Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XVI

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 326-342).

Un crétin d’Aoste.

CHAPITRE XVI.

LA VALLÉE D’AOSTE. — ASCENSION DES GRANDES JORASSES.

Si la vallée d’Aoste peut se glorifier de ses bouquetins, elle doit rougir de ses crétins. Le bouquetin, Steinbock ou Ibex, était autrefois répandu dans toutes les Alpes. On n’en trouve plus maintenant que dans un tout petit district du midi de la vallée d’Aoste ; et, depuis quelques années, on a souvent exprimé la crainte de le voir bientôt disparaître complétement. Malheureusement les esprits les plus optimistes ne doivent pas espérer que le crétinisme puisse être extirpé avant plusieurs siècles. Il est encore très-fréquent dans toutes les Alpes, et la vallée d’Aoste n’en a pas le privilége exclusif ; mais, nulle part, il n’attire plus souvent l’attention des étrangers ; dans aucune vallée « où chaque pas offre une ravissante perspective, » le voyageur ne constate plus fréquemment et plus désagréablement « que l’homme est la plus misérable des créatures. »

Peut-être est-il prématuré de redouter la prochaine disparition du bouquetin. Le recensement de ceux qui existent encore est fort difficile à faire ; car, bien qu’ils aient des retraites fixes, il est presque impossible de les y surprendre. On estime cependant à plus de six cents le nombre de ceux qui errent sur les montagnes des vallées de Grisanche, de Rhèmes, de Savaranche et de Cogne.

Le bouquetin.

L’extinction totale des bouquetins serait fort regrettable. Toutes les sympathies leur sont acquises, comme aux derniers représentants d’une race qui s’éteint ; en outre, tous les montagnards, tous les hommes possédant une grande force physique verraient avec chagrin disparaître un animal doué de si nobles qualités ; qui, peu de mois après sa naissance, peut sauter d’un bond par-dessus la tête d’un homme, sans prendre son élan ; dont toute la vie est une lutte constante pour son existence ; qui possède un sentiment si vif des beautés de la nature et un tel mépris pour la souffrance « qu’il reste parfois immobile pendant des heures entières au milieu de la tempête la plus violente et la plus froide, jusqu’à ce que le bout de ses oreilles soit gelé ! » ; qui, enfin, lorsque son heure dernière arrive, « grimpe sur le pic le plus élevé de la montagne, se suspend à un rocher par ses cornes qu’il frotte contre les pierres jusqu’à ce qu’elles soient usées, et tombe alors dans le précipice où il expire[1] » Tschudi lui-même qualifie cette légende de merveilleuse. Il a raison ; pour moi, je n’y crois guère ; le bouquetin est un animal trop intelligent et trop beau pour se complaire à de telles plaisanteries.

Quarante-cinq gardes, choisis parmi les plus habiles chasseurs de la contrée, protégent la retraite des derniers bouquetins. La tâche de ces braves gens n’est pas une sinécure, quoiqu’ils connaissent tous les braconniers qui pourraient être tentés de déjouer leur surveillance. S’ils étaient supprimés, la race de l’ibex disparaîtrait bien vite, du moins dans les Alpes. La manie de tuer tout ce qui vit et la valeur actuelle de l’animal amèneraient promptement son extermination totale.

Le bouquetin n’est recherché que pour sa chair. Le poids brut d’un de ces animaux parvenu à son entier développement s’élève de soixante-quinze à quatre-vingt-dix kilogrammes ; sa peau et ses cornes valent environ deux cent cinquante francs suivant leur état et leur dimension.

Le braconnage ne se repose pas un seul instant, en dépit des gardiens et de la pénalité sévère encourue par ceux qui tuent un bouquetin. Ne le sachant que trop, je m’informai, lors de mon dernier passage à Aoste, si je trouverais une peau ou des cornes de bouquetin à acheter. Dix minutes après, on me conduisit dans une espèce de grenier où était cachée, avec le plus grand soin, la dépouille d’un mâle magnifique, qui devait bien avoir plus de vingt ans, car on pouvait compter sur ses cornes massives vingt-deux anneaux plus ou moins fortement accusés. De l’extrémité de son nez à l’extrémité de sa queue, la peau avait une longueur totale d’un mètre soixante-neuf centimètres ; et, selon toutes les apparences, il avait mesuré soixante-dix-sept centimètres du sol au sommet de son dos. Un bouquetin de cette taille est une rareté ; le possesseur de cette peau aurait bien pu être puni de plusieurs années de prison si elle avait été découverte en sa possession.

La chasse du bouquetin est regardée à juste titre comme un exercice réservé aux têtes couronnées ; le roi Victor-Emmanuel, qui en a le monopole, est un chasseur trop intelligent pour immoler au hasard un animal qui fait l’ornement de ses domaines. L’année dernière (1869), il en abattit dix-sept à une distance de plus de cent mètres. En 1868, Sa Majesté offrit à l’Alpine Club Italien un beau spécimen de la race ; les membres du Club se régalèrent, j’aime à le penser, de la chair, et ils firent empailler la peau qui orne leur salle de réunion à Aoste. À en croire les connaisseurs, ce curieux échantillon est fort mal empaillé, la poitrine en étant trop étroite et l’arrière-train trop développé. Tel qu’il est, ce bouquetin semble pourtant bien proportionné, quoiqu’il paraisse plutôt conformé pour supporter de dures fatigues que pour déployer une grande agilité. La gravure de la page 327 le représente.

C’est un bouquetin mâle, âgé d’environ douze ans, et parvenu à son entier développement. Dressé sur ses pieds, il aurait environ un mètre, du sol à la naissance de ses cornes. Sa longueur totale est de un mètre trente centimètres. Les cornes offrent onze anneaux bien marqués, et un ou deux autres faiblement indiqués ; elles ont cinquante-quatre centimètres et demi de longueur (en suivant leur courbure). Les cornes du bouquetin dont j’avais acheté la dépouille n’avaient que cinquante-trois centimètres et demi (mesurées de la même manière) ; cependant elles avaient près du double d’anneaux, ce qui constatait probablement un nombre d’années double[2].

À en croire les gardes-chasse et les chasseurs du pays, non-seulement les anneaux marqués sur les cornes de l’ibex indiquent son âge (chacun correspondant à une année), mais les anneaux peu développés constatent aussi que l’animal a souffert de la faim pendant l’hiver. Les naturalistes ne partagent guère cette opinion ; toutefois, aucun d’eux ne présentant une explication préférable à celle que donnent les gens du pays, on peut se permettre de considérer la question comme n’étant pas encore résolue. Pour moi, je dirai seulement que si les anneaux peu développés correspondent aux années de famine, les temps sont vraiment bien durs pour le pauvre bouquetin ; car, sur la plupart des cornes que j’ai vues, les anneaux peu indiqués formaient la grande majorité.

D’après ce que me dit le chef des gardes-chasse, qui juge du nombre des années par le nombre des anneaux, l’ibex atteint assez souvent l’âge de trente ans, et même celui de quarante à quarante-cinq ans. Le bouquetin, ajoutait-il, n’aime pas beaucoup à traverser les pentes de neige escarpées ; quand il doit descendre un couloir rempli de neige, il décrit des zigzags en s’élançant d’un côté à l’autre du couloir par bonds de quinze mètres ! Jean Tairraz[3], l’honorable propriétaire de l’hôtel du Mont-Blanc à Aoste (et qui a eu plus d’une occasion d’observer les bouquetins de très-près), m’a assuré qu’à l’âge de quatre ou cinq mois le jeune bouquetin peut facilement franchir d’un bond une hauteur d’environ trois mètres !

Longue vie au bouquetin ! Puisse cette chasse conserver longtemps la santé au roi montagnard Victor-Emmanuel ! Vive le bouquetin ! mais à bas le crétin !

La dernière forme de l’idiotisme, que l’on appelle crétinisme[4],

atteint l’apogée de son développement dans la vallée d’Aoste ; les gens du pays y sont tellement habitués qu’ils sont presque indignés quand le voyageur surpris se permet de remarquer combien il est fréquent. Cette maladie, vous rappellent-ils constamment, n’est pas particulière à leur vallée et il y a des crétins dans bien d’autres localités. Il n’est que trop vrai que ce terrible fléau est répandu dans toutes les Alpes et même dans le monde entier ; et que, dans certains pays, le nombre des crétins est, ou a été, relativement à la population, plus grand encore que dans la vallée d’Aoste : mais, si, pour moi, je n’ai jamais vu ni entendu vanter une vallée plus charmante et plus fertile, et qui laissât (à part le crétinisme) une plus agréable impression aux étrangers, je n’ai rencontré nulle part un plus grand nombre de ces malheureuses créatures réduites à une condition que mépriserait tout singe un peu respectable.

L’étude de ce triste sujet est environnée de difficultés. Le nombre des crétins est inconnu, la guérison de cette maladie paraît fort douteuse, son origine reste mystérieuse ; aussi ce problème embarrasse-t-il les observateurs les plus habiles.

Il est à peu près certain cependant que le centre de la vallée est aussi le centre du fléau. La ville d’Aoste elle-même peut être considérée comme son quartier général. C’est là, et dans les localités voisines, telles que Gignod, Villeneuve, Saint-Vincent et Verrex, et dans les villages situés sur la grande route qui les relie l’une à l’autre, que l’on rencontre le plus grand nombre de ces êtres difformes, privés d’intelligence et plus semblables à la brute qu’à l’homme, dont l’aspect hideux et répugnant, les gestes indécents, et le baragouin insensé, excitent le dégoût de tous ceux qui ont le malheur de les voir.

Le dessin de la page 326 n’est nullement une caricature ; quelques-unes de ces pauvres créatures sont tellement horribles que l’on n’oserait pas les dessiner.

Pourquoi ce fléau sévit-il principalement au centre de la vallée ? Pour quelles raisons le nombre des crétins augmente-t-il au delà d’Ivrée ? Pourquoi la ville principale de la vallée est-elle la localité où leur nombre est le plus considérable et où leur abjection est la plus horrible ? Enfin pourquoi en voit-on de moins en moins à mesure que l’on se rapproche de l’extrémité supérieure de la vallée ? Ce maximum d’intensité du fléau doit correspondre à une cause ou à une réunion de causes inconnues jusqu’ici et plus puissantes autour d’Aoste qu’aux deux extrémités de la vallée. Si l’on parvenait à les déterminer, les sources du crétinisme seraient découvertes.

Cette affreuse maladie paraîtrait encore plus extraordinaire si elle était limitée dans cette localité, et si l’observateur ne constatait que non-seulement elle est presque inconnue dans les plaines de l’est et dans les districts de l’ouest, mais que les vallées qui rayonnent au nord et au sud de la vallée principale n’en sont pas infestées. Ce fait remarquable a surtout attiré l’attention de tous ceux qui ont étudié le crétinisme : les indigènes des vallées tributaires de la vallée d’Aoste sont presque exempts du fléau ; des individus de la même race, parlant la même langue, respirant le même air, consommant la même nourriture, vivant enfin de la même vie, n’en sont pas atteints, tandis qu’à une lieue plus loin des milliers de leurs concitoyens en sont victimes.

Le même fait se produit, du reste, de l’autre côté des Alpes Pennines. La vallée du Rhône est ravagée également par le crétinisme ; mais ses extrémités sont presque exemptes de cette horrible maladie qui sévit au contraire dans les districts intermédiaires et particulièrement dans ceux de Brieg et de Saint-Maurice[5].

Ce second exemple tend à prouver que le développement si considérable du crétinisme dans le centre de la vallée d’Aoste n’est pas le résultat de circonstances purement accidentelles.

L’usage habituel de l’eau provenant de la fonte des neiges ou des glaces a été d’abord regardé comme la cause première du crétinisme. Mais, de Saussure l’a démontré, cette maladie est absolument inconnue dans des vallées où les habitants ne boivent que de l’eau des glaciers, tandis qu’elle est très-commune dans d’autres contrées où, l’eau consommée par la population provient de sources parfaitement pures. En outre le fléau est inconnu dans les vallées supérieures, tandis qu’il ravage les vallées inférieures[6]. Cette opinion avait sans doute pour base la confusion que l’on avait faite des crétins avec les simples goîtreux, ou, tout au moins, la supposition que le goître était une des phases primitives du crétinisme.

Le goître — c’est un fait constaté aujourd’hui — est causé par l’usage de l’eau chimiquement impure et surtout dure ; une observation attentive a même fait découvrir qu’il a une connexion intime avec certaines formations géologiques[7].

En effet, on voit rarement des enfants naître avec un goître ; mais le goître se développe à mesure que l’enfant grandit ; d’autres fois, les goîtres paraissent et disparaissent à la suite d’un simple changement de résidence ; il est donc possible de produire volontairement cette triste infirmité[8].

Les causes qui produisent le goître sont-elles les mêmes que celles qui déterminent ou maintiennent le crétinisme, on n’en est pas aussi certain. Les crétins sont généralement goîtreux, il est vrai, mais, d’un autre côté, on voit des milliers de goîtreux qui n’offrent aucune apparence de crétinisme. Il y a certaines contrées dans les Alpes, et même en Angleterre, ou le goître est fréquent, mais où le crétinisme est inconnu.

Avant de continuer cette étude sur le crétinisme, il importe donc d’examiner le goître avec plus d’attention, car l’état de santé fâcheux qui produit le goître a peut-être en réalité une connexion intime avec le crétinisme.

En Angleterre, le goître est plus que partout ailleurs considéré comme une véritable calamité, ceux qui en sont affligés font tous leurs efforts pour le dissimuler. Dans les Alpes, c’est tout le contraire. En France, en Italie, en Suisse, un goître constitue un avantage très-positif, parce qu’il exempte du service militaire. C’est un objet précieux, dont on fait montre, que l’on entretient avec soin ; il épargne tant d’argent ! Cette circonstance particulière perpétue, on ne saurait le nier, la grande famille goîtreuse.

Quand la Savoie fut annexée à la France, l’administration française, ayant fait l’inventaire des ressources de son nouveau territoire, ne tarda pas à constater que le nombre des conscrits ne serait pas proportionné à celui des hectares. Le gouvernement s’efforça donc d’améliorer ce fâcheux état de choses. Convaincu que le goître était produit par la nature des eaux bues, créé, entretenu et développé par l’ivrognerie et par la malpropreté, il prit des mesures pour assainir les villages, il fit analyser les eaux pour indiquer aux populations celles qu’elles ne devaient pas boire, enfin il distribua aux enfants dans les écoles des pastilles contenant une légère dose d’iode. Sur 5000 enfants goîtreux soumis à ce traitement pendant huit ans, 2000 furent, dit-on, guéris, et l’état de 2000 autres fut amélioré ; le nombre des cures eût été bien plus considérable si les parents « afin de conserver le privilége de l’exemption du service militaire, ne s’étaient pas opposés aux soins que le gouvernement faisait donner à leurs enfants. » Ces pauvres créatures, aveuglées par l’ignorance, refusaient le bâton de maréchal et préféraient garder leur « besace de chair[9] ! »

Le Préfet de la Haute-Savoie proposa donc un jour de ne plus exempter du service militaire les conscrits affligés d’un goître. Qu’il fasse même un pas de plus dans cette voie ; qu’il obtienne un décret pour incorporer dans l’armée tous les goîtreux en état de porter les armes. Qu’ils forment un régiment à part, commandé par des crétins. Quel admirable esprit de corps ils auraient ! Qui pourrait leur résister ? Qui comprendrait leur tactique ? M. le Préfet épargnerait ainsi son iode et ferait un acte de justice envers la partie saine de la population. Le sujet est digne d’une attention très-sérieuse. Si le goître est en réalité l’allié du crétinisme, il faut l’extirper le plus vite possible[10].

Dans l’opinion de de Saussure, les causes du crétinisme sont, au lieu de la mauvaise qualité de l’eau, la chaleur et la stagnation de l’air, mais cette explication n’est pas plus satisfaisante que celle qu’elle prétend remplacer. Il y a en effet des localités chaudes dont l’air est vicié et où la maladie est inconnue. D’un autre côté, elle est commune dans des pays parfaitement aérés et qui jouissent d’un climat tempéré. Quant à la vallée d’Aoste, on peut se demander si la stagnation de l’air y est réelle ou imaginaire. Selon moi, l’oppression que les étrangers prétendent ressentir au milieu de la vallée est due, non à la stagnation de l’air, mais à l’absence d’ombre, la vallée courant de l’est à l’ouest. Si des observations sérieuses y étaient faites sur la force du vent, d’après des méthodes usitées dans d’autres pays, elles constateraient que l’air y circule parfaitement pendant toute l’année. D’ailleurs, plusieurs localités, où les crétins sont le plus nombreux, se trouvent situées au débouché des vallées latérales, sur des pentes élevées et parfaitement drainées, à l’abri de la malaria qui est considérée comme la cause principale du crétinisme dans la vallée du Rhône.

À en croire d’autres écrivains[11], l’intempérance, la mauvaise nourriture, des habitudes vicieuses, et la malpropreté personnelle, sont les germes du crétinisme. Cette opinion me paraît mériter une sérieuse considération ; cependant elle n’explique pas pourquoi, toutes conditions égales d’ailleurs, le fléau, qui sévit dans le centre de la vallée, en épargne les deux extrémités et les contrées voisines.

Reste donc sur l’origine du crétinisme une conjecture rarement exprimée, mais adoptée vaguement par un certain nombre d’observateurs, plus probable que toutes les autres explications, et basée sur des faits incontestés.

La vallée d’Aoste jouit d’une fertilité proverbiale ; la culture de la vigne s’y mélange avec celle des céréales, les troupeaux y abondent ; ses ressources minérales sont considérables. La récolte, l’élève du bétail et les autres productions naturelles suffisent — au delà de leurs besoins — aux hommes et aux animaux. Il y a certes des pauvres dans la vallée, comme partout ailleurs, mais la vie y est pour eux si facile qu’ils ne sont pas obligés d’émigrer à la poursuite du nécessaire ; de génération en génération, ils demeurent comme enracinés sur leur sol natal. En outre ils se marient toujours entre eux. La population est donc plus ou moins unie par les liens du sang, et le crétinisme est peut-être, sur une grande échelle, un exemple des résultats déplorables que peuvent avoir les mariages consanguins.

Le crétinisme, en effet, se rencontre principalement dans les vallées, sur les îles[12] ou dans d’autres régions circonscrites où la circulation est restreinte et la population sédentaire ; il est rare sur les plaines où les communications sont libres. Mais alors, dira-t-on, pourquoi les vallées tributaires de la vallée d’Aoste ne sont-elles pas remplies de crétins ? À cette question je répondrai : que ces vallées latérales, comparativement stériles, n’offrent pas des ressources suffisantes pour l’alimentation de leur population. Un grand nombre d’habitants émigrent tous les ans et ne reviennent plus ; d’autres reviennent après s’être mariés à l’étranger. Non-seulement il y a dans ces vallées une circulation constante, mais un sang nouveau est introduit périodiquement dans la population.

Cette hypothèse explique beaucoup mieux que toutes les autres pourquoi le crétinisme exerce de si grands ravages parmi les basses classes, tandis que les classes supérieures en sont presque exemptes ; car les pauvres se marient généralement dans leur propre district, tandis que les riches contractent souvent des alliances en dehors de leurs vallées. Elle nous fait comprendre aussi pourquoi le fléau sévit plus particulièrement au centre qu’aux extrémités de la vallée. Les populations de la partie inférieure communiquent et se mêlent avec les habitants des plaines où le crétinisme ne compte pas une seule victime, tandis que les conditions de la partie supérieure ressemblent beaucoup à celles des vallées latérales. Avant que cette explication soit généralement admise, une relation plus étroite devra être constatée entre la cause supposée et l’effet présumé[13]. En l’acceptant, toutefois, comme probable et raisonnable, examinons quelles chances on peut avoir d’arrêter les progrès du mal.

Il est certes impossible de changer brusquement les habitudes de la population de la vallée d’Aoste, et il serait probablement très-difficile de produire dans cette vallée un large courant d’émigration ou d’immigration. L’état actuel de ses finances ne permet guère à l’Italie de prendre les mesures nécessaires, car toute tentative d’amélioration entraînerait des dépenses considérables. L’ouverture d’un chemin de fer d’Ivrée à Aoste activera naturellement beaucoup plus la circulation que tout acte législatif, et produira peut-être les plus heureux effets[14].

Il y a peu d’espoir d’obtenir des résultats pratiques en essayant de guérir les crétins. Quand on est né crétin, on reste crétin toute sa vie[15].

Les expériences faites par feu le docteur Guggenbühl, dans son établissement de l’Abendberg, près d’Interlacken, n’ont tenu aucune des promesses que leur début semblait avoir données. La maison fondée à Aoste aux frais d’une personne charitable, qui a désiré garder l’anonyme, pour contenir 200 mendiants crétins, n’aura pas de meilleurs résultats, à moins que l’on n’empêche les crétins qu’elles renferment de perpétuer leur propre dégradation. Les types de crétins les plus dégradés peuvent malheureusement se reproduire, et la liberté qui leur est accordée à cet égard a eu les conséquences les plus déplorables. On a peine à comprendre que, dans un intérêt général bien entendu, les habitants de la vallée d’Aoste ne prennent pas des mesures pour empêcher leurs crétins de se reproduire ; mais ce qui est encore plus surprenant, c’est que l’Église catholique légalise leurs mariages. L’idée de solenniser l’union d’un couple d’idiots n’est-elle donc pas horriblement grotesque ?

Quoi qu’il en soit, tant que les causes primitives de la maladie resteront inconnues et par conséquent ne pourront pas être supprimées, il sera inutile de fonder des hôpitaux, d’assainir les habitations, d’élargir les rues, ou de prendre toute autre mesure de ce genre, qui, bien que très-bonne en elle-même, est complétement inefficace pour détruire le mal dans sa racine. Jusqu’à ce jour tous les savants qui ont écrit sur le crétinisme se sont bornés presque exclusivement à en rechercher l’origine, mais ils n’ont émis que des conjectures, et les données certaines, qui permettraient de tirer des déductions satisfaisantes, manquent encore complétement[16].

Le 23 juin 1865, je me reposais avec mes guides au sommet du Mont-Saxe, d’où nous examinions les Grandes Jorasses dont nous nous proposions de faire l’ascension. 1500 mètres de glaciers escarpés se dressaient en face de nous, et nous y traçâmes du regard un chemin qui nous semblait parfaitement praticable. Au-dessous, s’étendait une pente de 900 mètres, couverte, soit de glaciers, soit de vastes forêts, et sur laquelle un seul point nous inspirait quelques inquiétudes. C’était un endroit où les glaciers, se rétrécissant, se trouvaient resserrés entre des espèces de bastions formés de roches arrondies, beaucoup trop lisses pour n’être pas fort suspectes à un œil exercé. Impossible d’y tracer à l’avance notre itinéraire. Nous traversâmes cependant ce passage difficile le lendemain à quatre heures du matin, sous l’habile direction de Michel Croz[17]. Au delà, nous voguâmes à pleines voiles et nous atteignîmes le sommet des Grandes Jorasses à une heure de l’après-midi. Une violente tempête régnait dans ces régions élevées ; des nuées orageuses, fouettées par le vent, s’accumulaient autour des sommets et nous enveloppaient de tourbillons de brume ; séparés du reste de l’univers, nous pouvions nous croire suspendus entre le ciel et le globe terrestre que nous apercevions par échappées, sans trop savoir auquel des deux nous appartenions.

Ma patience se lassa avant que les nuages eussent disparu ; nous descendîmes donc sans avoir atteint le but de notre ascension. Nous suivîmes d’abord la petite arête qui descend du sommet que nous avions gravi[18], puis nous prîmes, à son extrémité supérieure, le couloir de glace situé à la gauche de cette arête, et complétement blanc.

Les pentes, fort raides, étaient recouvertes d’une neige fraîche, semblable à de la farine, et très-dangereuse. En montant, nous nous en étions déjà méfiés, et nous avions taillé notre escalier avec la plus grande précaution, sachant parfaitement que le

Les Grandes Jorasses, vues du Val Ferret.


moindre ébranlement causé à sa base la ferait glisser tout entière. Pendant la descente, les plus hardis d’entre nous proposèrent de risquer une glissade, mais les plus prudents insistèrent pour éviter les pentes trop dangereuses et gagner les rochers. Leur avis prévalut. Déjà nous avions traversé la moitié de la neige en nous dirigeant vers l’arête, quand la croûte supérieure, glissa d’une seule masse en nous entraînant. « Halte ! » nous écriâmes-nous en chœur. Et nos haches de travailler pour tâcher d’arrêter cette descente fort involontaire. Mais elles glissaient sans l’entamer sur la couche de glace que la neige laissait à découvert. « Halte ! » exclama Croz en lançant de nouveau sa hache avec une énergie surhumaine. Impossible de nous arrêter ; nous glissâmes d’abord doucement, puis le mouvement s’accéléra ; d’énormes vagues de neige s’accumulaient devant nous, et tout autour des masses de débris descendaient avec un sifflement sinistre. Par bonheur, la pente s’adoucit sur un point ; les guides qui tenaient la tête, sautèrent adroitement de côté, hors de la neige mouvante. Nous, les suivîmes le plus vite possible. La jeune avalanche, que nous avions si bien lancée, continuant sa course, alla tomber dans une crevasse béante, qui nous eût servi de tombeau si nous étions restés en sa compagnie cinq secondes de plus ; le tout ne dura pas une demi-minute.

Cette longue journée ne fut troublée que par cet incident, nous rentrâmes, à la nuit tombante, dans l’excellente auberge tenue par l’aimable et honnête Bertolini, fort satisfaits de n’avoir pas eu d’autres aventures de ce genre à raconter au retour.



  1. Croquis de la Nature dans les Alpes, Tschudi.
  2. M. King dit dans ses Vallées italiennes des Alpes : « Je possède une paire de cornes de bouquetin, longue de 61 centimètres, et sur laquelle on compte huit de ces anneaux. » Ce fait semblerait indiquer (si chaque anneau correspond à une année) que la longueur maximum des cornes est atteinte à un âge relativement peu avancé.
  3. Jean Tairraz a été le guide principal de feu Albert Smith dans sa célèbre ascension du Mont-Blanc.
  4. On peut considérer le crétinisme comme le dernier degré de l’idiotisme, bien qu’il diffère de celui-ci en ce que la difformité corporelle se joint à la perte des facultés de l’intelligence. Il se compose ainsi de deux éléments parfaitement distinct : l’idiotisme, d’un côté ; de l’autre, la difformité physique. Blackie, du Crétinisme, p. 6.
  5. On a constaté, il y a peu d’années, que dans le Valais (canton formé en partie par la vallée supérieure du Rhône) il y avait un crétin sur 25 habitants, ce qui donnerait à peu près 3500 crétins pour tout le canton. À la même époque, la vallée d’Aoste contenait près de 2000 crétins.
  6. Voyages dans les Alpes, § 1033.
  7. Un mémoire du docteur Moffat, lu, en 1870, à l’Association britannique de Liverpool, constate que le goître est fréquent dans un district carbonifère et inconnu dans une région sablonneuse.
  8. Le goitre est endémique à Briançon et attaque, à de certaines époques, les soldats casernés dans les forts. Voir Goître et Crétinisme endémique, par le docteur Chabrand. Paris, 1864.
  9. Voir la brochure déjà citée du docteur Chabrand.
  10. Les individus goîtreux, exemptés du service militaire, restent dans leur pays natal, s’y marient et lèguent leur maladie à leurs enfants. S’ils le quittaient au contraire, et s’ils étaient envoyés dans des départements où cette affreuse maladie n’existe pas (surtout sur le bord de la mer), ils reviendraient parfaitement guéris à l’expiration de leur service. En outre, si les goîtreux n’étaient pas exemptés, un plus grand nombre d’individus, jouissant d’une bonne santé, resteraient dans leurs villages, s’y marieraient et donneraient le jour à des enfants sains et robustes. (Guy et Dagand.)
  11. On me cita, en 1869, l’exemple d’un petit propriétaire de la vallée d’Aoste, dont la femme et les enfants jouissaient d’une bonne constitution. Il fit deux années de suite une belle récolte de vin ; au lieu de ménager ses ressources, il les mangea et il les but avec prodigalité. Les deux années qui suivirent, sa femme mit au monde deux enfants crétins. Survinrent des récoltes médiocres ; il fut obligé de vivre frugalement et il eut des enfants bien portants. Les parents n’ont aucune apparence d’aucun symptôme de crétinisme.
  12. Le docteur Blackie cite l’exemple remarquable de l’île de Medwörlh (Niederwörth), près de Coblentz, dont les habitants se marient toujours entre eux. Cette île, dit-il, compte 40 crétins sur une population totale de 750 habitants.
  13. Le département des Hautes-Alpes, qui contient un nombre prodigieux de crétins, compte dans sa population, selon Chipault, une plus grande proportion de sourds et muets que tout autre département de la France, 1 sur 419 habitants ; vient ensuite le département des Basses-Pyrénées, 1 sur 677. Ces faits n’ont-ils pas leur signification ?
  14. M. Rambuteau, préfet du département du Simplon, sous Napoléon Ier, et M. Fodéré, assurent qu’à la fin du siècle dernier le nombre des crétins avait considérablement diminué dans le canton du Valais. Le premier attribue cette amélioration à l’endiguement du Rhône, au drainage des marais, aux progrès de l’agriculture et aux changements qui eurent lieu dans les habitudes de la population qui devint non-seulement plus industrieuse et plus active, mais moins adonnée à la gloutonnerie et à l’ivrognerie. Le second en fait honneur à l’ouverture de la grande route du Simplon qui établit des communications plus faciles avec les autres pays.
  15. « Le crétinisme achevé est incurable : l’état physique et intellectuel des crétineux et des demi-crétins est susceptible d’amélioration par un traitement convenable, des soins et l’éducation ; mais jamais on ne pourra faire d’eux des hommes complets sous le rapport physique et intellectuel. » (Guy et Dagaud, sur le Crétinisme dans le département de la Haute-Savoie.)
  16. Note du traducteur. Je me permets de supprimer ici une assez longue digression de M. Whymper relative aux glaciers en général et à celui de la vallée d’Aoste en particulier. Cette digression me semble en effet un peu trop spéciale pour pouvoir intéresser la majorité des lecteurs de ce volume ; en outre, elle a simplement pour but de combattre deux théories assez étranges de deux savants anglais, MM. Ramsay et Tyndall. Je me borne donc à la signaler dans une simple note, au lieu de la résumer dans le texte.

    M. Ramsay avait soutenu, en 1862, que les bassins des lacs alpestres avaient été creusés par les grands glaciers de la période glaciaire. M. Tyndall, de son côté, se déclarait convaincu que les glaciers avaient creusé les vallées. Du reste, les deux savants géologues, tout en accordant aux glaciers une aussi énorme puissance d’excavation, différaient complétement sur le modus operandi à l’aide duquel de pareils effets eussent été produits. Leurs conclusions générales étaient même tout à fait opposées. Dans l’opinion de l’un, les plus grands effets s’étaient produits sur les plaines ; à en croire son adversaire, l’action des glaciers s’était fait sentir dans les montagnes ; en outre, les plus grands effets auraient été dus, selon M. Ramsay, au poids des glaciers ; selon M. Tyndall, à leur mouvement. M. Whymper a combattu victorieusement l’une après l’autre ces deux théories à la fois semblables et contradictoires. Ses raisons tirées surtout de l’étude particulière qu’il a faite du grand glacier de la vallée d’Aoste et des prémisses qu’il avait posées dans le chapitre VI, m’ont paru concluantes ; mais, comme cette discussion a en somme un résultat tout à fait négatif, je crois devoir me borner à la signaler au petit nombre des lecteurs de ce volume qu’elle pourrait intéresser.

  17. Voir, pour cette route, la carte du Mont-Blanc.
  18. Nous avions fait l’ascension des Grandes Jorasses pour examiner la partie supérieure de l’Aiguille Verte ; aussi avions-nous choisi le sommet le plus occidental, de préférence au sommet le plus élevé. Les deux cimes sont représentées sur la gravure. Celle de droite est la plus élevée ; celle de gauche, sur laquelle nous montâmes, a environ 30 mètres de moins que la première. Deux jours environ après notre ascension, des guides de Cormayeur, Henri Grati, Julien Grange, Jos.-Mar. Perrod, Alexis Clusaz et Daniel Gex suivirent nos traces jusqu’au sommet, afin d’apprendre à connaître le chemin. Ces sortes de courses sont rarement entreprises par des guides avides ou peu intelligents ; je suis donc heureux de pouvoir citer les noms de ceux-ci. Le 29 et le 30 juin 1868, la cime la plus élevée (4204 mètres) des Grandes Jorasses fut gravie par M. Horace Walker, avec les guides Melchior Anderegg, J. Jaun et Julien Grange.