Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction/III/01

Félix Alcan (p. 179-197).




LIVRE TROISIÈME

L’IDÉE DE SANCTION

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CHAPITRE PREMIER

Critique de la sanction naturelle et de la sanction morale.

I

LE PROBLÈME


L’humanité a presque toujours considéré la loi morale et sa sanction comme inséparables : aux yeux de la plupart des moralistes, le vice appelle rationnellement à sa suite la souffrance, la vertu constitue une sorte de droit au bonheur. Aussi l’idée de sanction a-t-elle paru jusqu’ici une des notions primitives et essentielles de toute morale. Selon les stoïciens et les kantiens, il est vrai, la sanction ne sert nullement à fonder la loi ; cependant, elle en est le complément nécessaire : d’après Kant, la pensée de tout être raisonnable unit a priori le malheur au vice, le bonheur à la vertu par un jugement synthétique. Telle est au yeux de Kant la force et la légitimité de ce jugement que, si la société humaine se dissolvait de son plein gré, elle devrait d’abord, avant la dispersion de ses membres, exécuter le dernier criminel enfermé dans ses prisons : elle devrait liquider cette sorte de dette du châtiment qui retombe sur elle et retombera plus tard sur Dieu. Même certains moralistes déterministes, qui nient en somme le mérite et le démérite, semblent pourtant voir un légitime besoin intellectuel dans cette tendance de l’humanité à considérer tout acte comme suivi d’une sanction. Enfin des utilitaires, par exemple M. Sidgwick, semblent aussi admettre je ne sais quel lien mystique entre tel genre de conduite et tel état heureux ou malheureux de la sensibilité ; M. Sidgwick croit pouvoir, au nom de l’utilitarisme, faire appel aux peines et aux récompenses de l’autre vie : la loi morale, sans une sanction définitive, lui semblerait aboutir à une « fondamentale contradiction[1]. »

Comme l’idée de sanction est l’un des principes de la morale humaine, elle se retrouve aussi au fond de toute religion, — chrétienne, païenne ou bouddhiste. Il n’est pas une religion qui n’admette une providence, et la providence n’est qu’une sorte de justice distributive qui, après avoir agi incomplètement dans ce monde, prend sa revanche dans un autre : cette justice distributive, c’est ce que les moralistes entendent par la sanction. On peut dire que la religion consiste par essence en cette croyance, qu’il est une sanction métaphysiquement liée à tout acte moral, en d’autres termes qu’il doit exister dans l’ordre profond des choses une proportionnalité entre l’état bon ou mauvais de la volonté et l’état bon ou mauvais de la sensibilité. Sur ce point, il semble donc que la religion et la morale coïncident, que leurs exigences mutuelles s’accordent, bien plus, que la morale se complète par la religion ; l’idée de justice distributive et de sanction, placée d’habitude au premier rang de nos notions morales, appelle en effet naturellement, sous une forme ou une autre, celle d’une justice céleste.

Nous voudrions ici esquisser la critique de cette importante idée de sanction, pour la purifier de toute espèce d’alliance mystique. Est-il vrai qu’il existe un lien naturel ou rationnel entre la moralité du vouloir et une récompense ou une peine appliquée à la sensibilité ? En d’autres termes, le mérite intrinsèque a-t-il droit de se voir associé à une jouissance, le démérite à une douleur ? Tel est le problème, qu’on peut encore poser sous forme d’exemple en demandant : — Existe-t-il aucune espèce de raison (en dehors des considérations sociales), pour que le plus grand criminel reçoive, à cause de son crime, une simple piqûre d’épingle, et l’homme vertueux un prix de sa vertu ? L’agent moral lui-même, en dehors des questions d’utilité ou d’hygiène morale, a-t-il à l’égard de soi le devoir de punir pour punir ou de récompenser pour récompenser ?

Nous voudrions montrer combien est moralement condamnable l’idée que la morale et la religion vulgaires se font de la sanction. Au point de vue social, la sanction vraiment rationnelle d’une loi ne pourrait être qu’une défense de cette loi, et cette défense, inutile à l’égard de tout acte passé, nous la verrons porter seulement sur l’avenir. Au point de vue moral, sanction semble signifier simplement, d’après l’étymologie même, consécration, sanctification ; or si, pour ceux qui admettent une loi morale, c’est vraiment le caractère saint et sacré de la loi qui lui donne force de loi, il doit impliquer, selon l’idée que nous nous faisons aujourd’hui de la sainteté et de la divinité idéale, une sorte de renoncement, de désintéressement suprême ; plus une loi est sacrée, plus elle doit être désarmée, de telle sorte que, dans l’absolu et en dehors des convenances sociales, la véritable sanction semble devoir être la complète impunité de la chose accomplie. Aussi verrons-nous que toute justice proprement pénale est injuste ; bien plus, toute justice distributive a un caractère exclusivement social et ne peut se justifier qu’au point de vue de la société : d’une manière générale, ce que nous appelons justice est une notion tout humaine et relative ; la charité seule ou la pitié (sans la signification pessimiste que lui donne Schopenhauer) est une idée vraiment universelle, que rien ne peut limiter ni restreindre.


I

SANCTION NATURELLE


Les moralistes classiques ont coutume de voir dans la sanction naturelle une idée de même ordre que celle de l’expiation : la nature commence, selon eux, ce que la conscience humaine et Dieu doivent continuer ; quiconque viole les lois naturelles se trouve donc déjà puni d’une manière qui annonce et prépare, à les en croire, la punition résultant des lois morales. — Rien de plus inexact à nos yeux que cette conception. La nature ne punit personne (au sens où la morale classique prend ce mot), et la nature n’a personne à punir, par la raison qu’il n’y a pas de vrai coupable contre elle : on ne viole pas une loi naturelle, ou alors ce ne serait plus une loi naturelle ; la prétendue violation d’une loi de la nature n’en est jamais qu’une vérification, une démonstration visible. La nature est un grand mécanisme qui marche toujours et que le vouloir de l’individu ne saurait un instant entraver : elle broie tranquillement celui qui tombe dans ses engrenages ; être ou ne pas être, elle ne connaît guère d’autre châiiment ni d’autre récompense. Si l’on prétend violer la loi de la pesanteur en se penchant trop par-dessus la tour Saint-Jacques, on sera réduit aussitôt à présenter la vérification sensible de cette loi en se brisant sur le sol. Si l’on veut, comme certain personnage d’un romancier moderne, arrêter une locomotive lancée à toute vitesse en lui présentant une lance de fer, on prouvera à ses propres dépens l’infériorité de la force humaine sur celle de la vapeur.

De même, l’indigestion d’un gourmand ou l’ivresse d’un buveur n’ont, dans la nature, aucune espèce de caractère moral et pénal : elles permettent simplement au patient de calculer la force de résistance que son estomac ou son cerveau peut offrir à l’influence nuisible de telle masse d’aliments ou de telle quantité d’alcool : c’est encore une équation mathématique qui se pose, plus compliquée cette fois, et qui sert à vérifier les théorèmes généraux de l’hygiène et de la physiologie. Cette force de résistance d’un estomac ou d’un cerveau variera d’ailleurs beaucoup selon les individus : notre buveur apprendra qu’il ne peut pas boire comme Socrate, et notre gourmand qu’il n’a pas l’estomac de l’empereur Maximin. Remarquons-le, jamais les conséquences naturelles d’un acte ne sont liées à l’intention qui a dicté cet acte : jetez-vous à l’eau sans savoir nager, que ce soit par dévouement ou par simple désespoir, vous serez noyé tout aussi vite. Ayez un bon estomac et pas de disposition à h goutte : vous pourrez presque impunément manger à l’excès ; au contraire, soyez dyspeptique, et vous serez condamné à souffrir sans cesse le supplice de l’inanition relative. Autre exemple : vous avez cédé à un accès d’intempérance ; vous attendez avec inquiétude la « sanction de la nature » : quelques gouttes d’une teinture médicale la détournera en changeant les termes de l’équation qui se pose dans votre organisme. La justice des choses est donc à la fois absolument inflexible au point de vue mathématique et absolument corruptible au point de vue moral.

Pour mieux dire, les lois de la nature, comme telles, sont immorales, ou, si l’on veut, a-morales, précisément parce qu’elles sont nécessaires ; elles sont d’autant moins saintes et sacrées, elles ont d’autant moins de sanction véritable, qu’elles sont en fait plus inviolables. L’homme n’y voit qu’une entrave mobile qu’il tâche de reculer. Toutes ses audaces contre la nature ne sont que des expériences heureuses ou malheureuses, et le résultat de ces expériences a une valeur scientifique, nullement morale.

On a pourtant essayé de maintenir la sanction naturelle en établissant une sorte de secrète harmonie, rendue visible par l’esthétique, entre la marche de la nature et celle de la volonté morale. La moralité communiquerait nécessairement à ceux qui la possèdent une supériorité dans l’ordre même de la nature. « L’expérience, a-t-on dit, constate une dépendance telle entre le bien moral et le bien physique, entre le beau ou le laid exprimés matériellement et le beau ou le laid de l’ordre des passions et des idées, et on voit si bien les organes se modifier, se modeler selon leur fonctions habituelles, qu’il n’est pas douteux que la vie humaine prolongée, si elle pouvait l’être assez, et l’abandon de plus en plus instinctif de certains hommes à tous les vices, la domination acquise de certains autres, ou leurs facultés tournées au bien, ne nous montrassent à la longue « les monstres d’un côté, des hommes véritables de l’autre[2]. »

Remarquons-le d’abord, cette loi d’harmonie entre la nature et la moralité qu’on s’efforce d’établir est valable bien plutôt pour l’espèce que pour la vie individuelle, même prolongée : il faut une suite de générations et de modifications spécifiques pour qu’une qualité morale s’exprime par une qualité physique, et un défaut par une laideur. De plus, les partisans de la sanction esthétique semblent confondre entièrement l’immoralité avec ce qu’on peut appeler la bestialité, c’est-à-dire l’abandon absolu aux instincts grossiers, l’absence de toute idée élevée, de tout raisonnement subtil. L’immoralité n’est pas nécessairement telle ; elle peut coïncider avec le raffinement de l’esprit, elle peut ne pas abaisser l’intelligence ; or ce qui s’exprime dans les organes du corps, c’est plutôt l’abaissement de l’intelligence que la déviation de la volonté. On ne se représente pas une Cléopâtre et un don Juan comme devant cesser nécessairement d’offrir le type de la beauté physique, même si l’on prolonge leur existence. Les instincts de ruse, de colère, de vengeance que nous rencontrons chez les Italiens du sud n’ont point altéré la rare beauté de leur race. D’ailleurs bien des types de conduite qui nous paraissent des vices, dans l’état social avancé où nous nous trouvons, sont des vertus dans l’état de nature ; il n’en peut donc sortir aucune laideur vraiment choquante, aucune altération marquée du type humain. Au contraire, les qualités et parfois les vertus de la civilisation, si on les poussait à l’excès, produiraient facilement des monstruosités physiques. On voit sur quelle frêle base s’appuie quiconque tâche d’induire la sanction morale et religieuse de la sanction naturelle[3].


II

SANCTION MORALE ET JUSTICE DISTRIBUTIVE


Déjà Bentham, Mill, MM. Maudsley, Fouillée, Lombroso se sont attaqués à l’idée de châtiment moral ; ils ont voulu enlever à la peine tout caractère expiatoire et en ont fait un simple moyen social de répression et de réparation ; pour en venir là, ils se sont généralement appuyés sur les doctrines déterministes ou matérialistes, encore discutées aujourd’hui ; aussi M. Janet, au nom du spiritualisme classique, a-t-il cru devoir maintenir malgré tout, dans son dernier ouvrage, le principe de l’expiation réparatrice des crimes librement commis. « Le châtiment, dit-il, ne doit pas être seulement une menace qui assure l’exécution de la loi, mais une réparation ou une expiation qui en corrige la violation. L’ordre troublé par une volonté rebelle est rétabli, par la souffrance qui est la conséquence de la faute commise[4]. » — « C’est surtout à la loi morale, a-t-on dit encore[5], qu’une sanction est nécessaire... Elle n’est une loi sévère et sainte qu’à la condition que le châtiment soit attaché à sa violation et le bonheur au boin qu’on prend de l’observer. » Nous croyons que cette doctrine de la rémunération sensible, surtout de l’expiation, est insoutenable à quelque point de vue qu’on se place, et même en supposant qu’il existe une « loi morale » s’adressant impérativement à des êtres doués de liberté. Elle est une doctrine matérialiste mal à propos opposée au prétendu matérialisme de ses adversaires.

Cherchons, en dehors de tout préjugé, de toute idée préconçue, quelle raison morale il y aurait pour qu’un être moralement mauvais reçût une souffrance sensible, et un être bon un surplus de jouissances ; nous verrons qu’il n’y a pas de raison, et que, au lieu de nous trouver en présence d’une proposition « évidente » a priori, nous sommes devant une induction grossièrement empirique et physique, tirée des principes du talion ou de l’intérêt bien entendu. Cette induction se déguise sous trois notions prétendues rationnelles : 1° celle de mérite ; 2° celle d’ordre ; 2° celle de justice distributive.

I. — Dans la théorie classique du mérite : « J’ai démérité, » qui exprimait d’abord simplement la valeur intrinsèque du vouloir, prend le sens suivant : « J’ai mérité un châtiment, » et exprime désormais un rapport du dedans au dehors. Ce passage brusque du moral au sensible, des parties profondes de notre être aux parties superficielles, nous parait injustifiable. Il l’est plus encore dans l’hypothèse du libre arbitre que dans les autres. D’après cette hypothèse, en effet, les diverses facultés de l’homme ne sont pas vraiment liées et déterminées les unes par les autres : la volonté n’est pas le pur produit de l’intelligence, sortie elle-même de la sensibilité; la sensibilité n’est donc plus le vrai centre de l’être, et il devient difficile de comprendre comment elle peut répondre pour la volonté. Si celle-ci a librement voulu le mal, ce n’est pas la faute de la sensibilité, qui n’a joué que le rôle de mobile et non de cause. Ajoutez le mal sensible du châtiment au mal moral de la faute, sous prétexte d’expiation, vous aurez doublé la somme des maux sans rien réparer : vous ressemblerez à un médecin de Molière qui, appelé pour guérir un bras malade, couperait l’autre à son patient. Sans les raisons de défense sociale (dont nous nous occuperons plus tard), le châtiment serait aussi blâmable que le crime, et la prison ne vaudrait pas mieux que ceux qui y habitent ; disons plus : les législateurs et les juges, en frappant les coupables de propos délibéré, se feraient leurs égaux. Si l’on fait abstraction de l’utilité sociale, quelle différence y aura-t-il entre le meurtre commis par l’assassin et le meurtre commis par le bourreau ? Le dernier crime n’a même pas pour circonstance atténuante quelque raison d’intérêt personnel ou de vengeance ; le meurtre légal devient plus complètement absurde que le meurtre illégal. Le bourreau imite l’assassin, comme d’autres assassins l’imiteront lui-même, subissant à leur tour cette sorte de fascination qu’exerce le meurtre et qui fait pratiquement de l’échafaud une école de crime. Il est impossible de voir dans la « sanction expiatrice » rien qui ressemble à une conséquence rationnelle de la faute ; c’est une simple séquence mécanique, ou, pour mieux dire, une répétition matérielle, une copie dont la faute est le modèle.

II. — Invoquera-t-on, avec V. Cousin et M. Janet, cet étrange principe de l’ordre, que trouble une « volonté rebelle » et que la souffrance seule peut rétablir ? On oublie de distinguer ici entre la question sociale et la question morale.

L’ordre social a été, en effet, l’origine historique du châtiment, et la peine n’était au début, comme l’a fait voir Littré, qu’une compensation, une indemnité matérielle, exigée par la victime ou par ses parents ; mais, lorsqu’on se place en dehors du point de vue social, la peine peut-elle rien compenser ? Il serait trop commode qu’un crime pût être physiquement réparé par le châtiment, et qu’on pût payer le prix d’une mauvaise action avec une certaine dose de souffrance physique, comme on achetait les indulgences de l’Eglise en écus sonnants. Non, ce qui est fait est fait ; le mal moral reste, malgré tout le mal physique qu’on peut, y ajouter. Autant il serait, rationnel de poursuivre, avec les déterministes, la guérison du coupable, autant il est irrationnel de chercher la punition ou la compensation du crime. Cette idée est le résultat d’une sorte de mathématique et du balance enfantine. « Œil pour œil, dent pour dent[6]. » Pour qui admet l’hypothèse du libre arbitre, l’un des plateaux de la balance est dans le monde moral, l’autre dans le monde sensible, l’un dans le ciel, l’autre sur la terre : dans le premier est une volonté libre, dans le second une sensibilité toute déterminée ; comment établir entre elles l’équilibre ? Le libre arbitre, s’il existe, est tout à fait insaisissable pour nous ; c’est un absolu, et on n’a pas de prise sur l’absolu : ses résolutions sont donc en elles-mêmes irréparables, inexpiables ; on les a comparées à des éclairs, et, en effet, elles éblouissent et disparaissent ; l’action bonne ou coupable descend mystérieusement de la volonté dans le domaine des sens, mais ensuite il est impossible de remonter de ce domaine en celui du libre arbitre pour l’y saisir et l’y punir ; l’éclair descend et ne remonte pas. Il n’existe, entre le « libre arbitre » et les objets du monde sensible, pas d’autre lien rationnel que le propre vouloir de l’agent ; il faut donc, pour que le châtiment soit possible, que le libre arbitre même le veuille, et il ne peut le vouloir que s’il s’est déjà amélioré assez profondément pour avoir en partie cessé de le mériter : telle est l’antinomie à laquelle aboutit la doctrine de l’expiation quand elle entreprend non pas simplement de corriger, mais de punir. Aussi longtemps qu’un criminel reste vraiment tel, il se place par cela même au-dessus de toute sanction morale ; il faudrait le convertir avant de le frapper, et, s’il est converti, pourquoi le frapper ? Coupable ou non, la volonté douée de libre arbitre dépasserait à ce point le monde sensible que la seule conduite à tenir devant elle serait de s’incliner ; une volonté de ce genre, c’est un César irresponsable, qu’on peut bien condamner par défaut et exécuter en effigie pour satisfaire la passion populaire, mais qui, en fait, échappe à toute action extérieure. Pendant la Terreur blanche, on brûla des aigles vivants à défaut de celui qu’ils symbolisaient ; les juges humains, dans l’hypothèse d’une expiation infligée au libre arbitre, ne font pas autre chose ; leur cruauté est aussi vaine et aussi irrationnelle ; tandis que le corps innocent de l’accusé se débat entre leurs mains, sa volonté, qui est l’aigle véritable, l’aigle souverain au libre vol, plane insaisissable au-dessus d’eux.

III. — Si l’on cherche à approfondir ce principe naïf ou cruel de l’ordre mis en avant par les spiritualistes, et qui rappelle un peu trop l’« ordre régnant à Varsovie, » il se transforme en celui d’une prétendue justice distributive. « À chacun selon ses œuvres, » tel est l’idéal social de l’école saint-simonienne ; tel est aussi l’idéal moral, selon M. Janet[7]. La sanction n’est plus alors qu’un simple cas de la proportion générale établie entre tout travail et sa rémunération : ° celui qui fait beaucoup doit recevoir beaucoup ; 2° celui qui fait peu doit peu recevoir ; 3° celui qui fait le mal doit recevoir le mal. — Remarquons d’abord que ce dernier principe ne peut se déduire en rien des précédents : si un moindre bienfait semble devoir appeler une moindre reconnaissance, il ne s’ensuit pas qu’une offense doive appeler la vengeance à sa suite. En outre, les deux autres principes eux-mêmes nous paraissent contestables, du moins en tant que formules de l’idéal moral.

Ici encore, on confond les deux points de vue moral et social. Le principe : à chacun selon ses œuvres, est un simple principe économique ; il résume fort bien l’idéal de la justice commutative et des contrats sociaux, nullement celui d’une justice absolue qui donnerait à chacun selon son intention morale. Il veut dire simplement ceci : il faut, indépendamment des intentions, que les objets échangés dans la société soient de même valeur, et qu’un individu qui donne un produit d’un prix considérable ne reçoive pas en échange un salaire insignifiant : c’est la règle des échanges, c’est celle de tout labeur intéressé, ce n’est pas la règle de l’effort désintéressé qu’exigerait par hypothèse la vertu. Il y a et il doit y avoir dans les rapports sociaux un certain tarif des actions, non des intentions ; nous veillons tous à ce que ce tarif soit observé, à ce qu’un marchand qui donne une marchandise falsifiée ou un citoyen qui n’accomplit point son devoir civique ne reçoivent pas en échange la quantité normale d’argent ou de réputation. Rien de mieux ; mais comment tarifer la vertu qui serait vraiment « morale » ? Là où l’on ne considère plus les contrats économiques et les échanges matériels, mais la volonté en elle-même, cette loi perd toute sa valeur. La justice distributive, dans ce qu’elle a de plausible, est donc une règle purement sociale, purement utilitaire, et qui n’a plus de sens en dehors d’une société quelconque. La société repose tout entière sur le principe de réciprocité, c’est-à-dire que, si l’on y produit le bien et l’utile, on attend le bien en échange, et si l’on y produit le nuisible, on attend le nuisible ; de cette réciprocité toute mécanique, et qui se retrouve dans le corps social comme dans les autres organismes, résulte une proportionnalité grossière entre le bien sensible d’un individu et le bien sensible des autres, une solidarité mutuelle, qui prend la forme d’une sorte de justice distributive ; mais, encore une fois, c’est là un équilibre naturel plutôt qu’une équité morale de distribution. Le bien non récompensé, non évalué pour ainsi dire à son vrai prix, le mal non puni, nous choquent simplement comme une chose antisociale, comme une monstruosité économique et politique, comme une relation nuisible entre les êtres ; mais, à un point de vue moral, il n’en est plus ainsi. Au fond, le principe : « À chacun selon ses œuvres, » est une excellente formule sociale d’encouragement pour le travailleur ou l’agent moral ; il lui impose comme idéal une sorte de « travail à la tâche, » qui est toujours bien plus productif que le « travail à la journée » et surtout que le travail « à l’intention ; » c’est une règle éminemment pratique, non une sanction. Le caractère essentiel d’une vraie sanction morale, en effet, serait de ne jamais constituer une fin, un but ; l’enfant qui récite correctement sa leçon pour le simple but de recevoir ensuite des dragées ne les mérite plus, au point de vue de la morale, précisément parce qu’il les a prises pour fin. La sanction doit donc se trouver tout à fait en dehors des régions de la finalité, à plus forte raison de l’utilité ; sa prétention est d’atteindre la volonté en tant que cause, sans vouloir la diriger selon un but. Aussi nul artifice ne peut transformer le principe pratique de la justice sociale : « Attendez-vous à recevoir des hommes en proportion de ce que vous leur donnerez, » en ce principe métaphysique : « Si la cause mystérieuse qui agit en vous est bonne en elle-même et par elle-même, nous produirons un effet agréable sur votre sensibilité ; si elle est mauvaise, nous ferons souffrir votre sensibilité. » La première formule — proportionnalité des échanges — était rationnelle, parce qu’elle constituait un mobile pratique pour la volonté et portait sur l’avenir : la seconde, qui ne contient aucun motif d’action et qui, par un effet rétroactif, porte sur le passé au lieu de modifier l’avenir, est pratiquement stérile et moralement vide. La notion de justice distributive n’a donc de valeur qu’en tant qu’elle exprime un idéal tout social, dont les lois économiques tendent d’elles-mêmes à produire la réalisation ; elle devient immorale si, en lui donnant un caractère absolu et métaphysique, on veut en faire le principe d’un châtiment ou d’une récompense.

Que la vertu ait pour elle le jugement moral de tous les êtres, et que le crime l’ait contre lui, rien de plus rationnel ; mais ce jugement ne peut sortir des limites du monde moral pour se changer en la moindre action coercitive et afflictive. Jamais cette affirmation : — Vous êtes bon, vous êtes méchant, — ne pourra devenir celle-ci : — Il faut vous faire jouir ou souffrir. Le coupable ne saurait avoir ce privilège de forcer l’homme de bien à lui faire du mal. Le vice comme la vertu ne sont donc responsables que devant eux-mêmes et tout au p’us devant la conscience d’autrui ; après tout, le vice et la vertu ne sont que des formes que se donne la volonté, et par-dessus ces formes subsiste toujours la volonté même, dont la nature semble être d’aspirer au bonheur. On ne voit pas pourquoi ce vœu éternel ne serait pas satisfait chez tous. Les bêtes féroces humaines doivent être, dans l’absolu, traitées avec indulgence et pitié comme tous les autres êtres ; peu importe qu’on considère leur férocité comme fatale ou comme libre, elles sont toujours à plaindre moralement ; pourquoi voudrait-on qu’elles le devinssent physiquement ? On montrait à une petite fille une grande image coloriée représentant des martyrs ; dans l’arène, lions et tigres se repaissaient du sang chrétien ; à l’écart, un autre tigre était resté en cage sous les verrous et regardait d’un air piteux. « Ces malheureux martyrs, dit-on à l’enfant, ne les plains-tu pas ? — Et ce pauvre tigre ? répondit elle, qui n’a pas de chrétien à manger ! » Un sage dépourvu de tout préjugé aurait assurément pitié des martyrs, mais cela ne l’empêcherait pas d’avoir aussi pitié du tigre affamé. On sait la légende hindoue suivant laquelle Bouddha donna son propre corps en nourriture à une bête féroce qui mourait de faim. C’est là la pitié suprême, la seule qui ne renferme pas quelque injustice cachée. Une telle conduite, absurde au point de vue pratique et social, est la seule légitime au point de vue de la pure moralité. À la justice étroite et tout humaine, qui refuse le bien à celui qui est déjà assez malheureux pour être coupable, il faut substituer une autre justice plus large, qui donne le bien à tous, non seulement en ignorant de quelle main elle le donne, mais en ne voulant pas savoir quelle main le reçoit.

Cette sorte de titre au bonheur qu’on réserve pour l’homme de bien seul, et auquel correspondrait chez tous les êtres inférieurs un véritable droit au malheur, est un reste des anciens préjugés aristocratiques (au sens étymologique du mot). La raison peut se plaire à supposer un certain lien entre la sensibilité et le bonheur, car tout être sentant désire la jouissance et hait la peine par sa nature même et sa définition. La raison peut aussi supposer un lien entre toute volonté et le bonheur, car tout être susceptible de volonté aspire spontanément à se sentir heureux. Les différences entre les volontés ne s’introduisent que lorsqu’il s’agit de choisir les voies et moyens pour arriver au bonheur ; certains hommes croient leur bonheur incompatible avec celui d’autrui, certains autres cherchent leur bonheur dans celui d’autrui : voilà ce qui distingue les bons des méchants. À cette divergence dans la direction de telle ou telle volonté répondrait, suivant la morale orthodoxe, une différence essentielle dans sa nature même, dans la cause profonde et indépendante qu’elle manifeste au dehors ; soit, mais cette différence ne peut supprimer le rapport permanent entre la volonté et le bonheur. Les coupables gardent aujourd’hui même devant nos lois un certain nombre de droits ; ils conservent tous ces droits dans l’absolu (pour qui admet un absolu) : de même qu’un homme ne peut pas lui-même se vendre comme esclave, il ne peut s’enlever lui-même cette sorte de titre naturel que tout être sentant croit avoir au bonheur final. Tant que les êtres librement ou fatalement mauvais persévéreront à vouloir le bonheur, je ne vois pas quelle raison on peut invoquer pour le leur retirer.

— Il y a, direz-vous, cette raison, suffisante à elle seule, qu’ils sont mauvais. — Est-ce donc seulement pour les rendre meilleurs que vous avez recours à la souffrance ? Non ; ce n’est là pour vous qu’un but secondaire, qui pourrait être atteint par d’autres moyens ; votre but principal est de produire chez eux l’expiation, c’est-à-dire le malheur sans utilité et sans objet. Comme si ce n’était pas assez pour eux d’être méchants ! Nos moralistes en sont encore à l’arbitraire distribution que semble admettre l’Évangile : « À ceux qui ont déjà il sera donné encore, et à ceux qui n’ont rien il sera enlevé même le peu qu’ils possèdent. » L’idée chrétienne de grâce serait cependant acceptable à une condition : c’est d’être universalisée, étendue à tous les hommes et à tous les êtres ; on en ferait par là même, au lieu d’une grâce, une sorte de dette divine ; mais ce qui choque profondément dans toute morale empruntée de près ou de loin au christianisme, c’est l’idée d’une élection, d’un choix, d’une faveur, d’une distribution de la grâce. Un dieu n’a pas à choisir entre les êtres pour voir ceux qu’il veut finalement rendre heureux ; même un législateur humain, s’il prétendait donner une valeur absolue et vraiment divine à ses lois, serait forcé aussi de renoncer à tout ce qui rappelle une a élection, » une « préférence, » une prétendue distribution et sanction. Tout don partiel est nécessairement aussi partial, et sur la terre comme au ciel il ne saurait y avoir de faveur.

  1. Voir notre Morale anglaise contemporaine, 2e édition.
  2. M. Renouvier, Science de la morale, I, 289.
  3. Par exemple M. Renouvier : « Il est permis de voir dans la rémunération future un prolongement naturel de la série des phénomènes qui, dès à présent, mettent les conditions fondamentales et même les conditions physiques du bonheur dans la dépendance de la moralité. » (Science de la morale, p. 290.)
  4. M. Janet, Traité de philos., p, 707. « La première loi de l’ordre, avait dit V. Cousin, est d’être fidèle à la vertu ; si l’on y manque, la seconde loi de l’ordre est d’expier sa faute par la punition… Dans l’intelligence, à l’idée d’injustice correspond celle de peine. » Deux des philosophes qui ont le plus protesté en France contre la doctrine selon laquelle les lois sociales seraient expiatrices et non simplement défensives, MM. Franck et Renouvier, semblent cependant admettre comme évident le principe d’une rémunération attachée à la loi morale. « Il ne s’agit pas de savoir, dit M. Franck, si le mal mérite d’être puni, car celle proposition est évidente par elle-même. » (Philos. du droit pénal, p. 79.) « Ce serait aller contre la nature des choses, dit aussi M. Renouvier, que d’exiger de la vertu de n’attendre point de rémunération. » (Science de la morale, p. 286.) M. Caro va plus loin, et dans deux chapitres des Problèmes de morale sociale il s’efforce, en s’appuyant sur M. de Broglie, de maintenir à la fois le droit moral et le droit social de punir les coupables.
  5. M. Marion, Leçons de morale, p. 157.
  6. Un des principaux représentants en France de la morale du devoir, M. Renouvier, après avoir vivement critiqué lui-même l’idée vulgaire de la punition, a fait pourtant de grands efforts pour sauver le principe du talion en l’interprétant dans un meilleur sens. « Pris en lui-même et comme expression d’un sentiment de l’àme en présence du crime, le talion serait loin de mériter le mépris ou l’indignation dont l’accablent des publicistes dont les théories pénales sont souvent plus mal fondées en stricte justice. » (Science de la morale, t. II, p. 296.) Selon M. Renouvier, il ne serait pas mauvais que le coupable subît l’effet de sa maxime érigée en règle générale ; ce qui est irréalisable, c’est l’équivalence mathématique que le talion suppose entre la peine et l’injure. — Mais, répondrons-nous, si cette équivalence était réalisable, le talion n’en serait pas plus juste pour cela ; car nous ne pouvons pas, quoi qu’en dise M. Renouvier, ériger en loi générale la maxime et l’intention immorale de celui qui a provoqué le talion ; nous ne pouvons non plus ériger en loi générale la maxime de la vengeance, qui rendles coups reçus ; nous ne pourrions généraliser que le mal physique et l’effet douloureux, mais la généralisation d’un mal est elle-même moralement un mal ; il ne reste donc que des raisons personnelles ou sociales de défense, de précaution, d’utilité. D’après M. Renouvier, le talion, une fois purifié, peut s’exprimer dans cette formule, qu’il déclare acceptable. « Quiconque a violé la liberté d’autrui a mérité de souffrir dans la sienne ; » mais cette formule même, selon nous, n’est pas admissible, au point de vue de la généralisation kantienne des intentions. On ne doit point faire souffrir le coupable ni restreindre sa liberté en tant qu’il a violé dans le passé la liberté d’autrui, mais en tant qu’il est capable de la violer de nouveau ; on ne peut donc pas dire qu’aucun acte passé mérite une peine, et la peine ne se justifie jamais que parla prévision d’actes semblables à l’avenir : elle ne s’attache pas à des réalités, mais à de simples possibilités, qu’elle s’efforce de modifier. Si le coupable s’exilait librement dans une île déserte d’où le retour lui fût impossible, la société humaine (et en général toute société d’êtres moraux) se trouverait désarmée contre lui ; nulle loi morale ne pourrait exiger qu’ayant violé la liberté des autres il souffrît dans la sienne
  7. La morale, p. 577.