Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction/Intro/02

Félix Alcan (p. 53-81).
◄  Ier.IIV
Introduction


CHAPITRE II
Morale de la certitude pratique. — Morale de la foi.
Morale du doute.


I

MORALE DE LA CERTITUDE PRATIQUE


La morale de la certitude pratique est celle qui admet que nous sommes en possession d’une loi morale certaine, absolue, apodictique et impérative. Les uns se représentent cette loi comme renfermant une matière, un bien en soi que nous saisissons par intuition et dont la valeur est supérieure à tout pour notre raison. Les autres, avec Kant, se représentent la loi comme purement formelle et ne renfermant par elle-même aucune matière, aucun bien en soi, aucune fin déterminée, mais seulement un caractère d’universalité qui permet de distinguer les fins conformes ou non conformes à la loi. Ainsi, selon les intuitionnistes, nous saisissons par une intuition immédiate la valeur et la dignité des actions, des facultés, des vertus, comme la tempérance, la pudeur, etc. ; selon les kantiens, au contraire, le caractère moral d’une action n’est prouvé que quand on peut généraliser la maxime de cette action et montrer ainsi sa nature désintéressée.

C’est surtout contre la première conception de la certitude morale que vaut le vieil argument sceptique sur les contradictions des jugements moraux, leur relativité, leur incertitude. Cet argument a une influence dissolvante sur la conception de la loi même en tant qu’imposant d’une manière absolue tel ou tel acte, telle ou telle vertu. Il est difficile de rester fidèle aux rites d’une religion absolutiste, quand ces rites commencent à vous apparaître comme souverainement indifférents et quand vous ne croyez plus au dieu particulier qu’elle adore.

Le problème posé par Darwin sur la variabilité du devoir ne laisse donc pas que d’être inquiétant pour quiconque admet un bien absolu, impératif, certain, universel : — La formule du devoir changerait-elle du tout au tout pour nous, si nous étions les descendants des abeilles ?

Il y a dans toute société des travaux de diverses sortes et qui supposent en général une division de la tâche commune, des corps de métier ; or, d’un corps de métier à l’autre, les devoirs peuvent fort bien changer, et devenir aussi étranges que le serait la morale d’hommes-abeilles. Il existe, même dans notre société présente, des neutres comme dans celle des abeilles et des fourmis ; tels sont les moines, dont la morale n’était pas au moyen âge et n’est peut-être pas encore de tous points conforme à celle du reste de la société. Sous Charles VII, on fit un acte qui est le pendant de l’extermination des mâles après la fécondation : on extermina des compagnies mercenaires qui étaient devenues inutiles ; on croyait bien faire. Il pourrait exister dans la planète Mars des corps de métiers tout différents des nôtres, qui auraient des devoirs réciproques très contraires aux nôtres, mais s’imposant par une obligation aussi catégorique de forme. Sur notre terre même, nous voyons parfois se produire un renversement dans la direction de la conscience. Il y a des cas où l’individu éprouve un sentiment d’obligation à rebours, d’obligation à ce qu’on regarde d’habitude comme des actes immoraux. Citons, entre une multitude d’exemples, le trait rapporté par Darwin sur la conception de certains devoirs en Australie. Les Australiens attribuent la mort des leurs à un maléfice jeté par quelque tribu voisine ; aussi considèrent-ils comme une obligation sacrée de venger la mort de tout parent en allant tuer un membre des tribus voisines. Le docteur Laudor, magistrat dans l’Australie occidentale, raconte qu’un indigène employé dans sa ferme perdit une de ses femmes à la suite d’une maladie ; il annonça au docteur son intention de partir en voyage afin d’aller tuer une femme dans une tribu éloignée. « Je lui répondis que, s’il commettait cet acte, je le mettrais en prison pour toute sa vie. » Il ne partit donc pas, et resta dans la ferme. Mais de mois en mois il dépérissait : le remords le rongeait ; il ne pouvait manger ni dormir ; l’esprit de sa femme le hantait, lui reprochait sa négligence. Un jour il disparut ; au bout d’une année il revint en parfaite santé : il avait rempli son devoir. — On voit donc s’étendre jusqu’à des actes mauvais ou simplement instinctifs un sentiment qui est plus ou moins l’analogue de l’obligation morale. Les voleurs et les meurtriers peuvent avoir le sentiment du devoir professionnel, les animaux peuvent l’éprouver vaguement. Le sentiment qu’on doit faire une chose pénètre dans toute la création, aussi loin que pénètrent la conscience et le mouvement volontaire.

On sait ce qui arriva à A. de Musset dans sa jeunesse (on raconte le même trait de Mérimée). Un jour qu’après avoir été fortement grondé pour une peccadille enfantine, il s’en allait en larmes, tout contrit, il entendit ses parents qui disaient, la porte fermée : « Le pauvre garçon, il se croit bien criminel ! » La pensée que sa faute n’avait rien de sérieux et que son remords à lui était de l’enfantillage, le blessa au vif. Ce petit fait se grava dans sa mémoire pour n’en plus sortir. La même chose arrive aujourd’hui à l’humanité ; si elle en vient à imaginer que son idéal moral est un idéal d’enfant, variable selon le caprice des coutumes, que la fin et la matière d’une foule de devoirs sont puériles, superstitieuses, elle sera portée à sourire d’elle-même, à ne plus apporter dans l’action ce sérieux sans lequel disparaît le devoir absolu. C’est une des raisons pour lesquelles le sentiment d’obligation perd de nos jours son caractère sacré. Nous le voyons s’appliquer à trop d’objets, parler à trop d’êtres indignes (peut-être aux animaux eux-mêmes). Cette variabilité des objets du devoir prouve l’erreur de toute morale intuitionniste, qui se prétend en possession absolue d’une matière immuable du bien. On peut considérer cette morale, qui fut adoptée autrefois par V. Cousin, les Écossais et les éclectiques, comme insoutenable dans l’état actuel de la science.

Reste la morale formelle et subjective des kantiens, qui n’admet d’absolu que l’impératif et regarde comme secondaire l’idée qu’on se fait de son objet et de son application. Contre une morale de ce genre toute objection tirée des faits semble perdre sa valeur : ne peut-on pas toujours y répondre en distinguant l’intention de l’acte ? Si l’acte est pratiquement nuisible, l’intention a pu être moralement désintéressée, et c’est tout ce que demande la morale de Kant. Seulement un nouveau problème se pose : à l’intention bonne s’attache-t-il un sentiment d’obligation vraiment supra-sensible et supra-intellectuel, comme le veut Kant ?

Le sentiment d’obligation, si on le considère exclusivement au point de vue de la dynamique mentale, se ramène au sentiment d’une résistance que l’être éprouve toutes les fois qu’il veut prendre telle ou telle direction. Cette résistance, qui est de nature sensible, ne peut provenir de notre rapport à une loi morale qui, par hypothèse, serait tout intelligible et intemporelle ; elle provient de notre rapport aux lois naturelles et empiriques. Le sentiment d’obligation n’est donc pas proprement moral, il est sensible. Kant lui-même est bien obligé de convenir que le sentiment moral est, comme tout autre, pathologique ; seulement il croit que ce sentiment est excité par la seule forme de la loi morale, abstraction faite de sa matière ; de là résulte à ses yeux ce mystère qu’il avoue : une loi intelligible et supra-naturelle, qui produit cependant un sentiment pathologique et naturel, le respect. « Il est absolument impossible de comprendre a priori comment une pure idée, qui ne contient elle-même rien de sensible, produit un sentiment de plaisir ou de peine ;... il nous est absolument impossible, à nous autres hommes, d’expliquer pourquoi et comment l’universalité d’une maxime comme telle, par conséquent la moralité, nous intéresse. » Il y aurait donc bien ici mystère ; la projection de la moralité dans le domaine de la sensibilité sous forme de sentiment moral serait sans pourquoi possible, et Kant affirme cependant qu’elle est évidente a priori. Nous sommes forcés, dit-il, « de nous contenter de pouvoir encore si bien voir a priori que ce sentiment (produit par une pure idée) est inséparablement lié à la représentation de la loi morale en tout être raisonnable fini[1]. » La vérité, croyons-nous, est que nous n’apercevons réellement point a priori de raison pour joindre un plaisir ou une peine sensibles à une loi qui, par hypothèse, serait supra-sensible et hétérogène à la nature. Le sentiment moral ne peut s’expliquer rationnellement et a priori. Il est d’ailleurs impossible de prendre sur le fait, dans la conscience humaine, le respect pour une pure forme. D’abord, un devoir indéterminé et purement formel n’existe pas : nous ne pouvons, évidemment, voir apparaître le sentiment de l’obligation que quand il y a une matière donnée au devoir, et les Kantiens eux-mêmes sont forcés de le reconnaître. Le devoir n’est donc jamais saisi dans la conscience que comme s’appliquant à un contenu, dont on ne peut le détacher ; il n’y a pas de devoir indépendamment de la chose due, de la représentation de l’action. Bien plus, il n’y a pas de devoir, sinon envers quelqu’un ; les théologiens n’avaient qu’à moitié tort de représenter le devoir comme s’adressant à la volonté divine : au moins on sentait quelqu’un par derrière. Maintenant, dans cette synthèse réellement indissoluble de la matière et de la forme, le sentiment d’obligation ne s’attache-t-il cependant qu’à la forme ? — Nous croyons, d’après l’expérience, que le sentiment d’obligation n’est pas lié à la représentation de la loi comme loi formelle, mais de la loi en raison de sa matière sensible et de sa fin. La loi comme loi n’a de saisissable à la pensée que son universalité ; mais à ce précepte « agis de telle sorte que ta maxime puisse devenir une loi universelle, » ne s’attachera aucun sentiment d’obligation tant qu’il ne sera pas question de la vie sociale et des penchants profonds qu’elle réveille en nous, tant que nous ne concevrons pas l’universalité de quelque chose, de quelque fin, de quelque bien qui soit l’objet d’un sentiment. L’universel pour l’universel ne peut produire qu’une satisfaction logique, qui elle-même est encore une satisfaction de l’instinct logique chez l’homme, et cet instinct logique est une tendance naturelle, une expression de la vie sous son mode supérieur, qui est l’intelligence, amie de l’ordre, de la symétrie, de la similitude, de l’unité dans la variété, de la loi, conséquemment de l’universalité. — Dira-t-on que la forme universelle a elle-même pour dernier contenu la volonté, le vouloir pur ? — La réduction du devoir à une volonté de la loi qui serait encore elle-même une volonté purement formelle, loin de fonder la moralité, nous semble produire un effet dissolvant sur cette volonté même. On ne peut vouloir une action en vue d’une loi, quand on ne fonde pas cette loi sur la valeur pratique et logique de l’action même. L’antique doctrine d’Ariston, par exemple, n’admettait aucune différence de valeur, aucun degré entre les choses ; mais un être humain ne se résignera jamais à poursuivre un but en se disant que ce but est au fond indifférent et que sa volonté seule de le poursuivre a une valeur morale : cette volonté s’affaissera aussitôt et l’indifférence passera des objets jusqu’à elle-même. L’homme a toujours besoin de croire qu’il y a quelque chose de bon non pas seulement dans l’intention, mais aussi dans l’action. C’est chose démoralisante que la conception d’une moralité exclusivement formelle, détachée de tout ; c’est l’analogue de ce travail qu’on fait accomplir aux prisonniers dans les prisons anglaises, et qui est sans but : tourner une manivelle pour la tourner ! On ne s’y résigne pas. Il faut que l’intelligence approuve l’impératif et qu’un sentiment s’attache à son objet.

Récemment une petite fille à qui sa mère avait confié un sou pour faire quelque emplette, se trouva écrasée dans la rue. Elle ne lâcha pas ce sou ; sortant d’un évanouissement, mourante, elle rouvrit sa main bien fermée et tendit à sa mère l’humble sou dont elle ne se figurait pas le peu de valeur, en lui disant « Je ne l’ai pas perdu. » C’est là un enfantillage sublime : pour cette petite la vie avait moins d’importance que ce sou qui lui avait été confié. — Eh bien, quel que soit le mérite moral qu’un stoïcien ou un Kantien peut découvrir avec raison dans ce trait, il sera absolument incapable de l’imiter, lui philosophe et connaissant la valeur d’une obole : la foi lui manquera, — non pas peut-être la foi dans son mérite possible, mais la foi dans le sou.

Il faut donc absolument, dans le mérite moral, transfigurer à ses propres yeux la matière de l’action méritoire, lui attribuer souvent une valeur supérieure à sa valeur réelle. Il faut une comparaison non pas seulement entre la volonté et la loi, mais entre l’effort moral et le prix de la fin qu’il poursuit. — Si le mérite même nous paraît encore bon, quel qu’en soit l’objet, c’est que nous y voyons une puissance capable de s’appliquer à un objet supérieur ; nous y voyons un réservoir de force vive qui est toujours précieux, alors même que cette force peut, dans l’espèce, être mal employée. C’est donc l’emploi possible que nous approuvons dans l’emploi actuel mais c’est toujours l’emploi, et non la force pour la force, la volonté pour la volonté. L’aigle, en s’élevant jusqu’au soleil, finit par voir toutes choses se niveler sur la terre ; supposons que, d’un point de vue assez haut, nous voyions se niveler pour l’univers toutes nos actions : bon nombre des intérêts et des désintéressements humains nous paraîtraient alors également naïfs ; leur objet ne nous semblerait pas supérieur au sou de l’enfant. Malgré Zénon et Kant, nous n’aurions plus alors le courage de vouloir et de mériter : on ne veut pas pour vouloir et à vide.

Il est donc bien difficile d’admettre que le devoir, variable et incertain dans toutes ses applications, demeure certain et apodictique dans sa forme, dans l’universalité pour l’universalité, ou, si on préfère, dans la volonté pour la volonté, dans la volonté fin en soi. Le sentiment qui s’attache, selon Kant, soit à la raison pure, soit à la volonté pure, est l’intérêt tout naturel que nous portons à nos facultés ou fonctions supérieures, à notre vie intellectuelle : nous ne pouvons pas être indifférents à l’exercice rationnel de notre raison, qui est après tout un instinct plus complexe, ni à l’exercice de la volonté, qui est après tout une force plus riche et une virtualité d’effets pressentis dans leur cause. C’est parce que nous pensons aux fruits variés de l’arbre, que l’arbre est pour nous précieux ; à moins que l’arbre ne nous semble déjà par lui-même beau ; mais alors il apparaît déjà lui-même comme une production, une oeuvre, un fruit vivant ; il satisfait certaines de nos tendances, notre amour de « l’unité dans la variété, » notre instinct esthétique. Tous ces éléments, l’agréable, l’utile, le beau, se retrouvent dans l’impression produite par la « raison pure » ou la « volonté pure. » Si la pureté était poussée jusqu’au vide, il en résulterait l’indifférence sensible et intellectuelle, nullement cet état déterminé de l’intelligence et de la sensibilité qu’on appelle l’affirmation d’une loi et le respect d’une loi : il n’y aurait plus rien à quoi pût se prendre notre jugement et notre sentiment.

II

MORALE DE LA FOI


Après le dogmatisme moral de Kant, pour qui la forme de la loi est apodictiquement certaine et pratique par elle-même, nous trouvons un kantisme altéré qui fait du devoir même un objet de foi morale, non plus de certitude. Kant ne faisait commencer la foi qu’avec les postulats qui suivent l’affirmation certaine du devoir ; aujourd’hui on a fait remonter la foi jusqu’au devoir même.

Si de nos jours la foi religieuse proprement dite tend à disparaître, elle est remplacée dans un grand nombre d’esprits par une foi morale. L’absolu s’est déplacé, il est passé du domaine de la religion dans celui de l’éthique ; mais là encore il n’a rien perdu du pouvoir qu’il exerce sur l’esprit humain. Il est resté capable de soulever les masses, on en a vu un exemple dans la Révolution française ; il peut provoquer le plus généreux enthousiasme ; il peut produire aussi un certain genre de fanatisme, beaucoup moins dangereux que le fanatisme religieux, mais qui a pourtant ses inconvénients. Au fond, il n’y a pas de différence essentielle entre la foi morale et la foi religieuse ; elles se contiennent mutuellement ; mais, malgré le préjugé contraire encore trop répandu de nos jours, la foi morale a un caractère plus primitif et plus universel que l’autre. Si l’idée de dieu a jamais eu une valeur métaphysique et une utilité pratique, c’est en tant qu’elle apparaissait comme unissant la force et la justice ; au fond, dans l’affirmation réfléchie de la divinité était contenue l’affirmation suivante : la force suprême est la force morale. Si nous n’adorons plus les dieux de nos ancêtres, les Jupiter, les Jéhovah, les Jésus même, c’est, entre autres raisons, que nous nous trouvons sous plusieurs rapports moralement au-dessus d’eux ; nous jugeons nos dieux, et en les niant nous ne faisons souvent que les condamner moralement. L’irréligion, qui semble dominer de nos jours est donc, à beaucoup d’égards, le triomphe au moins provisoire d’une religion plus digne de ce nom, d’une foi plus pure. En devenant exclusivement morale, la foi ne s’altère pas ; elle se dépouille au contraire de tout élément étranger. Les vieilles religions ne faisaient pas seulement appel à la croyance intérieure, elles invoquaient la crainte, l’évidence trompeuse du miracle et de la révélation ; elles prétendaient s’appuyer sur quelque chose de positif, de sensible, de grossier. Tous ces moyens de gagner, de « piper » la confiance, comme dirait Montaigne, sont devenus maintenant inutiles. Tout se simplifie. Cette formule qui a eu tant d’influence dans le monde : c’est un devoir de croire à son dieu, vient se résoudre dans cette autre qu’elle présupposait : c’est un devoir de croire au devoir. L’expression simple et définitive de la foi est ainsi trouvée, et du même coup est fondée une religion nouvelle. Les temples ayant perdu leurs idoles, la foi se réfugie dans le « sanctuaire de la conscience. » Le grand Pan, Dieu-nature, est mort ; Jésus, Dieu-humanité, est mort ; reste le dieu intérieur et idéal, le Devoir, qui est peut-être, lui aussi, destiné à mourir un jour.

Si nous cherchons à analyser cette foi au devoir, telle qu’elle se produit chez les disciples de Kant et même chez ceux de Jouffroy, nous y remarquons plusieurs affirmations différentes, quoique reliées l’une à l’autre, qui se retrouvent d’ailleurs dans toute espèce de foi et forment les caractères distinctifs de la religion par rapport à la science : 1° affirmation pleine et entière d’une chose qui n’est pas susceptible de preuve positive (le devoir, avec la liberté morale pour principe et avec toutes ses conséquences) ; — 2° autre affirmation corroborant la première, à savoir qu’il est moralement meilleur de croire cette chose que de croire autre chose, ou de ne pas croire du tout ; — 3° nouvelle affirmation par laquelle on place sa croyance au-dessus de la discussion, — car il serait immoral d’hésiter un instant entre ce qui est meilleur et ce qui est moins bon. — Du même coup on déclare sa croyance immuable, puisqu’elle est au-dessus de toute discussion. La foi morale ainsi définie repose sur ce postulat : il est des principes qu’il faut affirmer non parce qu’ils sont logiquement démontrés ou matériellement évidents, mais parce qu’ils sont moralement bons ; en d’autres termes, le bien est un critérium de vérité objective. Tel est le postulat que contient au fond la morale des néo-kantiens comme MM. Renouvier et Secrétan.

Pour justifier ce postulat, on fait remarquer que le propre du bien est d’apparaître comme inviolable, non seulement à l’action, mais à la pensée même ; n’est-ce pas une injustice non seulement d’exécuter le mal, mais même de le penser ? Or on pense le mal du moment où on doute du bien. Il faut donc croire au bien plus qu’à tout le reste, non parce qu’il est plus évident que tout le reste, mais parce que ne pas y croire serait commettre une mauvaise action. Entre une proposition simplement logique et son contraire il y a toujours une alternative qui se pose : l’esprit reste libre entre les deux et choisit ; ici l’alternative est supprimée ; le choix ne serait plus qu’une faute : le vrai ne peut plus être cherché indifféremment de deux côtés. Tout problème disparaît, car un problème impliquerait des solutions multiples, demandant vérification ; or on ne vérifie pas le devoir ; il est des interrogations qu’on ne doit même pas s’adresser à soi-même, il est des questions qu’il ne faut pas soulever. Que deviennent par exemple, en présence de la foi au devoir absolu, les doctrines des moralistes utilitaires, des évolutionnistes, des partisans de Darwin ? Elles sont rejetées avec toute l’énergie possible, sans même parfois être sérieusement examinées. La conscience morale se met toujours de la partie ; elle représente dans l’âme humaine le parti aveuglément conservateur. Un croyant convaincu ne voudra jamais se poser à lui-même cette question : le devoir n’est-il qu’une généralisation empirique ? Il lui semblera que ce serait là mettre en doute sa « conscience d’honnête homme ; » il déclarera d’avance la science impuissante à traiter ce problème. L’esprit scientifique, qui est toujours prêt à examiner le pour et le contre, qui voit partout un double chemin, une double issue pour la pensée, doit donc faire place pour le croyant à un tout autre esprit : pour lui, le devoir est en soi sacré et commande avec une telle force que le penseur même ne peut, en face de lui, faire autre chose qu’obéir. La foi au devoir se place donc, encore une fois, au-dessus de la région où la science se meut et où se meut la nature même ; celui qui croit au devoir est toujours tel que le chantait Horace : Impavidum ferient ruinæ. La foi morale se trouverait ainsi sauvegardée par son essence même, qui est d’obliger l’individu à s’incliner devant elle.

La foi au devoir, quand on l’attaque, cherche pourtant à s’appuyer sur divers motifs : les esprits les plus superficiels invoquent une espèce d’évidence intérieure, d’autres un devoir moral, d’autres une nécessité sociale. 1° Il y a d’abord l’évidence intérieure, l’ « oracle » de la conscience, qui n’admet pas de réplique ni d’hésitation ; nous sentons le devoir parler en nous comme avec une voix ; nous croyons au devoir comme à quelque chose qui vit et palpite en nous, comme à une partie de nous-mêmes, bien plus, comme à ce qu’il y a en nous de meilleur. Les écossais et les éclectiques avaient essayé, il y a peu d’années encore, de fonder une philosophie sur le sens commun, c’est-à-dire au fond sur le préjugé. Cette philosophie d’apparences a été énergiquement combattue par les néo-kantiens ; pourtant, tout leur système repose aussi sur un simple fait de sens commun, sur la simple croyance que l’impulsion appelée devoir est d’un autre ordre que toutes les impulsions naturelles. Ces phrases qui reviennent si fréquemment dans Cousin et ses disciples et qui nous font un peu sourire aujourd’hui : « la conscience proclame, » « l’évidence démontre, » « le bon sens veut, sont-elles beaucoup moins probantes en elles-mêmes et dans leur généralité que celles-ci : « le devoir commande, » « la loi morale exige, » etc. Cette évidence intérieure du devoir ne prouve rien. L’évidence est un état subjectif dont on peut souvent rendre compte par des raisons subjectives aussi. La vérité n’est pas seulement ce qu’on sent ou ce qu’on voit, c’est ce qu’on explique, ce qu’on relie. La vérité est une synthèse : c’est ce qui la distingue de la sensation, du fait brut ; elle est un faisceau de faits. Elle ne tire pas son évidence et sa preuve d’un simple état de conscience, mais de l’ensemble des phénomènes qui se tiennent et se soutiennent l’un l’autre. Une pierre ne fait pas une voûte, ni deux pierres, ni trois ; il les faut toutes ; il faut qu’elles s’appuient l’une sur l’autre ; même la voûte construite, arrachez-en quelques pierres, et tout s’écroulera : la vérité est ainsi ; elle consiste dans une solidarité de toutes choses. Ce n’est pas assez qu’une chose soit évidente, il faut qu’elle puisse être expliquée pour acquérir un caractère vraiment scientifique.

2° Quant au « devoir de croire au devoir, » c’est une pure tautologie ou un cercle vicieux. On pourrait dire aussi : il est religieux de croire à la religion, moral de croire à la morale, etc... ; soit, mais qu’entend-on par devoir, par morale, par religion ? Tout cela est-il vrai, c’est-à-dire tout cela correspond-il à une réalité ? Voilà la question, et il faut l’examiner sous peine de tourner éternellement dans le même cercle. Quand je crois que c’est ma liberté souveraine et autonome qui me commande telle ou telle action, si c’était l’instinct héréditaire, l’habitude, l’éducation, que deviendrait alors le prétendu devoir ? Ne suis-je, suivant la remarque de Darwin, qu’un chien courant qui chasse le gibier au lieu de l’arrêter ? Mon devoir, auquel j’attache tant d’importance, n’en a-t-il, toute proportion gardée, pas plus que n’en a le devoir du chien de rapporter, ou de donner la patte ? Pouvez-vous être indifférent aux analyses que la science fait de l’objet auquel s’attache votre foi ?

Peut-être la science a-t-elle de la peine à fonder pour son compte une éthique au sens strict du mot, mais elle peut détruire toute foi morale qui se croit certaine et absolue. Insuffisante parfois pour édifier, elle a une force dissolvante incalculable. Les partisans de la foi morale n’auraient même pas encore prouvé leur thèse s’ils parvenaient à démontrer que leur éthique est la plus complète, celle qui répond le mieux à toutes les interrogations de l’agent moral, celle qui a le moins à craindre des exceptions, des subtilités de la casuistique, celle qui peut pousser l’agent moral tête baissée dans les dévouements les plus absolue. Quand les partisans de la foi morale auraient démontré tout cela, ils n’auraient encore rien fait, pas plus que les partisans de telle ou telle religion s’ils pouvaient démontrer que leur religion est la meilleure ; les apologistes qui défendent un système particulier de morale ou de religion n’ont jamais rien prouvé, car il y a toujours une question qu’ils oublient, c’est de savoir s’il y a une religion quelconque qui soit vraie, une morale quelconque qui soit vraie.

Historiquement toute foi — à quelque objet qu’elle s’applique — a toujours paru obligatoire à celui qui la possédait. C’est que la foi marque une certaine direction habituelle de l’esprit, et qu’on éprouve une résistance quand on veut brusquement changer cette direction. La foi est une habitude acquise et une sorte d’instinct intellectuel qui pèse sur nous, nous contraint et, en un certain sens, produit un sentiment d’obligation.

Mais la foi ne peut avoir aucune action obligatoire sur celui qui ne la possède pas encore : on ne peut pas être obligé à affirmer ce que tout ensemble on ne sait pas et on ne croit pas. Le devoir de croire n’existe donc que pour ceux qui croient déjà : en d’autres termes la foi, lorsqu’elle est donnée, donne elle-même, comme toute habitude puissante et enracinée, le sentiment d’obligation qui semble y être attaché ; mais l’obligation ne précède pas la foi, ne la commande pas, du moins rationnellement parlant. On ne peut jamais commander à la raison qu’au nom d’une science ou d’une croyance déjà formée ; croire en dehors de ce qu’on sait ne peut donc jamais avoir rien d’obligatoire.

D’autre part, un simple doute suffirait pour délier d’une obligation qui ne proviendrait que de la foi. Et ce doute, une fois conscient de lui-même, créerait un devoir, celui de la conséquence avec soi-même, celui de ne pas trancher en aveugle un problème incertain, de ne pas fermer une question ouverte, de telle sorte qu’au « devoir de croire au devoir » qu’imagine celui qui a la foi, on peut opposer le devoir de douter du devoir, qui s’impose à celui qui nie. Doute oblige, si on peut dire que foi oblige.

3° On a encore essayé de motiver la foi par la nécessité sociale, motif bien extérieur : je crois au devoir parce que sans le devoir la société ne saurait subsister. C’est le même argument dont se servent ceux qui vont à la messe parce qu’une religion est nécessaire au peuple et qu’il faut prêcher d’exemple.

Il y a au fond de la foi ainsi entendue un certain scepticisme. Tel mari, ayant des soupçons, aime mieux ne pas les approfondir, préfère la tranquillité de l’habitude à l’angoisse possible de la vérité. Ainsi en agissons-nous parfois avec la nature : nous aimons mieux nous laisser tromper par elle et la suivre ; nous lui demandons la paix morale avant la vérité. Mais la vérité s’ouvre toujours un chemin en nous ; on peut lui appliquer ce que le Christ disait de lui-même : « Je suis venu apporter la guerre dans les âmes. »

Ce demi-scepticisme de la foi appelle et justifie les objections d’un scepticisme plus complet et plus logique. Nécessité, en général, n’est pas vérité, diront les sceptiques ; une nécessité intérieure peut être une illusion nécessaire, à plus forte raison une nécessité sociale. La morale pratique peut être fondée sur un système d’erreurs utiles que la morale théorique explique et redresse. Ainsi l’optique explique mathématiquement des illusions qu’exploitent chaque jour la peinture, l’architecture et tous les arts. L’Art est en partie fondé sur l’erreur, il l’emploie comme un élément indispensable : art et artifice ne font qu’un. L’art forme un moyen terme entre le subjectif et le réel ; il travaille par des méthodes scientifiques à produire l’illusion, il se sert de la vérité pour tromper et charmer tout ensemble ; l’esprit déploie toutes ses finesses pour attraper les yeux. Qui nous dit que la moralité n’est pas de la même façon un art, à la fois beau et utile ? Peut-être nous charme-t-elle aussi en nous trompant. Le devoir peut n’être qu’un jeu de couleurs intérieures. Il est dans les tableaux de Claude Lorrain des perspectives lointaines, de longues échappées entre les arbres, qui donnent l’idée d’un infini réel, — un infini de quelques centimètres carrés. Il y a en nous-mêmes des perspectives analogues qui peuvent n’être qu’apparentes. Quant à la vie sociale, elle repose en grande partie sur l’artifice ; et par l’artifice nous n’entendons pas quelque chose d’opposé à la nature. Nullement ; rien ne nous joue mieux que la nature. C’est en elle qu’est le grand art, c’est-à-dire la grande duperie, la conspiration innocente de tous contre un. Les rapports des êtres les uns avec les autres sont une série d’illusions : les yeux nous trompent, les oreilles nous trompent ; pourquoi le cœur serait-il le seul à ne pas nous tromper ? La morale, qui essaye de formuler les rapports les plus multiples et les plus complexes qui existent entre des êtres de la nature, est peut-être aussi fondée sur le plus grand nombre d’erreurs. Bien des croyances que nous cite l’histoire et qui ont inspiré des dévouements sont comparables à ces mausolées magnifiques élevés en l’honneur d’un nom : quand on ouvre ces tombeaux, on n’y trouve rien ; ils sont vides, mais leur beauté seule suffit à les justifier, et en passant on s’incline devant eux. On ne se demande pas si le mort inconnu valait ces honneurs ; on pense qu’il était aimé, et cet amour est le véritable objet de notre respect. Ainsi en est-il des héros à qui la foi fit souvent faire de grandes actions pour de petites causes. Ce sont de sublimes prodigues ; ces prodigalités-là ont été sans doute l’un des éléments indispensables du progrès.

La nécessité sociale de la morale et de la foi, ajouteront les sceptiques, peut n’être que provisoire. Il fut un temps où la religion était absolument nécessaire : elle ne l’est plus, au moins pour un très grand nombre d’hommes. Dieu est devenu et deviendra de plus en plus inutile. Qui sait s’il n’en sera pas de même de l’impératif catégorique ? Les premières religions furent impératives, despotiques, dures. inflexibles ; c’étaient des disciplines de fer ; Dieu était un chef violent et cruel, mâtant ses sujets par le fer et le feu : on pliait, on tremblait devant lui. Maintenant les religions s’adoucissent ; qui croit beaucoup à l’enfer, de nos jours ? C’est un épouvantail usé. Pareillement les diverses morales s’adoucissent. Le désintéressement même n’aura peut-être pas toujours le caractère de nécessité sociale qu’il semble avoir aujourd’hui. Il y a longtemps qu’on l’a remarqué, il existe des illusions provisoirement utiles, des superstitions libératrices. Si Décius n’avait pas été aussi superstitieux que ses soldats, si Codrus avait été un libre-penseur, Athènes et Rome eussent probablement été vaincues. Les religions, qui ne sont pour le philosophe qu’un ensemble de superstitions organisées et systématisées, sont faites aussi pour un temps, pour une époque : leurs dieux ne sont que les formes diverses de cette divinité grecque, le Καιϱὀς, l’utilité d’un moment. L’humanité a besoin d’adorer quelque chose, puis de brûler ce qu’elle a adoré. Maintenant, les esprits les plus élevés parmi nous adorent le devoir ; ce dernier culte, cette dernière superstition ne s’en ira-t-elle pas comme les autres ? L’idole d’airain à laquelle les Carthaginois sacrifiaient leurs enfants est pour nous un objet d’horreur ; peut-être avons-nous gardé dans notre cœur quelque idole d’airain, à la domination de laquelle échapperont nos descendants. Déjà le droit a été fortement mis en suspicion de notre siècle ; les socialistes ont soutenu qu’il n’y avait pas de droit contre la pitié, et on ne peut guère de nos jours maintenir le droit qu’à condition de lui donner une extension nouvelle et de le confondre presque avec le principe de la fraternité. Peut-être, par une évolution contraire, le devoir doit-il se transformer et se confondre de plus en plus avec le développement normal et régulier du moi. Ne faisons-nous pas encore le devoir à l’image de notre société imparfaite ? Nous nous le figurons souillé de sang et de larmes. Cette notion encore barbare, nécessaire de nos jours, est peut-être destinée à disparaître. Le devoir répondrait alors à une époque de transition.

Tels sont les doutes qu’un scepticisme entier peut apposer à ce demi-scepticisme caché sous la foi qui invoque les nécessités sociales. La question demeure pendante, et la foi n’en peut sortir que par une sorte de pari. En fait, la doctrine de la foi morale, — du devoir librement accepté par la volonté, de l’incertitude tranchée par un coup d’énergie intérieure. — rappelle, comme on l’a dit, le pari de Pascal. Seulement, ce pari ne peut plus avoir de mobiles comme ceux de Pascal. Nous sommes sûrs, de nos jours, que Dieu, s’il existe, n’est point l’être vindicatif et cruel que se figurait Port-Royal ; son existence serait nécessairement pour moi un avantage, et je la souhaite de tout mon cœur tout en pariant contre ; quoique improbable à mes yeux, elle reste infiniment désirable : ce n’est pas une raison pour lui sacrifier toute ma vie.

On a assez longtemps accusé le doute d’immoralité, mais on pourrait soutenir aussi l’immoralité de la foi dogmatique. Croire, c’est affirmer comme réel pour moi ce que je conçois simplement comme possible en soi, parfois même comme impossible ; c’est donc vouloir fonder une vérité artificielle, une vérité d’apparence, c’est en même temps se fermer à la vérité objective qu’on repousse d’avance sans la connaître. La plus grande ennemie du progrès humain, c’est la question préalable. Rejeter non pas les solutions plus ou moins douteuses que chacun peut apporter, mais les problèmes mêmes, c’est arrêter net le mouvement en avant ; la foi, à ce point de vue, devient une paresse d’esprit. L’indifférence même est souvent supérieure à la foi dogmatique. L’indifférent dit : je ne tiens pas à savoir, mais il ajoute : je ne veux pas croire ; le croyant, lui, veut croire sans savoir. Le premier au moins reste parfaitement sincère envers lui-même, tandis que l’autre essaye de se leurrer. Sur quelque question que ce soit, le doute est donc toujours meilleur que l’affirmation sans retour, le renoncement à toute initiative personnelle qu’on appelle la foi. Cette sorte de suicide intellectuel est inexcusable, et ce qui est encore plus étrange, c’est de prétendre le justifier, comme on le fait d’habitude, en invoquant des raisons morales. La morale doit commander à l’esprit de chercher sans repos, c’est-à-dire précisément de se garder de la foi. — « Dignité de croire ! » — répétez-vous. L’homme a trop souvent, tout le long de l’histoire, placé sa dignité dans les erreurs, et la vérité lui a paru tout d’abord une diminution de lui-même. La vérité ne vaut pas toujours le rêve, mais elle a cela pour elle qu’elle est vraie : dans le domaine de la pensée il n’y a rien de plus moral que la vérité ; et quand on ne la possède pas de science certaine, il n’y a rien de plus moral que le doute. Le doute, c’est la dignité de la pensée. Il faut donc chasser de nous-mêmes le respect aveugle pour certains principes, pour certaines croyances ; il faut pouvoir mettre tout en question, scruter, pénétrer tout : l’intelligence ne doit pas baisser les yeux, même devant ce qu’elle adore. Sur un tombeau de Genève se lit cette inscription : « La vérité a un front d’airain, et ceux qui l’auront aimée seront effrontés comme elle. »

Mais, dira-t-on, s’il est irrationnel d’afirmer dans sa pensée comme vrai ce qui est douteux, il faut bien pourtant l’affirmer parfois dans l’action. — Soit, mais c’est toujours une situation provisoire et une affirmation conditionnelle : je fais cela, — en supposant que ce soit mon devoir, que j’aie même un devoir absolu. Mille actions de ce genre ne peuvent pas établir une vérité. La foule des martyrs a fait triompher le christianisme, un petit raisonnement peut suffire à le renverser. Comme l’humanité y gagnerait d’ailleurs, si tous les dévouements étaient en vue de la science et non de la foi, si on mourait non pour défendre une croyance, mais pour découvrir une vérité, quelque minime qu’elle fût ! Ainsi firent Empédocle et Pline, et de nos jours tant de savants, de médecins, d’explorateurs : que d’existences jadis perdues pour affirmer des objets de foi fausse, qui auraient pu être utilisées pour l’humanité et la science !


III

MORALE DU DOUTE


Nous avons vu la certitude du devoir, telle que l’admettait Kant, se résoudre en foi, même chez les disciples de Kant, et la foi elle-même se résoudre en un doute qui ne veut pas s’avouer. Eh bien, il reste une troisième position de l’esprit, cette fois absolument sincère avec soi et avec autrui : elle consiste à remplacer la morale de la certitude et la morale de la foi par la morale du doute, à fonder en partie la moralité sur la conscience même de notre ignorance métaphysique, jointe à tout ce que nous savons par ailleurs de science positive.

Cette situation d’esprit a été récemment analysée et proposée comme la meilleure[2]. L’auteur de l’Idée moderne du droit et de la Critique des systèmes de morale contemporains a essayé de réunir en une synthèse les résultats légitimes de la philosophie évolutionniste et de la philosophie critique. Son point de départ expérimental, qu’aucune doctrine ne peut nier, est ce fait que nous avons conscience. Ce fait, bien interprété, est selon lui le premier fondement du droit et du devoir de justice. Quel est en effet l’objet de la conscience, au sens le plus large de ce mot, et quelle en est la limite ? — Elle se pense. Pense les autres consciences, pense le monde entier ; conséquemment elle a tout ensemble « un caractère individuel et une portée universelle ; » elle ne se pose qu’en posant devant soi d’autres consciences semblables à elle-même ; elle ne se saisit qu’en société avec autrui. Par là même la conscience « comprend sa propre limitation, sa propre relativité en tant que moyen de connaissance, » car elle ne peut s’expliquer d’une manière complète « ni sa propre nature comme sujet pensant, ni la nature de l’objet qu’elle pense, ni le passage du subjectif à l’objectif. » De là le principe de la relativité des connaissances, qui a une portée morale jusqu’ici méconnue. « Un vrai positiviste, comme un vrai criticiste et un vrai sceptique, doit garder au fond de sa pensée un que sais-je ? et un peut-être… Il ne doit pas affirmer l’adéquation du cerveau à la réalité, l’adéquation de la science à la réalité, mais seulement à la réalité pour nous connaissable. L’expérience même nous apprend que notre cerveau n’est pas fait de manière à représenter toujours toutes choses comme elles sont indépendamment de lui… D’une part, donc, l’objet senti ou pensé n’est pas conçu comme étant tout entier pénétrable à la science, pénétrable au sujet sentant et pensant. D’autre part, le sujet n’est peut-être pas à son tour tout entier pénétrable pour lui-même. » — Ce principe de la relativité de toutes les connaissances construites avec les données de notre conscience, est la condition préalable du droit comme du devoir de justice. En effet, un tel principe est d’abord « limitatif et restrictif de l’egoïsme théorique, » qui est le dogmatisme intolérant ; de plus, il est « restrictif de l’égoïsme pratique, » qui est l’injustice. « Faire de son égoïsme et de son moi un absolu, c’est dogmatiser en action comme en pensée, c’est agir comme si l’on possédait la formule absolue de l’être ; c’est-à-dire : — Le monde mécaniquement connaissable est tout, la force est tout, l’intéret est tout. — L’injustice est donc de l’absolutisme en action et malfaisant pour autrui… Or, il restera toujours de l’inexplicable mécaniquement, ne fût-ce que le mouvement même et la sensation, élément de la conscience. Jointe à toutes les autres considérations, l’idée de ce quelque chose d’irréductible qui constitue notre conscience, en restreignant notre connaissance sensible, nous impose aussi rationnellement la restriction de nos mobiles sensibles, et cela en vue d’autrui, en vue du tout. Le solipsisme, comme disent les Anglais, est aussi inadmissible en morale qu’en métaphysique, bien qu’il soit peut-être logiquement irréfutable dans les deux sphères. »

Cette doctrine, on le reconnaîtra, renferme une grande part de vérité. Il faut seulement nous rendre compte du point exact où cette morale nous mène, et aussi où elle nous laisse. Elle est un effort pour fonder un premier équivalent de l’obligation sur le doute même, ou tout au moins sur la relativité des connaissances humaines, et pour faire sortir d’un certain scepticisme métaphysique l’affirmation de la justice morale. En premier lieu, on peut accorder que la formule pratique du doute est effectivement l’abstine ; mais ce n’est pas seulement de l’injustice que le doute complet devrait s’abstenir, c’est de l’action en général. Toute action est une affirmation ; c’est aussi une sorte de choix, d’élection ; en agissant je saisis toujours quelque chose au milieu du brouillard métaphysique, du grand nuage qui enveloppe le monde et moi-même. Le parfait équilibre du doute est donc un état plus idéal que réel, un moment de transition presque insaisissable. S’il n’y a de moralité vraie que là où il y a action, et si s’abstenir est encore agir, c’est par là même sortir de l’équilibre. Aussi, dans la plupart des cas concrets, le doute métaphysique n’est pas un doute entier et véritable, une équivalence parfaite créée dans l’esprit par divers possibles qui se contre-balancent : il enveloppe le plus souvent une croyance vague qui s’ignore elle-même, tout au moins, comme le reconnaît M. Fouillée, une ou plusieurs hypothèses ; de là vient qu’il peut avoir une influence pratique. L’homme, placé entre les diverses hypothèses sur le monde, a toujours quelque préférence instinctive pour certaine d’entre elles ; il ne reste pas suspendu dans l’ὲποχὴ pyrrhonienne ; il choisit d’après ses habitudes d’esprit, qui varient d’un individu à l’autre, d’après ses croyances et ses espérances, non d’après ses doutes.

— Mais, dira-t-on, il y a dans tout doute sincère un élément précis et stable : c’est la conscience de notre ignorance sur le fond des choses ; c’est la conception d’une réalité simplement possible qui dépasserait notre pensée, conception toute négative et limitative, qui n’en a pas moins une importance souveraine pour restreindre notre « orgueil intellectuel». — Oui, mais la question est de savoir si cette conception a la même importance pour restreindre notre conduite. Remarquons d’abord qu’elle ne saurait produire un impératif, et c’est ce qu’a montré l’auteur même de la théorie que nous examinons. Ce qui est en soi indéterminable ne peut pas déterminer et régler la conduite par une loi qui commande : un ordre et une règle sont une détermination. L’inconnaissable ne peut même pas limiter la conduite d’une manière catégorique ; un principe limitatif, comme tel, ne peut pas avoir un caractère absolu, à moins qu’on ne présuppose qu’il y a un absolu derrière la limite.

Mais allons plus loin. Le doute sur l’inconnaissable, à lui seul et en tant que simple suspension de jugement, pourrait-il en aucune façon limiter la conduite ? — Une limite ne peut, semble-t-il, avoir d’action pratique sur nous tant que nous nous mouvons à l’intérieur de cette limite ; or nous ne pouvons nous mouvoir en dehors des phénomènes. Le verre d’un bocal n’a pas d’effet directeur sur la conduite du poisson aussi longtemps que celui-ci ne vient pas se heurter à ses parois. L’avenir même n’a d’action sur moi que de deux manières : 1° en tant que, dans ma pensée, je me le figure par pure supposition, 2° en tant que, par mes actes, je le produis ou contribue à le produire ou crois le produire. Tant que l’avenir n’est pas représenté sous une forme ou sous une autre dans mon imagination, il me reste étranger, il ne peut en rien modifier ma conduite. Il faut de même, — croyons-nous, et M. Fouillée l’admet aussi sans doute, — il faut, pour que l’inconnaissable ait un effet positif et déterminé sur la conduite, non seulement qu’il soit conçu comme possible, mais qu’il soit représenté sous une forme ou sous une autre dans son rapport avec mon acte, et sous des formes qui ne se contredisent et ne se détruisent pas l’une l’autre. Il faut de plus que je m’imagine pouvoir exercer une action quelconque sur lui ou sur sa réalisation, en un mot, il faut qu’il devienne, comme dit M. Fouillée, un « idéal » plus ou moins déterminable, pour moi, plus ou moins réalisable par moi, un avenir. L’idée d’une règle morale, même restrictive, suppose donc comme principe positif, non pas la simple conception de la possibilité de l’inconnaissable, mais une représentation de sa nature, une détermination imaginaire de cette nature, et enfin la croyance en une action possible de la volonté sur lui ou sur sa réalisation à venir[3]. Et une fois qu’il est bien établi que ce sont là autant d’hypothèses, la moralité, y compris la justice même et le droit, apparaît comme hypothétique métaphysiquement, abstraction faite des considérations tirées de la science positive, de l’évolution, du bonheur, de l’utilité, etc.

La théorie du doute comme limitant l’égoïsme correspond à un point en quelque sorte subtil, que la pensée et l’action traversent sans s’y arrêter. Il importait, à coup sûr, de déterminer ce point, de faire une part dans la morale à notre ignorance certaine, à notre doute certain, et, pour ainsi dire, à la certitude de notre incertitude ; c’est ce qu’a fait M. Fouillée. En attendant qu’il ait développé la partie positive de sa doctrine, on peut lui accorder qu’il a réduit logiquement l’idée de l’impératif à sa vraie valeur. Kant, avons-nous dit, y voyait une certitude, ses disciples y ont vu un objet de foi ; le voilà ramené maintenant à une formule de notre doute, à une limitation de notre conduite par une limitation de notre pensée. Après avoir été un ordre impératif, l’inconnaissable n’est plus qu’une interrogation. Cette interrogation se pose pour chacun de nous ; mais la réponse que chacun de nous peut y faire est variable suivant les individus et laissée à leur initiative.

On se rappelle la planche de sauvetage dont parle Cicéron, sur laquelle un homme passe, en train de se sauver. Le doute métaphysique, à lui seul, serait bien peu de chose pour m’empêcher de prendre, si je puis, la place de cet homme. L’inconnaissable, au milieu duquel nous vivons et respirons, et qui nous enveloppe pour ainsi dire intellectuellement, ressemble assez à l’espace vide qui nous contient physiquement ; or, l’espace vide, c’est pour nous l’absolue liberté de direction. Il ne peut agir sur nous et régler nos démarches que par les corps qu’il contient et que les sens nous révèlent. Pour qui croit le fond des choses inaccessible à notre pensée, il sera toujours douteux qu’il soit accessible à notre action. L’inconnaissable suprême peut donc, sans contradiction, rester par rapport à notre volonté le suprême indifférent, aussi longtemps qu’il restera pour notre intelligence un simple objet de doute et de suspension de jugement.

La théorie esquissée dans la Critique des systèmes de morale ne deviendra suffisamment claire et féconde que quand son auteur aura réussi à tirer, comme il en a l’intention, une règle restrictive et surtout un « idéal persuasif » non pas de nos doutes sur l’inconnaissable, simple « condition préalable » de la moralité, mais de notre connaissance même et « du fond connu de la conscience humaine ». Il faudrait pouvoir, suivant ses propres termes, rendre l’idéal moral « immanent » et montrer qu’il dérive de l’expérience même. C’est d’ailleurs ce qu’il tente déjà de faire dans une des pages importantes de son ouvrage[4]. Il existe, selon lui, dans la constitution même de l’intelligence, une sorte d’altruisme qui explique et justifie l’altruisme dans la conduite. Il y a, dit-il, un « altruisme intellectuel, un désintéressement intellectuel, qui fait que nous pouvons penser les autres, nous mettre à leur place, nous mettre en eux par la pensée. La conscience, se projetant ainsi dans les autres êtres et dans le tout, se relie aux autres et au tout par une idée qui est en même temps une force. » Nous croyons, en effet, qu’il existe une sorte d’ « altruisme intellectuel ; » seulement, selon nous, ce désintéressement de l’intelligence n’est qu’un des aspects de l’altruisme moral, au lieu d’en être le principe. Pour bien concevoir les autres consciences, pour se mettre à leur place et entrer en elles pour ainsi dire, il faut, avant tout, sympathiser avec elles : la sympathie des sensibilités est le germe de l’extension des consciences. Comprendre, c’est au fond sentir ; comprendre autrui, c’est se sentir en harmonie avec autrui. Cette communicabilité des émotions et des pensées, qui par son côté physiologique est un phénomène de contagion nerveuse, s’explique en grande partie, nous le verrons, par la fécondité de la vie, dont l’expansion est à peu près en raison directe de l’intensité même. C’est à la vie que nous demanderons le principe de la moralité.

  1. Critique de la R. pr., tr. Barni, 121 ; cf. 258, 252, 256, 248, 251, 374.
  2. Voir la Critique des systèmes de morale par M. Fouillée, Conclusion et Préface
  3. Au reste, l’auteur de la Critique des Systèmes de morale fait lui-même de l’idéal « une formule hypothétique de l’inconnaissable » ; idéal qui ne peut avoir sur nous qu’une action conditionnelle elle-même.
  4. Préface, IX.