Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction/II/01

Félix Alcan (p. 140-160).
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LIVRE DEUXIÈME

DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR

POUR LE MAINTIEN DE LA MORALITÉ.

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CHAPITRE PREMIER

Quatrième équivalent du devoir tiré des plaisirs du risque
et de la lutte.


I

LE PROBLÈME


Rappelons le problème capital qui se pose devant toute morale exclusivement scientifique : Jusqu’où la conscience réfléchie peut-elle se sentir liée par une impulsion, par une pression intérieure qui n’a, par hypothèse, qu’un caractère naturel, non mystique ni même métaphysique, et qui, de plus, n’est complétée par la perspective d’aucune sanction extra-sociale ? Dans quelle mesure la conscience réfléchie doit-elle rationnellement obéir à une « obligation » de ce genre ?

Une morale positive et scientifique, avons-nous dit, ne peut faire à l’individu que ce commandement : Développe ta vie dans toutes les directions, sois un individu aussi riche que possible en énergie intensive et extensive ; pour cela, sois l’être le plus social et le plus sociable. — Au nom de cette règle générale, qui est l’équivalent scien- tifique de l’impératif, une morale positive peut prescrire à l’individu certains sacrifices partiels et mesurés, elle peut formuler toute la série des devoirs moyens entre lesquels se trouve renfermée la vie ordinaire. En tout cela, bien entendu, rien de catégorique, d’absolu, mais d’excellents conseils hypothétiques : si tu poursuis ce but, la plus haute intensité de vie, fais cela ; en somme, c’est une bonne morale moyenne.

Comment cette morale s’y prendra-t-elle pour obtenir de l’individu, en certains cas, un sacrifice définitif, non plus seulement partiel et provisoire ? La charité nous pousse à oublier ce qu’a donné notre main droite, rien de mieux; mais la raison nous conseille de bien surveiller ce qu’elle donne. Les instincts altruistes, invoqués par l’école anglaise, sont susceptibles de toute sorte de restrictions et d’altérations; s’appuyer seulement sur eux pour demander le désintéressement, c’est introduire une sorte de lutte entre eux et les penchants égoïstes ; or, les derniers sont sûrs de l’emporter chez le plus grand nombre, parce qu’ils ont une racine visible et tangible, tandis que les autres apparaissent pour la raison individuelle comme le résultat d’influences héréditaires par lesquelles la race cherche à duper l’individu. Le raisonnement égoïste est toujours prêt à intervenir pour paralyser les premiers mouvements spontanés de l’instinct social.

Le rôle des centres nerveux supérieurs est, en effet, de modérer l’action des centres inférieurs, de régler les mouvements instinctifs. Si je marche sur un sentier de montagne avec un abîme à côté de moi, et qu’un bruit ou une crainte soudaine me fasse tressaillir, la simple action réflexe me portera à me rejeter de côté ; mais alors la raison modérera mon mouvement en m’avertissant qu’il y a un précipice près de moi. L’hédoniste se trouve dans une situation un peu analogue quand il s’agit de se jeter en aveugle dans quelque dévouement : le rôle de Ja raison est de lui montrer l’abîme, d’empêcher qu’il ne s’y lance à la légère sous l’impulsion du premier mouvement instinctif; et l’ « action inhibitrice » de la raison sera dans ce cas aussi logique, aussi puissante à l’égard des penchants altruistes qu’elle peut l’être à l’égard de la simple action réflexe. C’est ce que nous avons objecté ailleurs à l’école anglaise.

Le moi et le non-moi sont donc en présence. Ils semblent, en fait, deux valeurs sans commune mesure ; il y a dans le moi quelque chose de sui generis, d’irréductible. Si le monde est, pour l’hédoniste, quantitativement supérieur à son moi, son moi doit lui paraître toujours qualitativement supérieur au monde, la qualité étant pour lui dans la jouissance. « Je suis, dit-il, et vous n’êtes pour moi qu’en tant que j’existe et que je maintiens mon existence : tel est le principe qui domine à la fois la raison et les sens. » Aussi longtemps donc qu’on s’en tient à l’hédonisme, on ne peut logiquement être obligé à se désintéresser de soi. Or, l’hédonisme, en son principe fondamental, qui est la conservation obstinée du moi, est irréfutable du point de vue des faits. Seule, l’hypothèse métaphysique peut tenter de faire franchir à la volonté le passage du moi au non-moi. Au point de vue positif, et abstraction faite de toute hypothèse, le problème que nous avons posé tout à l’heure semble, au premier abord, théoriquement insoluble.

Et pourtant ce problème peut recevoir une solution au moins approximative dans la pratique.


II

QUATRIÈME ÉQUIVALENT DU DEVOIR, TIRÉ DU PLAISIR

DU RISQUE ET DE LA LUTTE.



Il est rare que les sacrifices définitifs se présentent dans la vie comme certains ; le soldat, par exemple, n’est pas certain, loin de là, de tomber dans la mêlée ; il n’y a ici qu’une simple possibilité. En d’autres termes, il y a danger, Or, il faut voir si le danger, même indépendamment de toute idée d’obligation morale, n’est pas un milieu utile au développement de la vie même, un excitant puissant de toutes les facultés, capable de les porter à leur maximum d’énergie et capable aussi de produire un maximum de plaisir.

L’humanité primitive a vécu au milieu du danger ; il doit donc se retrouver encore aujourd’hui chez beaucoup d’hommes une prédisposition naturelle à l’affronter. Le danger était pour ainsi dire le jeu des hommes primitifs, comme le jeu est aujourd’hui pour beaucoup de gens une sorte de simulacre du danger. Ce goût du péril, affronté pour lui-même, se rencontre jusque chez les animaux. Nous trouvons à ce sujet un récit curieux d’un voyageur au Cambodge : « Une troupe de singes vient-elle à apercevoir un crocodile le corps enfoncé dans l’eau, la gueule grande ouverte afin de saisir ce qui passera à sa portée, ils semblent se concerter, s’approchent peu à peu et commencent leur jeu, tour à tour acteurs et spectateurs. Un des plus agiles ou des plus imprudents arrive de branche en branche jusqu’à une distance respectueuse du crocodile, se suspend par une patte, et, avec la dextérité de sa race, s’avance, se retire, tantôt allongeant un coup de patte à son adversaire, tantôt feignant seulement de le frapper. D’autres, amusés par ce jeu, veulent se mettre de la partie ; mais, les autres branches étant trop élevées, ils forment la chaîne en se tenant les uns et les autres suspendus par les pattes ; ils se balancent ainsi, tandis que celui qui se trouve le plus rapproché de l’animal amphibie le tourmente de son mieux. Parfois la terrible mâchoire se referme, mais sans saisir l’audacieux singe : ce sont alors des cris de joie et des gambades ; mais parfois aussi une patte est saisie dans i’étau et le voltigeur entraîné sous les eaux avec la promptitude de l’éclair. Toute la troupe se disperse alors en poussant des cris et des gémissements ; ce qui ne les empêche pas de recommencer le même jeu quelques jours, peut-être même quelques heures après[1]. »

Le plaisir du danger tient surtout au plaisir de la victoire. On aime à vaincre même n’importe qui, même un animal. On aime à se prouver à soi-même sa supériorité. Un Anglais qui vint en Afrique dans le seul but de chasser, Baldwin, se posa un jour ce problème, après avoir failli être terrassé par un lion : — Pourquoi l’homme risque-t-il sa vie sans y avoir aucun intérêt ? « C’est une question que je n’essayerai pas de résoudre, répond-il. Tout ce que je peux dire, c’est qu’on trouve dans la victoire une satisfaction intérieure qui vaut la peine de courir tous les risques, alors même qu’il n’y a personne pour y applaudir. » Bien plus, même après avoir perdu l’espoir de vaincre, on s’opiniâtre dans la lutte. Quel que soit l’adversaire, tout combat dégénère en duel acharné. Bombonnel, ayant roulé avec une panthère jusqu’au bord d’un ravin, retire sa tête de la gueule ouverte de l’animal et, par un prodigieux effort, le lance dans le ravin. Il se relève, aveuglé, crachant une masse de sang, ne se rendant pas bien compte de sa situation ; il ne pense qu’une chose, c’est qu’il doit probablement mourir de ses blessures et qu’avant de mourir il veut se venger de la panthère. « Je ne songe pas à mon mal. Tout entier à la fureur qui me transporte, je tire mon couteau de chasse, et ne sachant pas ce que la bête est devenue, je la cherche de tous côtés pour recommencer la lutte. C’est dans cette position que les Arabes me trouvèrent en arrivant. »

Ce besoin du danger et de la victoire qui entraîne le guerrier et le chasseur, on le retrouve chez le voyageur, chez le colon, chez l’ingénieur. Une fabrique française de dynamite envoya récemment un ingénieur à Panama, il mourut en arrivant. Un autre ingénieur partit, arriva à bon port, puis mourut huit jours après. Un troisième s’est embarqué aussitôt. La plupart des professions, comme celle des médecins, fourniraient une foule d’exemples du même genre. L’attrait invincible de la mer est fait en grande partie du danger constant qu’elle présente. Elle tente successivement toutes les générations qui naissent sur ses bords, et si le peuple anglais a acquis une intensité de vie et une force d’expansion telle qu’il s’est répandu sur le monde entier, on peut dire qu’il le doit à son éducation par la mer, c’est-à-dire à son éducation par le danger.

Remarquons-le, le plaisir de la lutte se transforme sans disparaître, qu’il s’agisse de la lutte contre un être animé (guerre et chasse), ou de la lutte contre des obstacles visibles (mer, montagne), ou de la lutte contre des choses invisibles (maladies à guérir, difficultés de tout genre à vaincre). Toujours la lutte revêt le même caractère de duel passionné. En vérité, le médecin qui part pour le Sénégal est déridé à une sorte de duel avec la fièvre jaune. La lutte passe du domaine des choses physiques dans le domaine intellectuel, sans rien perdre de son ardeur et de sa griserie. Elle peut passer aussi dans le domaine proprement moral : il y a une lutte intérieure de la volonté contre les passions aussi captivante que toute autre, et où la victoire produit une joie infinie, bien comprise par notre Corneille.

En somme, l’homme a besoin de se sentir grand, d’avoir par instants conscience de la sublimité de sa volonté. Cette conscience, il l’acquiert dans la lutte : lutte contre soi et contre ses passions, ou contre des obstacles matériels et intellectuels. Or, cette lutte, pour satisfaire la raison, doit avoir un but. L’homme est un être trop rationnel pour approuver pleinement les singes du Cambodge jouant par plaisir avec la gueule des crocodiles, ou l’Anglais Baldwin gagnant pour chasser le centre de l’Afrique ; l’ivresse du danger existe par moments en chacun de nous, même chez les plus timides, mais cet instinct du danger demande à être plus raisonnablement mis en œuvre. Quoique, dans bien des cas, il n’y ait qu’une différence superficielle entre la témérité et le courage, celui qui tombe par exemple pour sa patrie a conscience de ne pas avoir rempli une œuvre vaine. Le besoin du danger et de la lutte, à condition d’être ainsi dirigé et utilisé par la raison, acquiert une importance morale d’autant plus grande que c’est l’un des rares instincts qui n’ont pas de direction fixe : il peut être employé sans résistance à toutes les fins sociales.

Il y avait donc dans le pari de Pascal un élément qu’il n’a pas mis en lumière. Il n’a guère vu que la crainte du risque, il n’a pas vu le plaisir du risque.

Pour bien comprendre l’attrait du risque, même lorsque les chances de malheur sont très nombreuses, on peut invoquer plusieurs considérations psychologiques :

1° Il ne faut pas, dans le calcul, faire entrer en ligne de compte seulement les chances bonnes et les chances mauvaises, mais encore le plaisir de courir ces chances, de s’aventurer ;

2° Une douleur simplement possible et lointaine, surtout lorsqu’elle n’a encore jamais été éprouvée, correspond à un état tout autre que celui où nous sommes actuellement, tandis qu’un plaisir désiré est plus en harmonie avec notre état présent et acquiert ainsi pour l’imagination une valeur considérable. Autant le souvenir d’une douleur peut être pénible pour certains caractères, autant la possibilité vague et indéterminée d’une douleur peut les laisser indifférents ; aussi est-il rare — surtout dans la jeunesse, cet âge optimiste par excellence — qu’une chance de peine nous paraisse équivalente à une chance de grand plaisir. C’est ce qui explique par exemple la hardiesse qu’ont montrée de tous temps les amants à affronter toute espèce de péril pour se rejoindre. On retrouve cette hardiesse jusque chez les animaux. La peine, vue de loin, surtout lorsqu’elle n’a pas été expérimentée déjà à plusieurs reprises, nous semble en général négative et abstraite, le plaisir, positif et palpable. En outre, toutes les fois que le plaisir correspond à un besoin, la représentation de la jouissance future est accompagnée de la sensation d’une peine actuelle : la jouissance apparaît alors non pas seulement comme une sorte de superflu, mais comme la cessation d’une réelle douleur, et son prix s’augmente encore.

Ces lois psychologiques sont la condition même de la vie et de l’activité. Comme la plupart des actions comportent à la fois une chance de peine et une chance de plaisir, c’est l’abstention qui, au point de vue purement mathématique, devrait l’emporter le plus souvent, mais c’est l’action et l’espoir qui, en fait, l’emportent ; d’autant plus que l’action elle-même est le fond du plaisir.

3° Autre fait psychologique : celui qui a échappé vingt fois à un danger, par exemple à une balle de fusil, en conclut qu’il continuera d’y échapper. Il se produit ainsi une accoutumance au danger que le calcul des probabilités ne saurait justifier, et qui entre pourtant comme élément dans la bravoure des vétérans. De plus, l’accoutumance au danger produit une accoutumance à la mort même, une sorte de familiarité admirable avec cette voisine qui a été, comme on dit, « vue de près[2]. »

Au plaisir du risque s’ajoute souvent celui de la responsabilité. On aime à répondre non seulement de sa propre destinée, mais de celle des autres ; à mener le monde pour sa part. Cette ivresse du danger mêlée à la joie du commandement, cette intensité de vie physique et intellectuelle exagérée par la présence même de la mort, a été exprimée avec une sauvagerie mystique par un maréchal allemand, de Manteuffel, dans un discours prononcé en Alsace-Lorraine : « La guerre ! Oui, messieurs. Je suis soldat : la guerre est l’élément du soldat, et j’aimerais bien à en goûter. Ce sentiment élevé de commander dans une bataille, de savoir que la balle de l’ennemi peut vous appeler à chaque instant devant le tribunal de Dieu, de savoir que le sort de la bataille, et par conséquent les destinées de la Patrie, peuvent dépendre des ordres que l’on donne : cette tension des sentiments et de l’esprit est divinement grande ! »

Le plaisir du danger ou du risque, plus ou moins dégénéré, a son rôle dans une foule de circonstances sociales. Il a une importance considérable dans la sphère économique. Les capitalistes qui risquaient leurs économies dans l’entreprise du canal de Suez imitaient à leur façon les ingénieurs qui y risquaient leur vie. La spéculation a ses dangers, et ce sont ces dangers mêmes qui en font l’entraînement. Le simple commerce du boutiquier du coin de la rue comporte encore un certain nombre de risques : si on compare le nombre des faillites au nombre des établissements, on verra que ce risque a son importance. Aussi le danger, diminué et dégradé à l’infini, depuis le danger de perdre la vie jusqu’au danger de perdre son argent, reste un des traits importants de l’existence sociale. Pas un mouvement dans le corps social qui n’implique un risque. Et la hardiesse raisonnée à courir ce risque s’identifie, à un certain point de vue, avec l’instinct même du progrès, avec le libéralisme, tandis que la crainte du danger s’identifie avec l’instinct conservateur, qui est en somme destiné à être toujours battu, tant que le monde vivra et marchera.

Il n’y a donc, dans le danger couru pour l’intérêt de quelqu’un (le mien ou celui d’autrui), rien de contraire aux instincts profonds et aux lois de la vie. Loin de là, s’exposer au danger est quelque chose de normal chez un individu bien constitué moralement ; s’y exposer pour autrui, ce n’est que faire un pas de plus dans la même voie. Le dévouement rentre par ce côté dans les lois générales de la vie, auquel il paraissait tout d’abord échapper entièrement. Le péril affronté pour soi ou pour autrui — intrépidité ou dévouement — n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle : c’est cette vie même portée jusqu’au sublime. Le sublime, en morale comme en esthétique, semble tout d’abord en contradiction avec l’ordre, qui constitue plus proprement la beauté ; mais ce n’est là qu’une contradiction superficielle : le sublime a les mêmes racines que le beau, et l’intensité de sentiments qu’il suppose n’empêche pas une certaine rationalité intérieure.

Lorsqu’on a accepté le risque, on a aussi accepté la mort possible. En toute loterie, il faut prendre les mauvais numéros comme les autres. Aussi celui qui voit venir la mort dans ces circonstances se sent-il lié pour ainsi dire à elle : il l’avait prévue et voulue, tout en espérant cependant y échapper ; il ne reculera donc pas à moins d’une inconséquence, d’une pauvreté de caractère qu’on désigne d’habitude sous le nom de lâcheté. Sans doute celui qui aura quitté sa patrie pour éviter le service militaire ne sera pas nécessairement pour tous un objet d’horreur (constatons-le en le regrettant) ; mais celui qui, résigné à devenir soldat, ayant accepté sa tâche, prend la fuite devant le danger et fait volte-face au moment suprême, celui-là sera réputé lâche et indigne. À plus forte raison en sera-t-il de même de l’officier qui, par avance, avait accepté non seulement de marcher à la mort, mais d’y marcher le premier de tous, de donner l’exemple. De même un médecin ne peut moralement pas refuser ses soins dans une épidémie. L’obligation morale prend la forme d’une obligation professionnelle, d’un contrat librement voulu, avec toutes les conséquences et tous les risques qu’il implique[3].

Plus nous irons, plus l’économie politique et la sociologie se réduiront à la science des risques et des moyens de les compenser, en d’autres termes à la science de l’assurance. Et plus la morale sociale se ramènera à l’art d’employer avantageusement pour le bien de tous ce besoin de se risquer qu’éprouve toute vie individuelle un peu puissante. En d’autres termes, on tâchera de rendre assurés et tranquilles les économes d’eux-mêmes, tandis qu’on rendra utiles ceux qui sont pour ainsi dire prodigues d’eux-mêmes.

Mais allons plus loin. L’agent moral peut être placé non en face du simple risque, mais devant la certitude du sacrifice définitif,

Dans certaines contrées, quand le laboureur veut féconder son champ, il emploie quelquefois un moyen énergique : il prend un cheval, lui ouvre les veines et, le fouet à la main, le lance dans les sillons ; le cheval saignant se traîne à travers le champ qui s’allonge sous ses jambes fléchissantes ; la terre se rougit sous lui, chaque sillon boit sa part de sang. Lorsque, épuisé, il tombe en râlant, on le force encore à se relever, à donner sans en rien retenir le reste de son sang à la terre avide. Enfin il s’affaisse pour la dernière fois ; on l’enterre dans le champ rouge encore ; toute sa vie, tout son être passe à la terre rajeunie. Cette semence de sang devient une richesse : le champ ainsi nourri abondera en blé, en bienfaits pour le laboureur. Les choses ne se passent pas autrement dans l’histoire de l’humanité. La légion des grands infortunés, des martyrs ignorés ou glorieux, tous ces hommes dont le malheur propre fait le bien d’autrui, tous ceux qu’on a forcés au sacrifice ou qui l’ont cherché eux-mêmes, s’en sont allés à travers le monde semant leur vie, versant le sang de leurs flancs entr’ouverts comme d’une source vive : ils ont fécondé l’avenir. Souvent ils se sont trompés, et la cause qu’ils défendaient ne valait pas leurs sacrifices : rien de plus triste que de mourir en vain. Mais, pour qui considère les moyennes et non les individus, le dévouement est un des plus précieux et des plus puissants ressorts de l’histoire. Pour faire faire un pas à l’humanité, ce grand corps paresseux, il a fallu jusqu’à présent une secousse qui broyât des individus. Le plus humble, le plus moyen des hommes peut donc se trouver devant l’alternative du sacrifice certain de sa vie ou d’une obligation à remplir : il peut être non seulement soldat, mais gardien de la paix, pompier, etc., et ces situations que nous appelons modestes sont de celles qui peuvent exiger parfois des actes sublimes. Or, comment demander à quelqu’un le sacrifice de sa vie si l’on n’a fondé la morale que sur le développement régulier de cette vie même ? Il y a contradiction dans les termes. C’est l’objection capitale que nous avons faite ailleurs à toute morale naturaliste, et devant laquelle nous sommes ramené par la nécessité des choses.

Au point de vue naturaliste où nous nous plaçons, l’acte même de veiller aux simples intérêts d’autrui n’est supérieur à l’acte de veiller à ses propres intérêts qu’en tant qu’il indique une plus grande capacité morale, un surplus de vie intérieure. Sans cela, ce ne serait qu’une sorte de monstruosité, comme ces plantes qui n’ont ni feuilles ni presque de racines, rien qu’une fleur. Pour commander le dévouement, il faudrait trouver quelque chose de plus précieux que la vie ; or, empiriquement, il n’y a rien de plus précieux, cette chose-là n’a pas de commune mesure avec tout le reste ; le reste la suppose et lui emprunte sa valeur. On ne peut convaincre l’utilitaire anglais que la moralité conservée par le sacrifice de la vie, ce ne soit pas l’avare mourant pour sauver son trésor. Rien de plus naturel que de demander à quelqu’un de mourir pour vous ou pour une idée, quand il a foi entière dans l’immortalité et qu’il sent déjà pousser ses ailes d’ange ; mais s’il n’y croit pas ? Si nous avions la foi, nulle difficulté ; c’est chose si commode qu’un bandeau sur les yeux ! on s’écrie : je vois, je sais, je crois ; on ne voit rien, on sait encore moins, mais on a la foi qui remplace tout, on fait ce qu’elle commande, on va au sacrifice la tête levée vers le ciel ; on se fait écraser gaiement entre les rouages de la grande machine sociale, et même quelquefois sans un but justifié, pour un rêve, pour une erreur, comme les Hindous qui se jetaient à plat ventre sous les roues sanglantes du char sacré, heureux de mourir sous le poids de leurs idoles gigantesques et vides. N’ayant pas la foi, comment demander un sacrifice définitif à l’individu, sans s’appuyer sur un autre principe que le développement de cette vie même dont il s’agit de sacrifier tout ou partie ?

Commençons par reconnaître que, dans certains cas extrêmes — très rares d’ailleurs — le problème n’a pas de solution rationnelle et scientifique. Dans ces cas où la morale est impuissante, la morale doit laisser toute spontanéité à l’individu. Le tort des jésuites est beaucoup moins d’avoir voulu élargir la morale, que d’y avoir introduit ce détestable élément, l’hypocrisie. Avant tout, il faut être franc avec soi-même et avec les autres ; le paradoxe n’a rien de dangereux quand il se présente hardiment à tous les repards. Toute action peut être considérée comme une équation à résoudre ; or il y a toujours, dans une décision pratique, des termes connus et un terme inconnu qu’il s’agit de dégager ; mais une morale scientifique ne peut pas toujours le dégager : certaines équations sont donc insolubles ou du moins ne peuvent présenter de solution indiscutable et catégorique. Le tort des moralistes, c’est de prétendre résoudre d’une façon définitive et universelle des problèmes qui peuvent avoir quantité de solutions singulières.

Ajoutons que l’inconnue fondamentale, l’x qui se retrouve dans un certain nombre de problèmes, c’est la mort. La solution de l’équation posée dépend alors de la valeur variable que l’on attache aux autres termes, qui sont : 1° la vie physique à sacrifier ; 2° l’action morale quelconque à accomplir. — Examinons ces deux termes :

La solution dépend d’abord, disons-nous, de la valeur qu’on attache à la vie. Sans doute la vie est pour chacun le plus précieux des biens, puisqu’elle est la condition des autres ; mais d’abord, quand les autres se réduisent presque à zéro, la vie elle-même perd sa valeur : elle devient alors un objet méprisable. Soit deux individus, l’un ayant perdu ceux qu’il aimait, l’autre possédant une nombreuse famille dont le sort dépend de lui : tous deux ne sont pas égaux devant la mort.

Pour bien poser ce problème capital du mépris de la vie, il faut le rapprocher d’une autre question importante : le dévouement a plus d’une analogie avec le suicide, puisque dans les deux cas c’est la mort consentie et même voulue par un individu sachant ce que c’est que la vie. Pour expliquer le suicide, il faut admettre que la durée des jouissances moyennes de la vie a peu de prix en comparaison de l’intensité de certaines souffrances ; et la réciproque sera également vraie, à savoir que l’intensité de certaines jouissances semble préférable à toute la durée de la vie. Berlioz met en scène un artiste qui se tue après avoir éprouvé le plus haut plaisir esthétique qu’il lui semble devoir éprouver de sa vie : il n’y a pas autant de folie qu’on pourrait le croire dans cette action. Supposez qu’il vous soit donné d’être pour un instant un Newton découvrant sa loi ou un Jésus prêchant l’amour sur la montagne : le reste de votre vie vous semblerait décoloré et vide ; vous pourriez acheter cet instant au prix de tout. Donnez à quelqu’un le choix entre revivre la durée monotone de sa vie entière ou revivre le petit nombre d’heures parfaitement heureuses qu’il se rappelle : peu de gens hésiteront. Étendons la chose au présent et à l’avenir : il est des heures où l’intensité de la vie est si grande que, mises en balance avec toute la série possible des années, elles emportent le plateau. On passe trois jours pour monter à un haut sommet des Alpes ; on trouve que ces trois jours de fatigue valent le court instant passé sur la cime blanche, dans la tranquillité du ciel. Il y a aussi des instants de la vie où il semble qu’on soit sur une cime et qu’on plane ; devant ces instants-là tout le reste devient indifférent.

La vie — même au point de vue positif où nous nous plaçons ici — n’a donc pas cette valeur incommensurable qu’elle semblait d’abord avoir. On peut parfois, sans être irrationnel, sacrifier la totalité de l’existence pour un de ses moments, comme on peut préférer un seul vers à tout un poème.

Tant qu’il y aura des suicides dans l’humanité, il serait inexplicable qu’il n’y eût pas des dévouements définitifs et sans espoir. On ne peut que regretter une chose, c’est que la société ne cherche pas à transformer le plus possible les suicides en dévouements[4]. On devrait offrir toujours un certain nombre d’entreprises périlleuses à ceux qui sont découragés de vivre. Le progrès humain aura besoin pour s’accomplir de tant de vies individuelles, qu’on devrait veiller à ce qu’aucune ne se perde en vain. Dans l’institution philanthropique dite des dames du calvaire, on voit des veuves se consacrer à soigner des maladies répugnantes et contagieuses ; cet emploi, au profit de la société, des vies que le veuvage a plus ou moins brisées et rendues inutiles est un exemple de ce qu’on pourrait faire, de ce qu’on fera certainement dans la société à venir. Il existe des milliers de personnes pour lesquelles la vie a perdu la plus grande partie de sa valeur ; ces personnes peuvent trouver une véritable consolation dans le dévouement : il faudrait les employer. Il faudrait, de même employer toutes les capacités ; or, il y a des capacités spéciales pour les métiers périlleux et désintéressés, des tempéraments faits pour s’oublier et se risquer toujours eux-mêmes. Cette capacité pour le dévouement a sa source dans une surabondance de vie morale ; toutes les fois que, dans son milieu, la vie morale d’un individu est arrêtée, comprimée, il faudrait lui découvrir aussitôt un autre milieu où elle retrouvât la possibilité de son extension indéfinie, de son emploi infatigable pour l’humanité.

Outre que la vie n’est pas toujours un objet de préférence, elle peut devenir, dans certains cas, un objet de dégoût et d’horreur. Il y a un sentiment, particulier à l’homme, qu’on n’a pas bien analysé jusqu’ici : nous l’avons appelé déjà le sentiment de l’intolérabilité. Par l’influence de l’attention et de la réflexion, certaines souffrances physiques et surtout morales grandissent dans la conscience au point d’obscurcir tout le reste. Une seule peine suffit à effacer toute la multitude des plaisirs de la vie. Probablement l’homme a ce privilège de pouvoir être, s’il le veut, l’animal le plus malheureux de la création, à cause de la ténacité qu’il peut communiquer à ses peines. Or un des sentiments qui possèdent au plus haut point ce caractère de l’intolérabilité, c’est celui de la honte, de la « défaillance morale : » la vie achetée, par exemple, au prix de la honte peut ne pas paraître supportable. On nous objectera qu’un vrai philosophe épicurien ou utilitaire peut regarder de haut ces sentiments de pudeur morale qui ont toujours quelque chose de conventionnel ; mais nous répondrons, qu’ils sont beaucoup moins conventionnels que tels autres, comme le culte de l’argent ; on voit tous les jours des gens ruinés ne plus pouvoir supporter la vie, et la philosophie ne pas leur servir ici à grand’ehose. Or il y a une sorte de faillite morale plus redoutable encore à tous égards que l’autre. Ce qui est simplement agréable, comme tel ou tel plaisir de la vie, et même la somme des plaisirs de la vie, — ne peut jamais compenser ce qui apparaît à tort ou à raison comme intolérable.

Certaines sphères particulières de l’activité finissent par acquérir une importance telle dans la vie, qu’on ne peut plus y porter atteinte sans atteindre la vie même en sa source. On ne se figure pas Chopin sans son piano : lui interdire la musique eût été le tuer. De même, l’existence n’eût probablement pas été supportable pour Raphaël sans les formes, les couleurs et un pinceau pour les reproduire. Quand l’art acquiert ainsi autant d’importance que la vie même, il n’y a rien d’étonnant à ce que la moralité ait aux yeux de l’homme plus de prix encore : c’est là en effet une sphère d’activité plus vaste que l’art. Si le sceptique trouve qu’il y a quelque vanité et quelque illusion dans le sentiment moral, il trouvera qu’il y en a plus encore dans le sentiment artistique : ceux que l’art a tués, sont morts plus entièrement que s’ils étaient tombés pour l’humanité, et cependant ceux que l’art a tués ou tuera sont nombreux : plus nombreux doivent être ceux qui se sacrifient à un idéal moral. Supposez un arbre dont une branche acquiert un développement énorme et prend même racine sur le sol environnant, comme il arrive pour l’arbre géant de l’Inde : à la longue, la branche cachera le tronc même ; c’est elle qui semblera le supporter et le faire vivre. La vie morale et intellectuelle est ainsi une sorte de rejeton, une branche puissante de la vie physique : elle se développe à tel point dans le milieu social qu’un individu tué pour ainsi dire dans sa vie morale semble par là plus complètement anéanti : c’est un tronc ayant perdu toute sa force et sa verdure, un véritable cadavre. « Perdre, pour vivre, les motifs mêmes de vivre ! » Le vers de Juvénal est toujours vrai, même pour qui rejette les doctrines stoïques. Le sceptique le plus désabusé s’impose encore une certaine règle de conduite qui domine sa vie, un idéal au moins pratique ; la vie, à certains moments, peut ne pas lui paraître digne d’être conservée par la renonciation à ce dernier vestige d’idéal.

Si, dans aucune doctrine, le sentiment moral ne peut, à lui seul, donner à la sensibilité le vrai bonheur positif, il est cependant capable de rendre le bonheur impossible en dehors de lui, et cela suffit pratiquement. Pour les êtres qui sont parvenus à un certain degré de l’évolution morale, le bonheur n’est plus désirable en dehors de leur idéal même.

Le sentiment moral vaut donc encore plus par sa puissance destructive que par sa puissance créatrice. On pourrait le comparer à un grand amour qui éteint toutes les autres passions ; sans cet amour la vie nous est intolérable et impossible ; d’autre part, nous savons qu’il ne sera pas payé de retour, qu’il ne peut pas et ne doit pas l’être. On plaint d’habitude ceux qui ont au cœur de tels amours, des amours sans espoir, que rien ne peut rassasier ; et pourtant nous en nourrissons tous un aussi puissant pour notre idéal moral, dont nous ne pouvons rationnellement attendre aucune sanction. Cet amour semblera toujours vain au point de vue utilitaire, puisqu’il ne doit point compter sur une satisfaction, sur une récompense ; mais, d’un point de vue plus élevé, ces satisfactions et ces prétendues récompenses peuvent apparaître à leur tour comme une vanité.

En résumé, la valeur de la vie est une chose tout à fait variable et qui parfois peut se réduire à zéro, à moins de zéro. L’action morale, au contraire, a toujours un certain prix ; il est rare qu’un être soit descendu assez bas pour accomplir, par exemple, un acte de lâcheté avec la plus parfaite indifférence, ou même avec plaisir.

Maintenant, pour se faire une idée du prix que l’action morale peut acquérir dans certains cas, il faut songer que l’homme est un animal pensant, ou, comme nous l’avons dit ailleurs, un animal philosophique. La morale positive ne peut pas tenir compte des hypothèses métaphysiques que l’homme se plaît à faire sur le fond des choses. D’ailleurs, une morale exclusivement scientifique ne peut donner une solution définitive et complète du problème de l’obligation morale. Il faut toujours dépasser la pure expérience. Les vibrations lumineuses de l’éther se transmettent de Sirius jusqu’à mon œil, voilà un fait ; mais faut-il ouvrir mon œil pour les recevoir ou faut-il le fermer ? — on ne peut pas à cet égard tirer une loi des vibrations mêmes de la lumière. De même, ma conscience arrive à concevoir autrui, mais faut-il m’ouvrir tout entier à autrui, faut-il me fermer à moitié, — c’est là un problème dont la solution pratique dépendra de l’hypothèse personnelle que j’aurai faite sur l’univers et sur mon rapport avec les autres êtres... Seulement, ces hypothèses doivent rester absolument libres et personnelles, et il est impossible de les systématiser en une doctrine métaphysique qui s’imposerait universellement à la raison humaine. Nous allons voir comment, grâce à la force de l’hypothèse individuelle, il n’est pas de sacrifice absolu qui ne puisse devenir non seulement possible, mais presque facile en certains cas.

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  1. Mouhot, Voyage dam les royaumes de Siam et de Cambodge.
  2. Même au fond de la plupart des criminels on retrouve un instinct précieux au point de vue social et qu’il faudrait utiliser : l’instinct d’aventure. Cet instinct pourrait trouver son emploi aux colonies, dans le retour à la vie sauvage.
  3. Les risques peuvent aller ainsi se multipliant sans cesse et vous enveloppant d’un réseau toujours plus serré sans qu’on puisse, logiquement et moralement, reculer. « L’exaltation des sentiments de colère et de générosité croît selon la même proportion que le danger, » fait observer avec raison M. Espinas dans des objections qu’il nous a adressées sans savoir que nous étions au fond du même avis sur tous ces points. (Revue philosophique, année 1882, t. II)
  4. Récemment, sur la place des Invalides, au moment où un chien enragé allait se jeter sur des enfants, un homme courut sur lui, le terrassa, lui brisa la colonne vertébrale et le jeta dans la Seine : comme on voulait faire soigner les morsures assez nombreuses que cet homme avait reçues, il se déroba à la foule, disant qu’il voulait mourir parce que « sa femme lui avait brisé le cœur. » — Il ne devrait pas y avoir d’autres suicides.