Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XVII

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 343-352).

Cormayeur.

CHAPITRE XVII.

LE COL DOLENT.

Certains touristes un peu trop libres penseurs ont pris dans ces derniers temps l’habitude d’escalader le versant d’une montagne, de descendre par l’autre versant, et de baptiser ensuite cette route fantastique du nom de col. Une pareille confusion d’idées dénote une absence complète d’éducation technique. Les vrais croyants abhorrent ces funestes hérésies. Ils savent, eux, que les cols doivent être situés entre les montagnes et non sur leur sommet. D’après leur Credo, entre deux montagnes il se trouve inévitablement un col, et les grands pics sont créés tout exprès pour leur indiquer leur chemin ; telle est la vraie foi : il n’y en a pas d’autre.

Nous partîmes donc, le 26 juin, pour tâcher d’ajouter un col de plus à ceux que reconnaît l’orthodoxie pure. Nous espérions découvrir entre Cormayeur et Chamonix une route moins longue que celle du col du Géant, qui était alors la plus facile, la plus courte et la plus directe pour traverser la principale chaîne du Mont-Blanc[1]. Inquiet sur le succès de notre entreprise, je donnai le signal du départ à l’heure indue de minuit 40 minutes. Les chalets de Pré-de-Bar étaient déjà dépassés à 4 heures 30 minutes ; de là, nous suivîmes pendant quelque temps la route que nous avions prise pour faire l’ascension du Mont-Dolent (V. p. 260). À huit heures un quart, nous arrivions à l’extrémité supérieure du glacier, et au bas de la seule pente un peu raide de toute notre montée.

C’était le beau idéal d’un col. Une brèche flanquée de chaque côté d’un pic immense (le Mont-Dolent et l’Aiguille de Triolet) s’ouvrait dans la montagne. Une étroite bande de neige conduisait jusqu’au point le plus bas de cette dépression, l’azur du ciel que l’on voyait au delà semblait nous dire : « dès que vous serez arrivés ici, vous pourrez commencer à descendre sur le versant opposé. » Nous nous mîmes vaillamment à l’œuvre, et, à 10 heures 15 minutes du matin, nous avions atteint le sommet du col.

Si tout se fût passé comme nous étions en droit de l’espérer, nous serions arrivés à Chamonix six heures après. Il existait sur le versant opposé, nous nous en étions assurés, un couloir correspondant à celui que nous venions de remonter. Rempli de neige, ce couloir ne nous eût offert aucune difficulté, malheureusement, il était rempli de glace. Croz tenait la tête, il passa de l’autre côté, et revint nous dire qu’il saurait bien nous faire descendre ; mais, au bruit que faisait sa hache en taillant des pas, je compris que j’avais devant moi au moins une heure de loisir ; je m’installai donc pour prendre quelques croquis. La gravure ci-jointe représente la vue que j’avais sous les yeux : une Aiguille très-pointue et sans nom, la plus pointue peut-être de toute la chaîne, qui se dressait sur la gauche, devant
Le col Dolent.
l’Aiguille de Triolet ; des blocs de protogine aux formes étranges, perçant la neige çà et là ; une grande corniche d’où pendaient d’énormes stalactites de glace, qui, s’en détachant par moments, glissaient le long de la pente que nous venions de remonter. Du côté d’Argentière, je ne pouvais rien apercevoir.

Croz attaché solidement à notre bonne corde en chanvre de Manille, longue de 60 mètres, Almer et Biener le descendirent jusqu’au dernier mètre, sans qu’il eût cessé de tailler des pas. Après deux heures d’un travail incessant, il put enfin s’amarrer à un rocher sur sa droite. Il se détacha, la corde fut remontée, et Biener descendit à son tour près de son camarade. Je pus alors venir prendre place à côté d’Almer, et jeter enfin un coup d’œil sur le versant du col qu’il s’agissait de descendre.

Pour la première et pour la seule fois de ma vie, je contemplai de haut en bas une pente longue de 300 mètres, inclinée à 50°, et formée d’une seule croûte de glace, de son sommet à son extrémité inférieure. Pas un bloc de rocher, pas un escarpement n’en rompait l’uniformité ; ce que l’on y jetait roulait, sans qu’aucun obstacle l’arrêtât, jusqu’au niveau du glacier d’Argentière. Le bassin de ce splendide glacier[2] se déployait à nos pieds dans toute son étendue ; on découvrait sous ses plus beaux aspects l’arête qui le domine, et dont l’Aiguille d’Argentière est le point culminant. Je dois cependant l’avouer, j’accordai peu d’attention à la vue ; nous n’avions guère de temps à dépenser en contemplations. Je descendis l’escalier de glace pour rejoindre mes compagnons, et tous trois nous enroulâmes doucement la corde pendant qu’Almer descendait. La position où il se trouvait n’était guère enviable ; il descendit cependant avec autant d’aisance et de solidité que s’il eût passé sa vie à se promener sur des pentes inclinées à 50°. La même opération fut recommencée ; Croz ouvrit la marche en se servant adroitement des rochers qui s’avançaient à notre droite. Nous revîmes de nouveau le bout de nos 60 mètres de corde, et nous descendîmes encore un à un. De ce point, nous pûmes descendre d’environ 90 mètres en nous cramponnant aux rochers. Mais les rochers devinrent très-escarpés. Nous nous arrêtâmes donc pour dîner au dernier endroit où il nous fût possible de nous asseoir ; il était 2 heures 30 minutes du soir. Quatre heures d’un travail opiniâtre nous avaient donc été nécessaires pour descendre un peu plus de la moitié du couloir. Quoiqu’elles fussent encore bien au-dessous de nous, nous nous rapprochions des crevasses qui s’ouvraient à sa base ; cependant, les guides surent découvrir, je ne sais comment, que la nature avait méchamment placé dans la schrund supérieure, vers le centre du couloir, le seul pont de neige qui existât. Nous résolûmes de traverser le couloir en diagonale pour atteindre l’endroit où ce pont devait se trouver. Almer et Biener se mirent donc à l’œuvre, me laissant avec Croz, solidement installé sur les rochers pour lâcher la corde à mesure qu’ils avançaient.

D’après une opinion généralement admise, les véritables pentes de glace sont rares dans les Alpes ; — le mot glace, signifiant, bien entendu, quelque chose de plus qu’une croûte de neige durcie recouvrant de la neige molle. — On en parle beaucoup, mais on en voit et surtout on en traverse très-rarement de semblables à celle que je viens de décrire. On est cependant toujours exposé à en rencontrer ; aussi les touristes montagnards doivent-ils être armés d’une hache à glace de la meilleure qualité. La forme de cette hache a plus d’importance qu’on ne le croit. Si l’on veut voyager en simple amateur, en laissant les guides tailler des pas dans lesquels on n’a plus qu’à mettre les pieds, peu importe la hache que l’on emporte, pourvu qu’elle ne se détache pas tout à coup du manche, ou ne commette quelque autre inconvenance[3]. Le meilleur instrument pour tailler des degrés dans la glace est une pioche ordinaire, et la hache à glace, employée maintenant par les bons guides, ressemble beaucoup à un pic en miniature. J’ai fait fabriquer ma hache sur le modèle de celle de Melchior Anderegg. Elle est en fer forgé, mais la pointe et le tranchant sont en acier.
Ma hache à glace.
Son poids, y compris le manche bardé de fer, est de 2 kilogrammes, On emploie presque exclusivement l’extrémité pointue de la hache pour tailler des degrés dans la glace ; le tranchant sert ensuite à façonner ces degrés, et principalement à creuser des pas dans la neige dure. Cet utile instrument rend, en outre, comme grappin, les plus grands services. Du reste, c’est un ustensile fort peu commode en voyage, quand on n’est pas sur les glaciers ; aux stations des chemins de fer, on risque de piquer les jambes de ses voisins, qui se mettent fort en colère, à moins qu’on n’ait pris le soin de l’enfermer dans un étui. On a essayé à plusieurs reprises d’inventer, pour éviter ces inconvénients, une hache à tête mobile, mais il paraît difficile, sinon impossible, d’en fabriquer une qui ne soit ou plus lourde ou moins tranchante.

M. T. S. Kennedy (de la Société Fairbairn et Cie), à qui ses exploits de montagnard et ses travaux industriels donnent une double autorité en ces matières, a fait fabriquer une hache que représente le dessin de la page suivante ; elle me paraît supérieure à toutes celles que j’ai vues ; cependant, à mon avis, elle manque encore de solidité, et elle n’aura peut-être pas autant de force que la hache ordinaire à tête fixe. L’autre dessin représente un outil plus simple, inventé par M. Leslie Stephen, et remplissant parfaitement son but, c’est-à-dire très-propre à donner sur la neige

Hache à glace de Kennedy


et sur la glace un point d’appui plus solide que l’alpenstock ordinaire, ou à tailler quelques degrés à l’occasion. Ce pic est très-suffisant pour un amateur, mais, dans les expéditions vraiment difficiles, il est indispensable d’avoir une hache plus lourde et plus solide.

Les pentes de glace ne sont pas aussi dangereuses pour les personnes pourvues de bons outils que bien d’autres endroits dont l’imagination s’effraye beaucoup moins. Pour ceux qui tracent le chemin, la montée ou la descente sont nécessairement pénibles, on peut même ajouter, difficiles ; mais elles ne doivent offrir aucun danger. Cependant, elles semblent toujours dangereuses, parce que chaque touriste est convaincu que la moindre glissade fera rouler jusqu’à leur base celui qui y perd son équilibre. Aussi, tout individu pourvu d’un seul grain de bon sens fait-il tous ses efforts pour se maintenir debout, et les accidents sont-ils fort rares sur les pentes de glace.

Quand les pentes de glace sont recouvertes de neige, leur aspect paraît moins effrayant, mais elles peuvent être beaucoup plus dangereuses. On risque moins d’y glisser, et, si l’on glisse, on peut s’arrêter seul plus facilement, pourvu que la couche de neige qui recouvre la glace offre une épaisseur et une solidité suffisantes. Si la neige manque de consistance, comme cela arrive généralement sur les pentes inclinées d’environ 50°, la glissade la plus légère entraînera très-probablement toute une expédition le plus bas possible, et, outre la chance qu’il courra de se rompre le cou, chacun de ses membres sera exposé à périr étouffé sous la neige. De semblables accidents sont fort rares, mais on doit rappeler qu’ils sont possibles, afin que l’absence apparente de danger ne fasse négliger aucune précaution nécessaire.

Pour moi, ni la corde employée de la manière ordinaire, ni les crampons, n’offrent une sécurité réelle sur les pentes de glace. M. Kennedy a eu la bonté de me donner une paire de crampons que représente le dessin ci-joint. Je n’en connais certes pas de meilleurs ; mais, quand je les mets, je ne me sens bien solide sur mes pieds que dans les endroits où il y a impossibilité absolue de glisser ; pour rien au monde je ne me risquerais à les employer sur une pente de glace. Tous ces moyens artificiels sont complétement inutiles si l’on n’a pas un degré bien taillé dans la glace pour y poser le pied. Dans ce cas, de bons clous à la chaussure suffisent.

Almer et Biener nous avaient fait dérouler toute la corde ; leur sécurité n’étant plus garantie, ils s’arrêtèrent pendant que nous descendions en la roulant. Ils rencontrèrent bientôt une coulée de neige située juste au-dessus du pont qu’ils cherchaient. La pente devenait de plus en plus raide ; nous dûmes descendre environ dix mètres, la figure tournée contre le mur de neige, dans lequel nous creusions des marches avec nos pieds, en nous cramponnant avec nos mains dans les trous que nos pieds venaient de quitter, comme s’ils eussent été les barreaux d’une échelle. Nous traversâmes ainsi la crevasse la plus élevée ; inutile d’ajouter que la neige était d’une excellente qualité, sinon nous n’eussions pu traverser ce passage difficile. La schrund rapidement franchie, nous nous trouvâmes sur une énorme masse de glace de forme rhomboïdale, qu’une crevasse gigantesque séparait du glacier d’Argentière. Le seul pont qui existât sur cette crevasse était à son extrémité orientale, ce qui nous obligea à revenir sur nos pas pour l’atteindre. Quand nous l’eûmes traversé, il nous fallut encore tailler des pas pendant une demi-heure. Il était cinq heures trente-cinq minutes du soir quand les haches cessèrent leur rude besogne. Nous pouvions enfin nous retourner et contempler à notre aise la pente formidable que nous avions mis sept heures à descendre[4].

Le col Dolent ne fera probablement jamais une sérieuse concurrence au col du Géant. Je recommanderai à tous les touristes qui se proposeraient de le traverser d’avoir beaucoup de temps, une grande longueur de corde, de nombreux et excellents guides. Il n’offre de difficulté que sur les deux pentes escarpées qui aboutissent au sommet.

Sur le glacier d’Argentière, notre chemin redevint aussi facile que de l’autre côté du col. Nous nous dirigeâmes en droite ligne vers les chalets de Lognan ; là, nous connaissions parfaitement la route. La nuit venait de tomber quand nous atteignîmes les Tines ; à dix heures du soir, nous arrivions à Chamonix, où nous reçûmes la récompense légitime de nos peines. Le champagne et d’autres boissons délicieuses réservées aux fidèles nous furent versées par des houris ; mais, je dois l’avouer, je tombai endormi dans mon fauteuil avant d’avoir vidé complétement mon verre. Je ne me réveillai qu’au jour ; je gagnai alors mon lit, où je m’endormis de nouveau.



  1. La plus belle vue sur le Mont-Blanc, dont on puisse jouir du côté de l’Italie, est, suivant moi, celle que l’on découvre d’une gorge située au sud du Val Ferret italien, à mi-chemin entre les villages de la Vachey et de Praz-Sec.
  2. La prochaine génération en verra peut-être la disparition complète. La partie de ce glacier que l’on découvre du village d’Argentière est (1869) d’un quart au moins plus étroite qu’elle ne l’était il y a dix ans.
  3. Cette observation ne manque pas de fondement. J’ai vu une hache tomber à la suite d’une légère secousse, le manche en ayant été trop ingénieusement perforé pour y planter des clous.
  4. J’en évalue la hauteur totale à 365 mètres. D’après les calculs du capitaine Mieulet, le sommet du col aurait 3543 mètres d’altitude. Je le crois un peu moins élevé.