L’Éden (p. 57-63).


OÙ IL NE SE PASSE RIEN


Un amant qui la batte et la fouaille
Depuis le soir jusqu’au matin.
Jules Barbier.


En amour, les coups sont une sorte de mignardise.

Il est dit que les parties du corps que l’on frappe par passion sont : les épaules, la tête, la poitrine, entre les seins, le dos, les hanches et les flancs.

Tous les poètes élégiaques latins se reprochent d’avoir battu et maltraité leurs maîtresses, ou se louent d’avoir été frappés par elles.

Ovide ajoute : « Ma maîtresse pleure des coups que je lui ai donné dans mon délire. N’était-ce point assez de l’intimider par mes cris, par mes menaces, de lui arracher ses vêtements jusqu’à la ceinture ! J’ai eu la cruauté de la traîner par les cheveux et de lui sillonner les joues de mes ongles.

« Puis honteux de ma stupide barbarie, j’ai imploré son pardon. Ne crains pas, lui disais-je, d’imprimer tes ongles sur mon visage, n’épargne ni mes yeux, ni ma chevelure, que la colère aide tes faibles mains. »

Le temps où les férules éclataient sous la violence des coups, où le sang jaillissait sous le fouet et les verges, ce temps-là n’est point parti.

La flagellation, c’est un châtiment. C’est pour les mystiques une jouissance, la dévotion par excellence.

Mais une jouissance aussi, et d’un autre ordre, pour ceux ou celles qui se livrent à l’être aimé, car la flagellation passive n’est pas désirée pour elle-même, mais simplement comme une forme de la servitude envers celui ou celle qui doit dominer.

Ce n’est pas la douleur physique de la flagellation qui détermine le plaisir dans la souffrance.

Et cette explication abstraite est utile à fournir pour la compréhension de cette histoire où Lucette, jeune fille, est battue par Max.

Portée à son maximum d’intensité, cette possession mène ceux qui en sont atteints jusqu’à ces frontières indécises où le sentiment religieux se confond avec la possession sexuelle. Elle crée en eux le désir de la souffrance et du martyre, et leur interdit de savourer d’autres joies que celles dont l’âcreté laisse après elle un goût de larmes et l’impression de l’anéantissement.

Si donc les mouvements réflexes peuvent être créés chez eux par la flagellation, ces mouvements ne sont pas dus essentiellement à l’irritation mécanique des nerfs du séant ; tout au plus, cette irritation entre-t-elle pour une faible part dans ces mouvements qui sont dus presque uniquement à la sensation psychique de l’assujettissement absolu à la volonté et aux caprices de l’idole.

Max n’est, au fond, qu’un jeune sadiste qui fit de Lucette, avant l’âge de l’émancipation, une disciple de Masoch.

C’est l’amour naissant qui la rend ainsi, après de rares leçons, une docile élève, une femme éperdue de tortures et ces douleurs physiques sont aussi violentes que les sensations morales qu’elle éprouve.

Oh ! c’est horrible et délicieux à la fois de se sentir la proie du suppliciant.

Quand elle est rentrée dans le bal, elle s’est composé une attitude afin qu’on ne puisse se douter des choses qui venaient de s’accomplir dans sa chambre.

Elle le vit, cet être qu’elle aimait, au milieu d’autres jeunes gens, parlant et riant.

Dire qu’elle n’était pas émue en passant près de lui ne serait vrai, mais elle s’efforçait de son mieux d’être indifférente.

Puis le bal cessa.

Peu à peu les invités se retirèrent, et Lucette remonta dans sa chambre où cette nuit même, elle avait été outragée une fois de plus. Mais n’était-ce pas elle qui avait dit : « Frappez ».

Elle ne reprochait rien à Max. Au contraire, elle était la seule coupable, mais ne se repentait point, puisque le plaisir violent que comporte cette amoureuse flagellation ne lui répugnait plus.

Max, de son côté, était rentré à pied, chez lui, dans le petit appartement qu’il avait loué rue Saint-Dominique.

Le trajet était long, mais que lui importait ? À son âge, les kilomètres ne comptent pas.

Lucette occupait sa pensée.

« Est-elle jolie, se disait-il, et souple, et plus jolie encore lorsque les mains la battent, la fouettent.

Elle promet d’être une exquise femme, que l’amour entraînera aux plus belles servitudes.

Mais la voir en secret est bien difficile et attendre est bien long ! Ah ! l’avoir là, près de moi, entre mes bras, chez moi, et en faire mon jouet ! »

Et il n’avait que cette idée : tenir Lucette sous son joug.

Or, la vie les sépare.

S’ils peuvent de temps en temps se voir, c’est devant les parents, devant le monde.

Aucune occasion ne peut lui être offerte de l’entraîner là où personne ne pourra les surprendre.

Le mariage seul la rendra libre.

Mais elle a dix-sept ans à peine. Il en a vingt-et-un.

Ils sont encore des enfants.

Ces réflexions l’agacent, l’importunent, le rendent de méchante humeur.

Il a hâte d’être homme et de pouvoir enfin, s’il est possible, décider de la destinée de l’un et de l’autre, c’est-à-dire de Lucette et de lui-même.

Il a peur qu’elle lui échappe. Qu’elle se lasse ou qu’elle se ressaisisse. Il a peur qu’elle change. Mais chaque fois qu’il la revoit, il ne doute plus, il n’a pas de ces craintes ridicules, il est sûr qu’elle n’ira pas vers un autre, un autre qui ne saurait que la carresser sans la battre.

Jeune homme, il peut s’offrir tous les plaisirs qu’il veut puisqu’il est libre et seul, mais il a peur de perdre celle sur qui son choix s’est arrêté, il a peur de s’attacher à une autre ou à d’autres et de gâcher la vie d’amour et de plaisir dont il attend les bienfaits.

Il sait bien que Lucette est pour lui l’idéal des femmes et qu’elle est d’avance consentante à partager sa despotique passion.

Nature, sinon faible, plus passive du moins que dominatrice, courageuse, indulgente et dévouée, elle possède à ses yeux toutes les qualités désirables pour faire une compagne parfaite. Pourquoi chercher plus loin et risquer de se perdre avec une autre qu’il ne connaîtra que trop tard ?

Il a vécu des mois à deux pas de Lucette, ils ont eu toujours l’un pour l’autre une mutuelle amitié et cette amitié s’est solidifiée, est devenue presque entièrement de l’amour sérieux. Il n’a pas laissé voir qu’il l’aimait car son prestige prend sa force et dure dans l’indifférence dont il s’arme.

Il ne s’attarde pas dans des sentimentalités inutiles qui ne sont que les vils accessoires de la passion.

Si Lucette a fait preuve ingénument de ce qu’elle ressent pour Max, fascinée d’avance par son impérieuse autorité, c’est poussée par une force irrésistible. Il n’est pas pour elle le jeune garçon, compagnon de ses jeux, confident de certaines de ses pensées, mais le dieu nouveau, inconnu, auquel on obéit d’abord et qu’ensuite on implore.

Peu à peu, la honte éprouvée à la suite des fouettées administrées par Max s’est effacée… elle s’est mélangée aux autres sensations exquises que cette intimité a fait naître et si elle a néanmoins toujours résisté aux tentatives de son ami, c’est instinctivement, et de résister leur paraît à tous les deux délicieux.

Max revoit la scène dont il est le provocateur… Lucette étendue, jambes en l’air, le pantalon entrebâillé… les deux fesses blanches, si blanches… qu’il fit trembler sous ses mains…

Il revoit la silhouette nue de Lucette tandis qu’au balcon de sa chambre elle apparut un soir, au clair de lune, et qu’il l’appela et qu’elle lui répondit par l’envoi d’un baiser…

Il aurait un double plaisir à la fouetter, à la flageller à son aise, sur tout le corps, afin que les marques de ce supplice se gravent pour toujours sur elle et lui rappellent qu’elle est l’esclave de ses désirs les plus barbares.

Et dans sa chambre, comme un dompteur qui corrige ses fauves, il fait claquer le fouet, dans le vide, le fouet dont il ne s’est jamais servi.