Esquisses marocaines
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 77-114).
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ESQUISSES MAROCAINES


PAYSAGE ET RELIGION

II[1]


I

Le voyageur qui vient d’Europe et débarque pour la première fois en un port du Moghreb est longtemps captivé par un charme de curiosité nonchalante. S’il est venu dans la jolie saison printanière, il regarde, il respire, c’en est assez pour être heureux. Supposons-le tout simplement à Tanger, la ville méprisée du Marocain de l’intérieur, comme souillée par la présence et par les innovations des chrétiens. Il y sera aussi à même qu’ailleurs d’observer les premiers caractères d’un monde qui lui est nouveau et longtemps lui demeurera étranger. Ses premières impressions seront toutes physiques. La plage est dorée, la mer est un ciel de lumière. Par-dessus les tristes haies de broussailles mortes qui enclosent les jardins passent les bras lisses des figuiers. Ils portent comme des mains prêtes à s’ouvrir les bouquets non dépliés de feuilles nouvelles : les fleurs de cire sur les orangers se dilatent et on entend dans les effluves chauds le petit craquement de leurs corolles. Elles cèdent et s’ouvrent aux rayons pénétrans. Il y a dans les troncs secs des arbres, dans le sol maigre où les fleurs à courtes tiges font des tapis sous les pas, comme une brève germination de bonheur. C’est amusant de regarder, de boire l’air plein d’allégresse, d’aller « à la Marine » où les bateliers, debout sur les barcasses, poussent les cris rythmés, les « han ! han ! » que suit l’élan des grandes rames. Les portefaix courent jambes nues, pieds nus, tous du même pas rebondissant, de la ville au port. Par l’ouverture de la djellab on voit le halètement des torses bruns et luisans. Dans les petites ruelles, sur la grande place du Socco, les âniers lèvent leurs bâtons et vocifèrent : les chameliers plus calmes, résignés de longue date au pas invariable des grandes bêtes indolentes, prennent cette démarche assoupie que semble régler un automatisme ancien. Les processions de femmes vont et viennent toujours de leurs maisons aux fontaines, aussi blanches, aussi muettes, aussi tristes que si des légions de mortes s’étaient levées des sépulcres. Mais, sur la tête droite, le bras soutenant le grand vase de grès rougeâtre, révèle la vie et la beauté. Le soir, quand le crépuscule vient jeter la mort sur l’exaltation du ciel enflammé, les yeux s’habituent à voir assis ou debout sur les tertres nus des cimetières, les groupes indistincts d’hommes et de femmes qui viennent régulièrement offrir le miroir docile de leurs yeux, de leurs âmes, aux rougeoiemens du soir, à la tristesse, au silence de la nuit qui descend. Ce sont de vrais fantômes blancs du soir. Les enfans, avec leurs yeux de feu, leurs petites robes brillantes, ont la nonchalance joueuse des bêtes à bon Dieu qui se lustrent le dos au soleil et puis, percevant le froid et l’ombre, disparaissent et se retirent dans les lézardes des murs.

Longtemps on regarde cette humanité sans s’intéresser à autre chose qu’à la voir. C’est comme un tableau vivant créé par un artiste supérieur qui a si étroitement lié l’homme au paysage et le paysage à l’homme que l’un devient l’achèvement et presque l’expression de l’autre. La nature a fait tranquillement son œuvre, et, primant de sa force souveraine l’énergie, la conscience et la raison, elle a modelé l’homme, sans hâte, à son image. Le chemin de sable jaune bordé des raides aloès est triste, les yeux se fatiguent des sèches colonnes des palmiers. Mais qu’une femme, entre ces colonnes, sur le chemin doré, apparaisse, statue vivante, ensevelie dans le haïk qui a la grisaille rugueuse et le poids de la pierre, l’accord est immédiat et l’esprit est content.

Ainsi à tout moment le tableau se fait et se défait. Le hasard le compose. La plaine est uniforme et pauvre, les petits villages misérables sont tous pareils et tous les êtres se ressemblent. Dans la cadence régulière du temps les générations se succèdent sans changement, comme les moissons dans les champs. L’animation d’une petite ville arabe, des villages identiques a quelque chose de l’animation à la fois inconsciente et réglée d’une ruche ou d’une fourmilière. Rien de plus simple, de plus rudimentaire que ce renouvellement de vies ignorantes qui, ajoutant chacune un anneau à la chaîne des âges, s’enroulent elles-mêmes dans cette chaîne, sans avancer d’un pas, les yeux toujours fixés sur le même horizon. Dans ces longues plaines onduleuses, dans les masures des petites villes, combien d’êtres couchés à la belle étoile, le soir, collés au flanc chaud des chameaux assoupis, qui se souviennent à peine du passé et ne prévoient rien de l’avenir ! Plus l’homme est simple, pauvre, dénué d’initiative et d’ambition, véritable enfant de sa mère la terre qui, inconsciente elle-même, le porte vivant et puis mort, plus il nous touche et nous semble exprimer dans ses élémens les plus vrais le problème même de la vie. Son âme est neuve comme le sable de la plage où des pas pressés ou las s’étaient inscrits, que le flot a lavés et qui n’ont point laissé de trace. On ne peut le définir ni par la race à laquelle il appartient, ni par le métier, ni par la distinction d’une classe sociale. D’un pays musulman à un autre, Musulman pauvre de Syrie, d’Egypte, de Barbarie ou du Maroc, il est à peu près le même pour nos yeux. Rural, il a vécu sur les terres chaudes, au bord des sables dorés, il a mené ses chèvres, ses bœufs dans la sécheresse épineuse des lentisques et fait danser sa barcasse sur la mer. Citadin des petites villes, il a grandi dans l’ombre des ruelles, et demi-couché sur les nattes des petites échoppes où il tisse les laines mousseuses, les soies lustrées, aligne les babouches jaunes ou frappe éternellement de son petit marteau les plateaux de cuivre. Il ne connaît de la vie que les variations du jour et des saisons.

Passez-vous en effet d’un pays musulman à un autre, revenez-vous après de longues années d’absence, c’est toujours le même tableau vivant. L’enfant qui s’ébattait dans le sable sous le figuier et courait après les lézards, le voilà qui manie les grandes rames en faisant aussi han ! han ! sur les barcasses, ou bien c’est lui qui descend attelé au timon avec son compagnon, courant du même pas rebondissant dont le rythme est resté dans votre mémoire. C’est le même rire des dents blanches, le même torse haletant. Et les grandes caisses d’œufs sont toujours pendues au timon. La fillette qui vous riait autrefois passera près de vous, voilée, muette sous le haïk sépulcral qui recouvrait sa mère. Sur les tertres du cimetière vous croirez voir le soir les fantômes vus autrefois, vêtus des mêmes suaires, dociles à l’appel de la nuit. Les âges de la vie se sont succédé sans heurts ni résistance. C’est la régularité des saisons : le printemps, l’été, l’automne, la mort et puis encore le printemps. Ce que nous en percevons nous laisse la même sensation que l’écoulement silencieux du sable dans le sablier. On écoute, mêlés au chant des grillons, les clairs jasemens des jeunes femmes assemblées autour des fontaines, comme on écoute des ramages d’oiseaux. C’est le même intarissable trille de rossignol, qui recommence à la saison d’amour. Et quand les vieilles femmes édentées, accroupies sur les nattes, se disputent d’un gourbi à l’autre, on pense aux jacassemens énergiques des pies querelleuses, trop vieilles pour quitter leurs tristes nids. Le vieillard dans ses haillons ouverts sur la sécheresse noueuse de son corps, penché sur son bâton et qui tend sa sébille, a, mendiant, la majesté mélancolique d’un arbre dépouillé de fruits, de feuilles, blessé dans la moelle de sa vie et qui va périr. Combien de fois, engourdis nous-mêmes dans le charme des pays arabes, avons-nous exalté l’immobilité musulmane, le mutisme musulman, combien de fois en avons-nous célébré la gravité, le charme noble ! Nous y retrouvons la même impression que nous donnent les calmes forêts où tout s’accorde et concorde. C’est le silence et l’harmonie d’une humanité qui n’a pas la parole, où l’esprit n’a pas contrarié la nature, encore parente des bêtes dont les beaux yeux étincelans de vie et de passion sont pleins des mystères d’un monde qu’ils reflètent sans le connaître. Oui, on est « pris, » dans ce charme de silence et d’accord entre les hommes et les choses ; on le subit sans penser, sans raisonner, pendant les longs jours de voyage où rien n’arrive que les heures. Au matin, le soleil surgit au bord de l’horizon de plaine. Tous les jours nos yeux suivent et calculent ses pas tandis qu’il chemine vers l’autre bord. Il emporte avec lui dans le glorieux tombeau de son couchant tout un jour de la vie universelle qui ne laissera d’autre trace que celle qui s’inscrit dans la mémoire des hommes. Le Musulman sans histoire et sans mémoire, le Musulman pauvre des petites villes et des campagnes semble avoir accepté pour toujours cet écoulement inexorable de la vie. Du matin au soir, de la naissance à la mort, du bord d’un siècle à l’autre bord, il semble tourner ignorant et obéissant dans le cycle immuable, l’éternel recommencement.


II

Un jour, un envoyé du Sultan Abd El Aziz ayant promené sur le prestigieux Paris ses yeux émerveillés, fut invité à voir à Longchamp une revue militaire. C’était un 14 Juillet. Très silencieux, impassible, à demi-caché dans les enroulemens de laine blanche qui le recouvraient de la tête aux pieds, il regardait, accoudé sur le rebord de la tribune, passer nos régimens. Il avait vu ainsi s’écouler en phalanges régulières trente mille hommes. Chaque colonne avait la précision et l’unité d’un engin de guerre. Le pas des soldats sur chaque ligne avait l’uniformité exacte d’un compas qui s’ouvre et se referme. Mille bouches ensemble collées aux cuivres avaient sonné le même hymne martial. Sans prononcer une parole, le vizir avait écouté ce roulement d’armée. Quand tout fut fini, relevant la tête et fixant ses prunelles noires sur l’interprète confident de ses secrets étonnemens, il lui dit, montrant cette multitude d’hommes qui s’éloignaient dans la vapeur d’argent du matin : « Est-ce qu’ils ont tous des noms ? »

Cette naïve question, l’Européen se la pose un beau jour, lorsqu’il se réveille de cette contemplation un peu léthargique à laquelle il s’est abandonné en retrouvant à longs intervalles ou à longues distances ces populations de races diverses qui, des campagnes égyptiennes et même des rives d’Asie aux petits villages épars autour du Cap Spartel, parlent toutes à peu près la même langue, pratiquent le culte musulman, vivent de la même vie dans les mêmes paysages, labourent, sèment, moissonnent, paissent sur l’herbe maigre de maigres troupeaux, pèchent le thon, le rouget et la dorade sur les barcasses, fourmillent dans les souks et dans l’ombre des bazars. Est-ce qu’ils ont tous des noms ? Quand on les voit, les noms qui viennent aux lèvres sont des noms bibliques. On dirait la postérité que l’Ange prédit à Abraham, uniforme et mystérieuse comme les étoiles. Que d’Eliézers auprès des caravanes ! que de filles de Rebecca aux fontaines ! que de fils du sauvage Esaü, que de patriarches debout au seuil des tentes, au milieu de leurs fils, de leurs filles, que de robes blanches pareilles à la tunique que déchira Jacob ! Un jour vient où l’on voudrait sentir autre chose que cette cadence stérile du temps, cette uniformité des êtres. On voudrait surprendre une voix vraiment humaine, entendre le son d’une vie qui sait qu’elle vit pour jouir et souffrir. On voudrait tout à coup briser un sceau sur l’une de ces lèvres muettes. On sait ce qu’est en pays d’Islam l’habitude, le fanatisme du secret. N’interrogeons personne, fions-nous d’abord à nos yeux discrets mais attentifs, et notons d’abord ce qu’ils peuvent voir tous les jours.

Etes-vous curieux d’un roman d’amour ? Laissez là une curiosité vaine. Tout au plus verrez-vous passer sous les fenêtres de votre villa européenne les petits cortèges de noces, la caisse enrubannée, décorée de croissans d’or et d’argent où une fiancée se cache et se laisse porter par les amis de l’époux au foyer conjugal. C’est toujours la même farandole bruyante : les petits foguets éclatent, les musiques aigres déchirent les oreilles. Vous ne percevrez rien que du bruit. Mais ce que vous sentirez, tout de suite, dès que vous serez dégagé d’impressions toutes physiques et de l’ensorcellement délicieux du silence, c’est une sorte de vibration religieuse dans l’air. Elle est partout. Mille signes vous la feront sentir quand le premier ne serait que l’exclamation rieuse d’un enfant qui reçoit votre aumône et remercie, en faisant la cabriole, le chien de chrétien. Il ne sait pas grand chose, ce petit, mais il sait déjà qu’il est musulman et que vous ne l’êtes pas. La petite mèche laissée sur son crâne tondu est à peine longue de deux pouces que déjà le prophète la tient. Chien de chrétien ! les mots se sont trouvés sur ses lèvres avec les premières syllabes qu’il a balbutiées, il l’a sucé dans le lait maternel.

Suivez seulement le rythme du jour. A l’aurore, le premier son de la vie qui se ranime, c’est, avec le chant du coq, le cri du muezzin. Sur le minaret la petite apparition noire, saluant les quatre faces de l’horizon, vient ordonner la prière. Le cri strident s’étend solitaire dans la campagne. Il n’est pas comme la cloche de nos angélus, mêlé aux sonneries d’usines et d’ateliers. À midi, si vous remontez nonchalamment la petite rue ombreuse sur laquelle s’ouvre l’ogive de la mosquée, vous verrez les citadins lourds et lents dans les épaisseurs des burnous, les pieds pesans, se. diriger vers le lieu de prière. Les marchands de cuivres ciselés, les tisserands se sont levés de leurs échoppes ; ils s’étirent, ajustent leurs ceintures où s’alignent les douros et montent aussi à la mosquée. Le vendeur d’eau, sur le souk, en train de vider sa peau de bouc dans les gobelets de cuivre, demeure en suspens. Le charmeur de serpens, la bouche ouverte, les yeux renversés, penché sur la bête sifflante qui se tient dressée et le défie de ses yeux de diamant invincible, de sa langue aiguë et rouge comme une aiguille de feu, se reprend et sur le combat magnétique passe la voix de la prière. Tous les spectateurs rangés en cercle sentent l’autorité de l’ordre souverain : priez. Et dans la petite ville arabe les heures et les prières s’enchaînent liées dans un rythme monastique. Comment prie-t-on ? Passez devant la mosquée et jetez-y par l’ouverture de l’ogive un rapide regard. Vous apercevez une grande cour cachée inondée de clarté. Dans l’ombre des rues étroites, enchevêtrées comme les détours d’un labyrinthe, le rectangle découvert fait une région réservée, plus blanche, plus régulière, où la lumière d’en haut descend comme une révélation. Vous entendez un bruissement frais de fontaine. Sur les dalles de marbre, les fidèles, tantôt debout et tantôt prosternés, récitent les formules rituelles, ou bien, assis sur le sol, les pieds déchaussés, les genoux croisés, ils délectent leurs yeux des versets du Coran inscrits au pourtour des pilastres. Pas de femmes, pas d’enfans. C’est le culte viril. L’homme seul s’approche de son Créateur, de son Prophète, et vient un moment faire respirer son âme.

Et le laboureur, le pâtre, le pêcheur, celui que son travail tient de l’aube à la nuit loin du lieu de prière, la voix du muezzin s’il peut l’entendre, la place du soleil s’il ne l’entend pas, rompt seul pour lui l’écoulement des heures. Si, un jour d’insomnie, l’été, vous regardez la flamboyante aurore, vous verrez le chamelier déjà en route sur les grandes pistes de sable, menant de son pas patient les grandes bêtes somnolentes. Le premier rayon doré qui filtre dans l’aube blanche l’arrête. Il se tourne soudain vers le soleil levant, et les bras grands ouverts, il fait sa prière. Cinq fois il s’agenouille et se prosterne sur le sol. Peut-être n’apporte-t-il dans cette obéissance à l’heure qu’une accoutumance machinale. Mais cette accoutumance même est une force qui le plie, sauf résistance. Ainsi seul dans le paysage vide, les bras ouverts, comme si pour la première fois il prenait possession de la beauté du ciel et de la terre, et puis prosterné cinq fois dans l’humilité de la gratitude et de l’adoration, il semble répéter le geste du plus ancien de tous les hommes. La nouvelle créature, jetée dans l’univers, ne dut-elle pas voir avec épouvante la nuit ensevelir dans l’ombre le premier de ses jours ? Ne crut-elle pas sentir la terreur de la mort dans le poids du sommeil qui la couchait à terre et lui fermait les yeux ? Ne vit-elle pas avec ravissement se lever l’aurore ? Je croyais la voir quand, à l’aube naissante sur la route de Fez, le chamelier, face à la lumière, ouvrait ses bras et puis se prosternait cinq fois.

La prière règle le jour, elle règle l’année. C’est le ramadan : le jeûne obligatoire, les jours engourdis de faim et de fatigue suivis du tintamarre nocturne ; le facile ramadan d’hiver et le rigoureux ramadan des années où le jour d’abstinence est chaud et long. C’est l’Aïd El kebir, la fête du mouton, précédée des semaines où dans l’affairement des souks les béliers s’achètent. Par tous les chemins, sur les pistes vides, on voit les hommes des villages retournant chez eux portant à pleins bras la bête tranquille qu’il faut sacrifier au jour de fête. Toujours l’image biblique. Dans une vapeur de poudre, un délire de danses, un vacarme splendide de musettes aiguës et de tambourins, c’est le long cortège des pères montés sur les mules et qui tiennent plantés sur leurs genoux leurs fils, les garçonnets parés pour la circoncision. De toutes les tribus environnantes, les villages amis et ennemis ont envoyé leur contingent. On dirait un cortège de guerre, mais pour un jour c’est la paix : la poudre ne crépite que pour le triomphe religieux et la joie. Les garçonnets par-dessus les djellab rugueux des pères dressent leurs petites têtes noires pleines de curiosité et de fierté. Au cou ils ont des colliers de jasmin. Et le soir venu, on voit revenir le grand cortège tout apaisé : les fusils sont tranquilles en travers des selles. Les enfans circoncis, écroulés, petites loques souffrantes dans les plis des burnous, poussent de petits gémissemens. On les voit, inertes paquets blancs, secoués au pas des mules. Les pères, toujours tout droits sur les grandes selles, le regard hardi, sont contens. Leurs fils sont voués et consacrés.

Ecoutez ensuite le bourdonnement des voix d’enfans dans les écoles et voyez, en passant, tous les écoliers assis sur les nattes, les genoux croisés et qui balancent leurs corps tandis que dans la cadence machinale, pareille à celle des han ! han ! sur les barcasses, les syllabes, puis les mots, puis les versets du Coran se gravent dans leurs cervelles. Han ! han ! On dirait de petits soldats à l’exercice s’entraînant à quelque gymnastique rigoureuse. Mais ce n’est pas leur corps qu’ils dressent dans cette oscillation longue et régulière, c’est leur âme. Les phalanges de Mahomet s’éduquent, toutes pareilles, au culte qui sera tout ensemble un culte d’inertie et de combat. L’écolier qui balance son corps et jette sa tête de droite à gauche comme s’il la frappait contre deux murs, offre la passivité de son âme au martellement des mots sacrés, et l’énergie de son corps, la chaleur de son sang à la défense passionnée du vieux cercle de fer où il entre en cadence, où sa pensée va se mutiler et s’emprisonner. Passivité, violence, c’est sa destinée musulmane. Passivité de l’animal sensible dont nous admirons les beaux gestes paresseux, les souples étiremens, qui mire le soleil dans ses yeux de flamme, goûte la feuillée tiède où il se couche, la fraîcheur du matin qui rajeunit son sang, passivité du bel animal docile à l’instinct qui commande sa vie et qui, violent, se dresse les griffes ouvertes, les dents aiguës, la mort dans le regard, contre qui vient surprendre le calme ignorant de son existence, le secret de son repaire.

Et la mort, ce rite suprême et révélateur de la vie ! Chez nous, de quoi nous parle le cortège de deuil, sinon de larmes ? Ici, voyez la petite procession rapide qui s’ébranle, clamant avec une sorte de joie farouche le nom du Prophète et le nom d’Allah. Le mort est porté dans un léger cercueil, la face découverte, le corps enveloppé comme pendant la vie sous les plis blancs. Cahoté sur les épaules de ses frères, le mort court à sa tombe, et tandis qu’il descend dans la terre, ses frères, ses amis répètent à satiété, comme pour vaincre l’éternel silence, l’axiome unique sur lequel il a vécu, sur lequel il meurt et entre en cet instant en possession du ciel. Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. Jusqu’à ce que la dernière pelletée déterre le recouvre, dans le champ uniforme où tant de vies déjà sont mêlées à tant de poussière, le bourdonnement acharné se poursuit : le nom du Prophète, maître des âmes, c’est la dernière rumeur de la vie. Nulle expression de douleur ou de regret. Nul nom sur la tombe. Une vie déjà oubliée entre dans ce néant glorieux où se consument les poussières. Avec hâte, avec une sorte de joie ascétique, la petite assemblée d’hommes s’en retourne, se disperse. Les plis du cimetière ondulent, nus et monotones comme les sillons dans les champs, après la moisson. La vie est brève, la mort est un instant, les hommes passent et se renouvellent sans plus laisser de trace que les jours. C’est Dieu qui emplit le monde. Dieu est Dieu. Sous sa loi inflexible l’homme naît, prie, se soumet et meurt.

Ainsi, si nous entrons pas à pas dans ce monde étranger à nos yeux, si nous cherchons à nous en faire une idée, née de ce que nous voyons, la première notion que nous en aurons c’est qu’il est régi par un culte rigoureux et simple, presque abstrait, qui laisse l’homme face à face avec son Créateur. Deux noms souverains y sont sans cesse prononcés : Allah, Mahomet. C’est comme le battement éternel d’une cloche. Gravité, noblesse, impassibilité : ces mots sont revenus sans cesse sous nos plumes, comme ils reviennent encore sans cesse à l’esprit, devant cette domination religieuse qui gouverne les vies. Mais si on fait encore un pas on s’apercevra que les beaux rites impassibles font aussi partie du tableau vivant. C’est comme si d’un peuple on n’avait vu, du dehors, que son armée : les profondes phalanges pareilles, toutes pliées à la même discipline, toutes formées pour l’attaque et la défense. Mais avez-vous, dans la petite ville musulmane, fait une installation sommaire ? Et êtes-vous retenu par une fonction ou par l’indolent plaisir du touriste ? Avez-vous accroché au passage un peu de langue arabe ? Êtes-vous entré en intelligence avec une femme qui vient vous porter des fleurs, des oranges ? Avez-vous dit un jour à cette femme : « Comment t’appelles-tu ? As-tu des enfans ? Puis-je aller à ta maison ? » Si vous avez marché derrière elle, par les chemins secrets que ses pas ont tracés dans la plaine, alors, combien tout est différent, avec quelle soudaineté le voile se déchire ! C’en est fait de l’impassibilité et du mutisme musulmans. Enfin, vous la tenez, la créature vivante qui se débat dans la vie véritable ! Son mutisme, c’est une de ses armes de défense. Si, femme, vous gagnez la confiance d’une femme, vous serez surprise de la volubilité soudaine avec laquelle vous sera révélé le mystère des bouches closes et des voiles de sépulcre.

Ici, dans le petit douar où croît un arbre, où jaillit une petite source, c’est la plus humble vie, mais c’est la vie. Le triste haïk tombe et cela fait plaisir de voir le visage qui parle, les yeux bordés de kohl, pleins de feu, les mains maigres où s’entre-croisent des dessins bleus et qui tout de suite se joignent tandis qu’une voix tremblante vous explique la misère du pauvre. Autour de la chèvre qui broute l’herbe rare, les enfans grouillent, petits lézards heureux et paresseux, dorés de soleil. Appelez-les ; à leurs cous, à leurs poignets, à leurs chevilles sonnent, comme les grelots aux cous des chevraux, les amulettes. Et si vous touchez, étonné, sur les petits cous grêles les cornes noires, les boules de plomb, les petites loques bariolées pendues aux ficelles, la mère parlera : elle vous dira avec une gravité inquiète : « C’est pour conjurer le diable, le méchant. » Joignant ses mains, fermant ses yeux, les lèvres entr’ouvertes, elle vous expliquera : « J’ai peur, je me défends. « Un à un, vous toucherez ses chapelets de grains noirs, les boules de plomb et d’étain, la petite ficelle rouge où pend un chiffon roulé en boule que vous déplierez et, sur le chiffon, vous lirez une lettre, une seule ! Toute la campagne et la petite ville ont retenti des noms d’Allah et de Mahomet aux heures où les hommes musulmans sont en prières. Mais ici, sous les toits pointus où se déroule la vie de la famille, vous êtes entré dans le royaume des esprits, les enfans sont leurs créatures ; ils portent leurs insignes ; pour hochets, ils ont les talismans. Qui donc règle les hasards de la vie incertaine, sinon les djnoum auxquels il faut rendre sortilège pour sortilège, conjuration pour conjuration ? Dans le recommencement régulier des matins et des soirs, l’homme recommence sa prière régulière ; il a lié son âme à leur rythme impassible, mais sa destinée lui apparaît sujette au hasard et pleine de dangers, et, dans ce grand temple de la nature où, pour nos yeux, il a si souvent l’air d’un moine en extase, vite il a comme les autres bâti sa petite chapelle particulière, il a mis sur les autels, pêle-mêle, les saints, les diables, les esprits. Dans ce refuge, il a fait entrer tout ce qu’il possède ; l’enfant porte sur sa cheville mince l’anneau qui le lie mystérieusement à un esprit bienfaisant, et l’âne qui ronge patiemment l’écorce lisse de l’eucalyptus secoue aussi à son cou le talisman sur lequel est écrit un petit grimoire : l’olivier, seul bien parfois du pauvre, retient dans ses branches comme une toison d’étranges choses, des bouts de papiers, des queues de rats, de souris, des sonnailles, des têtes d’oiseaux : son tronc rugueux est la maison des esprits. Quand ses feuilles tremblent au vent ou miroitent au soleil, c’est qu’un génie invisible les secoue. De toutes ses dévotions, le pauvre a fait une arche où il est entré comme Noé avec tous ses biens ; il s’y hasarde, secoué sur un monde en tumulte, et il va contre la destinée précaire, inclémente. Le culte des images lui est défendu, mais ses mains avides ont senti dans l’air d’invisibles branches de salut. Ses oreilles ont surpris la résonnance des voix des esprits, les djnounn qui décrètent, selon leurs incompréhensibles caprices, la joie et la douleur. Ils en sont les maîtres insaisissables, inexorables ; il faut capter leur clémence ; les vies frêles qu’une mère chérit sont leurs jouets.

Revenez-vous au petit village, y apportez-vous un peu de quinine, des sucreries, bientôt vous saurez qu’ils « ont tous des noms, » les hommes, les femmes, les choses et les esprits. Entendez-vous un jour les lamentations qui montent du gourbi où le deuil a passé : les djnounn malfaisans sont vainqueurs : nulle invocation n’a fléchi leur malice, un enfant est mort : une poitrine de femme pousse le hululement de la détresse ; le petit cadavre, posé à terre, sur la natte, dans son linceul, porte encore au cou les amulettes qui n’ont pas fléchi le sort. Sur sa tête rasée, la mèche de cheveux laissée pour les doigts de l’ange Gabriel quand il viendra chercher l’hôte du paradis, pend de côté. Et pour l’assemblée gémissante des femmes rangées en cercle autour du petit mort, une scène invisible se poursuit. Une vieille mère à la tête branlante, plus sage, plus silencieuse, plus familière avec les caprices du destin, vous montrera, muette, un doigt sur la bouche, l’ouverture du petit toit de chaume par où s’envolent les djnounn avec leur proie. Au même village, le même jour au gourbi voisin, c’est la joie, les tams-tams annoncent des fiançailles, les bêtes ont mis bas heureusement ; les invisibles esprits manifestent leurs caprices heureux. Les cris stridens, les musiques désordonnées célèbrent leurs volontés arbitraires. Que nous voilà loin de l’impassibilité musulmane, du rythme immuable de vie simple et muette que nous avions perçue, du culte viril qui semblait d’abord être tout le culte et nous montrait l’élévation régulière et tranquille de l’âme qui prie comme la poitrine se soulève et respire. Dieu est Dieu, proclame le Livre. Mais l’homme est l’homme ! Il voit la nature poursuivre sa vie prodigue et magnifique. Il sent, lui, son cœur vulnérable, son corps délicat, qui doit boire, manger, se vêtir, se protéger, fuir toujours la douleur et la mort.

La femme que vous avez suivie ici, au petit village de maisonnettes pointues, et qui s’est tout d’un coup dépouillée de son mystère et montrée si pareille à vous avec ses tendresses, ses craintes, ses douleurs, qu’a-t-elle vu et qu’a-t-elle mesuré de la vie ? Le haïk recouvrait son corps et son visage comme une gaine de pierre, vous disiez : c’est une statue. Ses pieds nus allaient sans bruit dans le sable, vous disiez : c’est un fantôme. Ici, la face découverte, le verbe libre, le geste ardent, c’est une femme. Mais elle naît et meurt n’ayant pour horizon qu’un petit cercle de plaine. Elle ignore si le monde continue au-delà et même s’il existe. Que possède-t-elle ? Une infime parcelle de terre peut-être, où croît un arbre, où broutent quelques chèvres. Quelles joies a-t-elle eues ? La courte attente de l’amour, la brève volupté des nuits de noce et ensuite plus rien que les rudes devoirs. Courbée comme une esclave, elle a été au labour, aux semailles, à la moisson, au lavoir, portant sur ses reins lié autour de son corps dans un linge, l’enfant qui a besoin de sa mamelle et qui, ballotté sur le dos maternel, laisse pendre sa petite tête inerte. La vie avare n’a laissé à cette mère de grand et d’infini que la misère et la douleur. Elle ne pense pas : jeune, son corps et son cœur attendent l’amour, ensuite sa vie s’enfonce dans une nuit monotone au terme de laquelle elle attend la mort. Toute pareille est sa voisine, toute pareille était sa mère, et le mot d’aïeule fait presque sourire tant est vague le lien qui lie ces êtres sans mémoire les uns aux autres. Quelle solitude que celle de l’être qui ne perçoit aucune souvenance de ceux qui ont marché sur la terre redoutable avant lui ! Il n’a pas reçu d’héritage. Il s’avance d’une marche craintive interprétant dans les ténèbres de son ignorance toutes les manifestations extérieures de la vie. Alors avec quelle promptitude l’horizon muet dans lequel il se meut, se peuple de fantômes et d’esprits ! Tout le jour, hommes et femmes, au labour, dans les plaines sèches où paissent les troupeaux, sur les plages où la mer grondante déferle, voient les barcasses, secouant autour d’eux d’autre puissance que celle de la nature : le soleil décide despotiquement de la sécheresse ou de la moisson ; le nuage qui passe porte les ondées qui verdiront la plaine : le vent qui hurle jettera-t-il la barque de pêche sur les roches ou bien clément poussera-t-il la voile vers les eaux fécondes où les filets s’empliront ? Chaque puissance de la nature semble avoir deux faces, l’une pour la guerre, l’autre pour la paix, et montrer capricieusement l’une ou l’autre. N’ayant pas su s’armer contre elle, l’humble créature s’incline, abdique et s’en remet aux esprits ingénieux qui savent ce qui est caché et démêlent les caprices du sort. Elle s’attache à la nature et la craint. Elle s’absorbe dans la contemplation inerte de la terre et du ciel et semble garder de ce face à face une obscure détresse. Le pauvre n’a pas un toit où reposer sa tête, mais, s’il se couche sur le sol nu, ses yeux avant de se fermer pour le lourd sommeil s’emplissent de la lueur inquiète des étoiles ; ses sens entrent dans l’accoutumance de leur marche régulière, il ne sait rien, mais il sent et il perçoit sa solitude et sa faiblesse. Il entend les étranges bruissemens d’insectes, les frémissemens des feuilles dans les oliviers et dans les saules, les grandes fleurs des aloès montent dans le ciel comme des échelles mystérieuses sur les degrés desquels sont assis les anges invisibles ou les démons. Les ténèbres venues, il distingue encore des senteurs ; des souffles le frôlent comme si des esprits passaient : le craquement des broussailles sèches dans les nuits trop chaudes le fait tressaillir. Il sent vaguement qu’il est environné d’une création mystérieuse, de qui dépend sa prospérité, son malheur. Il entend sa respiration énorme et son cœur s’inquiète. Il en subit, il en accepte la puissance. Et dans la nuit de son cœur se crée le royaume ténébreux des esprits. Qui lui a appris qu’il y a une échelle des créatures, et comment croira-t-il que lui-même, pauvre être qui gémit, souffre et travaille, est au sommet de cette échelle, roi de l’univers, la tête touchant le ciel ! Le corbeau au-dessus du gourbi ne semble-t-il pas plus libre et plus puissant, voguant dans l’espace et jetant ses tristes anathèmes, que l’homme assujetti à tant de travail et tant de maux ? Au contraire, la belle cigogne, fidèle et familière qui bâtit son grand nid sur le toit le plus haut et plane le soir sur le village, n’est-elle pas un génie bienfaisant ? On la voit chaque année, confiante, revenir des régions du Sud, se poser sur son nid. Alors, les ailes fermées sur sa couvée, elle a l’air d’un génie maternel qui protège tout le village. Elle élève ses petits et, l’automne venu, part, se joignant aux grandes migrations de ses pareilles qui retournent à leur hivernage. Mais les femmes stériles sur qui elle a jeté le bon sort deviennent fécondes. L’hirondelle, la bergeronnette ont dans leur douceur gracieuse quelque émanation bienfaisante. Mais le bouc porte malheur de ses yeux rayés ! Il est dangereux de le voir surgir derrière les rochers. Avec ses oreilles pointues, ses pieds fourchus, ses bêlemens où passent les tremblemens de la détresse, il est habité par un démon. Dans ses bonds saccadés se reconnaissent les danses des djnounn. Au milieu de toutes ces créatures qui planent, voguent et bondissent, et semblent ne dépendre de rien, l’homme enchaîné à la terre, au travail, toujours à la veille de périr de faim, de soif ou de misère et qui entend retentir à ses oreilles les gémissemens de ses semblables, ne se sent-il pas seul esclave et malheureux ?

Notre petite Mauresque, celle que nous avons suivie au douar et qui nous a, laissant tomber son haïk, révélé, si pareille à la nôtre, la vie craintive de son cœur est-elle donc une petite païenne ? Les talismans, les gris-gris et les amulettes sont-ils les insignes des faux dieux ? Est-ce à dire qu’elle adore les arbres, les bêtes, les oiseaux ? Vit-elle encore sur les mythes antiques perpétués dans l’immobilité des générations ? N’est-elle donc pas une vraie musulmane fidèle aux prescriptions du Prophète ? Ne regarde-t-elle pas, pleine de révérence, l’homme, le mari, dont elle est la servante quand elle le voit prosterné aux heures de la prière et répétant qu’il n’y a d’autre dieu que Dieu ? Tranquillisons-nous. Tous deux sont de fidèles enfans de l’Islam et nul doute, nul serment impie ne s’est glissé dans leurs cœurs. Mais entre la claire foi musulmane qui leur ouvre les certitudes du Paradis et l’inquiétude qu’entretient en eux la difficulté de vivre, une sorte de compromis s’est fait. Impuissans à suspendre au ciel même toutes leurs craintes et leurs espérances, ils ont cherché un point d’appui près d’eux sur la terre. Il n’y a d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. Mais le prophète a eu lui-même ses prophètes. Il est venu à la Mecque renverser les idoles de bois et de pierre. Il était lui-même l’Envoyé du Dieu souverain, qui ne tolère point de rivaux, mais il a laissé lui aussi ses envoyés, créés non du souffle de son esprit, mais de sa chair et de son sang ; la souche charnelle d’où naissent et se perpétuent étiolés et déformés les prophètes du prophète : les descendans de Mahomet.

Regardez la campagne : elle ressemble à celle qu’a chantée Hésiode, elle semble n’avoir d’autre histoire que celle des travaux et des jours. C’est l’aspect de la terre antique, c’est-à-dire jeune, née d’hier. Elle ne porte pas plus la trace d’une histoire que ne la portent les flots de la mer, que les étraves des navires, aiguës comme les socs de charrue, labourent en vain. Et pourtant le sceau musulman est là. Le petit douar est sans mosquée, mais où que vous soyez, si déserte que soit la plaine, toujours ou presque toujours vos yeux seront arrêtés par la vue d’un petit édicule blanc, carré, fait de pierres unies, coiffé d’un petit dôme. C’est là, sous ces pierres, qu’il est le prophète du Prophète, celui par qui l’invincible religion primitive toujours et renaissante s’est reliée au fil islamique. Il dort dans son tombeau sous la coupole blanche. Figure défigurée d’une figure, il n’a eu qu’à se montrer, qu’à s’offrir, et les hommes se sont emparés de lui, vivant, et, mort, de sa mémoire. C’est à travers lui qu’ils retournent au culte de la nature et des esprits, plus facile à concevoir que l’idée pure du Dieu jaloux. Cette figure d’une figure, tantôt pure et tantôt corrompue, utile ou néfaste, instrument de vertu ou jouet dangereux des passions et des hasards : c’est le marabout.

Autour de ce petit tombeau qui, de loin, ressemble à un puits, un point d’eau pour les caravanes, toutes les âmes s’assemblent, prennent conscience de leur force, de leur fraternité, et prêtes qu’elles étaient à se disperser en croyances vagues, elles se reconnaissent et, d’un élan, toutes ensemble, les yeux sur le paradis du Prophète, promis par son descendant, elles se précipitent violentes, fanatiques, dans le système musulman.

Maintenant nos yeux ne nous diront plus rien ; ils sont pleins de l’étrange contraste : la prière qui monte pure et probe cherchant celui dont elle prononce le nom unique, et la prière qui descend au monde secret des djnounn, des sorciers, des esprits, des talismans, des branches d’oliviers, des sources, des pierres mêmes. Ouvrons les livres, suivons, continuant à vouloir voir, les traces de ces explorateurs spirituals qu’un long et hardi contact avec les populations moghrebines ont mis à même de démêler ces élémens si divers et si opposés.

Ils nous content tous la même simple histoire : un jour, au petit douar où s’écoulait, dans l’uniformité d’une source qui s’épand, la vie quotidienne, un homme est venu : un étranger. Il était précédé d’une renommée qui cheminait dans la poussière des caravanes. D’avance d’obscures espérances l’attendaient. Il était pâle avec de longs cheveux broussailleux, ses habits étaient souillés et déchirés. Il avait dormi sur la terre et marché dans les ronces. Sur son épaule il portait la besace, dans sa main un bâton. Rien qu’à le voir, on disait déjà : c’est un envoyé. Il s’arrêtait au souk : le vendeur d’eau lui donnait à boire dans les gobelets de cuivre. A ceux qui, en silence, venaient le considérer, il montrait un rouleau de parchemin, et sur le parchemin, les curieux penchés, les yeux avides, voyaient l’image peinte d’un grand arbre couvert de rameaux, tout enluminé d’or, de vert et de rouge ; des branches sortaient des branches : elles s’étendaient en faisceaux innombrables. A l’extrémité des rameaux des caractères étaient tracés, s’enchevêtrant les uns dans les autres en un réseau compliqué, plein de mystère. Qu’il fallait être savant pour y lire ! Les gens du douar, assis sur leurs talons nus, contemplaient en silence devant la tente du nouveau venu le parchemin enluminé ; dans les signes inscrits par des mains savantes qui écrivent les choses cachées que les hommes ne déchiffrent pas, ils voyaient déjà un mystère effrayant et vénérable. Le pauvre homme disait : Je suis le descendant de Mahomet par Fatma, sa fille chérie. Sur l’arbre aux innombrables rameaux, il expliquait sa descendance, énumérant tous les noms sonores qui, rivés ensemble, faisaient la chaîne mystique attachée au nom sacré de Mahomet et dont il se disait lui-même le dernier anneau. Son affirmation devenait le premier dogme. Sous un olivier, à portée du village, il tendait sa petite tente de toile portée sur trois bâtons et, tout de suite investi par le fait ou par la fable de sa naissance d’un prestige sacré, il devenait, lui aussi, une puissance à deux faces qui inspirait tour à tour l’alarme et l’espoir. On le voyait le matin, à midi, le soir prier la face tournée vers la Mecque. Egrenant son chapelet d’ambre, il semblait épuiser son souffle à dénombrer le nom de Dieu, s’égarant dans l’infini des attributs de l’Un. Sa dévotion inspirait le respect. « Sûrement, disait-on, le Prophète écoute la prière de celui qui est né de sa chair et de son sang. Il la transmet au Tout-Puissant. Bénissons l’envoyé, bénissons le Marabout. » Le marabout disait aux gens du village : « Apportez-moi à manger. » Avec révérence, les hommes et les femmes du douar déposaient au seuil de sa tente des figues, des dattes, des olives, la pyramide de couscouss. Au marabout on consacrait le lait de la plus belle chèvre. Et les hasards de la vie devenaient bientôt ses miracles. Sur sa tête, en sa personne se concentraient tous les espoirs et toutes les craintes. Il était saint, c’est-à-dire tout-puissant. Content des offrandes qu’il recevait, il pouvait à son gré faire descendre sur la contrée toutes les prospérités, enchaîner les djnounn et commander aux esprits bienfaisans de descendre par la petite ouverture des toits dans les gourbis. Le bouc avec ses yeux rayés et ses bêlemens diaboliques ne pouvait plus jeter ses sorts. D’espérance en espérance, on s’en remettait à lui de voir la pluie rafraîchir les champs brûlés ou les blés se dorer au soleil. Mais si, mécontent, il suspendait ses prières et ses bénédictions, alors le mal n’était plus conjuré, les djnounn et toutes les créatures inquiétantes exécutaient ses vengeances. On avait beau égrener les chapelets, enfiler au cou des enfans les colliers d’amulettes, réciter les formules d’obéissance et de prière qu’il avait enseignées, tenir sur sa poitrine le grimoire, où il avait inscrit une lettre, une seule lettre dont il ne révélait pas le sens. C’en était fait, c’était la pluie et le sec à contre-temps. Si les bêtes mouraient, c’est qu’il les avait condamnées. On cherchait à lire dans ses yeux ses volontés arbitraires, comme on avait cherché à déchiffrer, à deviner les caprices des djnounn et les présages quand les oiseaux noirs passaient. Descendant de Mahomet, chérif, marabout, roi des âmes, il prenait possession de son royaume.

Imposteur parfois, il arrivait aussi qu’il fût saint vraiment et pénétré des devoirs que lui imposait sa descendance. Aux plus pauvres que lui, il se montrait secourable et partageait avec eux le surplus des offrandes. Il avait appris à soulager et parfois à guérir certains maux. Sous ses mains des plaies se fermaient. Il parlait de patience, d’aide mutuelle, et récitait les versets du Coran qui prescrivent l’aumône. Dans les discordes, de gourbi à gourbi, on le prenait pour juge. Sa renommée s’étendait. Le chérif, fils des chérifs, le marabout avait élu asile près de tel village, les lieux qu’il favorisait de sa présence devenaient un lieu de pèlerinage, un centre d’action religieuse. Des villages environnans qu’aucun marabout n’avait encore visités les supplians venaient en foule remettre entre les mains de l’Envoyé leurs misères et leurs craintes. Il faut avoir vu de ses yeux la misère de la campagne africaine, la solitude où l’homme est confiné pour comprendre la force d’attraction immédiate qu’exerce celui qui porte en lui quelque promesse de protection et de justice ; il faut avoir entendu la supplication passionnée d’une mère à qui les pillards de la tribu voisine ont tué son fils. Elle court, vieille femme à pas pressés, spectre de colère et de douleur, à la tente du marabout, les pieds dans la boue ou dans la poussière, sous le soleil torride ou sous la pluie démente qui bat son pauvre dos, elle fait des lieues et des lieues pour piquer à la tente de l’envoyé la djellab de l’enfant raidie dans le sang et trouée de balles. Et puis elle attend, inlassable, l’apparition du Saint. Devant sa face auguste elle se prosterne et, se penchant sur les tisons embrasés où fume le samovar de cuivre, elle saisit dans ses doigts un charbon rouge et le pose enflammé sur ses lèvres. Ainsi elle purifie sa bouche tremblante de tout mensonge et son cœur de toute haine impie avant de pousser la clameur de vengeance pour celui qui n’est pas mort dans son jour. Le Saint lui fera justice. La jeune fille en peine d’amour viendra sous ses voiles demander au marabout les amulettes qui fléchissent les cœurs rebelles. Toutes les espérances confuses, toutes les prières trop humbles pour arriver jusqu’à l’Eternel s’orientent sur le nouveau venu. Comme des prisonniers dans les ténèbres se précipitent tous ensemble vers l’issue où filtre une raie de lumière, les pauvres subissent l’attraction d’une nouvelle espérance. Plus de tâtonnement. Tout le culte diffus et vague se précise, saisit avec force l’être visible doué de sens pour voir, pour entendre, et le met pompeusement sur un autel. Comment douter de son origine quasi divine ? Descendant de Mahomet ! prestige vague et certain. Que sait le pauvre de la longueur des siècles, des précisions de l’histoire ? L’apparition du Saint est comme une projection subite des cœurs qui l’ont désirée. Le Prophète évanoui dans la nuit profonde du temps devient soudain visible en son descendant.

D’ailleurs, le marabout n’apportait pas un culte nouveau, ce n’était pas un réformateur. Il disait comme les autres : Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. Après lui, le peuple répétait le grand axiome. Jaloux de son royaume, de l’autorité qu’il prenait sur les âmes, le marabout ajoutait volontiers : défie-toi du chien du chrétien. Alors dans les yeux passionnés et dociles venaient flamber les lueurs de la haine. Prédication simple qui ne détournait pas les âmes peureuses ou naïves de cette religion naturelle, où, islamisées, elles tendent toujours à revenir. Il n’y avait rien à apprendre et rien à oublier, il ne s’agissait pas d’adorer ce qu’on avait brûlé, c’était seulement l’introduction d’un ferment neuf dans une outre vieillie : le marabout apportait dans sa personne le point d’appui que les hommes cherchaient de leurs mains incertaines pour ouvrir les portes de l’au-delà et apercevoir de leurs yeux mortels la protection du ciel. Il prenait ainsi possession d’un village, d’une petite contrée, sa présence était une force, une assurance contre le malheur. Un peu médecin, un peu juge, un peu sorcier, chef religieux mal défini, il ne relevait d’aucun pouvoir. Attentif à se rattacher à l’orthodoxie musulmane, il n’offrait pas contre lui de prise au pouvoir officiel. Les ulémas, prêtres du culte pur, regardaient de travers cet intrus qui opposait au culte abstrait le culte sensible et s’imposait à la crédulité du peuple. Mais, par ailleurs, le marabout maître des cœurs pouvait devenir l’auxiliaire puissant du pouvoir, contre le conquérant, le défenseur de la terre musulmane. A sa voix les villages révoltés contre le collecteur d’impôts payaient et marchaient. Aussi les orthodoxes le respectaient ou le subissaient. Les convois de mules, les longues caravanes menées d’un marché à l’autre portaient la renommée de l’Envoyé, le bruit de ses largesses spirituelles. Il distribuait les lambeaux de sa tunique : le dévot en faisait des amulettes. Sur les souks, le soir, quand le conteur d’histoires s’était tu, on racontait les miracles du Saint. Les auditeurs avides de fantastique s’y délectaient, ils y trouvaient une espérance contre les exactions des caïds, les châtimens cruels, les impôts arbitraires ; sous la bannière du Saint, les révoltés seraient invulnérables.

Et quand la mort avait pris l’Envoyé, le marabout, sa renommée grandissait encore. Il devenait le patron de la région, habitant du Paradis, Derrière les barrières rustiques s’élevait son tombeau : le petit monument blanc surmonté du dôme. S’il a fait le bien ou le mal, disait le dévot, cela ne nous regarde pas, et nous n’avons même pas le droit d’allumer une bougie rose en son honneur. Au gardien de son tombeau ou à son descendant, on apportait les offrandes, les ziara qu’il était accoutumé de recevoir lui-même. Tous les lieux où on l’avait vu vivre participaient de sa sainteté, les objets qu’il avait touchés, les êtres de sa vie, on les nommait comme on l’avait nommé lui-même : marabout. Marabout l’olivier sous lequel on l’avait vu le matin et le soir faire sa prière ; marabout le grand caroubier sous lequel il avait reposé : Marabout la grotte où il se couchait en été pour s’abriter de l’ardeur du soleil ; Marabout le figuier dont les fruits le nourrissaient., Son esprit était épars dans les choses et la campagne se sanctifiait. Comme on allait de son vivant à sa tente, on allait après sa mort à la Koubba, avec une espérance plus ferme, plus passionnée maintenant qu’hôte du Paradis il voyait le Prophète face à face et participait aux conciliabules où se règle l’Année du Destin. Quand la nuit venait et que les bruits mystérieux révélant la vie de l’univers semblaient les voix des présages, le pâtre, le chamelier, la femme revenant de la fontaine tournaient les yeux vers les petites surfaces blanches des murs de la Koubba — et se rassuraient. Le petit dôme émergeait de l’ombre comme sur la mer le fanal posé sur un rocher blanc. On croyait voir son esprit luire comme une lumière. Vers ce tombeau d’un enfant du Prophète, s’élançaient les aspirations ardentes d’une humanité qui ne connaît pas les limites de la raison et de la déraison, du possible et de l’impossible, et pour qui le miracle n’est que l’extension facile du bienfait.

Il arrivait dans cette nuit du Temps où s’enfoncent les périssables vies humaines que le Saint lui-même, son nom, son histoire s’évanouissaient. Les pierres sur sa tombe s’écroulaient en poussière. Nul témoignage écrit ne perpétuait sa mémoire ; ses descendans s’étaient éteints ou dispersés ; les légendes orales s’étaient déformées en contes fantastiques. Mais il restait les choses, les arbres, les sources, les grottes mêlés au souvenir de sa vie. Inconnu et invisible, il demeurait pourtant le maître. Il n’était pas indifférent de venir aux lieux qu’il avait fréquentés, de suspendre des amulettes aux feuillages de l’olivier qu’habitait son esprit. Et la rose mystique entée sur le tronc islamique, éclose un instant aux rayons de la sainteté, de la filiation sacrée retournait encore une fois à l’état de nature. Avec toutes les espérances qu’il avait suscitées, le marabout n’avait pas travaillé le cœur humain, n’avait pas tenté de former les consciences et rien n’était changé. S’ils n’adoraient qu’un Dieu, les pauvres musulmans émiettaient cette Divinité et n’en connaissaient plus que les fragmens épars dans mille sanctuaires. Devant un petit tumulus de pierre dont nul ne sait plus l’origine, le père s’incline et ordonne à l’enfant de se prosterner ; qu’on lise dans la note sur les marabouts de M. Doutée comment le savant et consciencieux voyageur, recueillant de la bouche d’un indigène africain le nom de Sidi Mofki et le retrouvant au cours de ses recherches, s’étonnait de la diversité de tombeaux et de sanctuaires attribués au même Saint. Sidi Mofki c’est Sidi Mofki, Monseigneur le Caché, le Saint anonyme, oublié, ou purement légendaire, qui n’a laissé derrière lui qu’un vestige de pierraille. Mgr de l’Olivier, dit une femme en pendant pieusement un petit chiffon de laine sur un rameau argenté ! Là aussi le Sidi Mofki a passé, son image s’est évanouie. Mais à la place où il est mort un tronc miraculeux est apparu qu’habite son esprit. Ailleurs une pierre debout, pareille à nos menhirs de Bretagne, dressée près d’une source, appelle les dévots à boire à genoux au creux de leurs mains une eau qui les délivrera d’un fléau redouté. Encore un Sidi Mofki, apparu et disparu sans laisser d’autre trace de sa vie que la source jaillie à son commandement et la pierre debout, blanche comme un fantôme. Près de la mer on verra la fontaine des génies où les esprits des Saints, le soir, s’assemblent et devisent ensemble de la destinée des hommes.

Ici l’homme de la nature, de la campagne, le pauvre rural dont nous suivons les pas a accompli le cycle étroit où tourne sa pensée. Il est revenu à son point de départ et, quand le marabout a posé sa tente sous l’olivier, déjà quelque tradition orale désignait l’arbre à l’attention populaire, et si la source à laquelle il avait bu était réputée pour ses enchantemens, c’est que déjà les dieux rustiques l’avaient consacrée. La pierre debout avait dans la nuit de l’histoire, reçu des sacrifices : autour de la fontaine des génies, les dieux païens, avant les saints musulmans, s’étaient assemblée pour décider dans leurs muets regards du sort des mortels. Qu’avait apporté l’invasion musulmane ? Une conquête et non un apostolat : elle n’avait pas changé les habitudes du cœur, ni déraciné la fleur antique et sauvage ; la fleur païenne que les conquérans au nom de Mahomet avaient fauchée du tranchant de leurs cimeterres renaissait fatalement sur le sol islamisé. Les sources et les arbres sacrés devenaient les sources et les arbres marabouts. Et dans le cœur ténébreux de l’ignorant docile à la volonté de son maître et docile aussi aux enseignemens de sa vie chétive se superposaient les deux cultes : celui que de toute la ferveur de son âme il avait embrassé et aussi celui-là même que, docile au Coran, il vouait à la haine et à l’enfer.

Le pâtre passe avec son troupeau ! Il voit rougeoyer le soir, il s’arrête et, les bras étendus, la face tournée vers la Mecque, il récite la dernière prière du jour. Puis il se penche et, dévot, boit au creux de sa main une gorgée de l’eau maraboute, à la source où, tout petit, son père l’a conduit.

Alors, dans le silence de la plaine, le passant d’Europe qui cherche à entendre et à comprendre, peut saisir deux voix. Au dernier rayon du jour, le prophète rappelle à sa créature que Dieu est le maître de la lumière et des ténèbres et qu’il sied à l’homme de prier, de se prosterner et d’adorer. Et dans le frisson des aulnes, dans le bruissement des sources résonne le petit rire des dieux antiques et rustiques, qui prenaient ici leurs ébats et n’ont point été tout à fait délogés. Le pied de bouc du petit dieu n’a pas laissé d’empreinte dans l’eau fuyante. Elle naît, renaît, et s’écoule sans rien retenir des jours qui se sont écoulés sur ses bords. Mais au cœur de l’ignorant, docile à toutes les empreintes, le petit pied divin a laissé sa trace. Au livre du passé musulman le pâtre n’a jamais lu, mais, non plus, il n’a jamais effacé. Il porte toute une épigraphie sur ce cœur qui ne battra que le cours d’une vie et où nous lisons une histoire vingt fois séculaire. Le marabout apportait sa chaîne mystique qui le reliait au ciel, mais à ses mains qui promettaient le bienfait les hommes forgeaient tout de suite une autre chaîne qui descendait de plus en plus profondément au tréfonds tremblant des âmes et reliait ensemble, pour en faire les auxiliaires du bonheur, toutes les créatures de la terre conscientes et inconscientes, vivantes ou inertes, les arbres, les eaux, le sable, le plomb qui fait les amulettes, les cailloux qui jetés au Sebou conjurent la sécheresse. La sainteté et la puissance étaient partout, excepté dans le cœur de l’homme qui courait égaré d’une créature à l’autre dans le cycle infrangible. Un instant le pauvre dévot avait cru saisir la chaîne mystique et s’ouvrir les voies certaines de l’au-delà, mais plus sensible à ce qu’il voyait qu’à ce qu’il ne voyait pas, il saisissait la chaîne d’en bas, et pauvre, ignorant, solitaire, il se retrouvait après un songe, agenouillé au bord des fontaines, les pas dans les pas de ses ancêtres, comme eux n’adorant qu’un dieu de limon : le marabout conjurateur des esprits.

Laissons le pauvre solitaire, et regardons le tableau que nous a laissé l’héroïque Coppolani d’un jour de joie, d’un jour de fête, l’Haïd El Kédir. Les coqs chantent et dans le frisson du matin l’aurore s’annonce. Un fellah sort de son gourbi boueux, il se dirige vers un monticule et le gravit de son pas régulier. Il se place en face du soleil levant et récite la prière du fadjer. Ses voisins tour à tour apparaissent et suivant ses pas le rejoignent. Ensemble ils invoquent Allah-Taada. On dirait des prêtres antiques célébrant le culte du soleil. Après la prière, ils s’assient en cercle couvrant leurs pieds d’un pan de leurs burnous ; le capuchon rabattu sur la tête, la tête appuyée sur l’avant-bras et le coude sur les genoux. Alors, les yeux perclus dans l’espace, ils contemplent en silence la lente fantasmagorie de l’aurore, les colorations des nuages, l’éveil de la terre, le glissement de la lumière dans l’ombre. Ce spectacle que nulle réflexion, nulle spéculation n’épuise, leur est merveilleusement nouveau ; ils sont devant lui passifs et heureux comme sont les arbres, comme est la terre elle-même qui sent la fraîcheur de la rosée. Ainsi, abîmés dans cette contemplation, ils sont comme les fantômes humains qu’une obscure Erda verrait en songe, tandis qu’elle roule dans l’espace portant en elle la mélancolie d’une destinée invariable, sans but et sans jeu. C’est ainsi qu’elle doit percevoir toutes ces créatures humaines dont elle sent pour quelques jours les pas vivans effleurer sa robe et qu’elle porte ensuite, pour les siècles couchés, immobiles, ensevelis dans son sein. Mais nos fellah, plongés dans l’extase du silence, se réveillent. Ce ne sont point des fantômes, les voici debout. Musulmans pénétrés de la solennité du jour de fête et qui rient à l’avance au plaisir de dépecer le mouton fumant et d’en arracher les peaux croustillantes. S’ils ont choisi ce petit monticule pour y prier et pour y offrir tout à l’heure le sacrifice, c’est qu’il y a ici un lieu consacré, non pas la Koubba classique, mais la mzara, sépulture du marabout connu ou inconnu. Quelques pierres superposées, un arbre isolé, peut-être seulement un tertre un peu surélevé, ont été l’occasion d’une légende, d’une consécration. Un jeune homme apporte un bélier le plus beau du troupeau, celui qu’un collier d’amulettes a préservé de tout mal. Alors l’un des fellah déposant son burnous, un genou à terre, prenant appui d’une main sur la corne recourbée du mouton, tire son couteau. L’animal tombe : le sang coule. Celui qui n’a pas un bélier apporte son plus beau coq : le marabout a besoin des offrandes. L’humble sacrifice étant accompli, les hommes se retirent pour vaquer à leurs travaux en attendant l’heure du festin. Alors les femmes viennent à leur tour, procession lente et blanche. Qu’ont-elles à offrir ? Les petits vases de terre, qu’elles font de leurs mains. Elles les déposent en cercle sur la sépulture vraie ou supposée de l’être bienfaisant et mystérieux qui a un nom ou qui n’en a pas, dont le corps gît peut-être sous ces pierres, comme aussi elles ne marquent peut-être que la parcelle de terre où, dans les cultes anciens, le sang fut déjà répandu, le sacrifice offert aux puissances invisibles, où des larmes furent versées, où des supplications furent proférées, humble temple qui a résisté au temps plus que nos plus augustes édifices. Si ce nom de marabout n’était pas sans cesse prononcé par des lèvres passionnées, si vous ne lisiez dans les yeux des dévots cette ferveur islamique qui se manifeste par la haine du chrétien, si le nom de Mahomet ne résonnait pas à tout instant, on se croirait revenu au temps d’Abraham, et les mêmes mots reviennent toujours aux lèvres : paysage biblique ! Les femmes s’en retournent, stèles vivantes ; les plis blancs des haïks sur leurs corps ont le poids de la pierre. La plus jeune du cortège jette dans le dernier vase un grain d’encens, et, sur la mzara, une petite fumée odorante s’exhale, monte en spirales impalpables cherchant le ciel. A la même heure, dans tout le Moghreb, tous les hommes, satisfaits d’avoir vu couler le sang du mouton, découpent sa chair, la regardent rôtir à la flamme des sarmens et s’engorgent. Les mystérieuses mzaras, les tombes de tous les marabouts connus ou inconnus ont recueilli les sacrifices et les offrandes : la terre a bu le sang rouge, les fumées d’encens se répandent. Les marabouts sont contens. Mais dans ces cortèges de dévots de plus anciens qu’eux ont reconnu leurs fidèles : les dieux du paganisme ont reçu les mêmes sacrifices, respiré les mêmes fumées ; ils goûtent leur secrète immortalité.

Comment les cultes se sont succédé sur cette terre africaine où tant de lieux sont muets pour l’histoire ; comment les légendes se sont transmises et transformées, comment elles ont reçu une sorte de baptême islamique, c’est l’affaire de nos savans et de nos chercheurs. Ils ne nous ont pas manqué : ils nous laissent et nous donnent encore leurs admirables et patiens travaux. Ils nous disent à quelle souvenance relier le sacrifice du bélier et celui du taurillon noir et les noms des légions de dieux champêtres, qui protégeaient les familles. Dans la position des pierres de la mzara, dans la forme de la pierre levée, ils reconnaissent la figure d’un siècle, ils retrouvent dans le chemin que suit le pâtre, l’attraction secrète qui le ramène à l’immémorial passé. On voudrait n’avoir écrit ces lignes que pour susciter des lecteurs aux travaux de M. Douttée, de M. Rinni, de Coppolani, qui paya de sa vie ses audacieuses recherches dans le fonds des secrets islamiques, de M. Salmon, mort prématurément et qui a laissé si modestement ses précieuses notes dans les archives marocaines. Ceux qui veulent vraiment voir autre chose que la sente aride, les processions blanches, les douars clos comme des ruches d’abeilles, qu’ils lisent ! Alors les longues étendues de plaine déserte, si monotones au voyageur, s’animent : la terre parle, les hommes impassibles, les femmes cachées dans les haïks, muettes comme les spectres, les pierres, les arbres, les eaux, les petits dômes, tout vit, tout a un nom.

Nos savans, ils ont attendu le marabout, l’ouali, le saint, quand il arrivait au village, le Livre Saint dans sa besace. Ils l’ont vu, portant sur ses épaules, le mezoued contenant la galette de pain noir, les figues et les olives. Il tenait accroché à sa ceinture le long tuyau de fer blanc où était roulé le parchemin prestigieux, l’arbre généalogique, talisman des talismans contrôlé souvent pour un peu d’argent par l’autorité officielle. Comme tout était facile ! Pour donner ou pour rendre la ferveur islamique à un lieu qu’habitaient déjà les génies, où les talismans, les augures, les présages réglaient depuis toujours la vie des hommes, il n’avait qu’à en prendre possession au nom du Prophète. Point n’était besoin de renverser des autels ou d’édifier des temples. Nulle théologie précise ne venait se substituer à des conceptions définies. L’ouali apparu comme par miracle, établi sous sa tente au lieu qu’une légende chère consacrait, attendait l’effet sûr du mystère attaché à sa venue, à sa personne. Et le fellah pour obéir à cette attraction, n’avait qu’à suivre le chemin déjà familier, il y venait à pas plus fermes et plus pressés sachant que, là où il avait tant de fois invoqué les génies invisibles, un être humain enfin l’attendait, l’écouterait et lui répondrait. L’ouali disait « Dieu est Dieu, » le fellah, ses yeux flambans et dociles fixés sur les yeux de son maître, répétait Dieu est Dieu, « Fais l’aumône, disait le marabout. Nourris celui qui t’apporte la parole divine et détient la baraka. Allah te bénira. « Et le fellah apportait à l’ouali le bélier aux belles cornes, le coq blanc, comme son père les portait avant lui devant la pierre levée, ou le petit tumulus de terre. Il s’en retournait remercié et béni croyant avoir vu enfin de ses yeux mortels celui dont il avait tant de fois invoqué l’esprit invisible. Comme une forme nouvelle se coule dans les moules anciens, le culte qu’enseignait le marabout et ensuite le culte du marabout lui-même s’infiltrait dans les âmes, dans les choses, dans la terre elle-même.

Le paysan isolé dans la plaine ou retiré dans sa montagne, pouvait-il savoir quand il aidait l’envoyé à poser sa tente que ses mains coopéraient à la construction de la citadelle islamique, où l’âme africaine allait se retrancher, farouche, immobile ? Pauvre, inculte, il n’avait pas comme les Hébreux adoré le veau d’or, ni sculpté dans la pierre ou le bois les dieux que le Prophète abhorre, et contre lesquels le Livre jette le perpétuel anathème. Pour cet enfant de la nature, le changement était invisible et presque insensible. Si le marabout ne tolérait pas les dieux, il tolérait toutes ces hordes d’esprits qui assiègent une âme et la font se rendre à merci. Du paganisme à l’islamisme ainsi compris il n’y avait que l’ombre d’une ombre. Il n’y a de Dieu que Dieu, balbutiait le fellah, retournant à son gourbi par les chemins incertains. Mais sur son cœur il serrait les amulettes et les talismans que l’ouali lui avait donnés. Il y contemplait avec vénération les hiéroglyphes que l’ouali y avait inscrits. Dans toutes les heures de danger, il y portait sa main tremblante. Le vrai Dieu, l’Unique était dans le petit sac de cuir. L’enfant du fellah, dès que ses doigts incertains voulaient saisir un objet, trouvait sur sa poitrine, pendu à une petite cordelette, l’enveloppe où étaient enfermées sous une forme indéchiffrable les formules et les prières qui le liaient à une religion dont il n’aurait peut-être jamais qu’une vague notion. Il n’importait pas de savoir, mais de croire et, surtout, d’obéir. Toute sa vie, le mystérieux serment de fidélité au prophète, de haine au chrétien, d’esclavage au marabout et aux esprits, l’enfant allait le porter dans les sachets triangulaires, dans les tuyaux en roseau, en corne, en fer blanc. Il était voué. Son âme n’était plus que le petit jouet de la volonté d’un autre et peut-être de ses folies. Eût-on trouvé sur son cadavre (car la mort seule peut l’en dessaisir), les fragmens de parchemin, en vain eût-on essayé d’y lire. Le marabout y inscrit les formules en caractères vides de sens. Ainsi l’infidèle ne les connaîtra point. Seuls les esprits, pour qui elles sont faites, les lisent, comprennent les adjurations, les conjurations enchevêtrées en un labyrinthe où les yeux et la pensée s’égarent ; ils ont dicté les sermens farouches, les menaces, les prophéties, le mystère des nombres cabalistiques. Avec joie ils reconnaissent les imprécations funèbres qui appellent la mort contre celui qui tenterait de troubler leur royaume. Ils le tiennent, le musulman iconoclaste, le fils jaloux du Dieu jaloux. Et si le bon et fidèle musulman réservait à l’Ange Gabriel, sur sa tête rasée, une mèche de ses cheveux pour être emportée au Paradis de Mahomet, il livrait son cœur sans défense aux hommes qui se faisaient dieux et aux légions noires des démons.

Ainsi rien n’était changé, les petits-fils de Mahomet par Fatma, sa fille chérie, avaient eux-mêmes des petits-fils qui avaient eux-mêmes des descendans ; à la polygamie païenne succédait la polygamie musulmane, à l’ignorance antique, l’ignorance présente et les esprits de la nature sollicitaient comme autrefois les enfans de la nature de ne pas s’éloigner d’eux. Ils les tenaient dans cette alternance de crainte et d’espoir que donne la présence reconnue d’une puissance invisible et despotique. Mahomet, qui avait dit tant de fois : je ne suis que l’envoyé de l’Un, devenait le Dieu vivant présent en ses descendans et prince aussi des puissances d’en bas. Les tombeaux des marabouts morts se multipliaient et les marabouts vivans pullulaient. Selon leur naissance authentiquement ou fallacieusement chérifienne, selon la contrée où ils étaient nés, leur degré de culture, leurs tendances personnelles, ils étaient riches ou pauvres, vertueux ou vicieux, disposés à faire l’aumône ou cyniquement à l’exiger. Ils ne relevaient d’aucune autorité, d’aucune règle, l’Esprit soufflait en eux et le nom du Prophète leur servait d’égide. A leur voix, les dévots accouraient, ils les menaient dans les ombres. Le royaume de Dieu n’est ni dans le ciel, ni sur la terre, il est dans le cœur de l’homme. Là seulement, dans le mystère du cœur purifié, croît le tronc triomphant dont les rameaux touchent le ciel. Né sacré, délivré du mal, le marabout s’asservissait les âmes de par les droits d’une sainteté absolue, inaltérable, indépendante de l’idée de mérite ou de démérite contre laquelle nulle force humaine et nulle raison ne prévaut et dont la présence redoutable, survivant à la mort, se fixe éternellement dans un tombeau.

Mais le jeu naturel de la vie, l’expérience quotidienne, le flair politique dont est si naturellement doué celui qui veut commander dans un pays mal gouverné, où les âmes sont à prendre, faisait souvent comprendre au marabout que, bienfaisant et secourable, il aurait une puissance d’attraction plus forte et laisserait dans les mémoires un souvenir plus cher et plus long. Et plus d’un entrait vraiment dans son rôle de chef et de bienfaiteur, largement payé de ses velléités généreuses par le prestige qu’elles lui valaient, par l’extension de sa renommée, par les dons volontaires qui affluaient à sa demeure, par le rayonnement d’amour et d’influence qui émanait de sa personne et faisait naître partout l’enthousiasme et le bonheur. Et si les uns, impunément menteurs, vivaient de l’imposture des miracles ou se complaisaient dans le demi-délire de la joie et la léthargie de l’abrutissement, d’autres devenaient vraiment des chefs, des patrons, prenaient possession de milliers d’âmes en peine qui ne demandaient qu’à être prises ou conduites. Entre les exactions du caïd qui prenait tout et ne donnait rien et les pieuses exigences du chérif qui ne recevait que pour rendre en largesses spirituelles et temporelles, le pauvre n’hésitait pas. Il donnait son argent au caïd, mais au chérif il remettait passivement, passionnément sa personne. Au-dessus de ces multitudes qui venaient à lui, le vrai chérif se haussait assez pour devenir une puissance avec laquelle comptent les plus grands de ce monde, le Chérif des chérifs, le Sultan lui-même, qui s’appuyait souvent sur son pouvoir spirituel pour imposer l’obéissance ou le tribut dans les régions difficiles où le pouvoir politique et lointain était ignoré ou méconnu.

Ainsi s’établissait non une hiérarchie, mais une gradation du marabout le plus élevé en sainteté, en pouvoir, au marabout fallacieusement thaumaturge, demi-fou et demi-sorcier. Et le système musulman mal dégagé du système païen s’était ainsi formé qu’autour de Mahomet gravitaient toutes ces saintetés, toutes ces dévotions encore pénétrées de l’anthropolâtrie et de l’idolâtrie que le prophète de l’Un avait voulu abolir. Lui, le destructeur des dieux, il avait enfanté des dieux, des dieux sages et attentifs, et des dieux difformes, des dieux séparés de l’humanité par cette sainteté qui les mettait hors la loi et les sacrait incorruptibles, des dieux parfois aussi incapables et aussi insensibles que les idoles de bois que le Prophète avait renversées de ses mains indignées sur les autels de la Mecque dans le Temple d’Abraham.

Voyez aujourd’hui à Tanger, sur la voie bordée d’aloès, aiguës et lisses comme des épées, une foule d’hommes en burnous blancs et en djellabs de poils de chameaux faire cortège au chérif d’Ouezzan. Mouley Ali, fils d’Abelsalem, descendant du Prophète, droit sur sa mule, chemine au pas, les pieds immobiles engagés dans les grands étriers d’argent. Il va, la tête un peu rejetée en arrière pour bien montrer au peuple sa face grave, un peu bronzée. Ses yeux clos ne dispensent aucun regard. Retiré dans sa lointaine grandeur, il semble ne percevoir ni les clameurs d’adoration, ni les baisers dévots effleurant ses pieds sacrés. Le pan de son burnous rejeté sur l’épaule se prête aux attouchemens des mains avides qui croient y saisir quelque effluve de sainteté. Il va, dans le murmure des louanges et des prières. Pas un tressaillement de sa face ne doit trahir sa fatigue ou son orgueil. Il converse avec les cieux, absent de ce monde. C’est bien l’idole, impassible comme la statue aux yeux d’émail qui recevait sur ses pieds glacés les baisers des anciens. Il ignore ce peuple qui presse sa mule et au-dessus duquel il est porté comme une statue sur son piédestal. Il sait que plus il semblera lointain, inaccessible, plus il semblera divin, absorbé dans le rêve hiératique, communiant avec la puissance d’en haut restée visible en sa personne. Les tapis jetés sous ses pas sont enviés par ceux qui voudraient lui faire un tapis de leurs corps. Il revient après une absence, il est allé dans ses provinces spirituelles récoltant les ziara. Aux flancs des mules qui forment son convoi, les sacs de douros sont pleins. Derrière lui vient son fils, héritier de la Baraka, qui apprend son rôle de prince spirituel. L’enfant monté sur la petite mule est gardé par les grands esclaves noirs qui frayent à coups de trique sur le peuple trop dévot un chemin à leur maître. La grosse tête ronde de l’enfant est déjà coiffée du fez et par-dessus ses cottes pend le burnous blanc dont les pans s’offrent déjà aux mains pieuses. Il a déjà cet air un peu fermé des jeunes princes dressés trop tôt aux gestes d’une étiquette lassante. Quel attendrissement dans les regards, dans les bénédictions véhémentes des femmes massées sur le chemin. Elles entr’ouvent le haïk pour mieux contempler le père et le fils marabouts, l’espérance vivante ; celui dont la longue dynastie représente l’éternité du passé et de l’avenir. L’enfant ferme les yeux comme son père et entre inconsciemment dans son rôle d’idole aveugle et complaisante. La vieille créature qui se traîne hors de sa masure pour venir baiser le pan du burnous ou toucher de ses doigts tremblans la petite babouche voit-elle en cet enfant muet-aveugle une puissance bien différente de celle qu’elle a appris, au cours de sa vie misérable, à sentir, à redouter, cette puissance aveugle de la nature que rien ne peut fléchir, qui dispense le froid et le chaud, les déluges qui pourrissent la terre et les ondées qui la rafraîchissent. Le père et l’enfant deviennent l’incarnation vivante de tous les obscurs rêves qui ont, au cours des siècles, hanté l’esprit des faibles hommes au sujet des dieux. Car ce ne sont pas des saints, ce sont vraiment des dieux. Le saint conquiert le paradis et le dieu y est né, il y demeure d’un droit imprescriptible : ses actions ne seront pas pesées au jour de la justice. Il est parce qu’il est. Ses premiers vagissemens faisaient déjà partie des mystérieux murmures de l’au-delà que le fellah croit entendre dans les bruit inouïs de la nuit, dans les battemens d’ailes des grands oiseaux qui passent en migrations au-dessus des douars comme une légion volontaire d’esprits qui va vers un but certain. Les plaintes, les rires, les cris de l’enfant marabout avaient un sens caché que n’ont pas les plaintes et les rires des enfans des hommes. Ils répondaient au bruissement des grandes asphodèles que le vent courbe toutes en même temps et qui semblent frémir de crainte sous une voix souveraine, aux singuliers appels des coqs à l’aurore, au chuchotement des ruisseaux, à toutes ces voix secrètes, éparses, inquiétantes. Le petit marabout faisait partie de ce monde éternel qui n’a pas à répondre de ses caprices et courbe l’homme sous ses lois. Si une saine tradition de famille, l’intelligence naturelle, le goût de domination réfléchie, et l’ambition de traiter de puissance à puissance avec les grands l’emporte, enfin, si dieu il devient homme, tant mieux ; là où il régnera il fera un peu justice, il suppléera à l’absence d’une autorité établie, il apaisera les querelles. S’il demande et reçoit les aumônes, il les rendra en largesses. Sa maison sera l’abri du pauvre et le grenier de celui qui a faim. Toujours les galettes de pain sans levain, les cousscouss fumans sous les couvercles pointus de bois bariolé seront prêts pour le pèlerin : les ziara reviendront à ceux qui les auront données. On reconnaîtra la maison du Chérif, au va-et-vient de pauvres hères. Les aveugles portant bâton et besace y monteront à pas tremblans, au-dessus d’elle voleront les milliers de colombes attirées par le grain sans cesse répandu. Elles se multiplieront dans ces jardins d’abondance, et de loin leurs tournoiemens, qui jettent des éclairs bleus, leurs roucoulemens tendres signaleront la maison bénie où l’aumône attend le pauvre. Le marabout, le chérif sera riche, mais riche pour donner et dans ses mains les humbles offrandes, les petites pièces hassanes, les jarres d’huiles, les pannerées d’olives sembleront se multiplier à miracle. Et vraiment, pour avoir donné un épi, le pauvre qui le soir trouvera une place autour du cousscouss, une natte la nuit pour s’y coucher, un coussin de cuir pour reposer sa tête, se sentira béni et payé au centuple.

Ainsi, le petit enfant qui monte derrière son père, les yeux fermés, par la voie bordée d’aloès, sera devenu le marabout classique, le vrai chérif qui reçoit des mains paternelles une tradition raisonnable et respectable. S’il se prête aux dévotions rendues à sa personne, s’il se raidit et s’isole dans l’attitude d’un dieu lointain, c’est pour répondre aux aspirations intimes de son peuple en qui cette sensation de la distance avive la joie de contempler un envoyé du ciel. Ce devoir rempli, le chérif sait très bien ouvrir les yeux, compter les ziaras, les répartir en gardant pour lui-même la plus riche part ; il sait calculer tous les élémens de son pouvoir et, selon son intérêt, servir l’autorité suprême ou se dresser en face d’elle. Il sait aussi mettre bas les armes devant le chrétien, ayant tout à gagner, devant l’autorité large et juste qui s’établit en souveraine civilisatrice, à se faire son auxiliaire, pour ainsi dire, son lieutenant et son pensionné. Devenu son serviteur, il demeure le maître de la foule : la baraka est sur lui. Devant le signe invisible la violence cède ou négocie.

Mais au-dessous de lui quelle série s’enchaine et où en est le terme, pour ne parler que des hommes ! Le petit gnome aux yeux saillans, aux membres tordus qui regarde sauter, sur sa poitrine, les petits sachets de cuir et se balancer sur son ventre les flûtes de roseau, c’est aussi le marabout. On le voit dans les diffas apparaître, se dandinant, clopinant et chantant. Sa présence apporte l’élément d’étrangeté et d’inspiration triste que donnait autrefois la venue des nains et des fous dans nos festins. Tout lui est permis. Par dessus l’épaule des convives le marabout plonge la main dans leur assiette, ou, s’approchant du méchoui, il en déchire le lambeau le plus appétissant qu’il fait craquer sous sa dent. Faisant la ronde, il mendie un peu de tabac. Dévotement, ses fidèles satisfont ses désirs, et si quelque étranger, un chrétien, est présent, ils répriment à l’avance par leur gravité défiante, toute question incongrue, tout sourire. Si la filiation du pauvre descendant de Mahomet n’est pas rigoureusement établie, qu’importe ? c’est le pays de la tradition orale, des légendes, des on-dit. On révérait le père du marabout et le père de son père et toute la contrée est imprégnée de leur sainteté. Une génération a murmuré et légué vaguement à l’autre des récits de miracles. Ses étrangetés le désignent à l’attention des fidèles. Chez les êtres simples, dépourvus de logique, tout en sensations extérieures, les associations d’idées se font simplement par des associations d’images. Ils s’en tiennent à ce que leurs yeux enregistrent et les mêmes manifestations extérieures entraînent chez eux les mêmes conclusions. Qu’un pauvre diable, sans feu ni lieu, s’en aille errant, clamant le grand nom d’Allah et proférant des discours inintelligibles, c’est qu’il communique avec l’au-delà. Qu’on le voie à genoux battant la terre de son front, c’est un saint homme. Qu’il mendie, l’aumône lui est due. Qu’il aille la tête branlante, les yeux vides de regard, riant d’un grand rire aigu qui semble secouer ses épaules, c’est qu’il voit ce que les autres ne voient pas, et entre dans la joie céleste ignorée des mortels. Qu’il pleure, qu’il gémisse, il voit les maux à venir, sa plainte est une prophétie sinistre. Qu’il se couche à terre, vautré dans le sable, c’est que les esprits ont abattu son corps et l’habitent. Le marabout c’est celui qui n’est déjà plus de ce monde : qu’il meure, il sera enfin rentré dans son royaume. Qu’une femme enfin, en ce pays de pudeur farouche, se montre nue sur le souk, qu’elle y rampe comme une bête au milieu des pastèques, des oranges, des choux, des tas de charbons et des ferrailles, qu’elle pousse des exclamations rauques, elle est acceptée et vénérée. A toute heure on la voit, gaupe sans forme, sans nom ; dans sa crinière noire se mêlent les détritus du souk, un sombre esprit l’habite ; elle rôde autour des chevaux et des mulets. C’est la divinité changée en bête. Elle est marabout. Sur le souk, elle y vieillit noire et horrible et sacrée.

Sommes-nous donc, en une simple promenade autour de la ville musulmane, la plus accessible et la plus banale, en ouvrant les livres les mieux connus, arrivés à une conception de l’islamisme si différente de celle que nous en donnait le tableau vivant si beau, si régulier ? En rentrant par la porte rose ogivale, ne verrons-nous pas le muezzin sur son minaret rappelant aux fidèles qu’Allah est Allah et Mahomet son prophète ? Ne verrons-nous pas les beaux marchands en burnous blancs, dignes et impassibles, monter à la mosquée ; les nobles et orthodoxes ulémas ne passeront-ils pas en portant sur leurs visages le dédain magnifique que leur inspire leur infaillibilité ? On croirait n’avoir pas écrit ces lignes en vain, si l’on avait fait comprendre avec quelle facilité une religion, qui n’établit pas sur la pureté de la vie intérieure la notion de la sainteté, se déforme et ramène les âmes aux ténèbres primitives d’où un instant elles avaient cru sortir. Le beau et l’horrible se touchent et se suspendent à la même origine. Les âmes voient de leur prison filtrer la lumière, elles se précipitent vers l’issue, — et pour des milliers d’entre elles la porte se referme, elles demeurent dans cette nuit sans fin ; elles s’y complaisent, elles y sont nées, elles savent, comme les aveugles, y marcher à tâtons, interprétant tous les sons, toutes les lueurs, tous les signes perceptibles aux sens, qui peuvent les aider à percer le mystère de leur destinée.

Voyez le beau jeune homme, bien pesant sur sa mule, qui passe suivi d’un long convoi de serviteurs, de femmes et d’esclaves. C’est un marchand cossu : cela se voit aux belles lames rayées de soie de son burnous, aux ballots d’étoffes juchés sur les mules, au collier de grelots qui sonnent au cou de sa monture. Que porte-t-il en croupe ? Une sorte de loque humaine, un mannequin de son, que l’on a hissé avec peine en travers de la selle, et dont on voit pendre les jambes noires flottantes sous les guenilles. La tête repliée sur la poitrine est secouée au pas de la mule ; les cheveux gris et longs sont hérissés comme les poils d’un balai. Le jeune marchand, si grave, si beau, avec sa face placide dans le collier de barbe noire, porte avec lui son marabout, son talisman vivant. Le soir, à l’étape, quand se seront évaporées dans le vent froid du soir les odeurs de graisse sucrée et d’huile, quand se seront tus les chants et les grincemens de guitare, on verra le pauvre être roder autour des tentes et se nourrir des miettes tombées de la diffa. Il entassera précieusement dans sa giberne les chiffons, les bouts de papiers qui se distribueront un jour en reliques. Il couchera à la belle étoile, sur une petite natte, la tête sur les fougères. Nul n’a cure de sa vieille carcasse qui a subi le froid, le chaud, la dégradation de la misère et de la vieillesse. Sa peau est dure et noirâtre ; il ressemble aux grimaçantes statues de bois qu’adoraient les vieux païens et que le temps fendillait. Nul ne sait où il est né ; épave de divinité, il participe encore aux privilèges des dieux, semble né pour vivre toujours. Quand les voyageurs seront tous endormis et que les bougies seront éteintes sous les petits cônes de toile, quand le silence planera sur le camp, on entendra un étrange chant de flûte : des sons spasmodiques, des sifflemens qui ressemblent au hululement doux des vents tièdes, aux appels des cormorans. C’est le marabout, le derviche qui souffle dans ses roseaux. Son âme démente s’exhale en sons fantastiques, qui ont tous les caprices et toute la tristesse des esprits de la nuit. Le voyageur qui s’endort, bien enroulé dans ses burnous, la tête sur les coussins de cuir, après le fumeux repas, entend le chant étrange et familier. C’est pour lui comme une émanation de la vie qu’on ne voit pas et qu’on ne comprend pas, une communication avec le monde mystérieux qui l’environne. Le marchand dort, mais son marabout chante et prie : le son du roseau est apaisant et doux comme si l’haleine tiède du vent le traversait ; il monte incertain, tremblant dans l’espace nocturne, il tremble comme tremble la lumière des étoiles, et comme tremble la petite flamme que le malade aime à sentir près de lui, qui rassure son âme dans la longue nuit hantée de tristes songes.

Demain, en arrivant à la ville des palmiers, des sables d’or, terme de son voyage, le beau marchand cossu, au pas ferme, se rendra la tête haute, à l’appel de l’iman, à la mosquée. Dans la grande cour découverte, où le soleil tombe d’aplomb, il fera sa prière et ses ablutions rituelles. Ses yeux se poseront, orgueilleux, sur les arabesques familières et sur les versets du Coran, creusés dans la pierre au pourtour des pilastres. L’odeur des jasmins tressés dans les nattes, dilatera pieusement ses narines, embaumera son cœur. Il se sentira heureux et glorieux au milieu de ses coreligionnaires, accomplissant avec exactitude tous les rites du culte raisonnable et clair qui lui a, depuis son enfance, enseigné ses devoirs, ses droits et défini ses espérances. C’est sa religion virile. Elle lui montre, dans la clarté d’un ciel dont ses yeux ne soutiennent pas à toute heure l’éclat, le Dieu unique, le Dieu savant et sage dont la splendeur impérieuse chasse les douteux esprits de ténèbres comme le soleil, faisant irruption dans le royaume de la nuit, chasse les ombres.

Mais combien de fois notre marchand s’est-il trouvé seul au cours de rêveries passives quand il allait de la ville à son jardin, ou d’un marché à un autre, à petites journées, livrant son âme à toutes les impressions du chemin ! Combien de fois a-t-il posé sa tente et s’est-il endormi le soir n’ayant rien vu que les champs, la plaine, les ondulations infinies des montagnes, n’ayant rien senti que la brûlure du soleil, et la froideur du soir, l’appétit de boire, de manger, de dormir ! Les voix des gardes, des « assassas » qui s’espacent en un cercle autour du camp, s’appellent l’une l’autre dans la nuit en cris stridens : elles le gardent des brigands qui surgissent tout nus, frottés d’huile, afin de glisser comme des couleuvres hors des mains qui les saisiraient. Mais qui le garde des doutes, des frissons, des fantômes de la nuit ? Oui, il est un bon musulman, il sait par cœur maint verset du Coran et, quand on lui parle du chien de chrétien, il dresse la tête et jette des regards de défi. Mais les formules monotones et brèves ne s’insinuent pas dans les derniers replis de son âme.

Toujours contempler, le soir, la descente du soleil vers le bord de la plaine, voir surgir des gloires de lumière annonciatrices d’un paradis qui s’évanouit dans les ombres. Toujours rêver, la longue pipe aux lèvres, couché sur le divan mince au seuil de la tente, regarder le crépuscule qui couvre d’une cendre impalpable le ciel et la terre. Toujours voir une à une dans les nuits diverses, tantôt pâles et frissonnantes, tantôt fixes et flamboyantes comme des yeux divins dardés sur lui, s’allumer les étoiles. Toujours subir l’obsédante alternance du jour et de la nuit, n’avoir au cours des longs jours de route, d’autre attente que celle de voir les deux faces du monde, la terre et le ciel, se succéder et s’opposer l’une à l’autre dans le champ de la vision, l’une avec ses variations, ses caprices constans, l’autre avec sa régularité, impassible et souveraine, c’est de quoi déborder de toutes parts en rêveries obscures, en sensibilité religieuse, presque physique, ce que l’affirmation du dogme unique et la connaissance d’un seul livre a de trop concis. Autour de cette âme qui fait un faible effort pour s’élever dans la connaissance et le culte du divin, il y a comme une frange qui pend sur la terre. Au reste, si le culte du pauvre fellah pour le marabout dominateur s’explique par la longue continuité de sa vie rudimentaire, la révérence de notre beau marchand maure, musulman actif et convaincu, pour le pauvre marabout-esclave qu’il couche, véritable poupée de son, en travers de sa selle, n’est pas inexplicable. Si l’on s’en tient aux apparences, il semble qu’un monde de civilisation et de culture sépare le pauvre loqueteux, l’homme du troupeau humain, de ce marchand riche, qui commande à des esclaves. En réalité, dans ces contrées où l’homme n’a dominé la nature, ni par la force, ni par la science, riche ou pauvre, faible ou puissant, il demeure l’esclave de son ignorance ; la vie du riche et celle du pauvre se ressemblent, leurs âmes aussi. Si notre marchand cossu, qui a des douros plein sa ceinture, suppute les marchés avantageux qu’il fera demain à Marrakech en palpant les esclaves à vendre, il n’a guère dépassé en notions raisonnables le pauvre fellah qui suppute le prix de la poule qu’il vendra au souk. Qu’a-t-il appris ? à échanger des denrées contre des douros et des douros contre des denrées. A l’étranger qui sonde son savoir il explique gravement que la terre est portée sur la corne d’un bœuf : il lui montre, inscrite sur un petit carré de satin vert, la série des nombres en lesquels il a foi et dont la combinaison assure le triomphe de sa religion, de sa race, sur l’envahisseur. Toute son orthodoxie musulmane ne l’a pas affranchi de sa condition d’homme inculte à qui nulle formation intérieure n’a révélé l’intuition juste des vérités essentielles à la vie. Il demeure, comme le fellah, un enfant, un enfant plus fort et plus libre qui s’aventure et s’égare en des songes plus faux. Le culte autoritaire qui plie sa volonté et commande ses gestes est sur lui comme une armure : il ne protège pas son âme. Comme nous-mêmes, après une nuit angoissée, demeurons, même devant la rassurante réalité, tout épeurés d’un songe, lui, malgré la précision de son dogme, connaît les heures d’incertitude, d’obscure angoisse où Dieu se cache et où l’homme est seul. Il constate la puissance des hasards, la souveraineté de la souffrance et de la mort. Il est musulman, il lit à même le beau livre plein d’ardeur et de sagesse, révélé par les anges, mais on dirait que demeure en lui le songe inquiet d’une humanité primitive qu’une révélation religieuse n’a jamais pleinement rassurée. Tandis qu’il affirme sa foi, ce songe craintif se poursuit en lui ; aux heures troubles il en est dominé. Alors se déclanche une sorte d’automatisme spirituel où son âme, dans ses êtres mineurs, continue à vivre de ce que la raison dément ou interdit.

Le silence règne sur le camp. Le marchand a fait sa prière. Tous ses serviteurs l’ont vu, dans ses voiles blancs, sa face grave tournée vers la Mecque, réciter la formule rituelle. Ils l’ont répétée après lui. Le croyant raisonnable a rempli son devoir. À présent tout dort, et la nuit est pleine d’étoiles.

Si le vent souffle, si une rumeur alarme le camp, si quelque pressentiment inquiet trouble les dormeurs dans leurs rêves, les dormeurs se rassureront. Ils entendent dans la nuit tiède s’égrener des sons familiers. Initié aux manifestations de la nature passive, couché en guenilles sur la terre nue, inconscient de la nuit, du jour, des heures, mystérieux fils de l’au-delà, frère du dernier génie de nos âmes, celui qui veille encore tandis que nos sens sont endormis et que notre raison s’égare dans les rêves, le pauvre marabout souffle dans ses roseaux.

Claude Boringe.
  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1912.