Esprit des lois (1777)/L24/C14


CHAPITRE XIV.

Comment la force de la religion s’applique à celle des lois civiles.


Comme la religion & les lois civiles doivent tendre principalement à rendre les hommes bons citoyens, on voit que, lorsqu’une des deux s’écartera de ce but, l’autre y doit tendre davantage : moins la religion sera réprimante, plus les lois civiles doivent réprimer.

Ainsi au Japon la religion dominante n’ayant presque point de dogmes, & ne proposant point de paradis ni d’enfer, les lois, pour y suppléer, ont été faites avec une sévérité & exécutées avec une ponctualité extraordinaires.

Lorsque la religion établit le dogme de la nécessité des actions humaines, les peines des lois doivent être plus séveres & la police plus vigilante, pour que les hommes, qui sans cela s’abandonneroient eux-mêmes, soient déterminés par ces motifs : mais si la religion établit le dogme de la liberté, c’est autre chose.

De la paresse de l’ame, naît le dogme de la prédestination Mahométane ; & du dogme de cette prédestination, naît la paresse de l’ame. On a dit : Cela est dans les décrets de Dieu ; il faut donc rester en repos. Dans un cas pareil, on doit exciter par les lois les hommes endormis dans la religion.

Lorsque la religion condamne des choses que les lois civiles doivent permettre, il est dangereux que les lois civiles ne permettent de leur côté ce que la religion doit condamner ; une de ces choses marquant toujours un défaut d’harmonie & de justesse dans les idées, qui se répand sur l’autre.

Ainsi les Tartares[1] de Gengiskan, chez lesquels c’étoit un péché, & même un crime capital, de mettre le couteau dans le feu, de s’appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre, ne croyoient pas qu’il y eût de péché à violer la foi, à ravir le bien d’autrui, à faire injure à un homme, à le tuer. En un mot, les lois qui font regarder comme nécessaire ce qui est indifférent, ont cet inconvénient, qu’elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire.

Ceux de Formose[2] croient une espece d’enfer ; mais c’est pour punir ceux qui ont manqué d’aller nuds en certaines saisons, qui ont mis des vêtemens de toile & non pas de soie, qui ont été chercher des huîtres, qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux : aussi ne regardent-ils point comme péché l’ivrognerie & le déréglement avec les femmes ; ils croient même que les débauches de leurs enfans sont agréables à leurs dieux.

Lorsque la religion justifie pour une chose d’accident, elle perd inutilement le plus grand ressort qui soit parmi les hommes. On croit chez les Indiens, que les eaux du Gange ont une vertu sanctifiante[3] ; ceux qui meurent sur ses bords, sont réputés exempts des peines de l’autre vie, & devoir habiter une région pleine de délices : on envoie des lieux les plus reculés des urnes pleines des cendres des morts, pour les jeter dans le Gange. Qu’importe qu’on vive vertueusement, ou non ? on se fera jeter dans le Gange.

L’idée d’un lieu de récompense emporte nécessairement l’idée d’un séjour de peines ; & quand on espere l’un sans craindre l’autre, les lois civiles n’ont plus de force. Des hommes qui croient des récompenses sures dans l’autre vie, échapperont au législateur : ils auront trop de mépris pour la mort. Quel moyen de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger, ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur ?


  1. Voyez la relation de frere Jean Duplan Carpin, envoyé en Tartarie par le pape Innocent IV, en l’année 1246.
  2. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. V. partie I. pag. 192
  3. Lettres édif. quinzieme recueil.