Esquisses contemporaines - Jules Lemaître/02

Esquisses contemporaines - Jules Lemaître
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 827-864).
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ESQUISSES COINTEMPORAINES

M. JULES LEMAITRE


II
LA SECONDE INCARNATION[1]


I

Nous sommes en 1898. Année terrible pour tous les bons Français, et qu’aucun d’eux ne voudrait revivre. Nous commençons à peine à nous relever des ruines morales, et même matérielles, qu’elle a semées sur le sol de France. Je ne voudrais pas revenir sur une question qui nous a trop longtemps désunis et paraître réveiller des passions peut-être encore mal éteintes. Ce n’est d’ailleurs que dans un demi-siècle, quand tous les faits et les documens seront connus, que l’on pourra, avec l’histoire vraie et sereine, écrire la « psychologie » et la « philosophie » de la douloureuse Affaire. Mais il me faut bien évoquer ces tristes souvenirs, ne serait-ce que pour expliquer le rôle et l’évolution politiques de l’ironiste voluptueux et tendre qui écrivait tour à tour le Pardon et la Bonne Hélène. Or, que l’avenir donne raison ou tort à M. Jules Lemaître et à ceux qui se sont groupés autour de lui, une chose reste sûre : en écoutant les déclamations et les théories d’une partie de leurs adversaires, en voyant tout l’étranger coalisé contre l’opinion qu’ils représentaient, ils ont pu croire, et ils ont cru avec une sincérité passionnée, avec une ardeur angoissée, que la « patrie française » était menacée jusque dans son fondement même ; et ils se sont unis pour la défendre...

Eh quoi ! — n’a-t-on pas manqué de dire, — ce mandarin, ce boulevardier, ce dilettante, ce sceptique, du jour au lendemain se transformer non seulement en homme d’action, mais en chef de parti ! Quelle surprise imprévue ! Quelle conversion soudaine !... C’est qu’on l’avait mal lu, sans doute, ou tout au moins qu’on ne l’avait pas suivi d’assez près. Ce mandarin tenait si peu à ses boutons de cristal ! Ce lettré avait si souvent affiché son mépris pour la pure littérature ! Ce boulevardier s’était si fréquemment révélé un délicieux provincial, un « paysan tourangeau ! » Ce dilettante avait, à tant de reprises, trahi sa secrète inquiétude ! Ce sceptique enfin souffrait si visiblement parfois du scepticisme qu’il affectait ! « Ceux qui essayent comme moi d’entrer partout, disait-il un jour, c’est souvent qu’ils n’ont pas de maison à eux ; et il faut les plaindre ! » Et plus tard, quand il eut pris parti : « J’ai des amis que mon zèle patriotique fait sourire et étonne. C’est qu’ils s’étaient trompés sur moi ; c’est que je n’ai jamais été qu’un sceptique de province, comme l’a si gentiment dit un de mes confrères les plus parisiens... C’est le devoir présent que j’embrasse. Ou plutôt, désenchanté des jeux de la littérature, je m’abandonne avec foi à un instinct que je sens sacré et bienfaisant, et je n’ai pas honte de l’ingénuité de mes chagrins. »

Et à ceux qui lui reprochaient d’avoir changé de camp politique, il aurait pu répondre en leur mettant sous les yeux un article daté de 1885, et qu’il n’a pas réuni en volume, et qu’on pouvait, sauf le ton, croire écrit d’hier. Il est vrai que les idées qu’il y exprimait, il n’osait les prendre entièrement à son compte ; « il n’en garantissait ni la justesse, ni surtout la justice. » Il les plaçait dans la bouche d’un de ses amis : mais on sait de reste quels sont les « amis » de M. Jules Lemaître. Voici donc les propos qu’il prêtait à ce complaisant « sosie : »


La République a fail banqueroute à bien des espérances. Elle n’a pu les réaliser par sa vertu propre. Le suffrage universel a porté d’assez mauvais fruits. Nombre d’hommes distingués ont été écartés de la politique ou s’en sont détournés parce qu’où n’y entre guère qu’à des conditions quelque peu humiliantes. La proportion des hommes médiocres, intéressés, faibles ou violens a été beaucoup plus forte dans les Assemblées qu’elle n’aurait dû l’être. Et c’est pourquoi la République n’a presque rien donné de ce qu’on attendait d’elle. Elle a peu fait pour l’apaisement et l’union des esprits. Elle a de la peine à réorganiser l’armée ; elle n’a pas su garder de bonnes finances ; elle n’a pas su être tolérante et bonne à tous les Français. Elle a été, en plus d’un cas, rancunière, haineuse, oppressive des minorités, et qui sait ? de la majorité même du pays, qui, avec cette machine trompeuse du suffrage universel, n’est pas toujours représentée. Et par-dessus le marché, le gouvernement républicain n’a pas eu de bonheur. Il a eu à l’extérieur de grosses affaires qui n’ont pas toutes tourne ; de façon brillante, sans compter que son établissement définitif a coïncidé avec une terrible crise économique. La République a paru à la fois partiale, malhabile et malheureuse. On l’aime encore malgré tout ; mais ce n’est plus la passion, te n’est plus la foi, l’illusion du commencement. Un malaise et une défiance se sont glissés dans les esprits. Sans admettre un instant l’idée d’une restauration monarchique ; d’ailleurs impossible, on en vient à souhaiter, les uns une réaction tempérée, d’autres une suprême expérience, l’expérience d’un gouvernement radical, qui serait apparemment la perte du pays. Ou plutôt, on ne veut rien, on attend. Rien où se prendre ! personne à qui s’attacher. Les hommes en qui l’on serait tenté d’avoir confiance, autour de qui l’on serait prêt à se rallier, s’écroulent ou se dérobent l’un après l’autre. La mort de Gambetta a été un immense malheur. Personne encore n’a hérité de son prestige, de sa grande séduction personnelle, et il ne semble pas qu’il ait légué à ses anciens fidèles sa largeur d’esprit ni sa bonté. Ils usent leurs forces dans des luttes mesquines, connaissent mal la France, la voient toute dans les comités électoraux et prennent sans cesse l’intérêt de leur parti pour celui du pays tout entier. La liberté, l’égalité ne sont plus à conquérir ; pas de grande œuvre glorieuse qui s’offre aux efforts communs, car au fond de bien des cœurs croit ce sentiment douloureux que ce qui était pour nous le grand devoir est indéfiniment ajourné, que nous allons à la dérive et que « nous n’avons pas de chance. » (Revue Bleue du 13 juin 1885).


C’est là un réquisitoire attristé contre l’ordre de choses existant, mais c’est bel et bien un réquisitoire. Évidemment, l’homme qui l’a écrit, — à trente-deux ans, et tout au début de sa carrière d’écrivain, — n’est point un pur homme de lettres, étroitement confiné dans sa tour d’ivoire ; c’est au contraire un excellent citoyen très épris d’ordre et de liberté, très soucieux de la dignité et de l’avenir de son pays. « M. Jules Lemaître, — écrivait dix ans plus tard M. Anatole France, — M. Jules Lemaître est un écrivain honnête homme et très moral. Il a le souci du bon ordre public et des vertus privées. Sur ce point, Jamais il ne flotte ni ne varie ; son intelligence est vive et souple ; elle n’est point perverse. Il est très arrêté dans le respect des lois et de la République, dans l’amour des pauvres et de tout le peuple qui travaille et souffre. Il est attaché de cœur à une sorte de christianisme démocratique dont le Pater est l’expression parfaite. » Tout cela était fort bien vu. Rien de plus curieux à cet égard que le Député Leveau (1890). A qui lit la pièce naïvement, il semble bien que ce soit une satire de nos hommes politiques et du régime qu’ils représentent : or, il résulte des déclarations de M. Jules Lemaître lui-même que ce n’est pas là du tout ce qu’il avait voulu faire, et qu’il éprouvait même à l’égard de son héros « une sorte de sympathie secrète, non assurément pour sa personne, mais pour la cause qu’il se trouve servir. » Relisez toute la page où il développe cet intéressant point de vue. On ne saurait mieux faire entendre qu’à cette époque l’auteur du Député Leveau est partagé contre lui-même ; à son insu, il y a lutte en lui entre ses sentimens involontaires et ses idées réfléchies ; son art est en conflit avec sa philosophie ; son rêve inflige un démenti à sa politique ; son instinct est « réactionnaire, » et sa pensée est républicaine, et même un peu « radicale. »

Comme il arrive toujours en pareil cas, c’est l’instinct qui Devait peu à peu l’emporter sur les théories. Il serait facile d’extraire des Contemporains ou des Impressions de théâtre bien des passages qu’eût médiocrement approuvés le député Leveau. Par exemple, M. Lemaître visite à l’Exposition le pavillon du ministère de la Guerre : « Et alors, écrit-il, on a beau savoir que la guerre est impie, absurde, abominable : ... comme, après tout, les peuples se battent depuis quelque dix mille ans, — et peut-être parce qu’on sent confusément que la guerre est ce qui donne à l’énergie humaine et au courage, père des autres vertus, leur plein développement, — on est ému jusqu’aux entrailles, un petit souffle froid vous passe dans les cheveux... et tenez, par exemple, ce guidon de la garde impériale, où sont inscrits les noms de toutes les capitales de l’Europe, ce carré de soie pâlie tait un plaisir à regarder, mais un plaisir !... » Un plaisir que n’eût point goûté tel député pacifiste.

Et à mesure que les années passent, on sent que l’écrivain se détache de plus en plus de la littérature qui n’est que de la littérature. Il pourrait presque faire sien, en l’appliquant aux Lettres, le célèbre mot de Pascal sur la géométrie qui « n’est qu’un métier » et qui « est bonne pour faire l’essai, mais non l’emploi de notre force. » Le jour même où Brunetière prononçait, devant les élèves du lycée Lakanal, un discours où il faisait passer toute son inquiétude morale (31 juillet 189i), l’auteur des Contemporains, au lycée Charlemagne, en prononçait un autre sur la solidarité, discours très élevé, très grave, et qui dut surprendre beaucoup d’auditeurs. Il y commentait avec éloquence la belle parole d’Auguste Comte, si souvent citée par Brunetière, que « l’humanité est composée de plus de morts que de vivans ; » et il y combattait vigoureusement ce qu’il appelait « l’épicuréisme abstentionniste : »


C’est là, mes amis, une basse et mauvaise façon de prendre la vie... Combattons notre pente, qui est de nous dérober, de nous blottir dans une paix indifférente. Cherchons les occasions où beaucoup d’hommes assemblés sont animés à la fois d’une seule idée, et d’une idée salutaire pour tous... Hommes politiques,... vous ne promettrez que ce que vous pouvez tenir. Vous ne monnayerez pas votre influence : vous ne tirerez pas, avec âpreté, de votre mandat, tous les profits, petits ou grands, qu’il comporte... Toutes les époques sont des époques de transition, je le sais... Mais, tout de même, jamais moins qu’aujourd’hui on n’a été sûr de demain... Voilà, mes amis, des propos bien sévères. Je me hâte d’ajouter qu’ils sont à peine miens et que, les ayant tenus, je voudrais bien en faire tout le premier mon profit. Cet aveu leur enlèvera peut-être de leur solennité, les fera, après coup, plus modestes et plus familiers. Et puis, que voulez-vous ? c’est peut-être bien fini de rire, — sauf par-ci, par-là, et dans des fêtes innocentes et confiantes comme celle-ci.


Est-il bien surprenant que l’homme qui parlait ainsi soit devenu, quelques années plus tard, le Président de la Ligue de la Patrie française ?

Il s’était préparé à ce rôle en étudiant diverses questions d’intérêt général et social que les hasards de l’actualité proposaient à sa méditation. Il consignait dans une série d’articles qu’il intitulait, non plus Impressions cette fois, mais Opinions à répandre, les réflexions que lui suggéraient ses lectures et ses recherches nouvelles. Le livre, un instant célèbre, de Demolins sur la Supériorité des Anglo-Saxons (1897), avait remué en lui tout un monde d’idées, de préoccupations et de rêves qui, depuis longtemps sans doute, ne demandaient qu’à sortir et à s’exprimer. Une ambition sinon nouvelle, tout au moins renouvelée, s’imposait à sa pensée. « Il y a quelque chose à faire, écrivait-il, et chacun doit y penser. Après y avoir réfléchi, il m’a paru qu’un moyen discret, et bien à ma portée, d’agir sur l’opinion, — qui à son tour agirait sur les mœurs, — ce serait de présenter comme distinguées (car de les lui recommander comme vraies, cela ne servirait guère) certaines façons de sentir et de juger, qui impliquent le respect de l’énergie, l’estime de l’activité, de l’effort individuel, de l’esprit d’entreprise, de tout travail auquel un peu de risque et d’aventure ne fait pas peur. » Et il se tenait généreusement parole. Il prêchait le retour à la vie simple, utile et féconde, il prêchait « le bon déracinement, » à savoir la colonisation, il prêchait la lutte contre la dépopulation et l’alcoolisme, il prêchait le patriotisme et le culte de l’armée ; il dénonçait la superstition du fonctionnarisme, du baccalauréat, des professions dites libérales ; il osait déclarer qu’ » il faudrait honorer très sincèrement l’industrie, le commerce et l’agriculture (ne souriez pas, — ajoutait-il, — de cette phrase de concours régional), » et cet humaniste partait bravement en guerre contre l’enseignement classique, et contre le préjugé du latin, pour l’enseignement moderne ; en un mot, par tous les moyens en son pouvoir, il essayait de combattre ce qu’il appelait, — oh ! le vilain mot, et combien injuste ! et que je ne l’aime guère sous la plume d’un des nôtres, car l’étranger est toujours là, qui écoute aux portes ! — « la décadence française. » Il y avait d’ailleurs, dans toutes ces idées, parmi des exagérations inévitables, — ne parlons même pas de la générosité, — beaucoup d’ « esprit de finesse » et un très ferme bon sens. Et ces prédications n’ont pas été perdues : on en retrouverait la trace, aisément reconnaissable, dans certaines dispositions intellectuelles ou morales de la jeunesse contemporaine, et, comme chacun sait, jusque dans les « programmes de 1902..)

À cette simple campagne de presse allait en succéder une, non pas peut-être plus efficace dans ses résultats, mais plus active et moins strictement « académique. » L’homme d’action, chez M. Jules Lemaître, tendait à se compléter, à s’achever : la création de la Ligue de la Patrie française lui en fournit à la fois l’occasion et les moyens. Je n’ai pas à rappeler ici toutes les étapes de cette campagne « nationaliste, » les multiples conférences à Paris, à Orléans, à Grenoble, à Lyon, à Toulouse, à Nancy, à Marseille, à Rouen, à Lille, à Bordeaux, à Belfort, à Reims, à Nîmes, à Annecy, à Saint-Claude, à Lons-le-Saunier. Campagne qui ne fut pas toujours sans dangers pour l’orateur, car il semble bien que les « apaches de gouvernement » n’aient pas été, tant s’en faut, une vulgaire fiction « électorale, » et qu’il y eut, de la part du poète des Médaillons, plus qu’une élégante crânerie, une réelle bravoure à s’exposer à certaines rancunes et à certaines violences. M. Jules Lemaître dut éprouver là quelques-unes des émotions les plus rares de sa vie, et s’il écrit quelque jour ses Mémoires, la partie qui sera consacrée à ses « expériences politiques » n’en sera certainement pas la moins captivante.

Deux traits sont à noter dans cette campagne de discours et d’articles qui, pendant plus de trois ans 1899-1902), a agité ce pays, d’ordinaire si calme et si docile dans son existence civique. C’est d’abord une extrême violence de critique à l’égard du régime sous lequel nous vivons depuis quarante ans. Jusqu’alors M. Jules Lemaître, lorsqu’il exprimait son sentiment sur « nos abominables députés » ou sur « ce décevant suffrage universel, » le faisait avec une modération relative : on le sentait mécontent, attristé, plutôt qu’hostile. Maintenant, comme s’il s’était trop longtemps contenu, son indignation, sa verve satirique et critique ne connaissent plus guère de bornes. Il dénonce avec une inlassable âpreté tous les vices, apparens ou secrets, de l’institution politique telle qu’elle fonctionne chez nous sous la troisième République.


La curée des faveurs, — écrivait-il dès 1898, — doit être plus ardente quand le souverain a six cents têtes et, par conséquent, six cents bouches, généralement bien endentées, et plusieurs même faméliques ; quand chacune de ces six cents bouches a elle-même sa clientèle de gueules ; quand la plupart de ces six cents souverains sont les esclaves d’un Comité qui les a fuit élire pour qu’ils lui « rapportent « divisés d’ailleurs en partis qui se disputent beaucoup moins le pouvoir que les bénéfices du pouvoir. Le parti radical surtout a, pendant quinze ou vingt ans, regardé le budget et les places comme son butin, et cela, même quand il n’était pas nominativement aux affaires : tant il montrait d’impudence et tant il rencontrait des adversaires pusillanimes. C’est ce parti, je pense, qui a le plus contribué à l’abaissement du sens moral dans ce malheureux pays.


Hélas ! plût à Dieu que tout fût faux dans ce sombre tableau que M. Lemaître a depuis très souvent repris pour en assombrir encore les couleurs ! Mais n’avons-nous pas vu tout récemment encore, sous un « grand ministère, » la Chambre française user des plus misérables prétextes pour se dérober à la lutte contre l’un des plus graves fléaux qui désolent notre France, à savoir l’alcoolisme ? Et de tels faits ne sont-ils pas la condamnation d’un régime qui, non seulement les tolère, mais encore, mais surtout les engendre ? Ce qu’il faut dire, et ce que M. Jules Lemaître n’a pas assez dit, c’est que les autres pays, même les plus florissans, ont eux aussi leurs plaies intérieures, et c’est que, malgré les siennes, la France continue à vivre, à prospérer même, à développer tout au moins les meilleures de ses énergies vitales, et qu’on ne rechercherait ni son amitié, ni son alliance, si, comme on risque de nous le suggérer, — et de le suggérer aux étrangers, — elle agonisait depuis quarante ans. L’auteur des Opinions à répandre, à propos d’un livre soi-disant allemand. Au pays de la Revanche, a écrit un article, l’Utile ennemi[2], dont l’injuste et absolu pessimisme a dû faire trop de plaisir au delà du Rhin.

En second lieu, cette première campagne d’opposition a eu pour caractère essentiel d’être rigoureusement constitutionnelle. Ce que M. Jules Lemaître et ceux qui combattaient à ses côtés, de propos très délibéré, ont voulu modifier, ce n’est point la forme de nos institutions politiques, ce n’est pas le régime républicain lui-même, c’est le « personnel » qui le représente et qui l’applique ; ils ne visaient qu’à améliorer, non à détruire ; ils ne mettaient en discussion ni le fait accompli au 4 septembre 1870, ni « les principes de 89, » ni la Révolution ; dans la pratique, leur ambition n’allait qu’à obtenir en 1902 de « bonnes élections, » et donc des Chambres libérales et un gouvernement réparateur. « En attendant, ne rougissez jamais de la Révolution, » déclarait en propres termes l’auteur du Député Leveau Et pendant quelques années, il n’a jamais dit autre chose.

Et depuis ? Depuis, au grand scandale de quelques-uns de ses anciens amis et de ses plus fervens admirateurs, l’auteur des Rois, comme l’on sait, est devenu royaliste. A Paris et en province, il préside des banquets, des congrès, de grandes réunions publiques, des séances inaugurales ; il y porte des toasts, y prononce des allocutions ou de véritables discours ; il écrit dans un journal « ardent, violent contre le désordre et révolutionnaire par amour de l’ordre, » et, tout étonné, lui, l’homme de la sagesse aimable, modérée et souriante, de se trouver en compagnie si tumultueuse, il se demande si sa jolie prose n’y va pas « paraître un peu molle et un peu terne d’accent ; » dans ses discours et dans ses articles, il raconte à qui veut l’entendre l’histoire de sa conversion, et prêche avec énergie le nouvel Evangile politique, « le nationalisme intégral » et « la monarchie positive. » Ceux qu’il appelle « les plus pénétrans génies du siècle passé, » Maistre, Rivarol, Donald, Comte, Balzac, Le Play, Taine, Fustel, Renan, sont devenus ses maîtres ; à leur école, il a rappris l’histoire de France, et il les cite avec abondance. Il honnit la Révolution, maudit le suffrage universel, conspue la République parlementaire ; il prodigue ses encouragemens et ses vœux aux « Camelots du Roi » et aux « jeunes filles royalistes ; » il se défend de les « exhorter à la modération ; » il se fait l’apologiste et presque le garant de « Philippe VIII. » Il a « le sentiment d’être dans la vérité, dans la vérité humaine, dans la vérité de toujours. » En un mot, il a la foi, — j’entends la foi royaliste, — et il est « merveilleusement tranquille. » Et il a pris comme ex-libris une devise tirée du fameux distique de Gil Blas : Inveni portum... Il a trouvé le port, et « une grande sécurité morale. » L’heureux homme ! Et que j’envie sa tranquillité d’âme !

Mais il faut essayer de tout comprendre, même, — et surtout, — les idées que l’on partage le moins. Comment M. Jules Lemaître est-il arrivé à ces convictions bienfaisantes ? Son évolution politique est facile à reconstituer, car il nous en a, plus d’une fois, indiqué toutes les étapes. Il disait un jour à Bordeaux, en y fêtant « la Saint-Philippe : »


Aux réunions de l’Armée du Salut, il y a de bonnes gens, généralement d’anciens ivrognes, qui montent sur l’estrade pour confesser leur erreur et raconter leur conversion. Ces manifestations s’appellent des « témoignages. » Je ne suis pas, messieurs, un ancien ivrogne, sinon dans un sens extrêmement métaphorique et pour m’être grisé autrefois du mauvais vin des principes de la Révolution. Mais, ma foi, je monte sans vergogne sur les estrades, non par plaisir, mais pour raconter mes aberrations passées, et pour que mon exemple rende témoignage à la vérité.


Recueillons donc ce témoignage. Il a son prix, même symbolique. Car, on ne saurait se le dissimuler, ce « nouvel état d’esprit » est plus répandu qu’il ne semble, et non pas seulement dans les milieux soi-disant « réactionnaires » par tradition ; il est partagé par d’authentiques, par de « vieux républicains ; » la doctrine monarchiste par positivisme a fait d’abondantes recrues ces dernières années, notamment, symptôme qui devrait être inquiétant pour les hommes au pouvoir, parmi la jeunesse des écoles. Je doute, pour ma part, qu’elle ait l’avenir pour elle ; je crois que la République, en France, ne peut périr que par ses fautes, mais elle peut périr par ses fautes, et il ne nous faudrait pas beaucoup de ministères comme les deux derniers dont nous avons été gratifiés, et surtout comme le ministère Combes, pour amener, à brève échéance peut-être, un changement de régime. On connaît le mot célèbre de Duclos : « Ils en feront tant, disait-il des Encyclopédistes, qu’ils vont me faire aller à la messe. » Quel est le républicain libéral qui, à certaines heures d’une domination « abjecte, » — il faut rappeler cette épithète historique, — n’a pas dit en son cœur : « Ils en feront tant qu’ils vont me rendre royaliste ? » Quelques-uns ont accueilli, médité, approfondi cette boutade ; ils l’ont convertie en une doctrine. Et je crois bien que tel est le cas de M. Jules Lemaître.

Il faut le laisser parler lui-même :


J’ai été républicain longtemps, ardemment, presque religieusement. J’avais dix-sept ans au moment de la guerre ; je lisais en secret des pages des Châtimens, et je regardais le Deux Décembre comme le plus grand des crimes. Lorsque la République fut proclamée, ce fut pour moi, malgré l’horreur de la défaite commencée, comme une « épiphanie… » À l’École normale, sous l’athénien Bersot, je continuai de croire à la République… Plus tard, professeur en province, mes illusions persistèrent. Le « Seize mai » me remplit d’indignation, et j’eus la fièvre le jour de la réélection des 363. Et, cependant, je me repaissais de littérature romantique… Je rentrai à Paris… Je n’avais pas, personnellement, à me plaindre du régime… Mais déjà, en province, j’observais partout les monstrueux effets de la tyrannie républicaine. Toutefois, je ne fus pas boulangiste, et je m’en étonne encore. Mais c’est que j’avais eu l’occasion de voir de près le général. La République commençait à me guérir de la République. La vie m’avait déjà guéri du romantisme[3]


Puis vint l’« Allaire, » et la « Patrie française » qui, en devenant malgré lui une ligue électorale, « compléta son expérience. » Il vit « la réalité comme elle était, » c’est-à-dire « abominable ; » il connut « les coulisses du suffrage universel et la cuisine de la démocratie ; et comment le système électif, appliqué aux choses de la politique, devait aboutir mécaniquement au gouvernement des pires ; et que c’était cela la République, et qu’elle ne pouvait être que cela. » « Dégoûté, il chercha des remèdes ; » il rêvait encore d’ « une République meilleure, » et, en un mot, il pensait « qu’on peut améliorer la peste. » Un moment partisan du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle, il ne tarda pas à y voir des palliatifs trop insuffisans. Cependant, républicain obstiné, il continuait (1904) à écarter, en vertu d’objections de fait, la solution royaliste, et il se ralliait à la théorie plébiscitaire, préconisée par Paul Déroulède ; mais il « ne s’y entêta point, » car « il reconnut assez vite quel risque terrible ce serait. »


Ainsi, — nous déclare M. Jules Lemaître, — ainsi tombaient mes erreurs l’une après l’autre ; ainsi, j’arrivais, peu à peu, à concevoir toute la vérité. Un organe des intérêts généraux et nationaux, oui, cela est nécessaire : mais cet organe ne vaut que s’il dure. Il ne vaut que par l’hérédité. Un consul, cela est dangereux et précaire. Ce qu’il faut, c’est la coïncidence permanente de l’intérêt personnel du chef avec l’intérêt de la nation ; c’est la continuité du pouvoir central, qui permet les longs et patiens desseins et peut seule supporter de largos libertés, municipales, provinciales, corporatives. Bref, ce qu’il faut, c’est le Roi[4].


Que cette conception, dans les écrits de ses nouveaux théoriciens soit claire, harmonieuse, rationnelle, et même « scientifique, » — encore que la science nait rien à voir en pareille matière, — c’est ce que l’on accorde très volontiers. Je crois d’ailleurs que la conception contraire, la thèse républicaine et démocratique, si elle était adoptée, repensée et exposée par les mêmes esprits, aurait exactement les mêmes caractères. Ce n’est pas la clarté logique qui juge une théorie politique ; ce sont les réalités auxquelles on l’applique. Or, de ce point de vue tout positif et pratique, M. Le maître a fait jadis à la théorie royaliste des objections qui me semblent toujours très fortes, et auxquelles ni lui, ni ses amis ne nie paraissent avoir véritablement répondu. « Si la monarchie, écrivait-il, par exemple, en 190i, u eu celle force et cette bienfaisance ; si elle a été à ce point raisonnable, juste, naturelle, nécessaire ; si elle a en ce caractère d’être exactement adaptée aux exigences de la réalité, aux besoins et aux intérêts de la communauté française, comment expliquer qu’elle ait cessé de vivre, et qu’elle ait même été si rapidement et si aisément déracinée ? » Mais il n’y a qu’à jeter les yeux sur les études publiées ici même par M. de Ségur pour reconnaître que, si tout n’est point parfait, hélas ! dans notre démocratie contemporaine, tout ne l’était point non plus, sous l’ancien régime, — et pourtant avec un roi excellent. Qui nous garantira donc que les fautes commises dans le passé ne le seront plus dans l’avenir ?

J’ai eu tort de dire tout à l’heure que M. Lemaître n’avait pas encore répondu aux objections qu’il avait autrefois formulées lui-même. Il sait, et il dit qu’elles sont « très fortes, » et pour qu’il le dise, il faut bien qu’elles soient, — logiquement, — insurmontables. Mais il compte, pour les résoudre, pour ruiner « la montagne de préjugés qui s’oppose au rétablissement de la monarchie, » sur ce qu’il appelle « une heureuse intervention de la force, » ou, plus élégamment encore, « des événemens d’une utile brusquerie. » Si nous traduisons en termes concrets cette ingénieuse périphrase, nous dirons, à raisonner suivant les vraisemblances historiques, que « le retour du Roi » ne saurait être procuré que par une révolution plus sanglante peut-être encore que ne l’a été celle qui a dépossédé ses ancêtres, ou par une guerre malheureuse. Que M. Jules Lemaître me pardonne de croire ce qu’il croyait en 1904, que « cela ne paraît pas très proche et serait extrêmement hasardeux. » Et qu’il ne m’en veuille pas surtout, si, par un reste de « romantisme » sans doute, je me redis ici les vers si humains du poète qu’il a tant aimé :


Je ne puis, j’ai souci des présentes victimes :
Quel que soit le vainqueur, je plains les combattans,
Et je suis moins touché des songes magnanimes
Que des pleurs que je vois et des cris que j’entends.


II

« Le « bloc » nous fait des loisirs, puisque toute résistance particulière à sa tyrannie semble momentanément inutile. » Ainsi s’exprimait en 1904, avant sa conversion royaliste, l’auteur des Contemporains. Or, à quoi eût-il employé ces « loisirs, » sinon à écrire ? Pour un écrivain tel que lui, les Lettres, les bonnes Lettres étaient le vrai, l’unique refuge. A la grande surprise de quelques-uns, il ne revint pas à la critique. A la grande surprise de quelques autres qui pensaient qu’il allait utiliser littérairement ses expériences d’homme d’action, il sembla fuir les genres qui lui auraient rendu cette « utilisation » facile. M. Emile Faguet qui célébra triomphalement ce « retour aux lettres, » à l’occasion duquel il évoquait le souvenir de Racine, en fut quitte pour ses pronostics. « Je ne serais pas surpris, disait -il, que M. Lemaître se tînt moins, désormais, dans le domaine sentimental et dans l’analyse des ressorts légers et souples du cœur ; » et il le voyait écrivant surtout des pièces de psychologie politique et sociale : cela faisait « peu de doute » à ses yeux. Ni la Massière cependant, ni Bertrade, ni le délicieux Mariage de Télémaque ne ressortissent à ce genre, n’ont l’air d’avoir été écrits par le président et le porte-parole de la « Patrie française, » et j’ai pu parler de ces trois pièces ainsi que de toutes les autres du même auteur, comme si l’ « Affaire » n’avait pas eu lieu, et sans paraître violer la chronologie, — au moins morale. Pareillement, j’aurais pu, en même temps que des autres Contes, parler des deux volumes intitulés En marge des vieux livres : rien n’indique, — sauf la date de la publication, et exception faite peut-être pour un ou deux Contes, — qu’ils soient d’après la « Patrie française. » Et si j’ai attendu jusqu’à présent pour étudier M. Jules Lemaître conteur et romancier, c’est que, s’étant « diverti » toute sa vie à composer des Contes, il a dû exprimer ou insinuer là quelques idées, quelques sentimens qui, peut-être, n’avaient pas trouvé leur place ailleurs, et qu’à examiner d’ensemble toute cette partie de son œuvre, on peut prendre comme une sorte de vue perspective de son activité littéraire et se représenter avec une certaine précision sa forme d’imagination et son tour de sensibilité.

Il faut dire les choses comme on les pense. Je ne comprends pas pourquoi M. Jules Lemaître n’a écrit, — au moins jusqu’à présent, — qu’un seul roman en trente années de vie littéraire. Est-ce là un simple effet du hasard ? Ou bien, en composant les Rois (1893), a-t-il cru reconnaître qu’il n’avait pas la vocation ? Ou bien les œuvres d’assez longue haleine ont-elles fait un peu peur à sa nonchalance ? Ou bien, son unique roman n’ayant pas eu, ce me semble, un très grand succès, s’est-il découragé un peu vite ? Je ne sais, et je me demande si nous ne devons pas regretter cette désertion un peu bien rapide. Car enfin, le roman moderne est une forme d’art si souple, si ductile, si accueillante qu’on cherche en vain par où le talent de M. Jules Lemaître y serait réellement réfractaire. Il sait décrire, il sait faire dialoguer des personnages, il sait créer et « camper » des âmes vivantes, — son théâtre est là qui le prouve, — et j’ajoute à peine qu’il sait observer les mœurs et analyser les sentimens les plus complexes, pour ne pas abuser des truismes. Reste bien, je le sais, l’intrigue, la combinaison des événemens et des scènes, l’art du récit, et peut-être, sur cet article, la généreuse nature l’a-t-elle moins richement doué que sur les autres. « J’ai moins de peine, nous avoue-t-il quelque part, à exprimer des sentimens ou des idées qu’à inventer des faits. » Et ailleurs, dans un « billet du matin » qu’il n’a point recueilli, après avoir raconté à « sa cousine » une anecdote assez funèbre : « C’est tout. Je ne sais point conter et n’ai point d’imagination. Mais je livre ce sujet à M. de Maupassant : je suis sûr qu’il en tirerait quelque chose[5]. » Peut-être M. Lemaitre est-il trop modeste : il n’est point nécessaire d’avoir la verve inventive de Dumas père ou de « la vieille Lélia » pour être un bon romancier, et il y a tant de moyens de suppléer, en pareille matière, à certaines indigences natives ! D’ailleurs, il n’est pas vrai que l’auteur de Sérénus et de Myrrha ne sache point conter : si les longs développemens luxurians et parfois oiseux ne sont pas son fait, s’il abrège volontiers, ramasse et concentre au lieu d’amplifier, — de là peut-être son goût prononcé pour le conte et la nouvelle, — ce n’est point là, ce me semble, pauvreté d’imagination ; c’est simplement tendance naturelle et, après tout, louable, à la sobriété, à la concision : l’atticisme n’est sécheresse et stérilité qu’aux yeux d’un art assez vulgaire. En un mot, je soupçonne M. Jules Lemaître romancier de s’être jusqu’ici un peu trop défié de lui-même, de n’avoir pas osé jouer les parties décisives ; et par exemple, quand Eugène-Melchior de Vogüé ou même M. Bourget se sont mis à écrire des romans, il ne me paraît pas qu’ils eussent, — extérieurement du moins, — dans leur jeu des chances beaucoup plus sérieuses de réussite que M. Lemaître quand il a commencé les Rois.

Les Rois ne sont point un chef-d’œuvre ; mais c’est une œuvre fort intéressante et intelligente, et, à sa date, déjà très caractéristique des préoccupations qui, quelques années plus tard, vont pousser l’auteur des Opinions à répandre à quitter sa tour d’ivoire. Ce n’est point un roman royaliste, — oh ! non, — et même de fervens démocrates pourront en recommander la lecture à ceux qui risqueraient d’être « pervertis » par les Lettres à mon ami ou par les Discours royalistes. Il pourrait en effet avoir pour sous-titre : De l’incompatibilité de la fonction royale avec nos démocraties contemporaines, et, dans la mesure où une thèse de ce genre peut être démontrée au cours d’une œuvre romanesque, elle est fort bien établie dans les Rois. Peut-être même l’est-elle trop bien : car évidemment, la thèse dans l’esprit du romancier a préexisté à la conception du roman, a déterminé l’invention de l’intrigue et des personnages, et, en s’imposant trop impérieusement à l’auteur, l’a empêché de travailler, comme on aurait pu le souhaiter, avant tout sur le modèle vivant.

Il y aurait à cet égard une très instructive comparaison à esquisser entre les Rois en exil, de Daudet, et les Rois de M. Jules Lemaître. Je ne serais pas étonné que celui-ci eût voulu rivaliser à sa manière avec son illustre devancier. Les Rois en exil, « le plus distingué des romans d’Alphonse Daudet, » disait-il, semblent en effet l’avoir vivement frappé : « Cette fois encore, ajoutait-il, notre écrivain a eu la bonne fortune de rencontrer un sujet original, intact et bien contemporain[6]. » Or, quoi qu’on puisse penser par ailleurs du roman de Daudet, il est certain qu’il est plein de « choses vues, » de détails pris sur le vif, de figures vivantes. Je n’ai pas cette impression en lisant les Rois. Je ne dis pas que Wilhelmine, Otto, le roi Christian, même Frida et Hermann soient des personnages irréels et invraisemblables ; mais, en dépit des efforts de l’écrivain pour les concrétiser, si je puis dire, pour dessiner d’eux des portraits précis, pour les mêler à des incidens dramatiques, — et même mélodramatiques, — ils me semblent sortir des livres beaucoup plus que de la vie ; ils sont, ou du moins ils paraissent bien plutôt l’habile mise en œuvre d’une idée abstraite, d’une idée critique, que la copie fidèle, que la transposition artistique de caractères empruntés directement à la vie réelle. Ajoutez à cela que le « métier, » dans le roman de M. Jules Lemaître, ne laisse pas de trahir, — dirai-je quelque inexpérience ? — tout au moins une maîtrise un peu incertaine. Il est vrai que ces flottemens sont peut-être dus au fait que, en composant, son roman, l’écrivain songeait déjà sans aucun doute à la pièce qu’il en a tirée, et qu’il a été amené par la force des choses à confondre les procédés des deux « genres : » de telle sorte que, après avoir rapproché, apparemment avec quelque excès, le théâtre du roman, il s’est trouvé rapprocher le roman du théâtre. C’est ainsi que les expositions rétrospectives qui, d’ordinaire, dans le roman, se font sous forme de récit, se font ici, — comme au théâtre, où elles ne se peuvent faire autrement, — sous forme de dialogue. Et il faut avouer que cela donne à certaines parties de l’œuvre un air d’invraisemblance qui aurait pu fort aisément être évité.

Ces imperfections constatées, on est plus à l’aise pour reconnaître les rares qualités de cet unique roman : une agilité et une grâce de style à laquelle M. Lemaître nous a habitués, mais que nombre de romanciers contemporains ignorent, hélas ! profondément ; une ingéniosité et parfois une profondeur d’analyse psychologique qui ravira tous les « amateurs d’âmes ; » une merveilleuse abondance d’idées sur toute sorte de sujets et de questions contemporaines, littéraires aussi bien que sociales. Voici, par exemple, la plus forte réfutation que je connaisse de certaines théories esthétiques en faveur dans certains cénacles :


Sa crédulité aux formes nouvelles de poésie et d’art était faite d’ignorance, de nervosité un peu morbide, d’inquiétude toute spontanée. Les formes anciennes l’offensaient par trop de précision et parce qu’elles lui paraissaient impropres à exprimer tout ce qu’il sentait de caché dans les choses. Il surfaisait ce mystère, ne prenait pas garde qu’il est purement subjectif, personnel à chacun de nous, fugitif et changeant ; que la perception de ce merveilleux on-ne-sait-quoi correspond à un moment inférieur de la production artistique et qu’il s’évanouit forcément à l’heure de l’exécution, puisqu’il est l’indicible, mais que d’ailleurs il renaît, une fois la forme fixée, de cette forme même ; que c’est l’expression arrêtée et intelligible qui contient et qui nous suggère le plus d’ « au-delà, » et qu’enfin ce sont les œuvres d’art ou les poèmes les plus précis, quand ils sont vraiment beaux, qui redeviennent dans notre pensée les plus mystérieux, les plus fertiles en rêves...


Et que dites-vous de ces quelques lignes sur la contradiction intime qui est au fond du rêve socialiste ?


Ce rêve dont on les leurre, (les malheureux) est d’ailleurs tout matériel au fond et tout terrestre. Il s’agit de jouir de la terre, et d’en jouir le plus possible, moyennant un minimum d’effort et de travail pour chacun. Mais il s’agit aussi d’en jouir tous ensemble également et sans que le fort prenne la part du faible. Cela suppose une charité, une tempérance, un empire sur soi, des vertus enfin qui, jusqu’à présent, n’ont jamais eu de meilleur support que les croyances religieuses. Bref, l’accomplissement de ce rêve païen exigerait des vertus chrétiennes, des vertus dont l’essence est précisément de le répudier...


Et enfin, il y a dans les Rois un accent d’humanité, qui est très frappant, et qui mériterait de nous arrêter longuement, si nous ne retrouvions le même trait dans les quatre volumes de Contes, auxquels il nous faut en venir maintenant.


Qu’il a bien fait de ressusciter cette vieille forme du conte, du dialogue, du drame philosophique, si fort en honneur au siècle dernier, et comme cette forme convient à son esprit ! Nulle ne se prête mieux à l’expression complète et nuancée de nos idées sur la vie, sur le monde et l’histoire. Elle fait vivre les abstractions en les traduisant par une fable qui est de l’observation généralisée ou, si on veut, de la réalité réduite à l’essentiel, Elle permet de présenter une idée sous toutes ses faces, de la dépasser et de revenir en deçà, de la corriger à mesure qu’on la développe. Elle permet de s’abandonner librement à sa fantaisie, d’être artiste et poète en même temps que philosophe. Comme la fable choisie n’est point la représentation d’une réalité rigoureusement limitée dans le temps et dans l’espace, on y peut mettre tout ce que le souvenir et l’imagination suggèrent de pittoresque et d’intéressant. Il n’est point de forme littéraire par où nous puissions exprimer avec autant de finesse et de grâce ce que nous avons d’important à dire. Je me figure que le conte ou le drame philosophique serait le genre le plus usité dans cette cité idéale des esprits que M. Renan a quelquefois rêvée. Car les vers sont une musique un peu vaine et qui combine les sons selon des lois trop inflexibles ; le théâtre impose des conditions trop étroites, nécessaires et pourtant frivoles ; le roman traite de cas trop particuliers, enregistre trop de détails éphémères et négligeables, et où ne sauraient s’attacher que des intelligences enfantines. Au contraire, le conte ou le drame philosophique est le plus libre des genres, et ne vaut, d’autre part, qu’à la condition de ne rien exprimer d’insignifiant. C’est pour cela que M. Renan l’a adopté...


Je serais bien étonné qu’en écrivant cette page M. Jules Lemaître n’eût pas pensé à lui-même au moins autant qu’à Ernest Renan. En tout cas, on ne saurait mieux exprimer les raisons ingénieuses et vraies qui, parmi toutes les formes du conte, — car il s’est essayé dans plusieurs, — lui ont fait choisir de préférence celle qu’il a si heureusement définie.

Je viens de dire que M. Jules Lemaître s’est exercé dans plusieurs genres de contes. « Contes d’autrefois et d’aujourd’hui : » tel est, en effet, le sous-titre de son premier recueil, et tel pourrait être celui du second. Tous ces contes sont d’une extrême variété de sujets et d’inspiration : le conteur comme le dramaturge, en M. Lemaître, semble très préoccupé de ne point se répéter. Les « contes d’aujourd’hui » sont tantôt la mise en œuvre d’une « histoire » ou d’une anecdote plus ou moins vraie, tantôt le développement d’une donnée imaginaire ou même de pure fantaisie. A côté de contes qui relèvent du genre goguenard, et qui se ressentent peut-être du voisinage de Maupassant, les Trois manières de Garnoteau, les Deux Saints, simples pochades ou charges d’atelier sans doute, il en est d’autres, d’une observation un peu ironique encore, mais subtile, douloureuse et un peu cruelle : la Mère Sainte-Agathe, Pauvre Ame, Hermengarde, d’autres encore qui sont comme des « tranches de vie » découpées et présentées par un narrateur sobre, précis et sans illusion : l’Aînée, Une conscience, la Grosse caisse, Mélie, Mariage blanc. En nourrice ; et d’autres enfin, comme la Chapelle blanche, sorte de poème en prose d’une fantaisie âpre et lugubre. Histoires de pauvres vieilles filles assoiffées d’amour et de maternité, et que la vie piétine sans paraître s’en douter ; histoires de pauvres hères qui dissimulent sous l’automatisme de leur métier un fond de sensibilité meurtrie et résignée ; histoires de petites poitrinaires qui s’en vont au moment où leur rêve de tendresse vient de prendre corps ; histoires d’enfans martyrisés par des nourrices sinistrement inconscientes : voilà quelques-uns des sujets où se complaît l’imagination volontiers assombrie de M, Jules Lemaître : il aura fait sa partie dans le chœur pathétique des pessimistes contemporains.

Est-ce pour fuir les spectacles attristans et parfois tragiques que la réalité directement observée et loyalement peinte offre à nos méditations, est-ce pour échapper à l’étreinte obsédante et douloureuse de la vie réelle, pour créer, si j’ose dire, un alibi à ses rêves, que M. Lemaître s’est, de fort bonne heure, détourné du côté du conte historique ou philosophique ? Je ne sais ; mais j’aurais quelque tendance à le croire[7]. Et il a, dans ce genre, écrit des pages bien subtilement ingénieuses, presque profondes, et toujours charmantes : les Amoureux de la Princesse Mimi, Charité, Saint Jean et la Duchesse Anne, le Petit Racine. Avouerai-je qu’il en est d’autres, Myrrha, Sérénus, dont l’inspiration, d’ailleurs médiocrement originale, me désoblige un peu ? Non que je méconnaisse le charme quelque peu pervers qui s’en dégage. Mais Myrrha, l’histoire de cette « vierge et martyre, » qui est vaguement amoureuse de l’empereur Néron, me rappelle trop certains passages de l’Antéchrist dont la sensualité raffinée et malsaine est peut-être plus déplaisante que les franches impudeurs d’un Maupassant ou d’un Zola. Et quant à Sérénus, l’histoire ironique de ce martyr dilettante et incrédule qui meurt en païen, et dont les reliques font néanmoins de surprenans miracles, je ne m’étonne point qu’elle ait ravi M. Anatole Franco, mais j’ai peine à concevoir le malin plaisir que M. Jules Lemaitre a pu prendre à l’écrire. Je comprends fort bien, et j’admets, tout en le réprouvant, l’anticléricalisme ; j’aime mieux d’ailleurs celui de Lucrèce que celui de M. Homais. Mais cette plaisanterie de haut goût qui consiste à parler des choses de la religion sur un ton de sympathie émue et en même temps à les tourner en dérision ; cet air de supériorité dédaigneuse qu’on affecte à l’égard de croyances qui ont soutenu, qui soutiennent encore faut de nobles âmes, et que l’on bafoue, tout en paraissant les comprendre et presque les respecter, — oh ! que cet exercice me paraît peu digne d’une âme bien née ! Il fallait laisser tout ce « renanisme » d’emprunt à d’autres. Ce ne serait pas la peine de tenir une plume, si on l’employait à scandaliser les simples.

Il faut dire à l’éloge de M. Jules Lemaître qu’il ne s’est pas trop longtemps attardé dans cette voie dangereuse : son atticisme a dû l’avertir qu’il faisait fausse route. Et il a, — dirai-je inventé ? — un genre de contes assez nouveau où il a peu à peu trouvé l’emploi de tous ses dons de penseur, de lettré et d’artiste. C’est celui qu’il a lui-même baptisé En marge des vieux livres, et dont relèvent, avec ses deux derniers recueils, plusieurs récits antérieurs, Nausicaa, Briséis, Amitié, Lilith. On sait en quoi il consiste. Prendre dans un « vieux livre » consacré par l’admiration des siècles un épisode, une figure, un trait secondaires, mais suggestifs : travailler sur cette brève donnée fournie par le vieil écrivain ; la modifier ou la compléter suivant un dessein personnel ou au gré de l’imagination du conteur ; bref, développer et prolonger le rêve du vieux poète ; faire fructifier en quelque manière la semence qu’il a laissée tomber d’une main insouciante, et la lui rendre épanouie, parfois méconnaissable, mais telle pourtant qu’on puisse sans trop d’effort, grâce à un certain air de famille, la rapporter à sa véritable origine : tel est l’élégant problème que M. Jules Lemaître a très finement résolu. Et je sais bien ce que l’on peut dire d’une tentative de cette nature : à savoir qu’elle prête trop aisément au pastiche ; et je ne nierai même pas que le pastiche ne se glisse quelquefois dans les contes de l’auteur de la Vierge aux anges. Mais il y a pastiche et pastiche ; et ceux de M. Lemaître, quelque part de « badinage scolaire » qui s’y mêle, me rappellent un peu ceux de Racine dans ses tragédies inspirées de l’antiquité : les deux écrivains repensent leurs modèles ; ils en retrouvent le ton et le style, bien plutôt qu’ils ne les imitent ou ne les copient laborieusement.

Et ce mélange de style antique, d’invention et de pensée modernes est chose infiniment savoureuse. Je n’analyserai pas, de peur d’en faire évanouir le charme, ces contes écrits en marge des Evangiles ou du Ramayana, de l’Iliade ou de l’Odyssée, du Zend-Avesta ou de l’Enéide, de Pantagruel ou de Don Quichotte. — Au reste, devrait-on jamais analyser une œuvre littéraire, une œuvre d’imagination surtout ? N’est-ce pas substituer une froide, et souvent ennuyeuse, et parfois obscure abstraction à quelque chose d’essentiellement organique et de vivant ? Les vrais critiques caractérisent et définissent, ils suggèrent, ils évoquent, ils n’analysent pas. A plus forte raison quand il s’agit d’œuvres aussi subtilement complexes que les Contes de M. Jules Lemaître. Comment, par exemple, donner une idée, même lointaine, de cette ironie charmante le plus souvent, inquiétante quelquefois, qui circule et se joue à travers tous ces courts récits prestes et pimpans, et leur communique une tonalité particulière ? Ironie qui pourrait être aisément cruelle, — les adversaires de M. Lemaître en savent quelque chose, — mais qui, à l’ordinaire, sait être malicieuse sans méchanceté, enjouée sans être mordante, où se mêlent, à doses presque égales, une finesse un peu narquoise, une sorte de candeur très consciente d’elle-même, une verve amusée et souriante, une mélancolie faite d’expérience sans illusion et d’indulgence volontiers attendrie, une grande promptitude d’émotion, de fantaisie, de poésie même, et en même temps un invincible besoin de réalisme, de bon sens railleur et prudent, — flamme subtile, légère et dansante qui luit sur tout ce qu’a écrit l’auteur des Contemporains, mais plus librement peut-être encore sur les jolis contes qu’il a composés en marge des livres d’autrefois.

Un autre trait de ces contes, de tous les contes de M. Jules Lemaitre, — et même ne peut-on pas dire de presque toute son œuvre ? — c’est, je l’ai déjà fait pressentir, l’accent d’humanité qui s’en dégage. D’autres content pour le plaisir de conter, d’autres pour nous faire admirer la virtuosité de leur talent descriptif, ou de leur fantaisie poétique, d’autres pour déployer leur humour, d’autres enfin pour exercer leur verve satirique : M. Lemaître, lui, conte surtout pour moraliser, je veux dire pour exprimer, sous forme symbolique son expérience de la vie et les leçons qu’elle lui suggère. Cette expérience, — comme toute expérience, hélas ! — ne laisse pas d’être douloureuse :


Dans l’enchantement de la nuit bleue, la plaine, les rochers, les arbres, et jusqu’aux brins d’herbe semblaient immobiles de bonheur. On eût dit que tout sur la terre reposait délicieusement. Mais la vieille Séphora n’oubliait pas que, à cette heure même, la nature injuste continuait de faire des choses à délier toute réparation future ; elle n’oubliait pas que, à cette heure même, par le vaste monde, des malades qui n’étaient pas des méchans suaient d’angoisse dans leurs lits brûlans, des voyageurs étaient égorgés sur les routes, des hommes étaient torturés par d’autres hommes, des mères pleuraient sur leurs petits enfans morts, — et des bêtes souffraient inexprimablement sans savoir pourquoi...


À ces misères, on n’aperçoit guère que deux sortes de remèdes : ceux que prescrit l’orgueil stoïque et ceux que légitime l’espoir chrétien. Trop modeste et trop réaliste pour se guinder jusqu’au « froid silence » d’un Vigny ou d’un Epictète, trop simple « honnête homme, » trop faible peut-être aussi pour aller jusqu’à la croyance d’un François de Sales ou d’un Pascal, c’est pourtant la pratique des vertus chrétiennes que M. Jules Lemaître nous recommande ; c’est là à ses yeux l’unique moyen d’améliorer la triste condition humaine, d’y faire régner un peu de justice et de bonheur. L’humilité, la charité, la bonté, la pitié : il n’est presque aucun de ses contes qui ne nous suggère le respect et le culte de ces hautes vertus individuelles ou sociales. Et je sais bien qu’il n’en recherche pas le fondement mystique, qu’il humanise, eu y mêlant un reste de sagesse antique, tout ce christianisme, qu’il naturalise, si je puis dire, ce surnaturel. Mais la survivance, en un très libre esprit, du vieil idéal chrétien n’en est pas moins significative, ni moins curieuse à signaler.


III

Cette survivance, nous ne la retrouverons pas au même degré dans les dernières œuvres critiques de M. Jules Lemaître : je veux parler de ses livres, ou plutôt de sa suite de conférences sur Rousseau, sur Racine, sur Fénelon et sur Chateaubriand. Les circonstances, on le sait, ont rendu une chaire à l’auteur des Contemporains ; et, quels que soient les succès qu’il ait jadis remportés à Grenoble, à Besançon ou à Alger, je ne pense pas qu’ils aient été jamais aussi vifs que ceux que lui ont valus ses lectures publiques de la Société des Conférences. Tout Paris a fait, comme il convenait, fête au délicieux écrivain, au fin lettré, à l’admirable diseur.


Tout Paris pour Chimène eut les yeux de Rodrigue.


Et, s’il s’est trouvé quelques voix discordantes, elles se sont perdues dans l’universel concert des applaudissemens.

Un de mes amis, — un vrai, celui-là ! — esprit chagrin, fertile en boutades, et même en paradoxes, souvent excessif dans l’éloge comme dans le blâme, me tenait un jour ces propos au sujet des récentes conférences sur Chateaubriand. Je vous les livre dans toute leur vivacité originale : non pas que j’y souscrive le moins du monde ; mais si par hasard il s’y cache une « âme de vérité, » vous saurez bien la discerner :

« M. Lemaître. — me disait-il, — a une belle audace. Sur tous ces sujets dont la pleine maîtrise exigerait, pour chacun d’eux, quatre ou cinq années, au moins, de recherches et d’études, il a entrepris d’écrire, en cinq ou six ans. et parmi d’autres occupations, non pas quelques articles, mais des livres. Car mettons à part Racine, dont l’œuvre, la vie et la pensée peuvent être))lus aisément explorées, surtout pour un vieil humaniste comme l’exquis auteur des Impressions de théâtre, — vous savez combien j’aime ses feuilletons dramatiques ! Mais prenons par exemple Rousseau qu’il ne connaissait guère, de son propre aveu, avant de « se colleter » avec lui. Si vous ouvrez l’excellent Manuel bibliographique de la littérature française moderne de M. Gustave Lanson, vous constaterez que le chapitre consacré à Rousseau ne comprend pus moins de quatre cent trente numéros. Admettons, j’y consens, qu’il y ait là un peu de luxe, et quelques superfluités. Je n’exagérerai certainement pas en réduisant à deux cents le nombre de volumes ou d’articles qu’il y aurait lieu de lire, et quelques-uns d’assez près, pour bien posséder, dans ses parties essentielles, la « littérature » proprement dite du sujet. Et je ne compte pas, dans cette évaluation, la lecture et la méditation des œuvres mêmes de Rousseau. Je n’y fais pas entrer non plus ce que l’on pourrait appeler la littérature indirecte de la question. Car, pour parler avec une certaine précision de l’auteur de l’Emile, il faut bien connaître Voltaire. Montesquieu, Diderot, Buffon, d’Alembert, d’autres encore, bref, la littérature et l’histoire politiques et sociales de son temps ; il faut avoir étudié les divers salons où il a fréquenté ; il faut se représenter avec exactitude le milieu genevois et suisse dont il ne s’est jamais complètement dépris : calculez vous-même tout ce que cela suppose de volumes à dépouiller, et dites si je ne suis pas resté encore au-dessous de la vérité en évaluant à quatre ou cinq années de travail la durée nécessaire de cette enquête préalable. Et, bien entendu, nous n’exigeons pas du critique qu’il se livre à des recherches originales et érudites ; nous ne lui imposons pas l’étude des sources de son auteur, l’examen de ses manuscrits conservés à la Chambre des Députés, à Neuchâtel et à Genève ; nous n’attendons pas qu’il collationne des textes, exhume des documens inédits, recueille des variantes ; non, nous lui demandons simplement d’être au courant, et d’appuyer ses interprétations personnelles sur une connaissance suffisamment complète du sujet qu’il va reprendre après tant d’autres. Est-ce là être trop exigeant ? Il est vrai que cela seul est, par le temps qui court, une tâche assez rude. Mais on n’a pas le droit de s’y dérober. Et ce que je viens de dire de Rousseau, je pourrais le répéter, mutatis mutandis, de Fénelon comme de Chateaubriand. Je n’aurai pas le pédantisme de rechercher si M. Jules Lemaître a soumis sa fantaisie à pareille discipline.

« Et ce n’est pas le seul grief que j’ai contre lui ! Je suis orfèvre, je le sais bien : je veux dire que j’ai le malheur de n’être à aucun degré conférencier ou orateur ; mais j’ai beau faire aussi large que possible la part aux habitudes ou aux nécessités du genre : je ne puis m’empêcher de penser que M. Lemaître a fait à son auditoire des concessions peut-être excessives. Les « complications sentimentales » l’attirent, et il s’arrête avec une trop visible complaisance à certaines questions fort délicates, parfois même un peu scabreuses. Croyez-vous qu’il fût bien nécessaire, par exemple, d’insister, comme il l’a fait, sur les maladies de Rousseau et sur toutes ses souillures ? Je n’aime pas beaucoup non plus, quelque brillans ou ingénieux qu’ils soient, certains morceaux de bravoure qui semblent appeler les applaudissemens, et j’aime moins encore certaines plaisanteries, certains commentaires, certaines parenthèses ironiques, certains clignemens d’yeux malins, qui, trop manifestement, sollicitent le sourire. L’auteur des Contemporains a infiniment d’esprit, j’en conviens, et je ne suis pas assez béotien pour être insensible au pétillement de sa verve. Mais quoi ! n’abuse-t-il pas quelquefois de ses dons ? Et ne sont-ce pas des « effets » un peu bien faciles que ceux qui consistent à interrompre par des « Parbleu ! » des « Pourquoi ? « des « Dame ! » des « Vlan ! » des « Crois-tu ? » l’auteur que l’on cite ? Il est bon de sourire, et même de rire ; il est peut-être inutile de ricaner.

M Et enfin, j’en veux à M. Jules Lemaître. de n’avoir pas abordé les écrivains qu’il se proposait d’étudier avec le très libre esprit qu’il apportait autrefois à ses travaux littéraires. Lui qui jadis a tant reproché à Brunetière son dogmatisme, — et le dogmatisme de Brunetière n’a jamais été pourtant que littéraire, — il apporte maintenant dans la critique le plus fâcheux des dogmatismes, le dogmatisme politique. Il n’a plus rien à reprocher à Paul Albert ! Les préjugés, les partis pris de l’école à laquelle il appartient ne le quittent plus guère et limitent d’une manière souvent bien fâcheuse le champ de sa vision. Si Racine avait eu le malheur d’être républicain et démocrate, il n’aurait pas été étudié avec tant d’amour, et peut-être même n’aurait-il pas été étudié du tout. Fénelon lui-même a pâti d’être un peu le précurseur du siècle de l’Encyclopédie. Rousseau a été fort malmené en tant que père de toutes les erreurs modernes, et Chateaubriand, son héritier et son disciple, a bien durement expié d’être « le Sachem du romantisme. » Le romantisme, voilà l’ennemi, pour l’école qui se dit monarchiste par positivisme. En vain vous observerez qu’il est peut-être d’un « nationalisme » douteux de « tomber » le seul écrivain que la France du XIXe siècle puisse mettre en parallèle avec Gœthe. « Tarte à la crème, marquis, tarte à la crème I » Le romantisme, marquis, sus au romantisme ! M. Jules Lemaître a trop bien suivi le mot d’ordre. Ce délicieux « impressionniste, » ce lettré d’un flair si subtil, — emmetæ naris, — ce moraliste pénétrant n’est, j’en ai peur, à aucun degré, un historien... »

— Que de choses vous oubliez, mon cher ami, ai-je répondu, arrêtant là la diatribe de mon Alceste ! D’abord, quelle erreur est la vôtre de parler des « ricanemens » de M. Lemaître ! Il rit, il sourit volontiers ; il s’amuse quelquefois à jouer au gavroche ; il ne ricane, sachez-le, jamais. Et puis, ce n’est pas d’hier que nous savons qu’il n’est pas un romantique. Pour courir sus au romantisme, il n’avait nul besoin d’obéir à un mot d’ordre : il n’avait qu’à suivre sa pente natale, son instinct secret de Tourangeau, les directions de son éducation classique. Comme Sainte-Beuve, il s’est un moment mépris sur sa vraie nature ; comme Sainte-Beuve, il a eu sa période romantique, et de là lui vient sans doute son impressionnisme, son subjectivisme, si vous aimez mieux, son goût des confessions, son habitude des confidences personnelles. Mais comme Sainte-Beuve enfin, il est essentiellement l’homme des « coteaux modérés : » les grands éclats d’imagination ou de passion, les ardentes explosions de lyrisme ne sont point son fait ; « le bon sens libre et railleur, » — et volontiers narquois, — la finesse de pensée et la délicatesse de sentiment, voilà son vrai domaine. Il y a un mot de lui qui m’a toujours frappé : il félicite quelque part le Sévère de Corneille d’être « un doux philosophe pyrrhonien qui ne prend point la vie avec emphase. » Je n’examine pas si ce que l’on appelle emphase ne s’appellerait point parfois tout aussi bien, et peut-être mieux, éloquence et grandeur. Mais le mot ne vous paraît-il pas un de ces « mots déterminans » dont parle Pascal ? M. Jules Lemaître, — même dans sa carrière politique, — n’a jamais pris la vie avec emphase, et, — sauf de très rares exceptions, — il n’a jamais pardonné aux romantiques de ne lui avoir point donné cet exemple. de même, vous paraissez vous étonner et vous plaindre que l’auteur des Contemporains se soit montré si dur, — dur jusqu’à la violence et à l’injustice, et, en tout cas, beaucoup plus dur que Sainte-Beuve, — à l’égard de Chateaubriand. Mais cela aussi, ne pouvait-on pas le prévoir, et le craindre ? Lorsque, dans son œuvre antérieure, il lui arrive de faire allusion au poète des Martyrs, c’est presque toujours en termes désobligeans ou ironiques. Sainte-Beuve et Veuillot, et quelques autres, ont passé par là sans doute. Mais la vérité, — car on ne subit que les influences qu’on est comme prédestiné à subir, parce qu’elles vont dans le sens de notre propre nature, — la vérité, c’est qu’il n’y avait entre le grand écrivain et son biographe aucune affinité élective.

Et l’on a beau jeu aussi à reprocher à ce dernier son indifférence à l’égard de la critique dite « scientifique, » des enquêtes longuement et laborieusement poursuivies ! Évidemment, il n’est pas de ceux qui se piquent, suivant la belle formule de Taine, d’ « ajouter à son esprit tout ce qu’on peut puiser dans les autres esprits. » Mais quoi ! si impersonnelle qu’elle soit, qu’elle s’efforce d’être plutôt, la critique n’est-elle pas toujours personnelle par quelque côté, sous peine d’être parfaitement insignifiante ? Et, d’autre part, si personnel que soit un critique, peut-il s’empêcher d’envelopper quelque chose d’impersonnel dans ses jugemens, ou même dans ses simples « impressions ? » La longue querelle qui s’est engagée à cet égard entre Brunetière et M. Lemaître n’était-elle pas un peu vaine, et n’aurait-on pas pu renvoyer les deux adversaires dosa des en leur disant et en leur prouvant que l’un était plus personnel qu’il ne croyait être, et l’autre plus impersonnel qu’il ne voulait bien le dire ? Ce qui est sûr, c’est que, si l’érudition, l’information scrupuleuse et méthodique sont de grands instrumens de vérité, le talent littéraire et la vivacité de l’intuition artistique en sont d’autres, et de non moins précieux peut-être. L’idéal serait peut-être d’unir les deux méthodes et de concilier les deux esprits ; M. Jules Lemaître, en ces derniers temps surtout, ne l’a pas toujours fait, j’en conviens, et les partis))ris de ses doctrines nouvelles l’ont, plus d’une fois, empêché d’obéir à l’habituelle justesse et à la fine délicatesse de son goût. Mais parfois aussi, — l’antipathie peut être clairvoyante, — à la lumière de ses dernières croyances, il a entrevu plus d’une vérité neuve. Ce qu’il faut maintenir, c’est qu’en critique comme ailleurs, le temps ne fait rien à l’affaire ; c’est que l’intelligence et le talent ont leurs droits partout, et que leurs divinations vont souvent plus loin et plus avant que les lentes trouvailles du labeur myope et de la conscience la plus minutieuse. Et cela est sans doute un peu immoral, — car quelle est la paît du mérite personnel dans l’intelligence et le talent ? — mais, comme se plaît à dire M. Lemaître, « c’est ainsi. »

Et enfin, si peut-être, pour bien connaître et pour juger avec équité Rousseau, Fénelon et Chateaubriand, il y a lieu de lire avec quelques précautions les conférences qu’il leur a consacrées, ces conférences sont du plus haut intérêt pour qui veut bien connaître le conférencier.


Ce que l’on aime en vous, Madame, c’est vous-même.


La personnalité de l’auteur des Impressions de théâtre s’y complète et s’y achève. Au contact de la personne intellectuelle et morale de ces trois écrivains, la sienne, je n’ose dire se développe, mais en tout cas laisse percer au dehors et peut-être découvre certains traits insoupçonnés d’elle-même. A vivre dans un commerce prolongé avec de grands esprits qui ont remué beaucoup d’idées, il n’a pu s’empêcher de prendre parti intérieurement sur les questions qu’ils agitaient, et de le laisser voir. A ne considérer cette série de conférences que comme des « impressions » personnelles sur certains auteurs et sur certains problèmes, ces impressions doivent entrer en ligne de compte dans la définition que l’on donnera du talent et de la pensée du critique. Elles ne seront d’ailleurs pas inutiles non plus à l’historien qui voudra en faire librement son profit : car il est bien vrai que l’histoire est autre chose qu’une suite d’impressions ; mais, d’autre part, les impressions d’un esprit original et ingénieux peuvent servir, en plus d’un cas, à pénétrer plus profondément dans l’intelligence du passé...

En succédant à Brunetière dans la chaire improvisée où ce dernier avait inauguré son cours sur l’Encyclopédie, M. Jules Lemaître, qui se connaît assez bien lui-même, caractérisait avec beaucoup de bonheur sa manière propre en l’opposant à celle de son prédécesseur :


Une grande force bienfaisante, disait-il, nous a été enlevée avec lui. Je n’ai ni son érudition, ni sa vigueur d’esprit, ni son aptitude à concevoir et enchaîner les idées générales, ni son éloquence. Je ne le dis pas par convenance oratoire ; je le dis parce que cela est ; je ne puis vous apporter que ce que j’ai : un grand désir de comprendre et le goût de n garder dans l’intérieur des âmes... (Temps du 13 janvier 1907).


Oui, c’est bien cela ; ce sont bien là les dons qu’il déploie quand il ne se laisse pas entraîner par le besoin d’illustrer et de faire triompher certaines thèses ou certaines préoccupations un peu étrangères à son objet essentiel. Ces préoccupations d’ailleurs, avec la parfaite sincérité qui est l’un de ses plus grands charmes, le conférencier ne nous les laisse pas ignorer. « Lorsque, nous dira-t-il par exemple, lorsque je choisis pour sujet de ce cours Jean-Jacques Rousseau, ce ne fut point d’abord dans une pensée d’extrême bienveillance pour le citoyen de Genève. » Il se proposait « d’étudier surtout en lui le père de quelques-unes des plus fortes erreurs du XVIIIe et du XIXe siècle, » et il chercha donc tout d’abord dans ses lectures « des raisons de le condamner. » Il semblerait que le livre ainsi conçu et commencé dût être singulièrement partial et injuste ; et c’est bien ainsi qu’on l’a pris de divers côtés. Mais n’est-ce point là une interprétation hâtive et erronée ? Si j’avais, pour ma part, à parler longuement de Rousseau, ce serait beaucoup plutôt à la manière de M. Faguet dans son Dix-huitième siècle qu’à celle de M. Lemaître ; mais je ne puis voir, comme on l’a fait, dans le livre de ce dernier, un pur et simple pamphlet. Il a relevé sans indulgence, et même parfois avec un peu d’âpreté, les faiblesses, les contradictions, les sophismes de Jean-Jacques ; mais il a fait un réel, et souvent assez heureux effort pour le comprendre et pour lui rendre justice. Au total, il a, comme il convient, pour son héros plus de pitié que de colère, et, quand il ne nous l’avouerait pas, on sentirait, à le lire, qu’au cours de son étude, ses sentimens se sont modifiés dans le sens d’une équité moins stricte, plus généreuse, plus émue. Les dernières lignes de son livre nous rendent bien cet état d’esprit assez complexe, mais d’où la sympathie critique n’est point absente :


Mais on l’a aimé. Et beaucoup l’aiment encore ; les uns parce qu’il est un maître d’illusion et un apôtre de l’ absurde ; les autres, parce qu’il fut, entre les écrivains illustres, une créature de nerfs, de faiblesse, de passion, de péché, de douleur et de rêve. Et moi-même, après cette longue fréquentation dont j’ai tiré plus d’un plaisir, je veux le quitter sans haine pour sa personne, — avec la plus vive réprobation pour quelques-unes de ses plus notables idées, l’admiration la plus vraie pour son ait, qui fut si étrangement nouveau, la plus sincère pitié pour sa pauvre vie, — et une « horreur sacrée » (au sens latin) devant la grandeur et le mystère de son action sur les hommes.


C’est Rousseau qui a conduit M. Jules Lemaître à l’étude de Fénelon et de Chateaubriand ; c’est en étudiant le premier qu’il a pressenti que ces trois écrivains « formaient, malgré toutes leurs différences, comme une dynastie spirituelle, une dynastie de rêveurs, d’inquiets et d’inventeurs, » et il a voulu vérifier et préciser ce juste pressentiment. Est-ce parce que Fénelon était un sujet peut-être plus difficile, plus délicat et plus complexe, surtout pour un « profane » et un laïque ? Ou bien M. Lemaître s’est-il laissé intimider par le grand nom de Bossuet, et par le massif réquisitoire de feu Léon Crouslé contre l’archevêque de Cambrai ? Mais je ne sais si son Rousseau, somme toute, n’est pas de nature à donner plus de satisfaction aux « rousseauistes » que son Fénelon aux « féneloniens, » et peut-être même à certains « bossuétistes. » Je crains que le conférencier n’ait pris trop aisément son parti de la condamnation de Fénelon, et qu’il n’en ait pas assez bien vu toutes les conséquences historiques. « Il faut bien le reconnaître, écrit-il, le quiétisme, même ramené tant bien que mal à l’orthodoxie, n’est le plus souvent qu’un jeu sentimental pour âmes oisives et renchéries. » M. Jules Lemaître, qui connaît si bien son Renan, ne se rappelle-t-il pas quelques-uns des nombreux passages où l’auteur de la Vie de Jésus reproche au catholicisme de n’être, en matière morale, qu’un utilitarisme assez grossier ? « Elle fit le bien pour le bien, nous dit Renan de sa sœur Henriette, et non pour son salut Elle aima le beau et le vrai sans rien de ce calcul qui semble dire à Dieu : N’étaient ton enfer ou ton paradis, je ne t’aimerais pas, » Et l’on sait combien de fois des idées analogues se retrouvent sous sa plume. Eh bien ! je ne sais si Renan était « une âme oisive et renchérie ; » mais ce qui est sûr, c’est que, comme beaucoup d’autres philosophes du XVIIIe et du XIXe siècle, il était quiétiste ; et que, si Bossuet n’avait pas obtenu contre Fénelon une condamnation, qui fut d’ailleurs très douce et fort mitigée dans les termes, si l’orthodoxie n’avait pas paru repousser la doctrine du pur amour, — en fait, elle n’en a réprouvé que les excès, — un certain nombre des objections de la libre pensée des deux derniers siècles n’auraient même pas eu l’apparence d’une raison d’être. Et c’est peut-être ce qu’il n’aurait pas été mauvais de montrer dans un livre sur Fénelon.

Quant aux conférences sur Chateaubriand... Mais nous ne les avons pas encore sous leur forme définitive ; et j’attendra qu’elles soient recueillies en volume pour en parler avec quelque détail. Nous savons déjà que M. Lemaître n’a pas cru devoir faire bénéficier René de la haute et intelligente sympathie qu’il avait jadis si généreusement prodiguée à Lamartine. Le plus grave peut-être est qu’il voudrait nous persuader qu’il adore Chateaubriand. « Et si vous croyez que je ne l’aime pas tel qu’il est, ah ! combien vous vous trompez ! » Je souhaite que jamais aucun critique ne s’avise d’ « aimer » M. Jules Lemaître, comme il « aime, » lui, l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe.

Mais il sera beaucoup pardonné à M. Lemaître, — au moins parmi les fervens des Lettres, — pour avoir écrit un livre délicieux, — et si vraiment racinien ! — sur Jean Racine. Cette fois, entre le poète et son critique, il y avait cette sympathie secrète, cette complète harmonie préétablie, ces affinités intimes, qui sont peut-être la condition essentielle de tout chef-d’œuvre. Ses goûts personnels, son tour d’esprit, d’imagination et de style, et jusqu’à la nature et à la qualité de son âme, son éducation classique, sa carrière littéraire, et jusqu’à ses nouvelles doctrines politiques, tout prédestinait l’auteur des Médaillons et de l’Age difficile à parler admirablement de Racine ; et c’est ce qui eut lieu. On pouvait d’ailleurs le prévoir, — et c’est sans doute pour cela qu’on lui a « demandé » te livre, — car dans l’œuvre souvent exquise de M. Jules Lemaître, il n’y a rien de plus exquis que ses feuilletons sur le poète de Phèdre et son discours de 1890 sur Racine et Port-Royal, — feuilletons et discours auxquels il fera dans ses conférences le plus d’emprunts possible :


Cet asile de l’ascétisme janséniste fut le berceau du génie qui fit les plus belles peintures et les plus harmonieuses de ces passions de l’amour, de ces « mouvemens désordonnés » contre qui tant de saintes âmes luttèrent ici dans une anxieuse pénitence. Cette terre, nourrice de sainteté, fut aussi mère de beauté, et de la plus émouvante et de la plus séductrice de toutes.

Et enfin le plus doux paysage français, fleurs, ombrages, eaux légères, courbes du sol et ondulations caressantes, ciel tendre et souvent mélancolique, enveloppe ces souvenirs de religion et d’art qui sont entre les plus grands de notre tradition nationale. Ces feuillages sont « bien nés. » Ces arbres sont les petits-fils de ceux qui ont ombragé les deux têtes merveilleuses et chères où sont écloses les Pensées de Pascal et les tragédies de Racine. Et nous songeons que, lorsque le génie de la France aura accompli son œuvre, — dans longtemps, bien longtemps, — d’autres feuillages, descendans de ces arbres-ci, s’inclineront sur les fronts d’une humanité dont nous ne prévoyons pas les conditions d’existence, mais qui, si elle n’est pas retournée à la barbarie primitive, continuera d’être inquiète dans son esprit comme Pascal et troublée dans son cœur comme Racine. Et tout cela, religion, art, nature, s’accorde pour former en nous un mélange d’impressions si fortes que nous plions sous elles et que nous ne saurions les définir...


Quand on rencontre des pages comme celle-là, comment voulez-vous que l’on n’oublie pas toutes les objections qui vous viendraient à l’esprit en en lisant d’autres, et que la plume ne vous tombe pas des mains ? Or, il y a plus d’une page de cette valeur dans le livre sur Jean Racine. Les tendresses littéraire ? de M. Jules Lemaître lui ont toujours porté bonheur.


IV

A suivre, presque d’année en année et d’œuvre en œuvre, le développement et les applications diverses de ce talent si heureux et si souple, n’avons-nous pas risqué de perdre un peu de vue je n’ose dire sa philosophie, — M. Jules Lemaître nous eu voudrait de le transformer en « philosophe, » ou même en « penseur, » — tout au moins les idées générales les plus constantes que suggèrent ses écrits et auxquelles aboutit son expérience. Ces idées générales, il faut les recueillir et les résumer maintenant, quitte à paraître systématiser outre mesure l’un des esprits les plus libres, les moins dogmatiques qui furent jamais.

J’ai dit que fauteur des Contemporains n’est point un philosophe. Très positif, très ami de la réalité concrète, il est de ceux que l’aventure métaphysique ne tente guère, et que même l’angoisse métaphysique étreint si peu, qu’il fait presque profession de n’y pas croire. Quand elle se présente à sa pensée, il l’écarté vite, d’un geste, et d’un sourire : « Après cela, on ne vivrait pas si on songeait toujours à ces choses. » Il y a pourtant songé quelquefois. S’il n’a peut-être pas longuement pâli sur les livres des philosophes de profession, il me semble qu’il a des « clartés » fort suffisantes de Darwin et de Spencer, d’Auguste Comte et de Schopenhauer ; je doute, à dire vrai, qu’il ait poussé plus avant son enquête ; je ne trouve chez lui nulle trace de Nietzsche, des « philosophies nouvelles, » celle de M. Boutroux, celle de William James, celle de M. Bergson ; et je ne vois pas qu’il ait nulle part, comme le faisait récemment Loti, cité le nom de l’auteur de l’Évolution créatrice. Tout au fond, je crois bien qu’il a gardé quelque tendresse de cœur pour la philosophie qu’on lui enseignait dans sa jeunesse : elle ne lui paraît ni « superficielle, » ni « surannée ; » il déclare la Profession de foi du vicaire savoyard « le plus beau credo du spiritualisme qui ait été écrit, » et non seulement à ses yeux, « les argumens du spiritualisme valent bien ceux des métaphysiques qui passent pour plus distinguées, » mais encore il voit dans cette doctrine « une religion » parfaitement « capable d’agir sur la vie. »

Ceux qui, il y a un demi-siècle, vivaient encore de cette religion naturelle, étaient généralement fort sévères à l’égard, sinon du christianisme, tout au moins du catholicisme. Tel n’est pas précisément le cas de M. Jules Lemaître. Entièrement détaché du dogme, il a l’incrédulité parfois un peu railleuse, jamais agressive. Sous l’influence de Renan sans doute, mais aussi par bonté et « honnêteté » native, il a gardé pour la religion de son enfance une certaine affection tendre. Quoiqu’il ait été souvent bien dur pour ce que l’on appelait, il y a vingt ans, le « néo-christianisme, » « la piété sans la foi » est un des sentimens qu’il a le mieux connus et le plus spontanément exprimés. « Et notez bien, — disait-il, fictivement, à Veuillot, — notez bien que vous, je vous comprends, je vous aime, je vous pardonne tout. Et j’aime les saints, les prêtres, les religieuses, — non par une affectation de largeur d’esprit, ou par une espèce de niaise et suffisante coquetterie morale. J’aime réellement presque tout ce que vous défendez, et je le défendrais moi-même à l’occasion... » Je crois bien d’ailleurs que M. Lemaître s’en est tenu à ces excellens sentimens, qu’il n’a pas eu ce que j’appellerais volontiers la curiosité active des religions, et qu’il s’est, à très peu près, contenté de vivre sur « les six années de catéchisme de persévérance qui ont suivi sa première communion, et où il a entendu réfuter toutes les hérésies, sans compter les schismes. » Un peu de Bossuet, un peu de Pascal, — M. Lemaître cite souvent les Pensées, et j’en suis bien aise ! — un peu de Fénelon, voilà tout ce qui a dû compléter son éducation théologique. Je ne pense pas qu’il soit très exactement informé de la façon dont se pose le problème religieux dans la pensée et la conscience contemporaines. Il écrit, dans son Fénelon, que « les théologiens révoltés croient au surnaturel autant que les catholiques et demeurent aussi bizarres, aux yeux d’un esprit totalement détaché des dogmes, que les théologiens orthodoxes. » L’épithète est au moins... bizarre, et sonne étrangement son Voltaire : les croyances dogmatiques ne peuvent paraître « bizarres » qu’à ceux, fussent-ils détachés des dogmes, qui n’ont guère étudié les questions. « Quel pauvre être de volupté suis-je donc, moi, soupirait jadis M. Jules Lemaître, pour aimer à la fois, — et peut-être également, — Renan et Veuillot ! » A divers signes, je me demande si Renan, — le dernier Renan, celui qui revenait à Voltaire, — ne l’a pas, dans son cœur, emporté sur Veuillot. « Je n’ai jamais été croyant, déclarait-il tout récemment, mais plus j’avance, moins je le suis ; je crois même que je le suis chaque matin un peu moins... » Il serait peut-être fâcheux que tant d’esprit, de pénétration, de délicatesse morale aboutît, définitivement, à une conclusion de ce genre.

Ce serait même d’autant plus fâcheux que, à la bien prendre, la morale de M. Jules Lemaître, je l’ai déjà noté, si elle n’est pas fondée sur le dogme, a retenu, pour une très large part, les préoccupations et même les prescriptions essentielles de la morale chrétienne, — je ne dis point de la morale janséniste. Cela est visible dans toute son œuvre d’artiste et de critique, mais plus particulièrement peut-être dans ses feuilletons dramatiques, et notamment dans ceux qu’il a consacrés à Alexandre Dumas fils : rien n’est alors plus curieux, et plus instructif, que de voir les deux moralistes aux prises, opposer l’une à l’autre leurs conceptions de la vie et du devoir. Plus rigoriste souvent, en apparence, la morale de Dumas fils est, généralement, plus trouble, plus mêlée, moins sûre, moins délicate et moins élevée, moins humainement chrétienne que celle de M. Lemaître. Un sentiment très vif, parfois même assez âpre, de la faiblesse et de la misère humaines, du « péché originel, » comme dirait un théologien, mais adouci par une profonde et mélancolique pitié, le culte et la prédication discrète des deux vertus cardinales mises en honneur par le christianisme, l’humilité et la charité : voilà, si je ne me trompe, les principaux traits qui caractérisent les théories morales de l’auteur de Révoltée. Personne, — M. Doumic l’a fort bien dit, — n’a mieux exprimé l’état d’esprit de l’ « honnête homme » d’aujourd’hui resté chrétien presque malgré lui.


Le plus probable, — écrivait-il en un jour d’optimisme, — c’est que la condition humaine s’améliorera peu à peu par la bonté, mais par la bonté simplement humaine, et aussi par cette notion lentement répandue, que l’intérêt de chacun se confond ou tend à se confondre avec l’intérêt de tous, et que l’égoïsme est une duperie. Et le monde ira comme il pourra... L’humanité pourra s’accorder dans la résignation même à l’ignorance métaphysique, et dans le sentiment que votre solution, à vous (il s’adresse à Louis Veuillot) est impossible. Seulement, nous profiterons de vos indications : Nous serons moins dupes de la « Déclaration des droits de l’homme, » nous concevrons mieux que c’est sur les cœurs qu’il faut agir et que l’apparente justice géométrique des lois n’est rien si le désir de la justice et de la charité ne sont point en nous.

M. Jules Lemaître a été de moins en moins dupe de la Déclaration des droits de l’homme, et pour améliorer la condition humaine, tout au moins dans son propre pays, il a fini par compter sur autre chose que sur le naturel développement de la bonté et de l’agnosticisme. Son optimisme social et même politique a fait place à un pessimisme plus proche parent des conceptions de Hobbes que de celles de Rousseau. Peut-être a-t-il trop aisément cru que la charité et même la justice ont des fondemens purement rationnels : et peut-être, s’il avait résolument étudié à la lumière de l’idée religieuse les problèmes d’organisation sociale, peut-être se fût-il épargné, après des illusions trop grandes, des déceptions trop amères. En sociologie comme en morale, les qualités et même les vertus de l’ » honnête homme » ne suffisent pas toujours.

Mais elles suffisent en littérature, quand elles sont jointes au don du style, à soutenir et à inspirer une œuvre originale et variée. « Ce qui est sûr, déclarait M. Jules Lemaitre lui-même en commençant son cours sur Racine, c’est que je suis content de n’avoir plus à examiner et à juger les idées. Dans l’art pur et dans la connaissance des âmes et des mœurs, — qui fut une des occupations du XVIIe siècle, — on peut arriver à quelque chose de solide et de définitif : dans la philosophie ou la critique ou les sciences politiques et sociales, je ne sais pas. « Il me semble que l’ingénieux écrivain nous révèle ici sa vocation secrète et préférée, en même temps que les raisons de son culte croissant pour l’idéal classique. A la fin de son Rousseau, il nous confie qu’il a « adoré le romantisme, » et l’on voit qu’il s’en détache avec regret, qu’il le trouve encore « séduisant, » et il avoue qu’ » il eût été triste qu’il ne fût pas né. » Mais enfin, et quoiqu’il eût été fort ingrat d’être trop sévère à la « littérature personnelle, » il lui a dit adieu pourtant. En relisant Racine « pour la centième fois, » — il nous assure qu’il « n’exagère pas, » — il a pris plus fortement conscience que jamais de la vraie tradition française, et il a senti qu’il l’avait, d’instinct, presque toujours suivie. Revêtir d’une forme d’art élégante, sobre, discrètement harmonieuse, l’observation morale la plus lucide et la plus profonde, faire de l’art littéraire ainsi compris la parure de la vie sociale et le divertissement choisi des honnêtes gens : telle lui paraît être, et de plus en plus, la mission propre du génie français. Allez au fond des choses : parmi quelques incartades et de brillantes fantaisies de jeunesse, c’est bien à cet idéal que M. Jules Lemaitre, dans ses œuvres d’imagination comme dans sa critique, est demeuré toute sa vie fidèle ; c’est bien cette « doctrine littéraire » qui se dégageait déjà de ses premiers Contemporains, et qu’il hésitait à formuler ; et presque à son insu, c’est à ce constant point de vue qu’il s’est toujours placé pour juger des « ouvrages de l’esprit[8]. « Il y a, je crois, d’autres conceptions de la littérature : il n’y en a pas qui soit plus conforme à la destinée spirituelle de notre race ; il n’y en a pas non plus qui réponde mieux au tempérament intime, à l’heureuse et fine nature de l’auteur des Contemporains. Et à ce titre, ainsi qu’à beaucoup d’autres, il vient se placer comme de lui-même dans la glorieuse lignée de nos grands écrivains classiques.

Dans la plupart des grands « portraits littéraires » qui composent la galerie de ses Contemporains, M. Jules Lemaître avait jadis coutume, quand il avait analysé l’œuvre et la pensée, l’art et le talent de chacun de ses modèles, de résumer son « impression » personnelle en une formule abréviative et pittoresque, quelquefois piquante et cinglante comme une épigramme, le plus souvent frappante, juste et décisive comme une définition. Vous rappellerai-je quelques-uns de ces « résumés » où l’esprit de finesse se donne parfois si drôlement des airs d’esprit géométrique ? « C’est l’Arpin de l’athéisme, dira-t-il de l’auteur des Blasphèmes. — « Ces deux frères siamois de l’écriture artiste, »


C’est nous-mêmes, messieurs, sans nulle vanité,


pourraient dire les frères de Goncourt. — « L’œuvre candide, sévère et un peu fruste de ce Balzac du clergé catholique et des paysans primitifs[9] : » je ne pense pas qu’on puisse, en moins de mots, mieux caractériser Ferdinand Fabre. Et l’on peut croire aussi qu’il n’est « pas trop absurde de définir les Rougon-Macquart : une épopée pessimiste de l’animalité humaine. » Et je sais bien qu’il faudrait tout l’esprit de M. Jules Lemaître pour avoir le droit de le croquer et de le « ramasser » en une ligne. Mais, après un long commerce avec tous ses livres, je voudrais pouvoir dire que je vois en lui quelque chose comme un arrière-petit-fils de Montaigne qui se serait nourri de Racine et qui aurait beaucoup écrit dans les journaux…

Car il a beaucoup écrit dans les journaux, et si l’on doutait que ce fût pour son bien, il faudrait entendre sa protestation personnelle :


Le journalisme est un très bon exercice, quand on a le tempérament lissez robuste pour y résister et quand on garde l’ambition et qu’on se réserve le temps d’élaborer des œuvres plus réfléchies. Il développe et achève de former ceux qu’il n’abrutit pas. Il gâche le style de ceux qui n’en ont point et en fait un je ne sais quoi qui n’a plus de nom : mais ceux qui sont nés avec le don d’écrire, il fortifie leur style, l’assouplit, le simplifie, le dépouille. Il ne leur laisse pas le loisir d’écrire avec affectation. Il les condamne à être clairs. Il les sauve de la solitude prétentieuse, de l’infatuation et des rêves obscurs des cénacles. Il les tient en contact avec la réalité (humble, éphémère, négligeable, il n’importe) ; il les contraint à la précision et à la netteté, au moins superficielle et apparente (et c’est bien déjà quelque chose), par la nature des sujets qu’il les oblige à traiter, et par la nécessité d’être compris d’un public très nombreux, médiocrement lettré et fort peu attentif... Il ne faut pas être journaliste toute sa vie ; cela conduit les mieux doués à une certaine banalité intellectuelle, à l’affaissement qui accompagne l’incontinence, parfois au gâtisme et à la petite voiture ; mais rien de plus salutaire que de l’avoir été pendant quelques années. C’est un excellent régime, qui vous désembrume et vous désembarbouille... (Revue Bleue du 24 novembre 1888).


Je ne crois pas que le clair esprit de ce fin Tourangeau eût grand besoin d’être « désembrume ; » mais il y a du vrai, beaucoup de vrai dans ses propos.

Et s’il y a dans l’histoire morale de véritables familles d’esprits, je ne me repens pas d’avoir rapproché de Montaigne l’auteur des Impressions de théâtre. A travers quelques différences qui tiennent à la diversité des temps, et que je ne songe pas à méconnaître, — pas plus que je ne méconnais les distances qui les séparent, et dont nous sommes d’ailleurs mauvais juges, — que de secrets rapports, que d’affinités électives entre ces deux hommes ! Si quelqu’un parmi nous a hérité de la langue de Montaigne, langue admirable de souplesse et d’imprévu, de verdeur et de grâce, langue perpétuellement inventée, toute en saillies et en images, langue singulièrement riche, allante et drue, et, comme le dit Pascal, « toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie, » n’est-ce pas M. Jules Lemaître, et en essayant de caractériser la forme verbale du vieil écrivain, n’avons-nous pas défini celle de notre contemporain ? Et à qui le premier aurait-il transmis son bon sens goguenard, sa promptitude de raillerie et d’ironie, sa finesse narquoise, sa mélancolie souriante, son tour d’esprit positif et fort peu mystique, son instinct conservateur et sa ferveur de patriotisme, son « honnêteté » enfin, sa curiosité nonchalante des idées, des faits et des mœurs, sa subtilité psychologique, et, pour tout dire, son âme de moraliste, sinon à l’homme qui, après Sainte-Beuve, était le mieux fait pour continuer son œuvre et prolonger sa pensée parmi nous ? Nos Essais à nous, hommes du XXe siècle, c’est, n’en doutons pas, dans les livres de M. Lemaître que nous les lisons.

Mais l’esprit de Montaigne s’est affiné, épuré en se mettant à l’école de Racine. Il y avait encore chez l’auteur des Essais un reste de pédantisme et un certain manque d’art qui ne se retrouvent plus chez son lointain héritier. Je crois bien qu’il faut, pour une large part, rapporter ce progrès à l’heureuse influence de la discipline classique. A lire tant de fois Racine, M. Jules Lemaître a appris le goût, et il a conçu l’idée et le désir de « réalisations » artistiques qu’un Montaigne, tout naturellement, ou n’avait pas entrevues, ou s’était interdites. Né critique et moraliste, mais artiste aussi, il ne s’est pas contenté de monnayer sa pensée et son expérience en essais et en chroniques ; il en a fait des vers, des contes, un roman, et surtout des pièces de théâtre. Racine se serait reconnu à cette souplesse presque féminine ; il eût applaudi au Pardon et à l’Age difficile ; il eût admiré cette prose sœur de la sienne, sœur aussi de sa propre poésie. Car je n’ai pas assez dit combien la prose de M. Jules Lemaître, — celle surtout de ses œuvres d’imagination, — était racinienne de sobre élégance, de claire justesse, de grâce ailée, de hardiesse inaperçue. « Il rase la prose, mais avec des ailes, » nous dit M. Lemaître du style de Racine. Je dirais volontiers, de son style à lui, qu’il côtoie toujours la poésie, et que les ailes, les fines ailes du poète des Médaillons ne le quittent jamais. Style « unique » aujourd’hui, quand on y songe, comme l’était en son temps celui de Racine. Ce style où se sont comme donné rendez-vous les grâces subtiles des plus beaux parlers de France, ce « français si naturellement pur » a un charme tendre auquel on ne résiste pas. D’autres écrivains, de nos jours, ont parlé certes, ou parlent encore une langue admirable. D’autres sont plus poètes, et d’autres sont plus artistes ; d’autres ont été plus éloquens, et d’autres des dialecticiens plus musclés et plus pressans. Mais si, entre tous les styles qui ont cours aujourd’hui, on me permettait de choisir, je n’hésiterais guère : je n’ignore pas de quelles ressources je me priverais en déclinant l’honneur d’écrire comme tel ou tel : je croirais pourtant avoir reçu la meilleure part, si quelque fée bienfaisante m’accordait la grâce d’écrire comme M. Jules Lemaître.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Ce livre d’un prétendu docteur Rommel était d’un Français qui croyait faire œuvre patriotique en jouant à ce jeu dangereux.
  3. Lettres à mon ami, 1909 (Comment Je suis devenu royaliste), p. 10-12. Nouvelle librairie nationale, 1910. — La même librairie a publié un intéressant volume de Pages choisies de M. Jules Lemaitre.
  4. Discours royalistes, 1908-1911. Nouvelle librairie nationale, passim, et p. 25 — Cf. Lettres à mon ami, et Théories et Impressions, passim.
  5. Temps du 30 avril 1889. — « La description n’est pas mon fort... » Myrrha, p. 308.
  6. Revue Bleue, 7 avril 1880 non recueilli en volume.
  7. « ... Le charme mystérieux du passé... Charme puissant sur les âmes désabusées et lasses. C’est là qu’on trouve le repos... » (En marge des vieux livres, 2e série, p.14-15).)
  8. Dans l’un de ses tout premiers articles à la Revue Bleue (non recueilli en volume), sur le Mouvement poétique en France, il disait déjà : « L’esprit de la race française, si naturellement apte à l’étude de la réalité et à la connaissance de l’homme, éclate enfin librement dans la poésie où il a été si souvent contrarié par des modes, des partis pris, des influences étrangères... Bref, on revient à l’honnête axiome de ce digne Boileau : Rien n’est beau que le vrai... » (Revue Bleue du 9 août 1879, p. 126-127).
  9. Je m’en voudrais, dans ce savoureux article, sur Ferdinand Fabre, de ne pas relever encore ce mot délicieux : « Ainsi, pas une phrase qui ne sente en plein l’église, pas une qui ne porte la soutane » (p. 310).