieux » qu’on ne sait comment nommer : berbère ou arabe, musulman ou seulement musulmanisé, et qu’on nommerait volontiers « légion » en voyant les foules blanches aux abords des villes ; ce musulman est si près de la nature qu’il semble exprimer dans son dikr une vérité élémentaire, un axiome que cette nature révèle et ne formule pas : « Dieu est Dieu. » Rêvons un instant que les roseaux inclinés sous le vent et qui tracent toujours la même courbe sur le sable y inscrivent une pensée secrète ; écoutons si nous ne démêlerons pas un sens dans le sifflement triste du vent qui vient du désert et nous apporte sa plainte épuisée ; si les torrens en sautant sur les roches n’égrènent pas des syllabes ; cherchons si nous ne déchiffrerons pas l’énigme que détiennent les yeux des bêtes, ces beaux yeux étincelans, criblés de petites flammes et qui voudraient parler. Ce secret que nous voudrions surprendre, on croit l’entendre subitement s’exhaler de la terre, quand, le soir, on frôle en passant le plus pauvre, le plus dénué des musulmans couché sur le sol, noyé dans l’ombre. Le sabot du cheval a touché sa djellab, il se soulève un instant, il lève un doigt, et sa psalmodie éternelle semble la voix de la terre même avec laquelle il se confond : « Dieu est Dieu ; » elle couvre un instant les mystérieux murmures du soir. On dirait qu’en lui la Nature muette a enfin parlé, que, sans le vouloir, sans le savoir, il en exhale l’obsession comme le somnambule révèle enfin l’idée cachée qui habite son cœur.

Dieu est Dieu : et lui, le pauvre musulman, pasteur, pêcheur, petit artisan, marchand assis sur ses talons dans les souks, soldat enrôlé dans les tabors, chamelier sur les sentes infinies, qu’est-il, par rapport à cet Inaccessible ? Y songe-t-il jamais ? Sa vie est sans problème : il subit son immémorial passé sans le connaître, ses espérances sont sans mystère. Il est le grain de sable dans la sablière, la goutte d’eau dans la vague calme ou grondante. Seul, inerte, il n’est pas. Qu’une volonté intelligente l’anime, c’est tout à coup en lui la poussée d’une énergie fanatique qui se dévoue et se voue au maître accepté. Il n’a rien du roseau pensant, mais si sa pensée mutilée s’atrophie dans les ligatures de l’Islam, il est une chose qui sent, qui aime, qui hait, prête à tuer comme à mourir, pour celui qu’il voit et adore sur la terre. Il lui obéit comme la création passive et fidèle obéit à son Créateur.

Devant cet homme primitif, ce véritable enfant de la nature, qui voit en nous le maître inconnu, j’ai quelquefois pensé à la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine. Dans l’éblouissante présence de Dieu, Adam reçoit la vie. Il soulève son grand corps livide, où l’on reconnaît encore la matière froide et pesante du limon. Dieu, penché sur lui, le touche de l’extrémité de ce Doigt qui crée toutes choses. Les yeux du premier homme s’ouvrent pour la première fois et dans ses larges, ternes prunelles, il y a comme une silencieuse épouvante. Nous regardons avec un sentiment mêlé d’amour, d’espérance et de compassion la créature qui se rend aux effluves de la vie, mais que sollicite encore le sommeil de la terre.


Claude Boringe.
  1. Voyez dans la Revue du 1er septembre 1912 : La Cueilleuse d’iris, le Rekkas, le Vizir, et dans la Revue du 1er septembre 1913 : Paysage et Religion.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1913, Paysage et Religion.