Esquisses contemporaines - Jules Lemaître/01

Esquisses contemporaines - Jules Lemaître
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 590-631).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

M. JULES LEMAITRE


I
LA PREMIÈRE INCARNATION


Ma source, humble et jolie,
A tout, mélancolie.
Caprice, éclat, beauté,
Grâce et bonté.

(Le Ru. Les Médaillons, éd. originale, p. 95.)


Une verve endiablée, très surveillée peut-être, mais étourdissante ; un style exquis, ailé, tout pétri d’esprit de finesse, et qui sauve, par son air de parfait naturel, par la grâce souveraine dont il ne se départ jamais, ses plus vives familiarités, et jusqu’à ses pires audaces ; une pensée très ferme sous ses dehors de souple nonchalance, mais incroyablement « subtile, engageante et hardie, » « ondoyante et diverse » comme la vie elle-même, et capable de prendre tous les tons, de se prêter à toutes les formes de l’art ; un tour d’esprit si français qu’il semble qu’on ne puisse le goûter pleinement que chez nous ; un charme singulier, fait d’ingénuité et d’ironie, d’irrévérence et de modestie, de clairvoyance et de fantaisie, d’indulgence et de malice, d’émotion et de drôlerie, de gaminerie même : voilà quelques-uns des dons qui, dès l’avènement de M. Jules Lemaître à la vie littéraire, ont surpris, scandalisé quelquefois, mais surtout enchanté, séduit, ensorcelé ses contemporains... Vous vous rappelez ce que Saint-Simon disait de Fénelon : « Une physionomie telle que je n’en ai pas vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaîté... Ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces... Il fallait faire effort pour cesser de le regarder. »


I

Le 10 janvier 188S, il paraissait, dans la Revue Bleue, un article intitulé : Professeurs au Collège de France : M. Ernest Renan. Ah ! le joli, l’étincelant, le fringant et piaffant article, et comme l’on comprend encore, en le relisant aujourd’hui, qu’il ait fait alors le tour de Paris, et qu’il ait, du jour au lendemain, rendu son auteur célèbre ! « Avec une insolence de page, une logique fuyante de femme et de jolies pichenettes à l’adresse » de son héros, — c’est M. Lemaître qui parle ainsi, — avec une candeur plus malicieuse encore qu’ingénue, avec un mélange bien savoureux de franchise et de rouerie, avec une verve çà et là un peu caricaturale, mais pleine d’imprévu et de vie jaillissante, le jeune écrivain nous traçait un portrait en pied de Renan ; il le surprenait dans l’amusant déshabillé de son cours du Collège de France ; il essayait de saisir, sur ce large visage épanoui qu’il nous a si drôlement décrit, le secret de son imperturbable gaîté ; chemin faisant, et sans avoir l’air d’y toucher, il disait au maître ironiste plus d’une vérité un peu dure. Et il y avait dans tout cela tant d’esprit, et tant de talent, un style si alerte et si pimpant, et, sous la grâce du sourire, un si lumineux bon sens, une intelligence si déliée, si fine et si ouverte, bref, une originalité si vive et si charmante, que ce fut un émerveillement. On ne disait pas : « Avez-vous lu Baruch ? » mais : « Avez-vous lu Jules Lemaître ? »

Et comme il n’y a que le succès qui réussisse, le nouveau venu n’allait pas tarder à recevoir la consécration suprême. L’auteur de la Vie de Jésus s’était senti touché plus fortement qu’il ne le voulut bien dire. Lui, si dédaigneux d’ordinaire à l’égard de la littérature contemporaine, il crut devoir répondre. Ce fut quelques mois après, dans un discours prononcé à Quimper : « Un critique, disait-il, me soutenait dernièrement que ma philosophie m’obligeait à être toujours éploré. Il me reprochait comme une hypocrisie ma bonne humeur, dont il ne voyait pas les vraies causes. Eh bien ! je vais vous les dire... Je suis gai, parce que je suis sûr d’avoir fait en ma vie une bonne action, j’en suis sûr. Je ne demanderais pour récompense que de recommencer. » Renan, on le sait, n’était point modeste ; il avait, — qui sait ? il affectait peut-être, — une sécurité dans l’incroyance où il entrait, avec beaucoup d’orgueil, une réelle naïveté, et peut-être aussi une certaine pauvreté de vie intérieure. Mais il avait été piqué au vif. Pour ses débuts, M. Lemaître avait eu la gloire de troubler la sérénité d’Allah.

J’ai tort de dire : pour ses débuts. On croit généralement que l’article sur Renan a été le coup d’essai de M. Jules Lemaître, et l’on étonnerait bien des gens si on leur disait que l’auteur de ces pages mémorables avait déjà derrière lui une dizaine d’années d’ « écriture. » Ne parlons pas de ses premiers articles dans le XIXe Siècle d’Edmond About. Mais depuis plus de cinq ans il collaborait à la Revue Bleue, et il y avait déjà publié une vingtaine d’articles, dont il n’a pas recueilli la moitié en volume. Mieux encore, il avait soutenu et publié ses thèses. Et enfin, et surtout, il avait signé de son nom deux recueils de vers qui ne sont point négligeables. Mais habent sua fata... On écrit durant de longues années des articles, des livres qui en valent bien d’autres, et qui, on ne sait trop pourquoi, passent inaperçus. Puis, un beau jour, quelques pages, auxquelles on n’attache pas soi-même grande importance, frappent l’attention du public : il vous découvre, il vous adopte, il vous baptise : vous n’existez pour lui que du jour où il vous a rencontré chez son libraire ; en vain vous lui faites observer en souriant que voilà longtemps déjà que vous travaillez pour lui plaire ; il ne vous entend pas, il refuse de vous croire, et si, par hasard, il découvre dans votre passé quelques productions qui sont de son goût, il les postdate sans vergogne ; il veut que vous n’ayez eu du talent que de la minute exacte où il vous en a reconnu. Laissez-le dire et laissez-le faire : c’est lui au fond, n’en doutez point, qui a raison.

D’où venait-il donc, et quel était-il, ce nouveau venu qui osait ainsi railler le maître de l’heure, et qui poussait l’audace jusqu’à déployer infiniment d’esprit à ses dépens ? Chose assez curieuse, ce « provincial fraîchement débarqué de sa province, » qui priait les Parisiens d’excuser son « ignorance » et sa « naïveté, » n’était pas sans ressembler à Renan par son tour d’esprit et par plusieurs traits de sa destinée. « Je ne suis pas un homme de lettres, disait ce dernier, je suis un homme du peuple ; je suis l’aboutissant de longues files obscures de paysans et de marins. » Remplacez : marins par terriens, et soyez sûrs que M. Jules Lemaître s’approprierait volontiers ces lignes. « Je suis du peuple, » nous dira-t-il lui-même un jour. Il faut, pour être complet, s’empresser d’ajouter qu’il est un rural. Né en 1853 à Vennecy, dans un village du Loiret, par toutes ses hérédités lointaines il appartient à cette race aimable et sensée, patiente et un peu narquoise, ennemie des folles équipées et des imaginations aventureuses, fermement attachée au coin du sol qui l’a vue naître, et qui parle d’instinct un si joli français.


Les bonnes gens de chez nous
Ont peu de science,
Mais de l’esprit presque tous
Et de la vaillance.
Ici plus d’un travailleur,
Vrai Gaulois, garde en sa fleur
Le bon sens libre et railleur
De la vieille France.


Il y a, n’en doutez pas, en Jules Lemaître, un fond de vigneron tourangeau ; et c’est pour cela, j’imagine, qu’il s’est, à tout prendre, montré plus indulgent à Rousseau qu’à Chateaubriand ; les morts, une fois de plus, ont parlé. Aussi, comme il l’aime, sa « petite patrie, » condition et fondement de la grande ! Avec quelle joie il y retourne chaque année, pour « de longs séjours ! » Comme il s’y retrouve bien chez lui ! Comme il s’y purifie, s’y repose et s’y « apaise ! » Comme il est heureux d’avoir « un village à soi, » de se sentir « presque invulnérable derrière ses peupliers ! » « Le peu que j’ai de sagesse, de douceur d’âme et de modération, je le dois à ceci, qu’avant d’être un homme de lettres (hélas !) qui exerce son métier à Paris, je suis un paysan qui a son clocher, sa maison et sa prairie. » Observez-le, une autre fois, lisant Loti, « serré contre la terre maternelle : » et voyez-vous le geste instinctif du « terrien » qui a peu de goût pour l’exotisme, et qui s’attache d’autant plus étroitement à la terre natale, comme pour y chercher abri et refuge ?


La campagne de chez nous
A le charme intime.
Point de paysages fous,
Point d’horreur sublime :
Mais des prés moelleux aux pieds ;
Petits bois, petits sentiers,
Et des rangs de peupliers
Dont tremble la cime.


La nostalgie de cet aimable paysage le poursuivra partout. Si par hasard il va vivre quelque temps « en Alger, » « sous le blanc soleil qui rend fou, » il rêvera invinciblement d’une nature plus douce et plus humaine, celle précisément sur laquelle se sont ouverts ses regards d’enfant :


Oh ! sous la lumière sereine,
Oh ! dans les demi-jours soyeux,
Le vert tendre de la Touraine,
Doux et rafraîchissant aux yeux !…


Personne, — non pas même Ronsard et Du Bellay, — n’a célébré, disons mieux : n’a chanté en termes plus émus la grâce un peu molle de cette nature, — terra molle e lieta e dilettosa, disait le Tasse, — l’azur clément de son ciel, et jusqu’aux caprices de son fleuve. Mais pourquoi redire fort mal ce qu’il a, lui-même, admirablement dit, — dans une prose rythmée qui est parfois l’écho de sa propre poésie ?


La nature a chez nous l’ondoiement et la grâce, quelque chose qui rit, qui flotte et se renouvelle. Elle caresse et n’éblouit pas. Elle a des coins intimes qui engagent, qui accueillent et qu’on dirait intelligens. Bénis soient les coteaux modérés, les saules, les peupliers et les ruisseaux de la Touraine ! La Cybèle orientale est dure, fixe, métallique, insensible et semble avoir moins de conscience que celle de chez nous[1]


Nous tenons là, n’en doutons pas, l’une des origines, et la plus profonde, du « nationalisme » de M. Jules Lemaître, et la source même de son talent.

Il ne lui a pas nui non plus d’être « du peuple. » Avez-vous remarqué ? Les originalités les plus vives, les plus spontanées, en littérature comme peut-être ailleurs, se rencontrent assurément quelquefois parmi les classes moyennes, mais elles se recrutent plus généralement dans l’aristocratie ou dans le peuple. Chez ce dernier surtout, l’individualité, quand elle existe, peut se développer plus librement qu’au sein d’une autre classe ; elle n’est pas opprimée par le poids, souvent si lourd, des traditions, ou plutôt des conventions sociales. Ajoutez que le peuple transmet à ses enfans un sang plus riche et plus neuf, un cerveau moins usé par le travail de la pensée, une sensibilité moins émoussée par le spectacle réfléchi du monde, bref, une âme plus vierge, plus capable d’impressions inédites, d’expressions fortes et franches. Fils d’un de ces instituteurs d’autrefois qui ne se donnaient point pour mission de prêter main-forte au pharmacien Homais, d’enseigner l’antipatriotisme à leurs élèves, de les « déraciner, » de les déchristianiser au nom de l’idéal laïque et de la science moderne, M. Jules Lemaître a hérité de tout ce qu’il y a de bon dans le vrai peuple de France ; il n’a pas connu, il n’a pas eu à répudier la basse envie plébéienne, le prurit égalitaire, l’ardeur niveleuse, l’aigreur orgueilleuse et vindicative et les sophismes démagogiques qui, depuis Rousseau, forment si souvent le fond de la « mentalité » populaire. Mais, en revanche, il a vu de très près les silencieuses, les stoïques vertus des humbles.


Oh ! la sainte économie de nos mères, leurs prodiges de ménagères industrieuses, et l’étroitesse sévère du foyer domestique ! C’est cette parcimonie même qui donnait tant de ragoût aux moindres semblans de vie plus aisée, aux petites douceurs exceptionnelles, aux crêpes du carnaval, aux cadeaux modestes du premier de l’an, aux deux sous des jours d’ « assemblées ! » Et cette parcimonie avait sa noblesse... Car cette vie n’était si étroitement ordonnée que pour permettre au fils, à l’héritier, de connaître un jour une forme supérieure et plus élégante de la vie... Et plus tard, sans doute, les enfans venus à Paris, et ayant pris d’autres habitudes, peuvent sourire de cette mesquinerie campagnarde ; mais c’est à elle pourtant, c’est à leur enfance à la fois indigente et tendrement choyée qu’ils doivent leur persistante fraîcheur d’impression et cette sensibilité qui les a faits artistes et écrivains.


Tant pis pour vous si vous n’êtes pas émus par cette page !

L’enfant promettait. A dix ans, on l’envoya à Orléans, au petit séminaire de Sainte-Croix, pour y commencer ses études, qu’il termina au petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs, à Paris. Nouvelle ressemblance avec l’auteur de la Vie de Jésus : M. Jules Lemaître a été élevé par des prêtres. Est-il vrai qu’il les ait parfois un peu inquiétés, ces prêtres qui lui ont révélé Veuillot, et qu’ils lui aient prédit la destinée d’un nouveau Renan ? Je ne sais, et il est possible. Mais il est plus sûr encore que cette éducation « cléricale » l’a marqué de son « empreinte : » elle lui a, tout au moins, donné le goût, l’heureux goût de la casuistique et de l’analyse morale ; et s’il est vrai, comme l’a dit bien profondément Joubert, que « les cérémonies du catholicisme plient à la politesse, » ce qu’il y a d’avenant, d’aimable et de délicatement insinuant dans la manière de l’auteur des Contemporains ne lui viendrait-il pas, en partie, de ses années de collège ? Allons plus loin : rappelons-nous que le souple et ironique écrivain qui a fait jouer l’Aînée n’a jamais été tendre pour les protestans, « nos frères sans grâce, » comme il les a qualifiés un jour, et, d’autre part, que le voltairianisme n’a jamais été son fait. Je crois sentir à chaque instant chez M. Jules Lemaître, et parmi même ses fantaisies les plus audacieuses, un tour d’esprit et d’imagination catholiques, un fond persistant de sensibilité chrétienne. « C’est dans une école ecclésiastique, — a-t-il écrit d’Anatole France, — qu’il a passé son enfance, ce qui est, je crois, un grand avantage, car souvent les exercices de piété y font l’âme plus douce et plus tendre ; la pureté a plus de chance de s’y conserver, au moins un temps, et (sauf le cas de quelques fous ou de quelques mauvais cœurs), quand plus tard la foi vous quitte, on demeure capable de la comprendre et de l’aimer chez les autres, on est plus équitable et plus intelligent. » « Dans le fond de votre cœur, aujourd’hui encore, il subsiste une sorte de cité de Dieu, que vous n’habitez plus, mais où vous ne souffrez pas qu’on pénètre le sourire aux lèvres. » Ainsi parlait le fin Gréard, un jour de réception académique. Cette cité de Dieu, est-il bien sûr que l’enfant qui, un jour de Fête-Dieu, « beau, frisé comme un mouton, représentait le petit saint Jean-Baptiste et conduisait devant le dais un petit mouton vivant, » est-il bien sûr qu’il ne l’ait plus jamais habitée ?

À cette discipline intérieure, la vie allait en surajouter une autre : celle de l’Université. Contrairement à ce qui eut lieu pour Renan, le passage de l’une à l’autre semble s’être fait très naturellement, sans crise et sans rupture. Au modeste instituteur de Tavers, l’Ecole normale, le professorat, devaient paraître le terme lointain, idéal de « l’ascension » qu’il rêvait pour son fils. Celui-ci se laissa faire apparemment sans difficulté : si parfois, aux heures de rêverie solitaire, la vocation d’écrivain était venue peut-être solliciter son ambition naissante, il devait se dire, comme tant d’autres avant et après lui, que l’Université lui offrirait les moyens de tout concilier, et qu’en tout cas elle ne le détournerait pas de sa voie véritable. Le raisonnement, s’il a été fait, dénote un bon sens singulièrement avisé. La culture universitaire, — telle qu’elle se donnait alors, — n’a point porté de plus heureux fruits que ceux qu’elle a fait pousser sur ce terrain, d’ailleurs exceptionnellement riche et bien préparé. A l’adolescent curieux et fin qui venait lui demander surtout une direction spirituelle, elle ouvrit l’esprit en tous sens ; surtout, elle fit de lui, dans toutes les acceptions du mot, un humaniste accompli. Dans tout ce qu’il écrira depuis, on sentira l’homme qui est nourri jusqu’aux moelles de toute la tradition classique et qui, même dans ses plus luxuriantes fantaisies, et ses infidélités apparentes, jamais au fond ne l’oubliera. En même temps, il s’initiait, tant bien que mal, à la vie contemporaine : il dévorait Victor Hugo, il lisait Feuillet, qu’il adorait ; avec « toute la jeunesse étudiante » d’alors, « il se trouva républicain et se déclara ennemi juré de l’Empire. » Lui aussi, enfin, « à quinze ans, il copiait avec émotion et il admirait fort » les vers généreux et puérils de ce bon jeune homme qui s’appelait Jacques Richard.

A tous ces Brutus de collège la vie réelle allait ménager un terrible réveil. Le témoignage de M. Lemaitre ici est précieux à recueillir, et il a une valeur personnelle à la fois et symbolique de premier ordre : « Je n’ai point, a-t-il écrit, sur la guerre de 1870 des souvenirs « saisissans, » mais sombres et mornes. J’avais dix-sept ans : il y a eu de petits combats tout près de mon village, qui a été occupé pendant plusieurs mois ; j’ai aidé à soigner les blessés et les malades dans une petite ambulance. Voilà tout. Mais je crois que d’avoir vu cette guerre, ou de ne l’avoir pas vue, cela met (en général) une grande différence entre deux Français. » Et ailleurs, parlant de sa propre génération :


Ces jeunes gens sont venus à un mauvais moment. Alors qu’ils sortaient de l’enfance et qu’ils entraient dans la vie, ils ont assisté à une épouvantable aventure. Les uns ont eu le cauchemar du siège de Paris et de la Commune ; les autres, en province, ont vu passer la Déroute sur les grands chemins, ont étouffé pendant des mois sous l’occupation allemande, ont remué la pourriture et l’horreur des ambulances. Tous ont éprouvé la désillusion la plus cruelle et l’humiliation la plus atroce. Chez beaucoup, l’impression a été si forte qu’elle leur a laissé au cœur une amertume foncière et les a pour longtemps rendus incapables des gaîtés abondantes, régulières et saines de leurs aînés. (Revue Bleue du 13 juin 1885.)


On a pu, à tort ou à raison, reprocher à M. Lemaître de s’être joué de bien des choses respectables : dans son scepticisme, apparent ou réel, il n’a jamais enveloppé l’idée de patrie. La France a toujours été pour lui la grande vaincue, la douloureuse mutilée de 1870, et il l’a aimée d’une tendresse d’autant plus inquiète, ombrageuse et jalouse qu’à l’âge des ferveurs généreuses, il avait de plus près assisté à son agonie sanglante.

La paix revenue, les études reprirent leur cours. Le rêve paternel fut peu à peu réalisé ; en 1875, nous retrouvons M. Lemaître professeur de rhétorique au lycée du Havre. Professeur un peu fantaisiste, à ce que conte la légende, ou l’histoire. Fabriqua-t-il beaucoup de bacheliers ? Je l’ignore. Je présume que la littérature contemporaine qui l’intéressait déjà passionnément, — c’est alors qu’il fit la connaissance de Flaubert, — faisait quelquefois un peu tort aux textes latins ou grecs, et peut-être même aux classiques français. Il paraît que dans cette rhétorique on délaissait souvent Tacite pour Labiche, et il faut citer, car il est bien de lui, ce mot si piquant du jeune maître à un élève qui lui confiait triomphalement sa préférence pour La Fontaine : « Sans doute ; mais quelle singulière idée d’écrire des fables ! » Lui, le jeune maître, il n’écrivait pas de fables, mais il faisait des vers ; et s’il ne songeait pas encore à quitter l’Université, comment n’eût-il pas rêvé déjà, ainsi que le Petit Chose, d’ » écrire dans les journaux ? » Quand on a cette envie-là, et qu’on a du talent, il est rare qu’on tarde beaucoup à la satisfaire. Le 5 juillet 1879, la Revue Bleue, sous cette nouvelle signature, publiait un court, mais joli article sur Bersot, et peu après, une étude assez étendue sur le Mouvement poétique contemporain en France, et deux grands articles sur Gustave Flaubert. La vocation s’était déclarée : le grand écrivain était « embarqué. »

Je voudrais bien le ressaisir, tel qu’il était alors, à la veille de son premier recueil de vers et de ses premiers articles, dans la fine complexité de son talent naissant et de sa nature morale. Il avait vingt-six ans. Il avait traversé déjà ou entrevu bien des milieux, s’était prêté à tous, ne s’était donné à aucun. Il avait été normalien, — car « on n’est point parfait, » — et il s’était senti si libre dans la vieille maison de la rue d’Ulm, qu’il osa écrire un jour de « l’esprit normalien » qu’« il n’y en a pas ; » il s’y était affiné, développé, non déformé. « Leur demi-réclusion, a-t-il écrit, songeant évidemment à lui-même, leur demi-réclusion fait aux normaliens un œil plus aiguisé, un esprit plus prompt à observer et plus pressé de faire son butin d’expériences. » Ses expériences à lui, — quoique ses vers nous en fassent pressentir quelques autres, — me paraissent avoir été surtout d’ordre intellectuel. Il a beaucoup lu, sans grande méthode peut-être, au gré de sa fantaisie, en dilettante, ce semble, beaucoup plus qu’en professionnel. Il connaît les anciens assurément, et son fonds de culture classique est aussi solide que varié, mais ce sont surtout les modernes, et les modernes français, qui l’ont attiré. Et il a, comme tout le monde, subi assez fortement quelques influences. Il a dû passer, comme presque tous les jeunes gens, par une période de fougueux romantisme. « J’ai adoré Corneille, nous avoue-t-il, et j’ai, peu s’en faut, méprisé Racine… Les transports où me jetaient les vers de Musset, voilà que je ne les retrouve plus. J’ai vécu les oreilles et les yeux pleins de la sonnerie et de la féerie de Victor Hugo… » Ces « transports, » ces « adorations » sont maintenant passés. Le goût inné des « coteaux modérés » l’a emporté sur celui des « monstres divins, » le culte d’un art plus subtil, plus raffiné, plus conscient sur l’admiration pour la « spontanéité grossière » des génies abondans et tumultueux : Sully Prudhomme a remplacé Victor Hugo. Taine, « ce frère abstrait de Hugo, » comme l’a si bien appelé E.-M. de Vogué, a été plus admiré que profondément goûté et adopté. « J’admire beaucoup Taine, écrivait un jour M. Lemaître, mais je ne démêle pas bien quelle influence il a pu exercer sur moi. Évidemment, j’ai senti, bien davantage, celle de Sainte-Beuve, de Renan et peut-être d’Anatole France. » Retenons ce précieux aveu. La sensibilité morbide de Joseph Delorme, sa curiosité, sa subtilité pénétrante, sa souple intelligence critique, et tout ce qui, dans l’art et la pensée de Renan, a enchanté deux ou trois générations de lecteurs : voilà, en vertu d’une secrète harmonie préétablie, les deux principales influences qu’a subies l’auteur des Contemporains, voilà les deux vrais maîtres de son esprit. Et c’est peut-être en lisant le poète de la Vie de Jésus, « le plus cher de ses maîtres intellectuels, » que le poète des Médaillons a senti s’évaporer, non sans regrets peut-être, non sans de furtifs retours nostalgiques, cette foi chrétienne qui fut celle de son cher Veuillot, et dont il n’a jamais, pour sa part, méconnu le charme profond et la haute vertu moralisatrice.


II


Un poète inédit, dont nul ne sait les rimes,
Souffre en mon cœur étroit, médite sous mon front.
J’ai des songes, parfois, qui me semblent sublimes,
Et des chagrins obscurs qui me semblent sans fond...

Ma langue balbutie, inégale à mes rêves,.
Et jamais leur beauté n’aura fleuri qu’en moi.
Mon objet est trop haut pour mes forces trop brèves,
Et le souffle me manque, et peut-être la foi...

Donc, je veux oublier cet intime poète
Si vague et si caché que seul, hélas ! j’y crois ;
Et, ce labeur usant ma souffrance inquiète,
Je lime des sonnets ingénieux et froids.


« Ingénieux, » oui, certes ; mais « froids, » oh ! que non pas ! « Froids » a été mis ici pour la rime ; et M. Jules Lemaître a eu ce jour-là la rime trop modeste, et même impropre. S’il y a quelque jeu dans ses vers, il n’y a pas que cela. En plus d’un endroit, il me semble bien y percevoir l’écho assez direct d’une émotion sincère ou d’une réelle souffrance : je souhaiterais, par exemple, pour le poète, que tout fût pure imagination dans la suite de pièces qui sont intitulées Une méprise. Et assurément, quand il chante « le Ru » ou « le petit vin de chez nous, » quand il nous décrit avec orgueil


La Loire lente, honneur du vieux pays gaulois ;


quand, « perdu dans la splendeur hostile » de l’Orient africain, il aspire de toutes les forces de son âme à la « douce terre natale, »


A son sourire humain et de larmes voilé,


la chaleur même de son accent nous avertit que l’auteur s’est oublié pour laisser parler l’homme.

M. Jules Lemaître serait, j’en suis sûr, le premier à se moquer de moi, si je m’avisais de le célébrer ici comme un grand poète ; — et il faut redouter les railleries de M. Lemaître. Un grand poète ne se serait point contenté de publier deux minces recueils de vers entre vingt-cinq et trente ans. J’avouerai même, si l’on y tient, qu’une histoire sommaire de la poésie française au XIXe siècle peut, à la rigueur, négliger son œuvre sans commettre un trop flagrant déni de justice. L’originalité poétique de l’auteur des Médaillons et des Petites Orientales est réelle ; elle n’est pourtant pas assez éclatante pour s’imposer de haute lutte à la critique ; elle est peut-être, aussi, mêlée à trop d’imitations ou de réminiscences, — le poète l’avoue lui-même quelque part, — pour le placer franchement au premier rang, fût-ce des poetæ minores. Il suffit, pour s’en convaincre, au sortir de la lecture de ces deux petits volumes, de relire Sainte-Beuve ou Baudelaire, Heredia ou Coppée, Verlaine ou Angellier : on sentira toute la distance, ou la différence. Et puis, qui sait ? Si, comme je le crois, la vraie poésie est un je ne sais quoi, plus facile à sentir qu’à définir, et qui, sans être à proprement parler de la musique, tend vers la musique comme à sa limite extrême, peut-être y a-t-il trop peu de ce je ne sais quoi dans les vers de M. Jules Lemaître pour qu’on puisse, avec sûreté, le classer dans la phalange sacrée.

Et cependant, comme il serait fâcheux, pour lui et pour nous, que M. Lemaître n’eût point écrit de vers ! D’abord, qu’il y ait en lui une âme de vrai poète, c’est ce que je ne m’attarderai pas à démontrer longuement. En second lieu, que ce « poète inédit » ait souvent trouvé des « rimes » assez adéquates à son rêve, c’est ce qu’on a dû plus d’une fois noter au passage. Il y a de jolis vers dans ces deux recueils, et plus d’une pièce que guetteront les anthologies de l’avenir. Et puis, ce critique qui « adore les vers » a dû éprouver tant de plaisir à en faire pour son propre compte ! « Sachez-le, s’écriait-il un jour, rien au monde n’est plus amusant que d’enchaîner des rimes, et ceux qui se livrent à cet exercice ont déjà reçu leur récompense. Rien n’égale la joie pure et pleine que donne la conscience ou l’illusion d’avoir fait de beaux vers. » Ajoutons qu’on ne saurait rêver pour un futur écrivain en prose de plus fécond apprentissage : les prosateurs les plus originaux sont peut-être ceux qui ont commencé par être poètes. Que si cet écrivain en prose est un critique, bien loin que sa vocation première lui soit inutile, elle lui assure au contraire une supériorité marquée sur ses congénères. Ceux-là seuls, j’en suis convaincu, peuvent bien parler des poètes qui ont été poètes eux-mêmes, et c’est pour cela sans doute que les critiques des poètes sont si rares. L’exemple de Sainte-Beuve et celui de M. Lemaître ne sont assurément point pour me démentir.

Et enfin, c’est vraiment une bonne fortune pour la critique que d’avoir affaire à un écrivain ayant dans son œuvre quelques volumes de vers. C’est là, n’en doutez pas, qu’il s’est, — consciemment ou inconsciemment, peu importe, — le plus intimement trahi, le plus complètement livré. Si « impressionniste » qu’on la conçoive, la critique est la critique, quelque chose de nécessairement un peu impersonnel. Si je lis de vous un article sur Corneille, c’est pour apprendre quelque chose sur Corneille, et non sur vous-même, et je suis en droit de vous en vouloir si vous abusez du nom de Bossuet pour me conter vos petites aventures individuelles. Au contraire, les vers ont été inventés, — la tradition le veut ainsi, et peut-être la nature des choses, — pour dire, ou tout au moins pour laisser entendre mille détails plus ou moins intimes qu’on n’oserait peut-être pas exprimer, ou tout ou moins publier en prose. A supposer d’ailleurs que le poète se vante, ou veuille nous dérouter quelquefois, et qu’à prendre au pied de la lettre ses transpositions de la réalité vécue, on risque surtout de faire preuve d’une rare naïveté, ce qui est sûr, c’est qu’il ne peut s’empêcher, par la qualité de ses rêves, par l’accent et le rythme de ses confidences, même fictives, de nous révéler le tour de son imagination, la nature et l’espèce, et le fond même de sa sensibilité. Et c’est cela seul qui importe. Et c’est pourquoi la critique doit attacher une particulière importance aux vers de M. Bourget, à ceux de M. France, — et à ceux de M. Jules Lemaître.

Il y a beaucoup d’espiègleries dans ces vers, — surtout si l’on se reporte aux éditions originales, — et il n’est point douteux que le poète ne se soit beaucoup amusé en écrivant la « chanson » de Nini-Voyou, la Ballade des Questions, le Sucre, ou encore telle Étude de rhume, ou tel Rondeau fort suggestif. Si, en réimprimant ses vers en 1896, il a supprimé quelques-unes de ces gamineries, il en a aussi ajouté quelques autres, et voici, par exemple, dans une pièce intitulée Double Ballade des poètes vivans en l’an 1878, une strophe qui, en 1880, n’était pas encore née :


J’en oublie, hélas ! on le sent.
Manuel des Essarts réclame...
Ils sont peut-être un demi-cent
Que tous je dilige et rédame.
La Muse, que nul ne diffame,
Allume en eux tel prurigo
Que jadis Hélène à Pergame...
Gloire au Père, à Victor Hugo !


Et une note nous avertit que « Manuel des Essarts » est une « crase pour Eugène Manuel et Emmanuel des Essarts. » Ronsard et Du Bellay devaient s’amuser ainsi au collège de Coqueret ! Mais, tout à côté de ces doctes plaisanteries, il y a des vers d’un tout autre ton. Lisez Phthisica, Obsession, Sagesse, le Don Juan intime, Spleen, toute la série intitulée Une méprise :


<poem>Au fond de ta prunelle noire Si douce pour moi, quand tu veux. Chère âme, j’ai lu ton histoire, Ton enfance grave et sans jeux.

Le couvent et la solitude D’un cœur qui n’ose se livrer. Et la sombre et chère habitude De rêver seule et de pleurer,

L’angoisse de sentir sa plainte Expirer dans l’isolement. L’angoisse d’être aimée et la crainte D’aimer trop douloureusement...

O ma chère désespérée, Ma belle aux rêves anxieux, Je t’ai tout de suite adorée Pour la tristesse de tes yeux.


C’est là du Sully Prudhomme, direz-vous. Et, en effet, l’influence de l’auteur des Vaines tendresses est manifeste dans ces deux recueils, dont plusieurs parties et la pièce finale lui sont dédiées. Mais cette influence même n’est-elle pas bien significative ? C’est surtout en poésie que s’applique le proverbe : Qui se ressemble s’assemble. Le poète des Médaillons et des Petites Orientales est un « gamin tendre. »

Et il s’est si bien mis tout entier dans ses vers, que, pour peu que nous y prêtions quelque attention, nous pouvons retrouver, à travers ces deux petits volumes, en germe sans doute, mais parfois plus qu’en germe, toute une partie de son œuvre ultérieure. La Ballade des poètes vivans en l’an 1878, c’est l’un des premiers articles de la Revue Bleue sur le Mouvement poétique contemporain ; Phthisica, — il nous l’a confié, — c’est le Mariage blanc ; Severa, c’est l’Aînée. Les sonnets sur les Moralistes français, et sur Quelques autres, sont une première épreuve des délicieuses « figurines ; » l’un d’eux, — sur Fénelon, — est en raccourci le livre qu’il consacrera plus tard à


L’Utopiste chrétien frotté de miel attique.


Il y a, dans ces sonnets intitulés Lares, pour caractériser tel ou tel écrivain, de bien jolis vers, de bien piquantes et justes formules, et qu’il reprendra en prose. — Vauvenargues :


Le plus jeune parmi les saints de la pensée.


Bossuet :


 Défenseur et captif altier du rite ancien.


La Fontaine :


Libre songeur perdu dans un monde oratoire.


Et que dites-vous de cet exquis Racine ?


J’eus ce rêve. Aux jardins bleuâtres d’Idalie,
Bérénice, et sa sœur Monime en voile blanc,
Roxane aux yeux creux, Phèdre, une blessure au flanc,
Traînaient leurs pas muets et leur mélancolie.

Leurs robes d’or éteint, leur corps frêle qui plie,
Leur souffrance sans cris, leur parler noble et lent,
Leurs gestes las, avaient comme un charme dolent
D’élégance fanée et de grâce pâlie...

Mais autour de leur col et sur leur sein de lait
Maint collier de très purs diamans ruisselait
D’une splendeur toujours jeune, toujours divine.

Et parmi les langueurs et parmi les pâleurs
Scintillaient, seuls vivans, ces feux ensorceleurs ;
Et ces joyaux étaient les larmes de Racine.


Les larmes de Racine : c’est, comme l’on sait, le titre d’une des poésies de Sainte-Beuve, avec lesquelles celles de M. Lemaître ont tant de subtils et secrets rapports. Je ne dirai pas des vers de l’auteur des Contemporains, comme il l’a dit de ceux de Maupassant, que ce sont des vers de prosateur ; mais, à l’instar de ceux de Joseph Delorme, ce sont des vers de critique : ils en ont la pénétrante ingéniosité, ils en ont la vive intelligence, ils en ont la vertu définissante ; et c’est de tout cela qu’en est faite la très particulière, mais réelle poésie.

C’est ce dont le poète dut s’aviser assez vite. Peut-être d’ailleurs était-il au bout de son inspiration, et peut-être aussi, ses vers n’ayant pas eu tout le succès qu’au total ils méritaient, se laissa-t-il un peu rapidement décourager. Hélas ! quel est le poète qui, depuis Lamartine, s’est imposé au public dès son premier recueil ? Et même, quel est l’auteur à qui son premier livre a conquis la notoriété ? Quoi qu’il en soit, à partir des Petites Orientales, M. Jules Lemaitre n’a plus publié, — je ne dis pas qu’il n’a plus écrit, — de vers, — j’entends de vers lyriques, car je n’oublie pas la Bonne Hélène. Il a laissé la critique, où il s’était du reste essayé, déjà, et vers laquelle sa profession même l’inclinait tout naturellement, absorber la plus large part de son activité. Et certes, il n’a pas tué le poète en lui, — sa critique même nous en sera la preuve, — mais il hésitera désormais à le produire directement au grand jour, ou plutôt il ne lui permettra plus d’affronter la foule que costumé en conteur, en romancier ou en dramaturge.

Mais avant de se consacrer régulièrement à la vraie critique, — j’entends par là celle des livres du jour, — un peu par goût sans doute, mais surtout par entraînement professionnel, il se livrera à quelques études d’histoire littéraire. Nous avons de M. Lemaitre deux volumes, l’un sur la Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt, l’autre sur Corneille et la Poétique d’Aristote. Ce sont ses « thèses de doctorat, » et la seconde même, avant d’être traduite en un français un peu boulevardier, avait d’abord paru en un latin assez grave. Il ne faut pas attacher à ces exercices scolaires plus d’importance qu’il ne convient ; mais ils ont leur intérêt, et, sous leur forme nécessairement un peu artificielle, on y peut surprendre les futures tendances de l’auteur des Contemporains.

Passons rapidement sur la thèse latine, solide, agréable et ingénieuse dissertation relative aux théories dramatiques de Corneille. Si vous la lisez dans l’original, n’y cherchez pas l’équivalent latin de familiarités telles que celles-ci : « Buvons les trois Discours jusqu’à la lie... Suivons avec résignation le grand poète dans toutes les inutiles difficultés où il s’engage et s’emberlificote... Ou bien, par hasard, fait-il la bête, si j’ose m’exprimer ainsi ? » Tout ce que vous y trouveriez, ce serait une traduction fort décente de cette phrase irrespectueuse : « On éprouve à la longue un vrai chagrin à voir cet homme de bien perdre son temps à de pareilles niaiseries. » « Non sine quodam mœrore nostrum in his ambagibus morari et frustra laborare videmus. » Et qu’on aille dire après cela que « le latin dans les mots brave l’honnêteté ! »

En ce qui concerne la thèse française, je voudrais voir l’effarement de nos modernes candidats au doctorat, si ce petit livre peu connu, et qui n’a pas été réimprimé, leur tombait entre les mains. Cette étude sur Dancourt, où il n’y a pas une ligne de biographie, pas un mot d’inédit, et presque pas une date, relève, à dire vrai, plutôt de l’histoire morale ou sociale conçue à la manière de Taine que de l’histoire proprement littéraire. Telle qu’elle est, elle est si joliment troussée, si intelligente, et si intéressante, qu’on sait presque gré à l’auteur de n’avoir pas même songé à « épuiser » le sujet, et même d’avoir, sur plus d’un point, travaillé un peu vite. Il a d’ailleurs tant d’idées, et sur toute sorte de questions, et il les exprime avec tant de grâce et de piquant, qu’on lui passe jusqu’aux gamineries qu’il n’a pu se tenir de glisser dans ses commentaires, et de faire accepter à ses graves juges de la Sorbonne : « Il n’y a plus d’enfans. Mais aussi il n’y a plus d’amour, » s’écriera-t-il quelque part. Une autre fois, il lance quelques traits de satire contre les hommes de loi contemporains, mais il s’arrête, et, avec un sourire : « Il est inutile, et il peut être périlleux d’expliquer ces choses. » Sous sa plume, les portraits lestement enlevés, les vives et perçantes formules, les définitions heureuses abondent. L’Elmire de Molière, « cette Dalila honnête, » nous dira-t-il. Sur l’Esope de Boursault : « Cet Esope n’est plus un homme, c’est une machine à moraliser. » Sur Regnard : « Regnard mourut d’indigestion. Cela peut arriver à tout le monde ; mais il en est pour qui cette fin paraît logique. » « Confrérie bien endentée et peu pensante, » voici, en deux mots, croquée toute une classe d’épicuriens. Sur les ingénuités d’Agnès : « Trait d’innocence en deçà de la rampe, polissonnerie au delà » Sur un personnage de Dancourt : « C’est comme qui dirait un René de la Régence, c’est-à-dire non encore tourmenté par l’infini, et peu sensible aux clairs de lune. » Sentez-vous, à tous ces traits, un esprit très libre et très ouvert, non seulement aux livres, mais à la vie, un esprit nullement livresque, pour tout dire, et qui, déjà, a fait le tour de bien des choses ? Avec cela, il est modeste, et s’il s’aventure aux idées générales, il veut d’abord n’en être point dupe : « Il est trop facile, sans doute, d’interpréter l’histoire après coup, et les choses se seraient passées autrement qu’on les expliquerait encore ; on croit voir pourtant… » Et enfin, parmi tant de pages brillantes ou charmantes, et dont la moindre décèle l’écrivain de race, comment ne pas citer ces lignes finales, où le goût décidé des « coteaux modérés » transparaît d’une manière si curieuse ?


N’est-ce pas d’ailleurs une bonne action de rechercher dans le passé ces écrivains parfois si « intelligens » du second ordre, ceux qui sont presque oubliés, dont on ne sait plus que le nom, qui ne peuvent espérer d’être lus du grand nombre, et pour qui un lecteur consciencieux et qui va jusqu’au bout est une rare fortune ? Nous sentons qu’ils nous doivent quelque chose, qu’ils nous savent bon gré de ranimer un instant leur immortalité incertaine ; et que, s’ils ont pu rêver mieux de leur vivant, plus modestes après leur mort, ils sont tout heureux que leur œuvre terrestre leur fasse encore, après un siècle d’oubli grandissant, ne fût-ce qu’un ami !


Évidemment, l’homme qui écrit ainsi a, je ne dis pas mieux, mais autre chose à faire qu’à fabriquer des bacheliers, bien qu’il ait déclaré « ce métier fort amusant. » En 1880, il avait quitté l’enseignement secondaire pour l’enseignement supérieur, celui qui ressemble, ou devrait ressembler le plus au métier d’homme de lettres. Mais il n’y a pas en France d’enseignement supérieur : nos Facultés ne sont plus que des usines où maîtres et élèves se préparent à ce baccalauréat à peine perfectionné qui s’appelle l’agrégation. On peut se lasser de cet exercice, surtout quand on a « écrit dans les journaux, » et qu’on a pris goût à cela. Après quatre années d’enseignement de la littérature française à l’Ecole supérieure des Lettres d’Alger, à la Faculté de Besançon, puis à celle de Grenoble, un beau jour de l’un de grâce 1884, M. Lemaître dénouait doucement au bord d’un fossé la longue toge universitaire. Quelques mois après, on apprenait par l’article sur Renan qu’il était venu à Paris. Et l’année ne s’était point écoulée qu’il succédait à J.-J. Weiss comme chroniqueur dramatique au Journal des Débats.


III

Après huit jours de soleil, voilà le froid revenu, un froid dur, brutal, noir. Nos raisins ne mûriront pas. Je n’ai rencontré ce matin, dans la campagne, que des figures tristes. Brr... je vais me chauffer à la cuisine, — aujourd’hui, 17 août.


Nous lisons ces paroles à la fin d’un article fort sérieux des Contemporains sur l’Immortel de Daudet. Et voyez-vous Brunetière, Montégut ou Sainte-Beuve lui-même terminant un article de critique par une confidence de cette nature ! C’est que M. Jules Lemaître n’est pas un critique comme les autres. Même, à l’entendre, — quelquefois, — il ne serait pas un critique du tout. « Hélas ! nous dira-t-il quelque part, dans une page souvent citée, je suis si peu un critique que lorsqu’un écrivain me prend, je suis vraiment à lui tout entier ; et, comme un autre me prendra peut-être tout autant, et au point d’effacer presque en moi les impressions antérieures, comme d’ailleurs ces diverses impressions ne sont jamais de même sorte, je ne saurais les comparer ni assurer que celle-ci est supérieure à celle-là » — « La critique, ah ! Dieu, que j’en suis las ! » s’écriera-t-il ailleurs. — Et ailleurs enfin :


Oh ! ne plus jamais, jamais ouvrir un livre pour son plaisir ! Et, quand on l’a fermé, ne pas avoir le droit de n’en rien penser du tout ! Ne plus lire une ligne sans être condamné à l’apprécier ! Juger, toujours juger, quelle horreur ! Si encore cette préoccupation n’était que douloureuse ! Mais je crains qu’elle ne soit aussi funeste à l’esprit. Tandis qu’on parcourt un livre nouveau avec le souci de le définir et de le classer, on n’en reçoit plus l’impression directe et toute naïve, on ne le voit plus tel qu’il est, et le devoir de juger fausse le jugement. — Alors, pourquoi faites-vous de la critique ? — Eh ! on ne veut pas, on n’admet pas que je fasse autre chose au monde. Il faut bien que je me résigne. (Revue Bleue, 18 août 1888.)


Il est vrai qu’à côté de ces déclarations, on en trouve d’autres fort différentes :


J’ai dessein de reprendre et de poursuivre cette série des Contemporains interrompue pendant cinq ou six ans par des besognes à la fois plus ambitieuses et, au fond, plus frivoles. Car c’est sans doute la forme de la critique qui, à propos des personnes originales de notre temps ou des autres siècles, permet le mieux d’exprimer ce qu’on croit avoir, touchant les objets les plus intéressans et même les plus grands, d’idées générales et de sentimens significatifs.


De ces propos peut-être contradictoires ne concluons qu’une chose : c’est que M. Lemaître est un critique peu dogmatique, et intermittent. Il n’en sera pas plus aisé à définir.

Ce qui augmente la difficulté, c’est l’extrême diversité des études qui composent ces sept volumes de Contemporains. Car, d’abord, il n’y est pas question que des seuls contemporains, — Virgile ou Horace, l’auteur de l’Imitation ou La Bruyère, Lamartine ou George Sand pouvant malaisément passer pour des auteurs de la troisième République ; et peut-être, comme il arrive souvent, conviendrait-il, pour baptiser exactement l’ensemble du recueil, de lui donner comme titre son simple sous-titre : Études et Portraits littéraires. En second lieu, ces études qui ne sont pas toujours, pour le fond, exclusivement « littéraires, » mais au moins autant, et parfois plus, psychologiques ou morales, ces études ne sauraient, en aucune façon, se ramener à l’unité d’un même procédé critique. Il y a, dans les Contemporains, presque autant de « types » d’articles que d’articles. Portraits en pied ou en buste, esquisses vivement enlevées, silhouettes, pastels ou « figurines, » miniatures à la Meissonier, ou larges morceaux de « critique à fresque, » méthodiques analyses d’ouvrages, « regards historiques ou littéraires, » vues d’ensemble sur un mouvement d’idées ou sur une période artistique, lestes chroniques sur le livre du jour ou sur l’événement de la veille, parodies, discours, rêveries, dialogues ou contes, fragmens de journal intime et délicieux « billets du matin... » que sais-je encore ! Il y a de tout cela dans les Contemporains... Quand on vient de relire d’un bouta l’autre ces sept volumes et qu’après avoir admiré la prestigieuse souplesse de l’esprit qui les a conçus, on se voit dans l’obligation d’en rendre compte en quelques pages, on se sent pris d’un véritable sentiment de détresse intérieure, comme à la pensée d’étreindre quelque Protée, d’enfermer dans la pauvre rigidité d’une formule abstraite l’infinie, l’ondoyante, la fuyante complexité de la vie. Et, pour toute définition, l’on est tenté de dire au lecteur : « C’est charmant. Lisez. »

Il faut pourtant essayer d’être un peu plus précis, et tâcher d’investir, de cerner peu à peu cette souple et subtile pensée. Ce qui frappe tout d’abord dans le moindre article de M. Jules Lemaître, c’est le charme incomparable du style. Certes, en critique comme ailleurs, le style n’est pas tout ; mais sans le style, les idées les plus ingénieuses, les sentimens les plus originaux sont, ou peu s’en faut, comme non avenus. Il faut très bien parler pour se faire entendre. Parmi toutes les voix qui s’élèvent, celles-là seules s’imposent qui, plus harmonieuses, plus chaudes ou plus vibrantes que les autres, semblent l’écho d’une âme plus profonde, plus ardente ou plus riche. Savez-vous pourquoi de très grands critiques, comme Scherer ou Montégut, n’ont pas eu au total toute la notoriété qu’ils méritaient ? Parce qu’ils n’avaient pas, le premier surtout, la forme décisive, impérieuse, qui darde la pensée comme une flèche, et fait qu’elle s’implante, pour y vibrer longuement, dans l’esprit qui la reçue. Ce mérite, M. Lemaître l’a au plus haut point : on reconnaît entre mille autres une page écrite par lui, et on ne l’oublie plus. « Nul n’écrit mieux que lui, disait Brunetière, d’un style plus vif, plus souple et plus inattendu : il joue avec les mots, il en fait ce qu’il veut, il en jongle. » Dès ses premiers articles, il faisait admirer aux connaisseurs cette manière à lui, incisive, spirituelle, légère, câlinement égratignante, de concevoir et de dire les choses. Sur Musset : « Il fut le plus fringant des fantaisistes, le plus élégant des blasphémateurs, le plus ardent des poètes et le plus faible des hommes : quelque chose comme Byron avec les nerfs et la sensibilité d’une femme. » Sur la poésie de Laprade : « Excelsior est un cri honorable ; répété durant dix mille vers, û devient un peu fatigant. » Sur les vers de Leconte de Liste : « J’y vois l’œuvre d’une sorte de Michelet qui n’a pas de nerfs, et qui cisèle au lieu de pétrir. » Il appellera George Sand « la grande faunesse qui aime naïvement les beaux hommes bruns et les Renés campagnards. » Il dira de Balzac : « Cet esprit lourd, puissant et comme empêtré de matière, cette espèce de taureau est un mystique ; » de Madame Bovary : (c Tout le monde a connu Mme Bovary... Mme Bovary résume toutes ces Phèdres de chef-lieu de canton. » Et je goûte fort aussi ces quelques lignes sur Salammbô : « La cité punique est une bête fauve allongée sur le monceau de ses rapines, au bord de la mer, sous le ciel lourd, avec des ongles sanglans et des yeux d’or pleins de mystère... Dans ce monde écrasant pour l’imagination et pénible à la pensée, Salammbô met un rayon de grâce et de douceur féminines, rayon étrange, lunaire, qui étonne les yeux autant qu’il les repose. »

Ce style qui, on le voit, sait prendre plus d’un ton, est particulièrement remarquable et vivant dans les portraits. Portraits physiques et moraux tout ensemble, lorsque l’occasion s’offre à M. Jules Lemaître d’en tracer, il n’y résiste guère, pour notre plus grand plaisir, et, je crois, aussi pour le sien : on aime à faire ce que l’on sait très bien faire ! Rappelez-vous, dans l’article sur une édition des Oraisons funèbres, les portraits si vivement troussés des héros de Bossuet et de leur éloquent panégyriste, « magnifique dans l’écroulement des draperies pesantes et des satins aux belles cassures, » et, dans l’article sur les Femmes de France, tant d’esquisses fines ou amusantes, et ces deux pages étourdissantes : « Mais vous, je vous salue et vous aime par-dessus toutes vos compagnes, sans réserve, ni mauvaise humeur, ô George Sand, jardin d’imagination fleurie, fleuve de charité, miroir d’amour, lyre tendue aux souffles de la nature et de l’esprit... ô douce Io du roman contemporain !... » Lisez, lisez toute la suite, si vous ne la connaissez pas.

Et laissez-moi aussi vous remettre sous les yeux ce portrait de Sully Prudhomme :


Une tête extraordinairement pensive, des yeux voilés, — presque des yeux de femme, — dont le regard est comme tourné vers le dedans, et semble, quand il vous arrive, sortir « du songe obscur des livres » ou des limbes de la méditation. On devine un homme qu’un continuel repliement sur soi, l’habitude envahissante et incurable de la recherche et de l’analyse à outrance (et dans les choses qui nous touchent le plus et où la conscience prend le plus d’intérêt) a fait singulièrement doux, indulgent et résigné, mais triste à jamais, impropre à l’action extérieure par l’excès du travail cérébral, inhabile au repos par le développement douloureux de la sensibilité, défiant de la vie pour l’avoir trop méditée[2]...


Et cet autre de Sarcey, si amusant de verve malicieuse :


Je m’empare d’une phrase de Beaumarchais, dont je change quelques mots et dont je garde le rythme : « Un homme gros, gris, rond, bon, toujours allègre et de belle humeur. » Tel on se représente M. Francisque Sarcey, et tel il est en effet... Il n’est pas un article de Sarcey où Sarcey ne soit reconnaissable à l’accent, je dirai presque au geste, et qui ne sente en plein son Sarcey... On le voit, on l’entend : il se conjouit dans sa barbe, il vous appelle « mon ami, » il va vous taper sur le ventre... M. Sarcey est comme qui dirait le bonhomme Richard de la presse contemporaine... M. Francisque Sarcey sera, si vous voulez, quelque chose comme un gros neveu sanguin du maigre et nerveux Voltaire, neveu très posthume et né en pleine Beauce...

« Enfin Francisque vint. » Il vint du fond de sa province, attiré par About, comme un Caliban de collège par un Prospère de boulevard... Il vint armé de bon sens, de patience ; de franchise et de bonne humeur ; professeur dans l’âme, consciencieux, appliqué, décidé à n’écrire que pour dire quelque chose ; non pas naïf, mais un peu dépaysé parmi la légèreté et l’ironie parisienne. Déconcerté, non pas...


Notez que cet écrivain qui sait si plaisamment railler et si finement sourire, sait aussi, quand il le faut, être éloquent, et manier la grande période oratoire :


Le jour où, acculé contre une petite porte de l’Hôtel de Ville, monté sur une chaise de paille, visé par des canons de fusils, la pointe des sabres lui piquant les mains et le forçant à relever le menton, gesticulant d’un bras, tandis que de l’autre il serrait sur sa poitrine un homme du peuple un loqueteux qui fondait en larmes, — le jour où, tenant seul tête à la populace aveugle et irrésistible comme un élément, il l’arrêta, — avec des mots, — et fit tomber le drapeau rouge des mains de l’émeute, — la fable d’Orphée devint une réalité, et Lamartine fut aussi grand qu’il ait jamais été donné à un homme de l’être en ses jours périssables.


Et vous ne vous plaindrez pas de lire cette page étonnante :


Quand j’entends déclamer sur l’amour de la patrie, je reste froid, je renfonce mon amour en moi-même avec jalousie pour le dérober aux banalités de la rhétorique qui en feraient je ne sais quoi de faux, de vide, et de convenu. Mais quand, dans un salon familier, je sens et reconnais la France à l’agrément de la conversation, à l’indulgence des mœurs, à je ne sais quelle générosité légère, à la grâce des visages féminins ; quand je traverse, au soleil couchant, l’harmonieux et noble paysage des Champs-Elysées ; quand je lis quelque livre subtil d’un de mes compatriotes, où je savoure les plus récens raffinemens de notre sensibilité et de notre pensée ; quand je retourne en province, au foyer de famille, et qu’après les élégances et l’ironie de Paris je sens tout autour de moi les vertus héritées, la patience et la bonté de cette race dont je suis ; quand j’embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d’osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle la vieille France, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a été dans le monde : alors je me sens pris d’une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j’ai partout des racines si délicates et si fortes ; je songe que la patrie, c’est tout ce qui m’a fait ce que je suis ; ce sont mes parens, mes amis d’à présent et tous mes amis possibles ; c’est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause ; ce sont les artistes que j’aime, les beaux livres que j’ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle ; la patrie, c’est moi-même au complet. Et je suis alors patriote à la façon de l’Athénien qui n’aimait que la ville et qui ne voulait pas qu’on y touchât parce que la vie de la cité se confondait pour lui avec la sienne. Eh ! oui, il faut sentir ainsi : c’est si naturel ! Mais il ne faut pas le dire ! c’est trop difficile, et on n’a pas le droit d’être banal en exprimant sa plus chère pensée[3].


Il n’y a pas là de mots bien rares, d’épithètes bien imprévues, d’images bien raffinées, de constructions bien subtiles. La phrase, élégante et sinueuse, se déroule sans hâte, comme le cours nonchalant de cette Loire si tendrement aimée ; mais tout est si juste de ton, les alliances de mots sont si naturelles et si heureuses, le verbe obéit si docilement à l’idée qu’il exprime, à l’émotion qu’il traduit, il en suit si fidèlement le mouvement et le rythme, qu’on ne saurait distinguer ici la pensée de l’expression. Le style fait corps avec l’idée ; il ne s’analyse pas, il ne se démonte pas ; il n’est que le geste involontaire d’une âme, — de l’une des âmes les plus mobiles, les plus frémissantes de ce temps. Je crois que ceux qui comparent le style de M. Jules Lemaître à celui d’Anatole France commettent une légère méprise. Le style d’Anatole France est admirable, mais il est composite ; c’est un merveilleux alliage, mais un alliage qui a ses secrets, ses procédés peut-être, et dont un très habile orfèvre pourrait retrouver le titre ; certes, l’artiste cisèle un très rare métal, mais ce métal est de l’airain de Corinthe. Rien de tel, ce me semble, chez M. Jules Lemaître : si son style est travaillé, plus qu’il n’y paraît peut-être, — car le parfait naturel est presque toujours un fruit laborieux de l’art, — jamais il ne sent l’huile, ni l’effort. Les influences qu’il a pu subir, il se les est « converties en sang et en nourriture. » On ne le pastiche pas ; il n’y a pas de « recettes » pour penser et pour sentir. Il mérite, ce style exquis, qu’on redise de lui ce mot découragé que M. Bourget nous rapporte à propos de Renan : « Ah ! la phrase de celui-là, on ne voit pas comment c’est fait. »

Nos idées générales sont presque toujours conditionnées par les intérêts ou les exigences de notre talent, quand nous en avons. J’ai l’air de caractériser le style et l’art d’écrivain de M. Jules Lemaître ; en réalité, je crois bien avoir découvert tout le secret de son « impressionnisme » critique. On sait assez en quoi il consiste. Très fermement convaincu qu’on ne peut jamais sortir de soi, et que toutes nos idées, tous nos jugemens sur le monde ou sur la vie, sur les hommes ou sur les livres ne sont jamais que la projection de notre moi sur l’univers, l’auteur des Contemporains, bien loin de souffrir pour son compte de cette infirmité soi-disant nécessaire de la condition humaine, s’en accommode au contraire le plus gaiement du monde ; il s’en réjouit, il s’y complaît ; il en fait la théorie : théorie subtile, captieuse, discutable, — ce n’est pas ici le point, — et surtout « le plus mol oreiller pour une tête bien faite » qu’ait jamais inventé depuis Montaigne la paresse critique. Car il suit de là deux choses : d’abord, que juger un livre, c’est forcément traduire l’impression que la lecture de ce livre a faite sur nous ; et ensuite, que plus cette impression sera naïve, spontanée, fidèlement rendue, plus elle a chance d’être originale, vivante et persuasive. Et toute l’œuvre critique de M. Lemaître n’est, de son propre aveu, qu’un recueil de ses « impressions » de lecture. La théorie est discutable, je l’ai dit ; la méthode est dangereuse, tout au moins pour d’autres que M. Lemaître ; mais voyez comme l’une et l’autre sont étroitement adaptées aux besoins profonds, impérieux de son art. Écrivain, il vaut surtout par l’exactitude scrupuleuse avec laquelle il rend à l’aide des mots le chant qui s’élève en lui ; il faut donc que rien ne s’interpose entre son moi et sa plume au moment où il compose ; il éliminera donc de parti pris tout ce qui, venu du dehors, risquerait de troubler la liberté de son rêve, d’obscurcir la clarté de sa vision ; les hommes et les œuvres qu’il décrira, ce n’est pas en eux-mêmes qu’il s’efforcera de les voir, c’est dans l’intimité de sa propre conscience qu’il les regardera. C’est les yeux fixés sur l’image intérieure qu’ils lui ont laissée qu’il travaillera : c’est cette image, — uniquement, — qu’il voudra transporter sur la toile. Peu lui importe qu’elle ne ressemble pas entièrement au modèle. « Dans les portraits littéraires que j’esquisse, nous dira-t-il avec ingénuité, je ne cherche qu’à reproduire l’image que je me forme involontairement de chaque écrivain, en négligeant ce qui, dans son œuvre, ne se rapporte pas à cette vision. Or il arrive souvent que l’écrivain y gagne ; mais il y perd aussi quelquefois. » — Habemus confitentem.


Lamartine, ignorant qui ne sait que son âme,


disait Sainte-Beuve dans un vers célèbre. M. Lemaître n’est pas ignorant ; il a beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup retenu. Mais, quand il écrit, c’est son âme même qu’il nous raconte à propos d’autrui. Et si la connaissance intégrale, objective des autres âmes y perd quelquefois, combien son art à lui y gagne en sincérité, en charme, en finesse originale ! Et c’est ce qu’il sent bien. Et c’est pourquoi il s’est fait le praticien et le théoricien de l’impressionnisme littéraire.

Il me semble qu’on s’explique mieux maintenant les caractères particuliers de la critique de M. Jules Lemaître. Son horreur du dogmatisme, sa défiance à l’égard des idées générales, son dédain des procédés de la critique dite « scientifique, » et même de la critique sans épithète, pour peu qu’elle se soucie d’être impersonnelle, objective, et même tout simplement historique, tout cela provient d’une seule et même cause : le besoin jaloux de défendre son moi contre le moi d’autrui, de sauvegarder les droits de son originalité personnelle. Pareillement, ce que l’on a appelé, assez improprement d’ailleurs, son scepticisme, qu’est-ce au fond, sinon un moyen de défense encore, — M. Lanson, je crois, l’a justement remarqué, — une façon de réserver la liberté et de légitimer la mobilité de ses formes individuelles de penser et de sentir ? De là encore son apparent dilettantisme : car, trop intelligent pour penser et sentir à vide, il a voulu enrichir son moi des impressions les plus diverses, il a voulu « faire comme Paul Bourget qui se croirait perdu d’honneur si une seule manifestation d’art lui était restée incomprise, » et il s’est efforcé de tout comprendre, afin de fournir à son impressionnisme une base d’opération plus large et, peut-être, de jouir plus voluptueusement de sa propre pensée. De là aussi son goût passionné de la modernité : car les anciens ne se prêtent pas aussi aisément que les auteurs d’aujourd’hui aux intuitions, parfois aventureuses, de l’impressionnisme ; on ne les comprend pas de prime-saut, en quelque sorte, comme nos contemporains ; pour entrer complètement en eux, il faut un désintéressement de soi souvent assez méritoire ; il y faut un effort de sympathie critique et d’information historique peu compatible avec la libre spontanéité dont l’écrivain se fait une vertu et une loi : « tandis que souvent, ouvrant au hasard un livre d’aujourd’hui ou d’hier, il m’arrive, — nous confiera M. Jules Le maître, — de frémir d’aise, d’être pénétré de plaisir jusqu’aux moelles, — tant j’aime cette littérature de la seconde moitié du XIXe siècle, si intelligente, si inquiète, si folle, si morose, si détraquée, si subtile, — tant je l’aime jusque dans ses affectations, ses outrances, dont je sens le germe en moi, et que je fais miennes tour à tour. » C’est bien cela. Et pour tout dire d’un mot, la critique ainsi comprise a peut-être bien, nous le verrons, gardé quelques-unes des habitudes de l’ancienne critique ; mais elle est surtout, à sa manière, une sorte de création artistique.

Et c’est pourquoi sans doute elle a fait merveille dans la chronique théâtrale. Car, je vous prie, que demandons-nous surtout au feuilletoniste dramatique ? Qu’il nous renseigne assurément sur la pièce qu’on vient de jouer, qu’il nous en signale rapidement les mérites ou les défauts ; mais, et surtout si l’œuvre, — ce qui arrive trop souvent pour ces productions éphémères, — relève bien plutôt de ce que M. Faguet appelait un jour de la « littérature digestive » que de la littérature pure et simple, nous ne lui défendons pas de rêver en marge ou même en dehors de la pièce, et même nous l’en prions, et s’il réussit à nous intéresser, à nous instruire, à nous charmer, à nous faire rêver ou penser à notre tour, nous lui savons un gré infini de nous donner la fête de son esprit. On sait de reste si M. Jules Lemaître a su remplir ce programme. Les dix volumes d’impressions de théâtre, où il a recueilli quelques-unes des étincelantes chroniques dramatiques qu’il a données de 1885 à 1898 aux Débats et à la Revue, sont une des œuvres les plus originales, les plus vivantes, les plus suggestives, les plus charmantes de la littérature contemporaine. Je sais d’excellens juges qui les préfèrent aux Contemporains eux-mêmes, et qui ne craignent pas d’évoquer à leur sujet le dangereux souvenir de Montaigne. Je ne suis pas très loin d’être de leur avis.

C’est d’abord le même style souple, aisé, insinuant, et qui, suivant l’impression du moment, de l’émotion la plus pénétrante jusqu’à la plus fine raillerie, et même jusqu’à la drôlerie la plus funambulesque, remplit exactement tout « l’entre-deux. » Il est ici plus savoureux, plus piquant, plus dru que jamais ; il a des audaces de « jeune faune » qu’on ne passe qu’à lui, et qui, plus d’une fois, tiennent de la gageure ; M. Lemaître a certainement repoussé bien au delà de toutes les limites connues ce que les honnêtes gens peuvent tolérer en matière de familiarité ; voyez par exemple telle chronique sur le Théâtre libre ancien. L’austère Edouard Rod allait jusqu’à dénoncer dans ces inquiétans exercices de virtuosité « une pointe de cynisme. » Et un ingénieux critique, M. Georges Renard, écrivait à ce propos : « J’imagine qu’il a dû plus d’une fois faire trembler la pudeur des graves abonnés du Journal des Débats, et je ne jurerais pas qu’il s’est toujours borné à lui faire peur. »

Ces gaietés, j’allais dire, en songeant à celles de Ronsard, ces « folastreries » de style ne sont, bien entendu, que le moindre mérite de la critique dramatique de M. Jules Lemaître. On se tromperait fort si on la croyait dépourvue de toute valeur technique. Assurément, sur ce chapitre, l’auteur des Contemporains se surveille moins, a plus de nonchalance que M. Faguet et surtout que le terrible Sarcey : la pratique du théâtre l’a trouvé plus froid que le chroniqueur du Temps aux prouesses et aux roueries du métier, moins asservi aux routines du public, et la préoccupation de la « scène à faire » ne trouble ses rêves que d’une façon fort intermittente. Mais, quand il le veut, il sait tout comme un autre, et même mieux qu’un autre, « démonter » une pièce, l’examiner comme œuvre de théâtre, en faire voir le fort et le faible, et résoudre avec beaucoup d’élégance les problèmes d’algèbre dramatique où se complaisait l’ingéniosité d’un Scribe. Seulement, et il faut l’en louer, il est très rare qu’il s’en tienne là. Comme d’ailleurs presque tous les critiques d’origine universitaire, il aime le théâtre qui, nous l’avons vu, lui a fourni ses premiers sujets d’études. De sorte que, même au point de vue assez étroit et, en tout cas, peu élevé des « spécialistes » de la scène, la critique dramatique de M. Lemaitre mérite une sérieuse considération.

Il écrivait, en prenant possession du feuilleton du Journal des Débats et en succédant à J.-J. Weiss :


Je promets d’être, un critique appliqué et consciencieux. Je pourrais, comme un autre, apporter sur l’art dramatique, avant toute expérience, des théories et des doctrines ; je n’en ai point. Je m’abstiendrai de traiter de haut le vaudeville, de mépriser les pièces bien faites et de conspuer le théâtre de Scribe. Mais en même temps, je suis tout prêt à accueillir, sans mauvaise humeur, la suppression des conventions inutiles et toutes les innovations qui se pourraient produire, et je ne condamne point d’avance la prochaine comédie de M. Becque. Je pourrais aussi insinuer (la chose est tout indiquée) qu’il y a peut-être une place à prendre, une voie à suivre, entre M. Sarcey qui est la règle et le bon sens, et M. Weiss, qui représente le caprice brillant et ce que M. Nisard appelle « le sens propre ; » je n’en ferai rien. Cette moyenne au reste ne serait pas si facile à déterminer... Autre mérite, — négatif, il est vrai ; mais on a ceux qu’on peut. Ma connaissance du théâtre contemporain n’allant pas sans d’assez grandes lacunes, il y aura bien des spectacles où j’apporterai un esprit vierge et une âme presque fraîche... (Débats du 21 novembre I885.)


Voilà un honnête programme : M. Lemaître l’a fort bien rempli ; il a même tenu, chose admirable, beaucoup plus qu’il ne promettait. Rien qu’en suivant sa pente, rien qu’en se contentant d’être un « critique impressionniste, » il a réussi à édifier au jour le jour une œuvre singulièrement originale et variée.

Faisons attention aux derniers mots de cette profession de foi : « un esprit vierge et une âme presque fraîche. » Savez-vous qu’il est extrêmement difficile, et donc extrêmement rare d’apporter en critique « un esprit vierge et une âme presque fraîche ? » Nous n’abordons à proprement parler jamais une œuvre sans prévention. Nous avons trop lu, trop retenu peut-être, nous avons trop réfléchi sur nos lectures, bref, trop d’idées, non pas peut-être toutes faites, mais acquises ; trop de sentimens, les uns assez profonds, les autres un peu artificiels, s’agitent dans notre conscience : c’est à travers ce prisme déformateur que nous voyons les œuvres du passé, et même celles du présent, celles que nous ne connaissons pas encore comme celles que nous connaissons de longue date. Pour bien juger une œuvre, il faudrait que nous fussions capables de ce travail de réforme intérieure, de conversion véritable qu’exige M. Bergson du vrai philosophe, — et que M. Edouard Le Roy définissait naguère admirablement ici même ; — il faudrait que, par delà les acquisitions de la conscience critique, nous redevinssions capables d’intuition. L’impressionnisme de M. Jules Lemaître lui aura au moins rendu ce service de développer en lui les puissances d’intuition. De propos très délibéré, il s’est conservé « un esprit lucide et ingénu » tout ensemble, qu’il applique avec succès aux œuvres les plus diverses. Il excelle à « découvrir » ou à paraître « découvrir » les chefs-d’œuvre les plus connus. Eschyle ou Sophocle, Térence ou Shakspeare, Molière ou Racine ne lui en imposent nullement. « Ecartant les végétations parasites, » les gloses interminables qui nous dérobent ces maîtres vénérables, il se rapproche d’eux, et il les rapproche de nous le plus possible : il admire dans Euripide des « mots dénature » dignes du Théâtre-Libre ; il compare la comédie latine à une « représentation dramatique gratuite à l’Hippodrome, un jour de fête nationale, » et il a une façon de commenter le Misanthrope ou Polyeucte qui nous fait merveilleusement voir tantôt combien les hommes du XVIIe siècle sont loin, et tantôt combien ils sont près de nous. Et encore qu’il ne faille point abuser de ce procédé, il n’en est point, quand il est manié avec tact, qui nous fasse mieux sentir, dans les œuvres littéraires, l’identité et la diversité tout ensemble de la vie morale.

La vie morale : voilà, au fond, le vrai critérium de M. Jules Lemaître critique dramatique. Quelle que soit la pièce qu’il examine, ce qu’il demande avant tout à l’auteur, c’est de nous présenter des caractères vivans et vrais ; tout le reste lui est presque indifférent. L’habileté technique, les mérites mêmes du style, il en fait très bon marché, s’il ne rencontre pas cette toute petite chose bien humble, un peu d’humanité. A travers la littérature dramatique de tous les temps et de tous les pays il cherche l’homme, et comme chacun « porte en soi la forme de l’humaine condition, » il n’a qu’à confronter avec lui-même ces simulacres humains, parfois ces fantoches, que les dramaturges lui présentent, pour les mesurer tous à leur vraie valeur. Certes, on avait avant lui, sous les masques, essayé de voir les visages ; mais personne encore ne l’avait fait avec cette continuité, cette richesse d’expérience et de pensée, cette vivacité amusée de style et cette souplesse de talent. Imaginez Montaigne revenant au monde et se faisant chroniqueur théâtral : il semble qu’il n’eût pas écrit autrement. On lut avec passion ces « feuilletons de moraliste : » le mot est de quelqu’un qui s’y connaît bien, de M. Emile Faguet. Moraliste en effet, M. Jules Le maître l’était dans toutes les acceptions du terme : car il ne se contentait pas de rechercher la vérité morale au théâtre, et de comparer le théâtre avec la vie ; il méditait sur le théâtre comme il eût médité sur la vie elle-même. Il s’expliquait sur la valeur morale des personnages fictifs qu’on lui mettait sous les yeux ; il discutait abondamment les cas de conscience où ils se trouvaient engagés, et quand le problème était mal posé, ou quand les personnages, trop inconsistans, lui paraissaient trop irréels, oubliant le théâtre, il se laissait volontiers aller à refaire la pièce comme elle aurait dû se jouer dans la vie de tous les jours. Et c’est ainsi que les desiderata du moraliste éveillaient tout naturellement en lui la vocation de dramaturge et l’entraînaient peu à peu à ce rôle.

Avant de le suivre dans cette nouvelle carrière, essayons d’envisager l’ensemble de son œuvre critique, et d’en dégager les tendances essentielles, les idées maîtresses auxquelles il s’est le plus constamment tenu. Ne nous laissons pas prendre aux airs de scepticisme détaché qu’il affectait très volontiers, surtout à ses débuts : il jetait sa gourme, et, « universitaire libéré, » mais qui veut trop faire oublier sa toge, — l’excellent Maxime Gaucher le lui reprochait, non sans raison, — il ne résistait pas au plaisir de scandaliser un peu, de manier l’ironie transcendantale, de faire briller toute la grâce, et pétiller toute la mousse de son esprit. « Ce lettré, qui a pris tous ses grades, disait de lui Anatole France, jette volontiers en l’air son bonnet de docteur et s’amuse çà et là à des espiègleries d’écolier. » N’attachons pas non plus grande importance aux contradictions, les unes voulues, les autres involontaires dont il a parsemé ses premiers écrits ; ce sont jeux d’un esprit très libre, très hospitalier, prodigieusement intelligent, qui aime à faire le tour des idées et des questions avant de conclure, et qui abuse un peu de sa souplesse et de sa force pour acquérir le droit d’en bien user. Même à ses débuts d’ailleurs, il sait affirmer ou nier, quand il le faut ; et l’on n’a pas oublié l’exécution magistrale, presque féroce, de ce pauvre M. Georges Ohnel. « Depuis l’article de M. Lemaître, a-t-on dit fort joliment, bien des gens continuent de lire M. Ohnet, mais on ne trouve plus personne qui s’en vante. »

Essayons donc d’aller au fond des choses, et parmi tous les méandres de cette ondoyante et subtile pensée, efforçons-nous de la surprendre et de la fixer en ses attitudes essentielles. — Littérairement, on pourrait, à première vue, voir en lui le moins « traditionaliste » des hommes, le plus déterminé des « modernistes ; » et le fait est qu’il est — généralement — à l’égard des tentatives contemporaines le plus accueillant des critiques ; il a, — dans sa prime jeunesse, il est vrai, — été très engoué du romantisme ; plus tard, il s’est « grisé autant que personne de ce vin lourd du naturalisme (si mal nommé). » Mais regardez-y d’un peu plus près : ces ivresses n’ont pas duré, et il a su dire aux romantiques et aux naturalistes d’amères vérités. S’il a fort bien parlé d’Ibsen, il n’a pas été tendre aux influences cosmopolites, et les « littératures du Nord » ont trouvé en lui presque un ennemi personnel : n’a-t-il pas osé dire un jour de Shakspeare que « si nous étions francs, il nous ferait encore bien souvent, comme à Voltaire, l’effet d’un sauvage ivre ? » Et enfin, s’il a été indulgent, et même tendre à Verlaine, n’a-t-il pas été assez dur aux symbolistes, beaucoup plus dur en tout cas que Brunetière ? « Simple Tourangeau, disait-il, fils d’une race sensée, modérée et railleuse, avec le pli de vingt années d’études classiques et un incurable besoin de clarté dans le discours, je suis trop mal préparé pour entendre leur évangile. » Au fond, tout au fond, comme déjà Sainte-Beuve, M. Jules Lemaitre, n’en doutez pas, est un classique. Par ses qualités, par ses timidités peut-être aussi, son goût est celui d’un homme que, vers dix ou douze ans, Boileau « éblouissait, » qui, depuis, a continué à l’aimer, et qui, à Shakspeare, préfère décidément Racine.

Sa pensée politique est, sinon plus confuse, tout au moins, — jusque vers 1898, — plus difficile à préciser. A nous en tenir uniquement à ses déclarations d’alors, ou plutôt aux aveux qu’il laisse échapper çà et là, on entrevoit dans cet écrivain qui est du peuple, qui ne fréquente guère et qui n’aime pas le « monde, » qui est aussi peu « snob » et aristocrate qu’il est possible de l’être, quelque chose comme un républicain de plus en plus désabusé. « J’étais à quatorze ans, nous dit-il, un enfant doux et pieux, mais résolument jacobin et terroriste. » Plus tard, il nous dira bien de la Révolution qu’elle est une « œuvre bonne, » mais il ajoute qu’ » il est trop tard du reste pour en douter, » ce qui n’implique pas une foi bien fervente. Et s’il nous confie qu’il a « toujours été aussi anti-boulangiste que possible, » il a, en revanche, sur « nos politiciens, » « race médiocre, vaniteuse et déplaisante, » sur « les beautés de notre régime parlementaire, » sur la politique, « la vraie maladie d’à présent, » car « elle envahit tout, elle attriste tout, elle est en train de gâter le génie de notre race, » des mots qui eussent semblé singulièrement hétérodoxes dans les couloirs de ce qu’il appelle irrévérencieusement « les Folies-Bourbon. » Nul doute qu’il ne se soit peint lui-même dans les traits de l’» ami » qu’il met en scène, dès 1885, dans un article qu’il n’a pas recueilli en volume, et sur lequel nous reviendrons : cet ami « qui n’est ni impérialiste, ni royaliste, mais qui est tout de même un peu réactionnaire et pessimiste à sa façon » est déjà d’avis que « la République a fait banqueroute à bien des espérances, » et il développe copieusement cette thèse. L’article n’a pas dû beaucoup plaire dans le monde officiel.

Il serait, ce me semble, un peu prématuré d’interroger dès maintenant avec quelque détail M. Jules Lemaître sur son credo métaphysique, religieux et moral. Non pas, certes, que la matière soit peu abondante ; mais, sauf dans le cas d’une crise intérieure, c’est par son œuvre tout entière qu’un écrivain répond à ces sortes de questions, bien plutôt que par telle portion particulière de son œuvre ; et il nous reste, en plus d’un genre, plus d’un ouvrage de l’auteur des Contemporains à examiner, avant de lui demander ses conclusions générales. Contentons-nous donc, pour l’instant, et d’après son œuvre critique, de noter brièvement les quelques traits qui caractérisent sa conception de la vie. Détaché du dogme chrétien, non pas peut-être pour des raisons extrêmement fortes, — les dernières pages de l’étude sur Veuillot, qui ne sont pas d’un grand théologien, ne sont pas non plus d’un bien profond philosophe, — M. Lemaître n’est pas détaché du christianisme, et il en a vivement « senti la douceur secrète et subi le sortilège intérieur. » Et il est bien moins encore détaché de la morale chrétienne qui, presque toujours, et sans qu’il le dise, lui inspire ses jugemens sur les innombrables consciences fictives ou réelles qui ont posé successivement devant lui. « Je crois, nous dit-il, que la morale, dans le détail de ses prescriptions, doit coïncider, sur les points essentiels, avec la partie durable des morales religieuses. » Qu’on parcoure ses Impressions de théâtre : on verra que, dans l’ensemble, et à ses meilleurs momens, ce prétendu sceptique n’aura pas été trop mauvais casuiste chrétien. — Comment a-t-il conçu et pratiqué cette casuistique en action qui s’appelle le « poème dramatique ? » C’est ce qu’il faut rechercher maintenant.


IV

J’ignore si M. Jules Lemaître, poète et artiste comme il l’était, a formé de bonne heure le projet de rivaliser avec les dramaturges dont, chaque semaine, il examinait les pièces : mais je serais étonné qu’il eût beaucoup tardé à prononcer dans son cœur le si naturel Ed anch’io. Tout au début de sa carrière de critique dramatique, — le feuilleton n’a pas été recueilli en volume, — il se prenait à regretter que « la grande comédie » n’eût pas encore emprunté ses sujets à la politique. « Ah ! l’admirable matière, s’écriait-il, pour un auteur dramatique qui aurait un peu de génie ! » Et il ajoutait :


On peut dire que la comédie de nos mœurs politiques est encore à faire. Les données les plus simples seraient les meilleures, car ces pièces-là vaudraient surtout par la vérité de l’observation et par le choix des détails. On prendrait tout uniment, je suppose, un brave homme qui serait parfaitement honnête au premier acte, que la politique dépraverait peu à peu, et qui serait tout près d’être un gredin au dénouement. Et quel serait le nœud ? Oh ! c’est bien simple : le même que dans les comédies classiques : on donnerait à cet homme une fille qu’il sacrifierait à son horrible passion. Si vous aimez les dénouemens optimistes, l’amoureux de la fille sauverait enfin le père du déshonneur. Ou bien, au contraire, on sacrifierait l’ingénue jusqu’au bout, et quelque suprême platitude (porterait notre homme au ministère. Sur quoi la toile tomberait. Près du héros, on placerait, d’un côté, son Comité électoral qui serait son mauvais génie et son tyran, et, de l’autre, sa femme, quelque bonne bourgeoise, qui serait son bon génie inécouté. Je livre cette donnée pour rien. Elle n’est pas neuve : c’est celle de presque toutes les comédies de Molière. Je n’ai changé que le ressort principal de l’action. Mais on pourrait très bien tirer de là un chef-d’œuvre. Il n’y a qu’à l’écrire. (Débats du 23 novembre 1885.)


Et c’est presque le Député Leveau. Je n’ai point dit que cette pièce fût un chef-d’œuvre. Mais c’est une très bonne comédie.

Et il en est ainsi de presque tout le théâtre de M. Lemaître. Si des pièces qu’il nous a déjà données, aucune peut-être ne marque dans notre littérature dramatique une date aussi importante que la Dame aux Camélias ou que le Gendre de M. Poirier, aucune n’est indifférente, et presque toutes ont des parties de chef-d’œuvre. Aucune d’elles à la scène n’a eu de ces succès bruyans que tel autre de nos contemporains a connus, et que d’ailleurs elles ne cherchaient pas, n’étant point faites pour le gros public, mais bien plutôt pour le public, toujours un peu restreint, des délicats, ou, comme l’on disait jadis, des « honnêtes gens. » Mais ce qu’elles perdent peut-être « aux chandelles, » et de par leurs qualités au moins autant que par leurs défauts, comme elles le regagnent, — et amplement, — à la lecture ! Pour les lecteurs à qui le théâtre de Racine a procuré leurs plus vives jouissances, il n’y a pas, depuis vingt ans, de « spectacle dans un fauteuil » qui vaille ceux que leur offre M. Lemaître.

Et je ne veux pas, certes, insinuer par là que le théâtre de l’auteur de l’Aînée soit dépourvu de toute valeur proprement dramatique. Quand parut Révoltée, « le prieur du bon sens » déclara que la pièce était « d’une singulière inexpérience et d’une rare maladresse ; » mais Sarcey « voyait gros » là, comme en toutes choses, et, — il est vrai que je n’ai pas vu jouer Révoltée, — j’en croirais beaucoup plus Brunetière ou M. Faguet qui, jugeant l’œuvre eux aussi au point de vue du théâtre, se sont montrés beaucoup moins sévères. D’une manière générale, si le métier dramatique, chez M. Jules Lemaître, a ses imperfections et ses lacunes, ou, bien plutôt encore, ses indolences et ses négligences, parfois un peu volontaires, il est très loin d’être dénué des qualités, même extérieures, qui assurent d’ordinaire le succès : l’ingéniosité de l’intrigue, le mouvement, la rapidité du dialogue, l’art de traiter les situations fortes avec franchise et vigueur, et cette vis comica ou tragica à laquelle les anciens ramenaient presque toute la « poétique » théâtrale. N’est-ce point là presque l’essentiel ? Sans doute il serait bon que le dramaturge fût un peu moins dédaigneux ou insoucieux de l’art si utile des « préparations ; » et si l’on ne peut demander aux pièces de M. Lemaître d’avoir ce quelque chose de rectiligne et de géométrique qu’ont les pièces de M. Paul Hervieu, on pourrait leur souhaiter une composition plus vigoureuse, plus décidée, moins flottante. Au théâtre comme dans le roman, plus que dans le roman peut-être, on n’exagérera jamais l’importance de la composition. Le public ne cède qu’à celui qui lui fait un peu violence, et dont il sent la forte main s’abattre dès l’abord sur lui pour ne le plus lâcher qu’à la fin.

Mais ces faiblesses ne sont que bien peu de chose si l’on songe aux mérites dont elles sont l’inévitable compensation. « L’Invitée, écrivait voilà bien longtemps l’auteur des Impressions de théâtre, l’Invitée est un éminent exemple de ce que le théâtre peut reconquérir sur le domaine propre du roman. Songez que, si ces empiétemens ii étaient jamais essayés, le théâtre ne bougerait pas, n’aurait pas bougé depuis deux siècles. » Il me semble que M. Lemaître nous livre ici la formule même de son théâtre : de propos très délibéré, il a renoncé au vieux moule où l’on avait avant lui jeté tant de pièces, bonnes ou mauvaises, aux procédés, aux conventions qui avaient cours et, peu s’en faut, force de lois, et, désireux d’introduire dans l’œuvre dramatique, telle qu’il la concevait, « le maximum d’analyse morale que supporte le théâtre, » il a tout fait pour la rapprocher du roman. De là vient qu’à plus d’une reprise, — Mariage blanc, l’Aînée, les Rois, le Mariage de Télémaque, — il a tout d’abord essayé sous forme romanesque l’idée qu’il devait reprendre plus tard sous forme dramatique. De là vient que ses héros, au lieu d’être, comme le sont généralement les héros de théâtre, des volontés agissantes, sont, comme la plupart des héros du roman moderne, des passivités souffrantes, de pauvres êtres sans grand ressort intérieur, à la merci de leurs passions ou des circonstances extérieures : on a prononcé là-dessus, — c’est M. Doumic, — le mot de déterminisme, et je crois bien qu’il a eu raison, et que M. Jules Lemaître ne fournira pas beaucoup d’argumens aux théoriciens de la liberté morale. De là aussi l’indécision dont il fait preuve assez souvent dans la composition de ses caractères, dans la conduite de ses intrigues, et dans l’invention de ses dénouemens, et que ses chroniques sur ses propres pièces, — ses Examens à lui, — nous révèlent avec une ingénuité charmante. Ce sont les tâtonnemens d’un romancier qui découvre ses personnages au fur et à mesure qu’il les invente, qui les étudie, les analyse avec conscience, et qui, trouvant de l’inexpliqué en eux, se garde bien de leur enlever le « je ne sais quoi » qu’il y a dans tout être humain, et qui enfin, concevant trop bien toutes les « possibilités, » toutes les contingences de la destinée humaine, éprouve quelque peine à choisir parmi elles la seule qui convienne parfaitement, en même temps qu’à la vraisemblance générale, à la rectitude de son dessein. Il se peut que, du point de vue de la technique de Scribe, ces hésitations, ces innovations, ces scrupules, passent pour un réel défaut. Mais qui ne voit que ce défaut puisse aussi s’appeler d’un autre nom, s’il n’est que la rançon d’une plus grande somme de vérité morale introduite au théâtre, d’une peinture plus fidèle de la vie telle qu’elle est ?

À ce résultat vient heureusement concourir la qualité de la langue la plus savoureuse, la plus naturelle, la plus drue qui se parle aujourd’hui. Le style, — hélas ! — n’est point nécessaire pour faire une bonne, même une excellente pièce ; mais enfin, si la pièce est bonne par ailleurs, un peu de style ne lui nuit pas non plus, et nous avons chez nous de très grands écrivains de théâtre qui sont aussi de très grands écrivains tout simplement. M. Jules Lemaître est de cette famille. Son style ne le quitte pas à la porte du Vaudeville : il voudrait d’ailleurs mal écrire que je crois bien qu’il ne le pourrait pas. Son style dramatique a, parmi toutes ses qualités coutumières, cette qualité extrêmement rare, — de grands dramaturges, Dumas fils, Augier même ne l’ont pas eue, — de s’adapter sans effort aux différens personnages qu’il met en scène, de se diversifier suivant leur caractère, leur tempérament, leur sexe et leur éducation : de telle sorte qu’on a véritablement l’illusion d’être en présence de véritables personnes morales, non pas de fantoches anonymes auxquels un même écrivain souffle les propos uniformes qu’ils doivent tenir. Et ce n’est peut-être pas le moindre sortilège de ce style extraordinairement souple et vivant de se transformer dans son accent, dans son mouvement, presque dans sa substance même, — je veux dire dans la nature des vocables qu’il emploie, — pour mieux exprimer la diversité des âmes qu’il nous met sous les yeux. Chez M. Jules Lemaître, Pierre Rousseau ne parle pas comme Hélène, ni celle-ci comme Mme de Voves, ni Leveau comme Mme de Grèges, ni Chambray comme Yoyo. Autant de personnages, autant de langues. Et je ne sais s’il en a coûté à l’auteur d’ » attraper » cette diversité verbale ; mais le fait est qu’il n’y paraît guère.

À cette variété de style et de ton correspond une grande variété aussi de sujets et de milieux représentés. Il n’y a pas une de ces treize pièces qui soit la reprise même partielle d’une comédie antérieure du même auteur, ce qui arrive, on le sait, même à d’illustres écrivains de théâtre. Chacune d’elles est la mise en œuvre d’une donnée toute nouvelle, et, si, dans le théâtre contemporain ou dans le théâtre d’autrefois, on peut trouver sans doute, en cherchant bien, çà et là quelques analogies entre telle ou telle pièce de M. Lemaître et telle ou telle pièce plus ou moins connue, il me semble que c’est chose assez rare : rarement on a moins eu, au théâtre, l’impression du « déjà vu. » Révoltée, — M. Faguet l’a justement fait observer, — est une pièce d’Ibsen avant Ibsen, — du moins avant qu’Ibsen fût connu en France, et je ne vois pas qui, avant M. Jules Lemaître, a porté à la scène le « cas » de l’Age difficile, ou celui de la Massière, et surtout le cas si audacieux de Mariage blanc. Et pareillement, on ne risque guère, en allant voir jouer une nouvelle pièce de l’auteur de la Bonne Hélène, de retrouver des peintures de mœurs déjà essayées par lui. Petite bourgeoisie universitaire (Révoltée), parvenus du radicalisme (Leveau), milieux mêlés d’une ville de malades et d’oisifs (Mariage blanc), monde des coulisses (Flipote), rois et princes modernes (les Rois), industriels des environs de Paris (l’Age difficile), manufacturiers de province (le Pardon), pasteurs protestans (l’Aînée), peintres parisiens (la Massière), nobles ruinés (Bertrade) ; rien qu’à cette nomenclature, on entrevoit le vif désir qu’a eu et qu’a réalisé M. Lemaître de ne jamais se répéter. C’est là, certes, une ambition qui n’est point vulgaire : car si elle est conforme aux intérêts de l’art, il n’est pas sûr qu’elle soit conforme aux intérêts de l’artiste : le public aime à n’être point dérangé dans ses habitudes, et il ne se lasse guère d’applaudir ce qu’il a une fois applaudi.

Dans ces milieux très divers, et qu’il a fort curieusement observés et peints, M. Lemaître a fait évoluer des personnages à la fois très originaux et très généraux. C’est le vrai procédé des maîtres ; c’est à cette condition essentielle que les caractères imaginés par l’artiste méritent de se survivre à eux-mêmes dans la mémoire des hommes II s’agit de saisir dans l’infini de l’âme humaine un trait particulier, une nuance de sensibilité très réelle, mais qu’on n’a point encore aperçue, ou du moins qu’aucun écrivain n’a encore décrite, et de l’incarner dans une forme vivante qui porte la marque indélébile de l’humanité d’aujourd’hui, et qui, en même temps, appartienne si bien à l’humanité de tous les temps, que nos contemporains comme nos petits-neveux puissent également s’y reconnaître, et crier à la parfaite ressemblance. L’auteur du Pardon s’est fort bien acquitté de cette tâche. Rien de plus moderne que son théâtre : Hélène Rousseau, sa « révoltée, » n’aurait pas pu vivre, il y a un demi-siècle ; le député Leveau n’est pas contemporain de M. Poirier ; et nous ne voyons pas non plus Jacques de Tièvre dans le théâtre de Marivaux. Mais si tous ces héros sont bien des âmes d’à présent, comme ils relèvent bien tous de l’humanité générale, dont les passions ne changent point, ni les souffrances ! Hélène Rousseau, c’est l’éternelle « incomprise, » joli bibelot de plaisir et de luxe, incapable de comprendre la passion profonde, le sérieux de la vie, la gravité des devoirs qu’entraîne l’acceptation du dévouement d’autrui. Et son mari, le malheureux Pierre, c’est l’éternel timide, — le Chazel de Crime d’amour, — celui qui n’ose pas montrer toutes les richesses de son âme, et qu’on rebute, et qui souffre d’aimer et de n’être point aimé. Leveau, c’est bien le politicien peu scrupuleux d’aujourd’hui : mais c’est aussi le plébéien de toujours qui ne se croira « arrivé » que de l’heure où il sera accepté du noble faubourg. Et Jacques de Tièvre, c’est le voluptueux blasé de tous les siècles, comme il en a pu vivre au temps d’Alcibiade, à qui toute sa vie antérieure rend impossible l’acte de charité sentimentale qu’il a osé concevoir. Et il en est ainsi de tous les personnages de M. Lemaître ; ils sont vrais d’une vérité générale et de cette vérité particulière qui fait que nous croyons les avoir coudoyés cent fois dans la vie de tous les jours.

Ce qui donne à cette vérité tout son prix, et comme sa marque d’originalité propre, c’est qu’elle dissimule l’âpreté sous la grâce et la hardiesse sous l’ironie souriante. M. Jules Lemaître est un moraliste sans illusion. Il jette sur la vie, sur les âmes un regard aigu, perçant, presque cruel à force de lucidité profonde. La scène du Pardon où Georges, réconcilié avec Suzanne, et obsédé de certaines images, finit par harceler, par accabler sa malheureuse femme de ces questions qui les salissent tous deux, est à mettre à côté de celles où, depuis Othello, la jalousie u été peinte sous les plus énergiques couleurs. Et que d’autres traits d’un réalisme aussi saisissant ou pourrait cueillir dans Révoltée, dans Mariage blanc, dans l’Age difficile, dans la Massière ! Que de démentis infligés, par respect de la vérité morale telle qu’elle est, à des conventions théâtrales vieilles comme le monde ! C’est ainsi qu’avant M. Lemaître, il était admis, — sur les planches, — que les mauvais sujets ont un cœur d’or qui les rend finalement capables de toutes les délicatesses : bien souvent déjà dans ses Impressions de théâtre, il avait protesté contre ce déplorable préjugé à la mode. « Faire la fête, disait-il, c’est-à-dire manger, boire, jouer et entretenir des filles. J’ai peine à, croire, malgré tout, que ces occupations, poursuivies jusqu’à l’âge de quarante ans, soient très propres à développer chez un homme la beauté morale et la délicatesse des sentimens. Un viveur... me semble jouer dans le monde un assez vulgaire et grossier personnage. » Et, pour le prouver, il a créé ces deux types si vrais de Vaneuse et de Mauferrand qui ne sont assurément point faits pour nous donner une très noble idée des résultats de la « haute vie. »

J’ai tort d’ailleurs de dire : prouver. M. Jules Lemaître ne veut rien prouver, à proprement parler, non pas même dans l’Aînée, qui n’est qu’une comédie de mœurs, et même de caractères, çà et là quelque peu caricaturale. Des treize pièces qu’il u écrites, il n’en est aucune qui soit une pièce à thèse : je ne l’en loue, ni ne l’en blâme, je constate simplement, étant d’ailleurs de ceux qui pensent que la pièce à thèse est un genre parfaitement légitime, et qui compte, chez nous surtout, d’authentiques chefs-d’œuvre. Il se contente d’observer la vie et de la peindre de son mieux. Seulement, cet observateur et ce peintre de la vie contemporaine est un homme qui pense, et qui ne peut s’empêcher de penser. Sa contemplation se prolonge en rêve. A la vie telle qu’elle est, il ne peut se tenir d’opposer la vie telle qu’elle devrait être. Les personnages qu’il étudie et qu’il peint, il les juge. Il n’a donc pas de peine à reconnaître que la vie morale, dans sa réalité concrète, est une série ininterrompue de cas de conscience[4]. Et lorsqu’il a montré, avec toute la loyauté désirable, comment ses héros, placés dans telle situation donnée, agissent, pour se conformer au caractère qu’il leur a attribué, il en vient nécessairement à se demander s’ils ont bien ou mal agi, si la manière dont ils ont pratiquement résolu le cas de conscience qui se posait à eux est bien la meilleure possible. Sa solution ou sa réponse personnelle, il réussit toujours, par mille moyens indirects, à nous la laisser entendre. Nous ne risquons guère de nous tromper en ce qui concerne le jugement moral que M. Lemaître porte sur ses personnages et sur leurs aventures. Et ce jugement est généralement très sain, marqué au coin d’un bon sens très ferme, d’une délicatesse très avisée, d’une réelle élévation de pensée et de sentiment. L’auteur de l’Aînée n’est pas tendre aux pharisiens, — le ménage Pétermann en sait quelque chose ; mais il est assez indulgent à ceux qui paient leur tribut à la faiblesse humaine, s’ils souffrent de leurs fautes, s’ils s’en repentent et les expient, s’ils savent se préserver de la perversité du cœur et de l’esprit, et si enfin le sentiment de leur fragilité personnelle les incline à plus d’humilité, de charité et de bonté : il est bien évident que ni Mme de Voves, ni Chambray, ni Marèze, ni les douloureux héros du Pardon n’ont en M. Jules Lemaître un juge impitoyable. Il réserve toute sa sévérité, toute son ironie méprisante pour ceux que l’on pourrait appeler les frelons de la ruche sociale, pour ceux que la frivolité de leur vie, la férocité de leur égoïsme, la corruption de leur âme prédestinent à être de terribles gâcheurs d’existence et de bonheur : Hélène Rousseau, Brétigny, la marquise de Grèges, Vaneuse, Montaille, Yoyo, Mauferrand. S’il les relève un peu parfois tout à la fin de la pièce, c’est par scrupule de moraliste qui sait que les monstruosités sont rares, et rare aussi l’ignominie absolue. Mais toute sa sympathie, toute son estime, toute son admiration vont spontanément aux natures droites et simples, élevées et généreuses, capables de dévouement et de sacrifice, et pour lesquelles l’honneur et le devoir ne sont pas de vains mots : Pierre Rousseau, André de Voves, Mme Leveau, Lia, Bertrade, Juliette Dupuy ; il leur passe tout ce qu’il entre parfois, — et il le sait bien, et il l’indique, — d’inexpérience et de naïveté dans l’intransigeance de leurs fiertés. Bref, il est avec ces braves gens de tout son cœur ; et ce libre hommage à la vertu sous la plume de l’un des esprits les moins dupes qu’il y ait au monde n’est pas l’un des moins significatifs qu’on lui ait rendus.

On voit peut-être maintenant quelle conception de la vie enveloppe et suggère tout ce théâtre où tant d’humanité se mêle à tant de finesse, où l’observation la plus spirituelle, et, par endroits, la plus pénétrante, parle une langue exquise d’agilité, de souplesse inventive, de grâce délicate et de vivante familiarité. Parmi bien des ironies et à travers bien des détours, c’est, tout au fond, la conception chrétienne que l’on retrouve et que l’on restaure, c’est la pratique des vertus chrétiennes que l’on recommande comme la meilleure et la plus sûre. « Il faut croire que l’univers existe uniquement afin que la justice y règne un jour entre les hommes, et pour que, en attendant, l’amour de la justice (qui implique la pitié et la charité) soit engendré dans les âmes par l’épreuve même de la vie... Croyons-le donc. Nom avons besoin que l’univers ait un sens, et qu’il ait celui-là. » Le subtil écrivain qui, rappelant des vers de sa jeunesse où le même sentiment est déjà exprimé, concluait par ces lignes un feuilleton sur la Puissance des Ténèbres, n’est donc pas le sceptique indifférent, le « stérile dilettante » dont il a paru parfois tenir le rôle. Il y a des idées auxquelles il tient, et qu’au besoin il saura défendre. S’il connaît les jouissances de la curiosité, il sait aussi le prix de l’action. « Si le choix m’en avait été laissé, écrivait-il un jour, j’aurais choisi d’abord d’être un grand saint, puis une femme très belle, puis un grand conquérant ou un grand politique, enfin un écrivain ou un artiste de génie. » Vous vous rappelez dans l’Aînée l’intéressant personnage de Dursay, sous les traits duquel je crois bien que M. Jules Lemaître a voulu se peindre lui-même, et qui, en tout cas, lui ressemble « comme un frère. » Dursay est un « philosophe, » un curieux, qui trouve la vie très divertissante, et les hommes très amusans à regarder. Mais Dursay n’est détaché qu’en apparence. Il vient un jour où lui aussi passe à l’action : il épouse la grave et charmante Lia. On peut voir là quelque symbolisme. Attendons-nous à voir l’auteur de l’Aînée descendre lui aussi dans la mêlée contemporaine.


VICTOR GIRAUD.

  1. Contemporains, t. II (Leconte de Lisle), p. 40. — Ces lignes sont la reprise, à peine diversifiée, de quelques vers des Petites Orientales :

    Mais là-bas, au pays, la terre est maternelle :
    La Nature a chez nous ta grâce et l’ondoiment.
    Quelque chose qui flotte et qui se renouvelle,
    Et des vagues contours le mystère charmant.
    ……………….
    Et je veux vous revoir, ô ciel changeant et tendre,
    Coteaux herbeux, petits ruisseaux, coins familiers.
    Saules, je vous désire ! et je veux vous entendre,
    Chuchotemens plaintifs des tremblans peupliers.

    (Nostalgie, Poésies, éd. actuelle, p. 172-173.

  2. Contemporains, 1re série, p. 31. — Ce beau portrait figurait déjà dans l’article de la Revue Bleue intitulé : Portraits d’Académiciens : M. Sully Prudhomme (10 décembre 1881), mais au lieu d’en former le début, comme dans les Contemporains, il était précédé de quelques lignes de « préparation, » qui en atténuaient et en diminuaient un peu l’effet. En relisant son article pour le recueillir en volume, l’écrivain-né qu’est M. Jules Lemaître a supprimé les « préparations » inutiles et » attaqué » son étude comme elle devait l’être. — Notons ici une fois pour toutes que les articles des Contemporains ont été non pas toujours, mais assez souvent retouchés en passant de la Revue dans le livre ; et regrettons qu’entre autres articles fâcheusement dédaignés un article de la Revue Bleue (17 avril 1883) sur Alphonse Daudet romancier n’ait pas été recueilli.
  3. Contemporains, 1re série, p. 125-126. — Cette page a été en partie reprise dans un Discours prononcé à la distribution des prix du lycée d’Orléans Contemporains, 7e série, p. 226), et elle est elle-même, en partie, une reprise de ces vers des Petites Orientales La Loire), édition actuelle des Poésies, p. 253.

    La Loire est une reine, et les rois l’ont aimée :
    Sur ses cheveux d’azur ils ont posé, jaloux,
    Des châteaux ciselés ainsi que des bijoux ;
    Et de ces grands joyaux sa couronne est formée.

  4. La préoccupation du « cas de conscience » ou de la situation morale dans laquelle il place son principal héros est même si forte chez M. Jules Lemaître qu’on peut se demander, — voyez à cet égard ses feuilletons sur Flipote et sur l’Age difficile (8e et 9e séries des Impressions de théâtre), — si, quand il conçoit une pièce, ce n’est pas là ce qu’il imagine tout d’abord, — in abstracto pour ainsi dire, — et avant ses personnages concrets.