L’Éden (p. 47-56).


PENDANT LE BAL


Les du Harlem sont à Paris. Septembre est fini. Mais l’automne prépare déjà un somptueux hiver pour les riches qui projettent dîners, soirées, théâtre, réjouissances de toutes sortes.

Max n’a pas paru avenue de Wagram. Il ignore sans doute que Lucette est de retour.

Ce n’est pas sans une certaine frayeur, bien naturelle, qu’elle pense à son audacieux ami.

Elle n’a pas oublié les phrases de sa lettre et elle l’a même conservée, cette lettre, elle l’a relue avec autant de satisfaction que d’effroi.

Elle le sait acharné, et cet acharnement, s’il la flatte, ne peut que la faire trembler d’avance.

Lucette a peu d’amies.

Davantage aujourd’hui, elle fuit leur compagnie, elle aime mieux être seule en face d’elle-même avec un secret qui lui pèse et lui cause un remords lancinant.

Ses amies, Georgette, Jacqueline et Simone, sont moqueuses, curieuses et coquettes.

Elles riraient si elles connaissaient ce qu’on peut appeler « sa mésaventure », et elles n’auraient plus pour elle cette estime indifférente que les camarades se concèdent obligatoirement.

Si elles ont été fouettées par leurs parents ou par les maîtresses de classe, elles n’ont jamais été fessées par un jeune homme. Cela leur paraîtrait une monstruosité, une chose incompréhensible et dont tout le tort serait supporté par Lucette.

Elles ignorent pourquoi et comment un tel événement s’est produit.

Elles ignorent qu’elle est tombée dans les filets de l’oiseleur qui, sans merci, sans pitié, sans regret, animé de barbare amour, de vice et de désir, frappa sans autre dégât dangereux, sa chair qu’aucune sensation n’avait jusqu’à ce jour fait vibrer.

Cela, on doit ne pas le deviner. Elle subira, si elle ne peut faire autrement, l’esclavage.

Déjà son cœur a tressailli.

Pure, elle est enlisée dans la honte.

Elle attend Max.

Elle est certaine qu’il viendra et le contraire la surprendrait.

Quand elle entend résonner le timbre de l’entrée, elle se dit : « Le voici, c’est lui ! »

Mais Max n’apparaît pas.

Et le plaisir de l’attente, l’espoir chaque fois renouvelé attisent la passion qui, peu à peu, grandit en elle.

Mme du Harlem, d’accord avec son mari, a décidé de donner des bals cet hiver, non point dans le but de marier leur fille qui est encore trop jeune, mais pour égayer leur hiver et grouper toutes leurs relations, ce qui est utile quand on est dans les affaires.

Lucette est heureuse de cela, car elle ne déteste pas d’être admirée et elle aime bien la danse.

Et puis Max y sera.

Malgré qu’il ne soit pas encore un homme, il fait bonne figure. Il est grand, mince, mais robuste, élégant et possède beaucoup de charme.

La jalousie n’entre pas dans le cœur de Lucette… et puis, que viendrait faire la jalousie chez eux ?

Souvent, elle ne veut plus penser à rien, chasser les stupides idées qui la harcèlent, mais c’est plus fort qu’elle, plus fort que tout… elle y pense quand même.

Et c’est alors que Max a rompu le silence.

Un soir, il s’est fait annoncer. Lucette ressentît une telle émotion qu’elle n’osait paraître au salon. Elle chancela. Elle était pâle et tout son corps tremblait…

Quand Max la vit, une sorte de joie illumina ses yeux. Il s’excusa d’être venu si tard faire la visite promise, puis parla de choses et d’autres banalités de la vie quotidienne, sans paraître gêné nullement.

Lucette prenait part à la conversation autant qu’il lui était possible.

La visite fut d’ailleurs courte, mais Mme du Harlem profita de l’occasion pour inviter Max dès ce jour aux soirées qu’elle comptait donner bientôt.

Max accepta avec empressement, content de l’aubaine qui lui permettrait d’approcher pendant de longs instants sa petite amie.

Lucette était, elle ne savait pourquoi plus joyeuse, et pourtant rien dans sa vie n’avait changé.

D’avoir revu celui qui avait agi envers elle avec une égoïste férocité ravivait au contraire ses craintes, ses pressentiments, ses rancunes. Mais cela qu’on ne peut définir, ces obscures sensations de l’être, ces mystérieux sentiments de l’esprit, faisaient d’elle une chose malléable, qu’on touche, qu’on tourne et retourne, et qui va, au gré d’un choc ou du vent, sans direction, pour se briser ou pour se perdre.

Elle était inconsciente.

Quel était donc ce démon qui la possédait, qui la rendait ainsi désemparée, veule, sans énergie ?

 

On préparait le premier bal. On avait lancé toutes les invitations. Lucette très affairée par cet événement, était distraite de ses habituelles pensées obsédantes.

La coquetterie reprenait le dessus.

Les visites et sa couturière lui prenaient de longs instants.

Enfin le grand jour était arrivé…

La nuit était superbe, pleine d’étoiles.

Les invités pénétraient en nombre dans les salons décorés avec goût.

On était joyeux, fiévreux aussi des plaisirs qu’on allait prendre au cours de cette soirée : les valses, les flirts, le champagne…

Lucette avait une délicieuse toilette de crêpe de Chine garnie de tulle blanc et de roses rococo qui formaient un gracieux décolleté.

On lui avait déjà dit : « Que vous êtes belle, Mademoiselle ! »

Et son père, lui-même, avait déclaré : « Que ma fille est jolie et de combien d’amoureux elle va faire tourner la tête… »

— Oh ! papa.

— En dansant, c’est forcé, ma petite, avait-il ajouté, avec un gros rire.

Aussi, quand elle entra dans le bal, elle perçut des murmures d’admiration qui la flattèrent.

Tout-à-coup, elle se trouva en face de Max.

Elle vit dans ses yeux qu’elle lui plaisait plus que jamais, ce soir-là.

Il détaillait sa toilette, il regardait sa poitrine découverte et il plongeait ses regards dans ce corsage entr’ouvert comme pour deviner ou découvrir le reste de corps dont les formes le ravissaient.

Cette robe de bal, légère, harmonieuse, dessinait ses hanches à peine, mais il savait les secrets qu’elle voilait.

Oh ! flageller cela, toute cette chair, toute, quel beau plaisir étrange et rare, à s’offrir !

Lucette soutint ces regards sans baisser les yeux.

Elle voyait bien qu’il était fier d’elle. Il la scrutait.

Mais elle n’avait pas peur, elle ne craignait rien, car ils étaient dans la foule des invités, elle était protégée.

Et c’est lui qui la fit valser dès que l’orchestre attaqua les premières mesures.

Dans cette étreinte elle sentait ses bras vigoureux comme un étau dont elle pourrait sortir. Il la faisait tourner, glisser, tourbillonner si vite et si adroitement qu’ils semblaient à peine effleurer le parquet. Il ne lui parlait pas, elle se laissait aller, perdue dans un vertige qui la rendait étrangère à tout ce qui se passait autour d’eux.

Puis la valse cessa.

Il la reconduisit à sa place, et se mêla aux groupes qui, au petit bonheur, se formaient dans le salon.

Mais il ne la perdait pas de vue.

De temps en temps, il passait près d’elle, lui souriait, lui disait quelques mots et fuyait de nouveau.

Lucette dansa avec d’autres. Mais ces autres-là, ce n’était pas Max Darvel.

Profitant de cette griserie générale qui fait oublier à tous quel est l’absent, ou l’absente, Lucette quitta le salon et monta dans sa chambre.

Mais derrière elle, elle entendit des pas, on montait.

Et, comme elle ouvrait sa porte, Max surgit soudain et lui dit : « Lucette, c’est moi ».

— Oh ! vous… vous…

— Oui…

— Malheureux… allez-vous en…

— Non, il n’y a rien à craindre.

— Max, Max !

Il la poussa et dans l’ombre, la fit ployer dans ses bras et l’embrassa par surprise.

— Oui… Max… je… vous aime… mais allez-vous en…

Elle fit la lumière.

Et Max ne bougeait pas : il était en extase… Il lui prit les deux mains dans les siennes et lui dit :

— Je ne veux pas que vous me disiez « allez-vous en ».

Puis il rendit la liberté à ses mains.

Il était contre elle et caressait ses hanches.

— Laissez-moi, Max.

En bas, piano et violons jouaient de nouvelles danses.

— Je voudrais relever cela, dit-il.

— Oh ! non… c’est de la folie, Max.

— C’est de la folie, oui…

— Je suis en toilette de bal… vous n’y songez pas…

— C’est parce que vous êtes en toilette de bal que j’aurais le désir de faire rougir les deux joues qui sont là-dessous.

— Oh ! non, ne me parlez plus, ne me dites rien… on peut monter, nous voir… et je serais perdue…

— Je suis agile et prudent et sait comment on se cache et disparaît.

— Max, mon ami, mon petit Max ; je vous en supplie. Plus tard, quand nous pourrons… je vous promets d’être à vous, vous serez mon mari… mais ne me touchez pas… ne me touchez pas…

— Je voudrais vous avoir à moi, oui, à moi seul, et vous frapper depuis la nuque jusqu’aux pieds…

— Vous ferez de moi ce que vous voudrez… mais pas encore… pas encore…

Max n’insista pas.

Il dit simplement : « Vous ne m’aimez pas, ce n’est pas vrai ».

— Oh ! Max, Max… Je vous aime, si je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit, j’aurai pu ne pas vous aimer, mais c’est plus fort que moi… je suis comme une machine entre vos mains… je ne sais plus ce que je fais… vous m’avez fait mal… mais ce mal je ne le déteste plus puisque je vous aime… mais ne le dites à personne… à personne… gardez ce secret pour vous… ne vous en allez pas… ne partez pas… si, partez… je ne sais plus, je ne sais plus… j’ai peur qu’on monte, j’ai peur… je ne sais plus, non je ne sais plus.

— Lucette le danger accroît le plaisir…

Il se rapprochait de la jeune fille, son amie…

— Je suis sans armes… dit-il… je n’ai que mes mains.

— Vos mains… vos mains…

— Mes mains ne valent pas la baguette… magique dont l’effet est plus persuasif…

— …on m’appelle, je crois…

— Non, vous êtes libre, d’ailleurs, de vous isoler un instant…

Profitant du silence, il l’entraîna vers le lit, et d’une poussée la jeta sur la courtepointe. Comme un voleur qui cherche sans bruit un trésor, il fit remonter la robe légère et parfumée jusqu’à ses reins… et pour la troisième fois… apparurent au regard du jeune homme les jolies fesses, formant une lune bien ronde et blanche.

Lucette avait mis son mouchoir entre ses dents, et sous les coups elle gémissait mais si faiblement qu’on entendait seulement qu’un murmure.

Et Max frappait… De temps en temps… il allait vers la porte pour écouter si l’on ne montait pas.

Il revenait vers sa victime étendue et il la battait à nouveau.

Mais elle se releva soudain…

— Assez… assez… il faut que je descende… laissez-moi m’arranger un peu… je vous aime, oui… méchant…

À pas de loup, comme un criminel qui vient d’assouvir sa vengeance, Max se retira. Il laissait Lucette meurtrie, mais plus asservie que jamais, prête déjà aux pires sacrifices, puisqu’elle avait demandé elle-même cette flagellation en attendant qu’elle soit plus complète, plus terrible, plus douloureuse, mais plus belle.