Esprit des lois (1777)/L24/C13


CHAPITRE XIII.

Des crimes inexpiables.


Il paroît, par un passage des livres des pontifes rapporté par Cicéron[1], qu’il y avoit chez les Romains des crimes[2] inexpiables ; & c’est là-dessus que Zozyme fonde le récit si propre à envenimer les motifs de la conversion de Constantin, & Julien cette raillerie amere qu’il fait de cette même conversion dans ses Césars.

La religion païenne qui ne défendoit que quelques crimes grossiers, qui arrêtoit la main & abandonnoit le cœur, pouvoit avoir des crimes inexpiables : Mais une religion qui enveloppe toutes les passions ; qui n’est pas plus jalouse des actions que des désirs & des pensées ; qui ne nous tient point attachés par quelques chaînes, mais par un nombre innombrable de fils ; qui laisse derriere elle la justice humaine, & commence une autre justice ; qui est faite pour mener sans cesse du repentir à l’amour, & de l’amour au repentir ; qui met entre le juge & le criminel un grand médiateur, entre le juste & le médiateur un grand juge ; une telle religion ne doit point avoir de crimes inexpiables. Mais quoiqu’elle donne des craintes & des espérance à tous, elle fait assez sentir que, s’il n’y a point de crime qui par sa nature soit inexpiable, toute une vie peut l’être ; qu’il seroit très-dangereux de tourmenter sans cesse la miséricorde par de nouveaux crimes & de nouvelles expiations ; qu’inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d’en contracter de nouvelles, de combler la mesure, & d’aller jusqu’au terme où la bonté paternelle finit.


  1. Liv. II. des lois.
  2. Sacrum commissum, quod neque expiari poterit, impiè commissum est ; quod expiari poterit publici facet, dotes expiante.