Escalades dans les Alpes/CHAPITRE II

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 15-52).

Briançon.

CHAPITRE II.


ascension du mont pelvoux.
Ainsi la fortune sourit à nos premiers efforts.
(Virgile.)


La contrée dont le mont Pelvoux et les montagnes qui l’entourent sont les points culminants[1] est une des plus intéressantes des Alpes, sous le double rapport historique et topographique. Comme le berceau et la résidence des Vaudois, elle a droit et une célébrité durable ; les noms de Waldo et de Neff vivront encore dans la mémoire de la postérité, quand leurs contemporains les plus célèbres seront oubliés ; le souvenir du courage héroïque et de la piété naïve de leurs disciples durera aussi longtemps que l’histoire.

Cette région contient les montagnes les plus élevées de la France, le groupe du Mont-Blanc excepté, et quelques-uns de ses plus beaux paysages. Elle n’a peut-être pas les beautés de la Suisse, mais elle possède un charme qui lui est particulier ; ses rochers escarpés, ses torrents, ses gorges sont sans rivales ; ses profondes et sauvages vallées présentent des tableaux d’une telle grandeur qu’elle touche au sublime, et, dans nulle autre contrée, les montagnes n’ont des formes plus hardies. Ses nombreuses vallées rivalisent l’une avec l’autre pour la singularité de leur caractère et la dissemblance de leur climat. Plusieurs d’entre elles sont si étroites[2] et si profondes que les rayons du soleil ne peuvent jamais y pénétrer. Dans d’autres on se croirait aux antipodes ; car la température y ressemble plus à celle des plaines de l’Italie qu’à celle des Alpes françaises. Cette grande différence de climats a un effet marqué sur la flore de ces vallées ; quelques-unes sont complétement stériles ; les pierres y prennent la place des arbres ; la vase et les débris y remplacent les plantes et les fleurs ; d’autres présentent, sur un espace de quelques kilomètres, la vigne, le pommier, le poirier, le cerisier, le bouleau, l’aune, le noyer, le frêne, le mélèze, le pin, alternant avec des champs de seigle, d’orge, d’avoine, de fèves et de pommes de terre.

Les vallées, pour la plupart courtes et irrégulières, ne paraissent pas disposées d’après un plan déterminé, ainsi que cela arrive fréquemment sur d’autres points du globe ; elles ne sont, en effet, ni à angles droits, ni parallèles avec les sommets les plus élevés ; mais elles semblent errer au hasard, suivant une direction pendant quelques kilomètres, puis se repliant en arrière pour reprendre parfois leur direction première. Aussi les perspectives étendues y sont-elles rares, et il est difficile de s’y former une idée générale de la disposition des principaux pics.

Les sommets les plus élevés forment presque un fer à cheval. Le plus haut de tous, celui qui occupe une position centrale, est la Pointe des Écrins ; le second pour la hauteur, la Meije[3], est situé au nord ; et le mont Pelvoux, qui donne son nom au massif tout entier, se dresse sur la limite extérieure, presque entièrement isolé.

Cette contrée est encore très-imparfaitement connue ; il y a là probablement beaucoup de vallées et certainement plus d’une sommité qui n’ont jamais été foulées par le pied des touristes ou des voyageurs, mais en 1861 elle était encore moins connue qu’aujourd’hui. Jusqu’à ces dernières années, il n’en existait en réalité aucune carte[4] : celle du général Bourcet, la meilleure qui eût été publiée, étant complètement inexacte sur la forme des montagnes, et très-souvent incorrecte quant aux sentiers ou aux routes.

En outre, les touristes ne trouvent dans les régions montagneuses du Dauphiné aucune des ressources qu’ils rencontrent en Suisse, dans le Tyrol, ou même dans les vallées italiennes. Les auberges, quand elles existent, sont d’une malpropreté indescriptible ; on parvient rarement à dormir dans leurs lits, et leur cuisine ne fournit pas souvent une nourriture convenable ; de guides, il n’en existe aucun. Les touristes y étant presque abandonnés à leurs propres ressources, doit-on donc s’étonner que ces régions si intéressantes de la France soient moins visitées et moins connues que le reste des Alpes ?

La plupart des renseignements que l’on pouvait se procurer en 1861 sur les Alpes Dauphinoises provenaient de deux auteurs[5], M. Élie de Beaumont et feu J. D. Forbes. Leurs ouvrages contiennent toutefois de nombreuses erreurs relatives surtout à la désignation des pics ; ainsi, par exemple, ils accordent la suprématie au mont Pelvoux dont ils appellent le point le plus élevé la Pointe des Arcines ou des Écrins. Forbes a confondu sous le nom de Pelvoux le grand pic que l’on voit de la vallée de Saint-Christophe avec celui que l’on aperçoit de la vallée de la Durance, et M. de Beaumont a commis des méprises semblables. En fait, au moment où M. de Beaumont et Forbes écrivaient leurs ouvrages, la position réelle du Pelvoux et des sommets voisins avait été déterminée par les officiers d’état-major chargés de dresser la carte de France ; mais leurs travaux, évidemment communiqués à M. de Beaumont, étaient encore inconnus du public. Le groupe d’officiers placé sous la direction du capitaine Durand fit, en 1828, l’ascension du mont Pelvoux, du côté du Val d’Ailefroide, c’est-à-dire en partant de la Vallouise. Suivant les habitants de la Vallouise, ils atteignirent le sommet du pic qui, pour l’altitude, n’a droit qu’au second rang, et ils y séjournèrent pendant plusieurs jours sous une tente à une hauteur de 3930 mètres. Ils prirent de nombreux porteurs pour leur monter des provisions de bois, et ils érigèrent un grand cairn[6] sur le sommet, qui reçut le nom de Pic de la Pyramide.

En 1848, M. Puiseux, parti du même point, fit l’ascension du Pelvoux, mais son guide de la Vallouise s’arrêta à peu de distance du sommet et laissa l’illustre astronome achever seul sa courageuse entreprise[7].

Au milieu du mois d’août 1860, MM. Bonney, Hawkshaw et Mathews, avec le guide Michel Croz, de Chamonix, tentèrent l’ascension du Pelvoux, en suivant aussi la même direction. Ils passèrent plusieurs jours et plusieurs nuits sur la montagne ; mais le temps se gâta et ils ne purent atteindre qu’une altitude de 3178 mètres.

M. Jean Reynaud, dont j’ai parlé dans le chapitre précédent, accompagnait M. Mathews et ses compagnons. Dans son opinion, cette tentative avait été faite à une époque trop avancée de la saison. « Le temps, me dit-il, n’étant d’ordinaire favorable pour l’ascension des hautes montagnes que pendant les derniers jours de juillet et les premiers jours d’août[8], il vaut mieux remettre notre tentative à cette époque de l’année prochaine. » Sa proposition me convenait assez, et ses manières cordiales et modestes la rendaient irrésistible, bien qu’il ne dût y avoir qu’une faible chance de réussir dans une expédition où M. Mathews et ses amis avaient échoué.

Au commencement de juillet 1861, j’envoyai du Havre à Reynaud des couvertures (taxées comme étant d’une fabrication prohibée), une corde et d’autres objets utiles à notre ascension, puis je quittai l’Angleterre pour aller faire mon tour de France ; mais quatre semaines plus tard, à Nîmes, je me trouvai si complétement anéanti par la chaleur (le thermomètre marquait 34° centigrades à l’ombre), que je pris un train de nuit pour me rendre à Grenoble.

On pourrait écrire un volume sur Grenoble. Aucune autre ville de France n’a peut-être une plus belle situation, et ses forts les plus élevés offrent des points de vue superbes. L’institution la plus intéressante qu’elle possède est l’Association Alimentaire, qui a acquis une célébrité méritée[9]. Cette institution, établie il y a près de vingt ans par quelques philanthropes intelligents, fut fondée[10] dans le but exprès de donner aux ouvriers et aux indigents une nourriture de meilleure qualité, mieux préparée et moins chère que celle qu’ils trouvaient dans les restaurants ou même chez eux. À la société alimentaire, les Grenoblois peuvent se procurer un dîner composé d’une portion de soupe, de viande ou de poisson, de légumes, de dessert, de pain et d’un quart de litre de vin pur de toute fraude, le tout pour la somme de soixante centimes. On devient membre de l’Association en versant la somme de cinq francs mais on doit acheter d’avance les bons de repas, car il n’est fait crédit à personne. Les classes inférieures ont promptement reconnu les avantages qu’elles avaient à faire partie de cette Association Alimentaire qui a produit, dit-on, parmi elles les résultats les plus heureux. Ce qui fait honneur ai cette institution, c’est que non-seulement elle paye toutes ses dépenses, mais qu’elle réalise encore un léger bénéfice.

Si Grenoble peut être fière de sa société alimentaire, elle doit sous d’autres rapports rougir d’elle-même. Ses rues sont étroites, mal pavées et tortueuses, quant aux odeurs qu’elle exhale et aux choses sans nom qui se passent dans ses maisons, il faut les connaître pour les apprécier[11].

Je m’étais égaré dans les rues de cette ville pittoresque mais infecte, et, comme il ne me restait qu’une demi-heure pour dîner et pour arrêter une place dans la diligence, je ne fus pas très-satisfait d’apprendre qu’un Anglais demandait à me voir. Heureusement c’était mon ami Macdonald ; il allait, me dit-il, tenter dans une dizaine de jours l’ascension d’une montagne nommée Pelvoux. Dès qu’il connut mes projets, il me promit de nous rejoindre à la Bessée le 3 août. Peu de moments après, j’étais en route pour le Bourg-d’Oisans, perché sur la banquette d’un misérable véhicule qui mit près de huit heures pour accomplir un trajet de quarante-neuf kilomètres.

Le lendemain, à cinq heures du matin, je bouclais mon sac sur mes épaules et je partais pour Briançon par un temps charmant. Les vapeurs de gaze qui enveloppaient les montagnes se dissipaient aux premiers rayons du soleil, en disparaissant soudain elles découvraient, outre la ville, les belles collines calcaires qui la dominent et dont les couches sont si curieusement repliées. J’entrai alors dans la merveilleuse Combe de Malaval où j’entendis la Romanche ronger ses rives avec fracas. Près du Dauphin, j’aperçus le premier glacier de l’Oisans, s’étendant à droite sur la montagne. De ce point jusqu’au delà du col de Lautaret, chaque brèche qui s’ouvrit dans les montagnes me laissa voir un glacier étincelant ou un pic élancé. Ce fut à la Grave que je jouis de la plus belle vue, car la Meije s’élève par une série de précipices effroyables jusqu’à 2438 mètres environ au-dessus de la route[12]. Mais, au delà du col, près du Monêtier, on découvre une vue encore plus étendue et plus belle. Une montagne, regardée communément comme le mont Viso, se dresse dans le ciel à l’horizon[13] ; à mi-chemin, mais encore à

dix-sept kilomètres de distance, se montre Briançon avec ses interminables forts ; au premier plan, des champs fertiles, parsemés de villages et de clochers, descendent vers la Guisanne, pour remonter à une grande hauteur sur le versant opposé des montagnes.

Le jour suivant, j’allai de Briançon à la Bessée pour y retrouver mon digne ami Jean Reynaud, qui était agent voyer du canton.

De la Bessée on voit parfaitement tous les pics du mont Pelvoux, le point culminant aussi bien que celui sur lequel les ingénieurs avaient érigé leur pyramide. Ni Reynaud ni personne n’en était instruit. Quelques paysans se rappelaient seulement que les ingénieurs avaient fait l’ascension d’un pic d’où ils avaient aperçu un point plus élevé, qu’ils avaient appelé la Pointe des Arcines ou des Écrins. Ils ignoraient si ce dernier pic pouvait être vu de la Bessée, et ne savaient pas désigner celui sur lequel la pyramide avait été élevée. Dans notre opinion, les pics que nous voyions nous cachaient le sommet le plus élevé, et, pour l’atteindre, il nous fallait d’abord les escalader. L’ascension de M. Puiseux était complétement inconnue des paysans, et, à les en croire, le point culminant du Pelvoux n’avait été gravi par personne. C’était justement ce point que nous voulions atteindre.

Rien ne nous empêchait plus de partir, si ce n’est l’absence de Macdonald et le manque d’un bâton. Reynaud nous proposa de faire une visite au maître de poste, qui possédait un bâton célèbre dans la localité. Nous descendîmes au bureau, mais il était fermé ; nous appelâmes à grands cris à travers les fentes de la porte : point de réponse. À la fin cependant nous trouvâmes le maître de poste, au moment où il s’efforçait, avec un remarquable succès, de se griser. À peine était-il capable de s’écrier : « La France ! c’est la première nation du monde ! » phrase favorite du Français quand il est dans cet état où

l’Anglais commence à crier : « Nous ne rentrerons chez nous qu’au matin » — la gloire nationale occupant le premier rang dans les pensées de l’un et le home dans celles de l’autre. Le bâton fut exhibé, c’était une branche d’un jeune chêne, longue d’environ 4 mètre 50 cent., noueuse et tordue. « Monsieur, dit le maître de poste en nous la présentant, la France ! c’est la première… la première nation du monde, pour ses… » il s’arrêta. « Bâtons ? » lui soufflé-je « Oui, oui, monsieur ; pour ses bâtons, pour ses… ses… » mais il fut incapable d’en dire davantage. En regardant ce maigre support, j’eus un instant

Le Pelvoux, vu de la Bessée.


d’hésitation ; mais Reynaud, qui connaissait tout dans le village, choses et gens, me dit qu’il n’y en avait point de meilleur. Nous partîmes donc avec le fameux bâton, tandis que son propriétaire marmottait en titubant sur la route : « La France ! c’est la première nation du monde ! »

Le 3 août, Macdonald n’étant pas arrivé, nous partîmes sans lui pour la Vallouise. Notre expédition se composait de Reynaud, de moi, et d’un porteur, Jean-Casimir Giraud, le cordonnier de la Bessée, surnommé « Petit-Clou. » En une heure et demie d’une marche rapide, nous atteignîmes Vallouise[14], le cœur réjoui par la vue des beaux pics du Pelvoux qui resplendissaient au soleil dans un ciel sans nuages.

Je renouvelai connaissance avec le maire de « Ville. » Il avait une tournure originale et des manières gracieuses, mais l’odeur qui s’exhalait de sa personne était horrible. Le même reproche peut du reste s’adresser Et la plupart des habitants de ces vallées[15].

Reynaud eut la complaisance de s’occuper des provisions ; mais, au moment de partir, je vis à ma grande contrariété que, en me déchargeant de ce soin, j’avais consenti tacitement à ce qu’il emportât un petit baril de vin qui fut un grand embarras dès le début du voyage. Il était excessivement incommode de le tenir à la main ; Reynaud essaya de le porter, puis il le passa à Giraud ; ils finirent par le suspendre à l’un de nos bâtons dont ils placèrent les deux extrémités sur leurs épaules.

À Ville, la vallée de Vallouise se divise en deux branches : le Val d’Entraigues à gauche et le vallon d’Alefred (ou Ailefroide) à, droite. C’était ce dernier que nous devions remonter. Nous nous dirigeantes d’un pas ferme vers le village de la Pisse, résidence de Pierre Sémiond, qui, d’après l’opinion générale, connaissait mieux le Pelvoux qu’aucun autre habitant de la vallée. Cet homme avait l’air fort honnête ; malheureusement il était malade et ne pouvait nous accompagner. Il nous recommanda son frère, vieillard dont la figure ridée et ratatinée ne nous promettait guère le guide dont nous avions besoin ; n’ayant pas le choix, nous l’engageâmes et nous nous remîmes en marche.

Des noyers et une grande variété d’autres arbres bordaient le chemin, et la fraîcheur de leur ombrage nous donnait une nouvelle

Vallée d’Ailefroide.


vigueur ; au-dessous de nous, grondait, au fond d’une gorge sublime, le torrent dont les eaux prenaient leur source dans ces neiges que nous espérions fouler sous nos pieds le lendemain matin.

Le Pelvoux n’est pas visible de Ville, car il est caché par une chaîne intermédiaire au pied de laquelle nous marchions alors pour atteindre les chalets d’Alefred, soit, comme on les appelle quelquefois, d’Ailefroide, où commence à proprement parler la montagne. Vus de ces chalets, les pics inférieurs, qui sont plus rapprochés, paraissent dépasser de beaucoup les sommets bien plus élevés situés derrière eux, et quelquefois ils les cachent complétement. Mais on embrasse d’un seul coup d’œil, dans toute sa hauteur, le pic connu dans ces vallées sous le nom de Grand-Pelvoux, qui présente du sommet à la base 1800 à 2100 mètres de rochers presque à pic.

Les chalets d’Ailefroide sont un amas de misérables huttes de bois, bâties au pied du Grand-Pelvoux, près de la jonction des torrents qui descendent du glacier de Sapenière (ou du Selé) à gauche, et des glaciers Blanc et Noir à droite. Nous nous y reposâmes quelques minutes pour y acheter un peu de beurre et de lait, et Sémiond s’adjoignit un affreux petit drôle pour nous aider à porter, à pousser et à rouler notre baril de vin.

Au delà des chalets d’Ailefroide, nous tournâmes brusquement à gauche, fort heureux que le jour tirât à sa fin, car nous profitions de l’ombre des montagnes. L’imagination ne saurait rêver une vallée d’un aspect plus triste et plus désolé. On n’y voit pendant l’espace de plusieurs kilomètres que rocs éboulés, amas de pierres, tas de sable et de boue. Les arbres y sont rares et si haut perchés qu’ils deviennent presque invisibles. Nul être humain ne l’habite ; il n’y a ni oiseaux dans l’air, ni poissons dans les eaux ; les pentes, trop escarpées pour les chamois, n’offrent pas d’abri suffisant aux marmottes, et l’aigle lui-même ne peut s’y plaire. Pendant quatre jours nous ne vîmes pas une créature vivante dans cette sauvage et stérile vallée, si ce n’est quelques pauvres chèvres qui y avaient été amenées bien malgré elles.

C’était un bien digne décor pour la tragédie qui y avait eu lieu environ quatre cents ans auparavant, le massacre des Vaudois de Vallouise, dans la caverne que nous apercevions alors bien au-dessus de nous. Fort triste est leur histoire : industrieux et paisibles, ils habitaient depuis plus de trois siècles ces vallées retirées, où ils vivaient dans la plus obscure tranquillité. Les archevêques d’Embrun tentèrent, mais avec peu de succès, de les ramener dans le giron de leur Église ; d’autres catholiques, voulant seconder cette tentative, commencèrent par les emprisonner et par les torturer, puis ils les brûlèrent tout vivants par centaines[16].

En l’année 1488, Albert Cattanée, archidiacre de Crémone et légat du pape Innocent viii, se disposait à commettre les barbaries qui plus tard excitèrent l’indignation de Milton et de Cromwell[17] ; mais, repoussé de tous côtés par les Vaudois du Piémont, il abandonna leurs vallées et traversa le mont Genèvre pour aller attaquer les Vaudois du Dauphiné, qui étaient plus faibles et plus disséminés. Il envahit la vallée de la Durance, à la tête d’une armée composée, dit-on, moitié de troupes régulières, moitié de vagabonds, de voleurs et d’assassins. Pour les attirer et les retenir sous sa bannière, il leur promettait à l’avance l’absolution de tous leurs crimes, il les relevait des vœux qu’ils pouvaient avoir prononcés, et il leur garantissait la possession de tous les biens qu’ils avaient acquis par la violence.

Le Grand-Pelvoux de Vallouise.

Les habitants de la Vallouise, s’enfuyant devant une armée dix fois supérieure en nombre vinrent se réfugier dans cette caverne, où ils avaient amassé des provisions suffisantes pour deux années. Mais l’intolérance est toujours industrieuse : leur retraite fut découverte. Cattanée avait un capitaine qui joignait l’astuce d’un Hérode à la cruauté d’un Pélissier ; à l’aide de cordes il fit descendre ses soldats devant la caverne, à l’entrée de laquelle ils allumèrent des tas de fagots. La plus grande partie des Vaudois qui s’y étaient réfugiés périrent étouffés ; ceux qui échappèrent aux flammes de l’incendie furent massacrés. On extermina impitoyablement les Vaudois sans distinction d’âge ni de sexe. Plus de trois mille personnes, assure-t-on, périrent dans cette effroyable boucherie. Les résultats de trois cent cinquante ans de paix furent anéantis d’un seul coup, et la vallée se trouva complétement dépeuplée. Louis XII la fit repeupler. Trois siècles et demi se sont écoulés depuis. Contemplez le résultat obtenu : une race de singes[18].

Après nous être reposés près d’une petite source, nous reprîmes notre marche en avant jusqu’à ce que nous fussions presque arrivés au pied du glacier de Sapenière ; là Sémiond nous fit tourner à droite pour gravir les pentes de la montagne. Nous grimpâmes donc pendant une demi-heure à travers des pins épars et des débris de roches éboulées. La nuit approchait rapidement ; il devenait temps de chercher un abri. En trouver un n’était pas difficile, car nous étions alors au milieu d’un vrai chaos de rochers. Quand nous eûmes choisi un bloc énorme qui avait plus de 15 mètres de longueur sur 6 mètres de hauteur, nous nettoyâmes un peu notre chambre à coucher future, puis chacun alla à la récolte du bois qui était nécessaire pour faire du feu.

Ce feu de bivouac est pour moi un agréable souvenir. Le petit baril de vin avait échappé à tous les périls ; il fut mis en perce, et les Français semblèrent puiser quelques consolations dans l’exécrable liquide qu’il contenait. Reynaud chanta des fragments de chansons françaises, et chacun fournit sa part de plaisanteries, d’histoires et de vers. Le temps était superbe, et tout nous promettait une bonne journée pour le lendemain. La joie de mes compagnons fut à son comble quand j’eus lancé dans les flammes un paquet de feu de Bengale rouge. Après avoir sifflé et crépité un instant, il répandit une lueur éblouissante. L’effet de cette courte illumination fut magnifique ; puis les montagnes d’alentour, éclairées pendant une seconde, retombèrent dans leur solennelle obscurité. Chacun de nous s’abandonna à son tour au sommeil, et je finis par m’introduire dans ma couverture-sac. Cette précaution était à peine nécessaire, car la température minima était au-dessus de 4°44 centigrades, bien que nous fussions à une hauteur d’au moins 2130 mètres.

À trois heures nous étions réveillés, mais nous ne partîmes qu’à quatre heures et demie. Giraud n’avait pas été engagé pour aller au delà de ce rocher ; toutefois, comme il en manifesta le désir, il obtint la permission de nous accompagner. Gravissant les pentes avec vigueur, nous atteignîmes bientôt la limite des arbres, puis nous dûmes grimper pendant deux heures à travers des roches éboulées. À sept heures moins un quart, nous avions atteint un étroit glacier, le Clos-de-l’Homme, qui descend du plateau situé au sommet de la montagne, et nous étions bien près du glacier de Sapenière.

Nous nous efforçâmes d’abord d’incliner à droite dans l’espoir de n’être pas obligés de traverser le Clos-de-l’Homme ; toutefois, contraints de revenir à chaque instant sur nos pas, nous reconnûmes qu’il était nécessaire de nous y aventurer. Le vieux Sémiond, qui avait une antipathie remarquable pour les glaciers, fit de son côté de nombreuses explorations pour tâcher d’éviter cette inquiétante traversée ; mais Reynaud et moi nous préférions la tenter, et Giraud ne voulut pas nous quitter. Le glacier était étroit (on pouvait jeter une pierre d’un bord à l’autre), et il nous fut facile d’en escalader le côté ; mais le centre formait un dôme escarpé où nous dûmes tailler des pas. Giraud marchait en tête, et, sous le prétexte qu’il aimerait à s’exercer la main, il s’empara de notre hache qu’il refusa de nous rendre. Ce jour-là et toutes les fois qu’il fallut traverser ces couloirs remplis de neige durcie qui sont si abondants dans la partie supérieure de la montagne, il fit à lui seul toute la besogne, dont il s’acquitta admirablement.

Le vieux Sémiond vint nous rejoindre quand nous eûmes traversé le glacier. Nous escaladâmes, en décrivant des zigzags, quelques pentes de neige, et bientôt après nous commençâmes à gravir l’interminable série des contre-forts qui sont la grande singularité du Pelvoux[19]. Très-abrupts sur certains points, ils offraient généralement une base solide, et, dans de telles conditions, une ascension ne peut jamais être qualifiée de difficile. Entre ces contre-forts s’étendent de nombreux ravins dont quelques-uns sont très-larges et très-profonds. Ils étaient pour la plupart encombrés de débris, et un homme seul eût eu de la peine à les traverser. Ceux d’entre nous qui tenaient la tête étaient continuellement obligés de déplacer des blocs de rochers et de harponner leurs compagnons avec leurs bâtons. Néanmoins, ces incidents rompaient la monotonie de notre ascension, qui autrement nous eût paru fort ennuyeuse.

Nous escaladâmes ainsi pendant des heures cheminées et couloirs, croyant toujours atteindre un but auquel nous n’arrivions jamais. Le profil ci-joint aidera à expliquer notre situation. Nous étions au pied d’un grand contre-fort élevé d’environ 60 mètres, et nous le regardions de bas en haut : il ne nous semblait pas se terminer en pointe comme dans le dessin, car nous ne pouvions en apercevoir la partie supérieure ; cependant, dans notre conviction, derrière cette frange de bastions il devait se trouver un sommet, et ce sommet était le bord du plateau que nous désirions si vivement atteindre. Nous grimpions avec ardeur, et nous escaladions une dentelure de bastion ; mais, hélas ! nous en découvrions un autre, puis un autre, et toujours d’autres ; enfin, quand nous en atteignions le point culminant, ce n’était que le sommet d’un contre-fort, et nous
Contre-forts du Pelvoux
devions redescendre 12 ou 15 mètres avant de recommencer à monter. Renouvelée quelques douzaines de fois, cette évolution nous parut d’autant plus assommante que nous ne savions plus où nous étions. Cependant Sémiond nous encourageait, sûr, disait-il, que nous suivions le bon chemin. Nous repartions donc à l’assaut de notre terrible forteresse.

Nous étions presque au milieu du jour, et nous ne nous voyions pas plus près du sommet du Pelvoux qu’au moment de notre départ. À la fin, nous nous réunîmes tous pour tenir conseil. « Sémiond, mon vieux, savez-vous où nous sommes maintenant ? — Oh oui ! parfaitement ; à trois mètres près, à une demi-heure de la limite de la neige. — Très-bien, continuons. » Une demi-heure s’écoula, puis une autre, et nous étions toujours dans la même situation. Bastions, contre-forts, ravins s’offraient avec profusion à nos regards, mais le plateau ne se montrait pas. Sémiond venait de jeter autour de lui un regard effaré, comme s’il n’était pas parfaitement sûr de la direction à suivre. Appelé de nouveau, je lui répétai la question : « À quelle distance sommes-nous du plateau ? — À une demi-heure, répondit-il. — Mais vous nous l’avez déjà dit ; êtes-vous bien certain que nous sommes dans la bonne voie ? — Mais oui, je le crois. » Il ne faisait que croire, ce n’était pas assez. « Êtes-vous sûr que nous montons directement au pic des Arcines ? — Le pic des Arcines ! s’écria-t-il tout étonné, comme s’il entendait ces mots pour la première fois. Le pic des Arcines ! non ! mais nous allons en ligne droite à la pyramide, » à la célèbre pyramide qu’il avait aidé le grand capitaine Durand à construire, etc., etc.

Ainsi, nous lui avions parlé de ce pic pendant un jour entier, et maintenant il avouait qu’il ne le connaissait pas. Je me tournai vers Reynaud, qui semblait frappé de la foudre. « Que veut-il dire ? » lui demandai-je. Reynaud haussa les épaules. « Eh bien ! dîmes-nous après nous être franchement expliqués avec Sémiond, plus tôt nous rebrousserons chemin, mieux cela vaudra, car nous ne nous soucions guère de voir votre pyramide. »

Après une halte d’une heure, nous commençâmes à descendre. Il nous fallut près de sept heures pour revenir à notre rocher ; mais je ne prêtai aucune attention à la distance, et je n’ai gardé aucun souvenir de cet insupportable trajet. À peine descendus, nous fîmes une découverte dont nous fûmes aussi troublés que Robinson à la vue de l’empreinte d’un pied humain sur le sable de son île : un voile bleu gisait à terre près de notre foyer. Il n’y avait qu’une seule explication possible : Macdonald était arrivé ; mais où était-il ? Vite nous emballons notre petit bagage et dégringolons à tâtons dans l’obscurité, à travers le désert pierreux, jusqu’à Ailefroide, où nous arrivons vers neuf heures et demie. « Où est l’Anglais ? » telle fut notre première question. Il était allé passer la nuit à Ville.

Nous nous logeâmes comme nous pûmes dans un grenier à foin, et, le lendemain matin, après avoir réglé le compte de Sémiond, nous descendîmes la vallée à la poursuite de Macdonald. Notre plan d’opérations était déjà arrêté : nous devions le décider à se joindre à nous, et recommencer notre tentative sans aucun guide, en prenant simplement le plus robuste et le plus intelligent de nos compagnons comme porteur. J’avais jeté les yeux sur Giraud, brave garçon sans prétention, quoique toujours prêt à tout faire. Mais nous fûmes bien désappointés : il était obligé d’aller à Briançon.

Notre course m’agaça bientôt les nerfs. Les paysans que nous rencontrions nous demandaient quels avaient été les résultats de notre expédition, et la politesse la plus vulgaire nous commandait de nous arrêter. Cependant je craignais de manquer Macdonald, car il ne devait, nous avait-on dit, nous attendre que jusqu’à dix heures, et le moment fatal approchait. À la fin, je me précipitai sur le pont de Ville, une heure et un quart après avoir quitté Ailefroide ; mais un cantonnier, m’arrêtant, m’apprit que l’Anglais venait de partir pour la Bessée. M’élançant à la poursuite de mon ami, je dépassai rapidement l’un après l’autre tous les angles de la route sans l’apercevoir un dernier tournant, je le vis qui marchait très vite. Fort heureusement il entendit mes cris. Nous revînmes à
Macdonald.
Ville, où nous fîmes de nouvelles provisions, et le soir même nous dépassions notre premier rocher, à la recherche d’un autre abri. Nous étions bien décidés, comme je l’ai dit, à ne pas prendre de guide, mais, en passant à la Pisse, le vieux Sémiond nous y offrit ses services. Il marchait bien, malgré ses années et son manque de sincérité. « Pourquoi ne pas le prendre ? » dit Macdonald. Je lui proposai donc le cinquième de son premier salaire et il s’empressa d’accepter mon offre, mais cette fois il nous accompagnait dans une position bien inférieure : c’était à nous de le conduire, à lui de nous suivre. Notre second compagnon était un jeune homme de vingt-sept ans, qui ne réalisait nullement nos désirs. Il buvait le vin de Reynaud, fumait nos cigares et cachait tranquillement nos provisions quand nous étions à moitié mort de faim. La découverte de ses aimables procédés ne le déconcerta nullement, il y mit le comble, au contraire, en faisant faire à notre note de Ville quelques petites additions que nous refusâmes de payer, à son grand déplaisir.

Le soir venu, nous campâmes au-dessus de la limite des arbres, et nous nous imposâmes la tâche salutaire de monter à notre gîte le bois qui nous était nécessaire. Notre rocher était bien moins confortable que celui de la veille. Pour pouvoir nous y installer, il nous fallut en débarrasser la base d’un gros bloc qui nous gênait ; ce bloc était très-obstiné, mais il finit par se décider à se mouvoir lentement d’abord, puis de plus en plus rapidement ; à la fin, prenant son élan, il bondit dans l’air, lançant, chaque fois qu’il retombait sur un autre rocher, des gerbes d’étincelles qui brillaient dans l’obscurité de la sombre vallée au fond de laquelle il roulait ; longtemps après l’avoir perdu de vue, nous l’entendîmes rebondir de roc en roc et s’arrêter sur le glacier, qui assourdit le bruit de sa dernière chute. Comme nous revenions à notre gîte, après avoir assisté à ce curieux spectacle, Reynaud demanda si nous avions jamais vu un torrent enflammé ; à l’en croire, la Durance, quand elle est gonflée par la fonte des neiges, charrie quelquefois, au printemps, tant de rochers que, à la Bessée, où elle passe dans une gorge très-étroite, on ne voit plus l’eau, mais seulement les blocs qui roulent l’un sur l’autre, se heurtant de façon à se réduire en poudre, et lançant dans l’air une telle masse d’étincelles que le torrent paraît être en feu.

Nous passâmes une joyeuse soirée qu’aucun contre-temps ne vint gâter ; le temps était parfaitement beau ; étendus sur le dos, nous goûtions un repos délicieux en contemplant le ciel étincelant de ses milliers d’étoiles.

Macdonald nous raconta ses aventures. Il avait voyagé jour et nuit depuis plusieurs jours, afin de nous rejoindre, mais il n’avait pu trouver notre premier bivouac, et il avait campé à quelques centaines de mètres de nous, sous un autre rocher, à une plus grande altitude. Le lendemain matin, il nous aperçut longeant une crête à une grande hauteur au-dessus de lui, et, comme il lui était impossible de nous rattraper, résigné à son sort, il nous suivit des yeux le cœur bien gros jusqu’à ce que nous eûmes, au tournant d’un contre-fort, disparu à sa vue.

La respiration pesante de nos camarades, déjà profondément endormis, troublait seule le calme solennel de la nuit. C’était un de ces silences qui impressionnent. « N’avez-vous rien entendu ? Écoutez ! quel est ce bruit sinistre qui gronde au-dessus de nous ? Me suis-je trompé ? Je l’entends encore, et cette fois plus distinctement ; il se rapproche de plus en plus… C’est un bloc de rocher détaché des hauteurs qui nous dominent. Quel fracas effroyable ! En un instant nous sommes tous debout. Il descend avec une furie terrible. Quelle force peut en arrêter la violence ? Il bondit, il saute, il se brise, il vole contre d’autres blocs, il rugit en descendant. Ah ! il nous a dépassés ! Non ! le voici de nouveau. Nous retenons notre haleine au moment où, lancé par une force irrésistible, avec des explosions semblables aux décharges d’une puissante artillerie, il tombe au-dessous de notre retraite comme un trait, suivi d’une longue traînée de débris. Enfin, nous respirons plus librement au bruit de sa chute finale sur le glacier[20].

Nous regagnons enfin notre abri, mais j’étais trop surexcité pour pouvoir dormir. À quatre heures un quart, chacun de nous reprenait son sac et nous nous remettions en route. Nous convînmes cette fois de nous tenir plus sur la droite, pour tenter d’atteindre le plateau sans perdre notre temps à traverser le glacier. Décrire notre route serait répéter ce que j’ai déjà dit. Nous montâmes rapidement pendant une heure et demie, marchant quelquefois, mais grimpant le plus souvent à l’aide des mains, et nous constatâmes à la fin qu’il était nécessaire de traverser le glacier. La partie sur laquelle nous y entrâmes offrait une pente très-raide et très-crevassée. Le mot de crevassé exprime mal son aspect : c’était une masse de formidables séracs. Nous éprouvâmes plus de difficultés à y pénétrer qu’à le traverser ; mais, grâce à la corde, nous gagnâmes l’autre bord sans accident. Au delà, les interminables contre-forts se succédèrent de nouveau. Nous continuâmes à monter pendant de longues heures, nous trompant souvent et nous voyant obligés de redescendre.

Cependant la chaîne de montagnes qui s’étendait derrière nous s’était abaissée depuis longtemps, et notre vue, passant par-dessus, allait se reposer jusque sur le majestueux Viso. Mais les heures s’écoulaient et la monotonie restait à l’ordre du jour. À midi, nous nous arrêtâmes pour déjeuner, en contemplant avec satisfaction le beau spectacle qui s’étalait sous nos yeux. À l’exception du Viso, tous les sommets que nous apercevions étaient au-dessous de nous et nos regards embrassaient un espace immense, — un véritable océan de pics et de champs de neige. Toutefois les bastions du Pelvoux nous dominaient toujours, et, selon l’opinion générale qui s’exprimait sans contestation, nous ne verrions pas ce jour-là le sommet désiré. Le vieux Sémiond était devenu un vrai cauchemar pour




nous tous. Si par hasard l’un de nous, s’arrêtant un instant, essayait de s’orienter, il ne manquait pas de dire avec un gros rire bête : « N’ayez aucune crainte, suivez-moi. » Nous atteignîmes enfin un très-mauvais passage, un amas de débris escarpés, sans aucun point d’appui solide. Reynaud et Macdonald, se déclarant fatigués, parlèrent de s’installer pour dormir. Nous parvînmes à sortir d’embarras, et je ne sais plus qui s’écria : « Regardez donc le Viso ! » Il nous apparaissait presque au-dessous de nous. Nous nous mîmes donc à grimper avec un redoublement d’énergie, et nous aperçûmes enfin le glacier à l’endroit où il se déverse hors du plateau. Ce spectacle ranima nos espérances, qui ne furent pas trompées ; un cri de joie simultané salua l’apparition de ces neiges, si longtemps désirées. À la vérité, une large crevasse nous en séparait encore ; mais nous trouvâmes un pont, et, nous attachant à la file, nous y marchâmes en toute sûreté. Pendant que nous le traversions en ligne droite, un beau pic tout blanc de neige se dressa devant nous. Le vieux Sémiond s’écria : « La pyramide ! je vois la pyramide ! »

— Où, Sémiond, où donc ?

— Là, au sommet de ce pic. »

Là, en effet, s’élevait la pyramide qu’il avait aidé à construire plus de trente ans auparavant. Mais où donc était le pic des Arcines que nous devions voir ? Il n’était visible d’aucun côté. Nous n’apercevions qu’une vaste étendue de neige, limitée par trois pics inférieurs. Un peu découragés, nous nous avançâmes vers la pyramide, regrettant de n’avoir point d’autres sommets à conquérir ; mais à peine avions-nous fait deux cents pas que se dressa sur notre gauche un superbe cône blanc, caché jusqu’alors par une pente de neige. « Le pic des Arcines ! » nous écriâmes-nous, et nous demandâmes à Sémiond s’il savait que l’ascension de ce pic eût été faite. Il ne savait qu’une seule chose : le pic que nous voyions devant nous s’appelait la Pyramide, à cause du cairn qu’il avait aidé, etc., etc., et personne depuis n’en avait fait l’ascension. « Alors tout va bien, volte-face, » m’écriai-je, et immédiatement nous tournons à angle droit en nous dirigeant du côté du cône, pendant que le pauvre porteur fait de timides efforts pour nous attirer vers sa chère pyramide.

Notre marche fut arrêtée à peu de distance par l’arête de la chaîne qui reliait les deux pics et qui se recourbait en une charmante volute. Force nous fut de battre en retraite. Sémiond, qui formait l’arrière-garde, saisit cette occasion de se détacher de la corde et refusa de nous suivre plus loin, nous courions, disait-il, trop de dangers, et il parlait vaguement de crevasses. Après l’avoir rattaché, nous nous remîmes en marche. La neige était très-molle, nous enfoncions toujours jusqu’aux genoux et quelquefois jusqu’à la ceinture, mais un violent mouvement d’avant en arrière nous sortait du mauvais pas. Nous arrivâmes ainsi au pied du pic le plus élevé. L’arête de gauche nous paraissant plus praticable que celle sur laquelle nous nous trouvions, nous décrivîmes une courbe pour l’atteindre. Quelques rochers surgissaient hors de la neige à 50 mètres au-dessous du sommet ; nous les escaladâmes en rampant, après avoir abandonné notre porteur qui se disait peu rassuré. Je ne pus résister à la tentation de me retourner vers lui, quand nous le laissâmes seul, et de lui faire signe de venir nous rejoindre en ajoutant : « N’ayez pas peur, suivez-moi, » mais il ne répondit pas à cet appel et ne voulut jamais s’aventurer jusqu’au sommet. Ces rochers aboutissaient à une courte arête de glace sur laquelle il nous fallait passer, en ayant d’un côté le plateau, de l’autre un précipice presque vertical. Macdonald se mit à y tailler des pas, et, à 2 heures moins un quart, nous nous serrions la main sur le sommet le plus élevé du Grand-Pelvoux vaincu.

Le temps continuait à nous être aussi favorable que nous pouvions le désirer. De près et de loin, d’innombrables pics se dressaient dans le ciel, sans qu’un seul nuage vint nous en cacher le plus petit détail. Nos regards furent d’abord attirés par le roi des Alpes, le Mont-Blanc, à plus de 112 kilomètres de distance, et, plus loin encore, par le groupe du Mont-Rose. Vers l’est, de longues rangées de cimes inconnues se déroulaient l’une après l’autre dans une splendeur idéale ; de plus en plus faibles de ton, elles conservaient cependant la netteté de leurs formes, mais le regard finissait par les confondre avec le ciel, et elles s’évanouissaient à l’horizon lointain dans une teinte bleuâtre.

Le mont Viso se dressait devant nous dans toute sa grandeur, mais, comme il était à peine éloigné de 65 kilomètres, nous voyions se dérouler par-dessus ses contre-forts une masse brumeuse qui devait être les plaines du Piémont. Au sud, un brouillard bleu semblait nous révéler l’existence de la lointaine Méditerranée. À l’ouest, notre vue dépassait les montagnes de

Le Pelvoux et l’Ailefroide vus de la vallée de la Durance, près de Mont-Dauphin.
l’Auvergne. Notre panorama s’étendait ainsi à plus de 160 kilomètres, dans toutes les directions. Ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à détacher notre attention des points les plus éloignés pour regarder ceux dont nous nous trouvions le plus rapprochés. Mont-Dauphin était parfaitement visible, mais nous eûmes quelque peine à découvrir la Bessée. Aucune autre habitation humaine ne pouvait être aperçue ; tout était roc, neige ou glace. Bien que nous sussions à l’avance qu’ils étaient fort grands, les champs de neige du Dauphiné nous offraient une étendue qui surpassait encore toutes les prévisions de l’imagination la plus ardente.

Immédiatement au sud de Château-Queyras, presque entre nous et le Viso, s’élevait un beau groupe de montagnes d’une grande hauteur. Un peu plus vers le sud un pic inconnu semblait encore plus élevé ; et nous étions étonnés de découvrir près de nous une autre montagne qui paraissait plus haute encore que celle dont nous foulions aux pieds le sommet, telle était du moins mon opinion ; Macdonald ne croyait pas cette montagne aussi élevée que le Pelvoux, et Reynaud pensait qu’elle avait à peu près la même altitude.

Cette montagne n’était guère qu’à 3 kilomètres de distance et un abîme effroyable, dont nous ne pouvions apercevoir le fond, nous en séparait. De l’autre côté de l’abîme se dressait un grand pic aux flancs pareils à des murailles, trop escarpé pour que la neige pût y séjourner, noir comme la nuit, hérissé de vives arêtes et terminé par un sommet aigu. Nous ignorions complétement quelle était cette montagne, n’ayant jamais voyagé de ce côté. Dans notre opinion, la Bérarde se trouvait au fond de l’abîme qui s’ouvrait à nos pieds, mais elle était en réalité au delà de l’autre montagne[21].

Nous quittâmes enfin le sommet pour redescendre aux rochers vers notre porteur. Je fis bouillir de l’eau pour le thé avec la neige fondue. Après avoir bu notre thé et fumé nos cigares (allumés sans difficulté avec une allumette ordinaire), nous constatâmes qu’il était trois heures dix minutes, et par conséquent grand temps de nous remettre en route.

La traversée de la neige exigea vingt-cinq minutes. Elle nous demanda quelques mouvements un peu violents, et nous fit faire d’assez nombreuses glissades, puis, vers quatre heures, nous commençâmes la longue descente des rochers. À huit heures la nuit devait être profonde ; nous n’avions donc pas une minute à perdre, et nous redoublâmes d’efforts. Cette partie de la descente n’offrit rien de remarquable. Nous côtoyâmes de plus près le glacier que nous traversâmes au même endroit que le matin. La sortie en était aussi difficile et aussi dangereuse que l’entrée. Le vieux Sémiond s’en était tiré sans accident, ainsi que Reynaud ; Macdonald qui les suivait glissa en s’efforçant d’escalader un gros bloc de glace, et il eût disparu en un instant dans une profonde crevasse, s’il n’eût été attaché à la corde.

La nuit était presque venue au moment même où nous nous retrouvions tous sur la terre ferme ; mais j’espérais encore que nous pourrions bivouaquer sous notre rocher. Macdonald n’était pas si présomptueux, et il avait raison, car nous finîmes par nous égarer tout à fait, et pendant une heure nous errâmes à l’aventure, tandis que Reynaud et le porteur ne cessaient de se quereller. À notre grand ennui, ne pouvant plus descendre, il nous fallut absolument rester où nous étions.

Nous étions alors à plus de 3200 mètres d’altitude, et, si la neige ou la pluie commençait à tomber comme nous en menaçait les nuages qui se rassemblaient sur le Pelvoux et le vent qui s’élevait, notre situation pouvait devenir assez désagréable. Nous étions affamés, n’ayant presque rien mangé depuis trois heures du matin, et le bruit d’un torrent voisin, que nous ne pouvions apercevoir, augmentait notre soif.

Sémiond entreprit d’aller y puiser un peu d’eau, il parvint à y descendre, mais il ne lui fut plus possible de remonter vers nous, et nous dûmes le consoler de son absence forcée en l’appelant par intervalles dans les ténèbres.

Il serait difficile d’imaginer un endroit moins confortable pour passer une nuit à la belle étoile ; il n’offrait aucune espèce d’abri, complétement exposé au vent glacial qui s’élevait, il était trop escarpé pour nous permettre de nous réchauffer en nous promenant. Des pierres brisées couvraient le sol, et nous dûmes les enlever avant de pouvoir nous asseoir à notre aise.

Ce travail forcé avait son avantage, que nous ne sûmes pas apprécier d’abord, car il entretenait une circulation salutaire. En une heure de cet intéressant exercice, je parvins à me faire une petite plate-forme longue d’environ trois mètres, sur laquelle il était possible de marcher. Reynaud commença par se mettre en colère et par accabler d’injures le porteur, dont les avis avaient été suivis de préférence à ceux de Macdonald ; puis il finit par tomber dans un accès de désespoir dramatique ; il se tordit les mains avec un geste frénétique en s’écriant : « Oh ! malheur, malheur ! oh ! misérables ! »

Le tonnerre se mit à gronder, les éclairs se succédèrent sans relâche parmi les pics qui nous dominaient, et le vent qui avait fait descendre la température presque à 0°, commençait à nous glacer jusqu’aux os. Nous examinâmes nos ressources. Il nous restait six cigares et demi, deux boîtes d’allumettes, le tiers d’une pinte d’eau-de-vie mélangée d’eau, et une demi-pinte d’esprit-de-vin, maigre pitance pour trois touristes à demi morts de faim et de froid, qui avaient sept heures à passer avant le retour de l’aube.

La lampe à esprit-de-vin fut allumée et nous fimes chauffer le reste de l’esprit-de-vin, l’eau-de-vie et un peu de neige. Bien que ce breuvage fut un peu fort, nous eussions souhaité d’en avoir davantage. Quand il eut été consommé, Macdonald entreprit de sécher ses chaussettes à la flamme de la lampe ; puis, couchés sous mon plaid, nous essayâmes tous trois de dormir. Les infortunes de Reynaud s’aggravèrent d’un mal de dents qui lui arrachait des cris de douleur, et Macdonald s’efforça de son mieux de fermer les yeux.

Les nuits les plus longues ont une fin ; la nôtre se passa comme tant d’autres. Nous descendîmes en une heure et un quart à notre rocher, où nous trouvâmes notre drôle fort surpris de notre absence. À l’en croire, il avait allumé un feu gigantesque pour nous éclairer à la descente et poussé des cris d’appel pendant toute la nuit. Nous n’avions ni aperçu son feu ni entendu ses cris. Nous ressemblions, nous disait-il, à une troupe de revenants. Quoi d’étonnant, c’était la quatrième nuit que nous passions en plein air.

Nous nous restaurâmes avec nos provisions et chacun de nous accomplit quelques ablutions fort nécessaires. Les habitants de ces vallées sont toujours infestés par certaines petites créatures dont l’agilité égale le nombre et la voracité. Il est dangereux de les approcher de trop près, et il faut avoir soin d’étudier le vent, afin de les accoster du côté où il souffle. En dépit de toutes ces précautions, mes infortunés compagnons et moi nous étions menacés d’être en quelques instants dévorés tout vifs. Nous n’espérions d’ailleurs qu’une trêve temporaire à nos tortures, car l’intérieur des auberges fourmille, comme la peau des indigènes, de cet insupportable échantillon de la nature vivante.

À en croire la tradition, un voyageur, trop candide, fut transporté hors de son lit par un essaim de ces bourreaux, tous également affamés ! Mais ce fait mérite confirmation. Encore un mot et j’en aurai fini avec ce misérable sujet. Au retour de nos ablutions, nous trouvâmes la conversation engagée entre les Français. « Ah ! » disait le vieux Sémiond, « quant aux puces, je ne prétends différer de personne, moi, j’en ai. » Cette fois du moins il disait certainement la vérité.

Nous descendîmes à notre aise à Ville, ou pendant plusieurs jours nous menâmes une vie de luxe et d’abondance, faisant d’innombrables parties de boules avec les indigènes qui nous battaient toujours. À la fin il fallut se séparer ; je me dirigeai au sud vers le Viso, tandis que Macdonald partait pour Briançon.

Je n’ai pas cherché à le dissimuler, l’ascension du mont Pelvoux offre un caractère assez monotone ; néanmoins, la vue dont on jouit du sommet peut être recommandée en toute confiance aux touristes futurs. À l’unique exception du Viso, dont la position est sans rivale, il est mieux situé qu’aucune autre montagne d’une hauteur considérable pour embrasser l’ensemble des Alpes occidentales, il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte pour s’en assurer.

Nous avions, certes, été heureux de découvrir que le pic qui doit être appelé la Pointe-des-Écrins était une montagne distincte et séparée du mont Pelvoux, — et non son point le plus élevé, — mais cette satisfaction nous avait causé un certain désappointement[22].

En redescendant à la Bessée, nous confondîmes à tort ce pic avec celui que l’on voit de ce point à la gauche du Pelvoux. Ces deux montagnes se ressemblent beaucoup, et cette méprise n’est peut-être pas sans excuses. Quoique ce dernier pic soit bien plus haut que le Wetterhorn ou que le mont Viso, il ne porte aucun nom ; nous l’appelâmes le Pic-Sans-Nom.

D’après des remarques qui ne me sont pas personnelles, les officiers d’état-major français n’étaient probablement pas restés pendant plusieurs jours sur le pic de la Pyramide sans visiter l’autre pointe plus élevée. S’ils y sont montés, on est en droit de s’étonner qu’ils n’y aient pas laissé quelque souvenir de leur ascension. Les gens du pays qui les avaient accompagnés assuraient qu’ils n’avaient point passé d’un pic à l’autre. Nous avions donc réclamé l’honneur d’avoir fait pour la première fois l’ascension de la cime la plus élevée. Mais l’ascension authentique de M. Puiseux ne nous permet pas de soutenir notre prétention. La question de priorité a peu d’importance, car notre excursion nous offrit tout l’intérêt d’une première ascension, et je me rappelle ma première grimpade sérieuse avec plus de satisfaction et avec autant de plaisir qu’aucune de celles dont ce volume contient la relation.


Après m’être séparé de mes aimables compagnons, je montai par la gorge du Guil à Abriès où je fis la connaissance d’un joyeux Marseillais, qui parlait bien anglais. À part cet étranger et quelques belles truites des torrents voisins, j’avais peu de raisons pour prolonger mon séjour à Abriès. L’auberge de l’Étoile, chez Richard, est un endroit qu’il faut à tous égards soigneusement éviter. Quelques années plus tard je me vis forcé, à mon grand regret, de me réfugier dans ce bouge. Richard me demanda mon passe-port, sur lequel il aperçut les mots « John Russel ». Il mit aussitôt ce nom au lieu du mien dans le rapport qu’il adressait à la gendarmerie, en poussant une exclamation de joyeuse surprise. J’eus l’imprudence-de ne pas le détromper, mais je la payai cher : il me remit une note de lord, contre laquelle échouèrent toutes mes protestations.

Son erreur innocente et assez naturelle fut dépassée par celle d’un gendarme du Bourg-d’Oysans qui prit mon passe-port, le tint gravement le haut en bas pendant plusieurs minutes sous prétexte de le lire, puis me le rendit en me disant qu’il était bien en règle.

Tout autour d’Abriès le patois de la contrée offre un caractère plus ou moins italien, et la prononciation des indigènes rappelle celle d’un cockney[23] qui essaye de parler français pour la première fois. On prononce pain pané, et fromage, fromargi. Ce coin de la France possède un nombre considérable de dialectes différents, et parfois on en rencontre plusieurs dans un espace de quelques kilomètres qui sont tous aussi inintelligibles pour les étrangers que pour les paysans des districts environnants. Dans quelques endroits l’orthographe du patois est la même, mais la prononciation est différente ; on pourrait se croire en Chine. Il n’est pas facile pour les étrangers de comprendre les dialectes soit écrits, soit parlés. On se rendra facilement compte de la difficulté en jetant les yeux sur les exemples ci-joints, qui sont deux versions de la parabole de l’Enfant prodigue[24].

Je quittai les abominations d’Abriès pour aller chercher une paisible botte de foin au Chalp, village plus rapproché du Viso de quelques kilomètres. En approchant du Chalp, je sentis une odeur toute particulière dont je reconnus la cause en tournant l’angle d’une maison où j’aperçus le curé entouré de quelques-unes de ses ouailles. Je m’avançai humblement vers lui, le chapeau à la main ; mais, avant que j’eusse pu dire un mot, il s’écria avec violence : « Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? » Je tâchai de m’expliquer. « Vous êtes un déserteur ; je suis sûr que vous êtes un déserteur ; allez-vous-en, vous ne pouvez pas rester ici ; allez à le Monta, dans le bas de la vallée ; je ne veux pas de vous ici. » Et il me chassa littéralement du village. J’eus plus tard l’explication de cette étrange conduite. Des soldats piémontais, fatigués du service militaire, étaient descendus assez fréquemment dans la vallée par le col de la Traversette, et l’on avait eu à regretter l’hospitalité qu’on leur avait accordée. Mais je l’ignorais alors ; aussi n’étais-je pas médiocrement indigné de me voir considéré comme un déserteur, quand c’était moi qui marchais à l’attaque.

Je continuai donc mon chemin, et bientôt, la nuit devenant trop obscure, je campai dans une charmante petite grotte de terre, où j’avais un rocher pour m’abriter contre le vent, un ruisseau d’un côté et de l’autre quelques branches de pin brisées à portée de ma main. Un rocher, une grotte, du bois et de l’eau, c’était l’idéal du confort. Après avoir allumé un feu bien petillant, je me glissai dans ma couverture-sac (une couverture ordinaire cousue à l’extrémité inférieure, doublée autour des

La couverture-sac.


jambes et garnie d’un ruban élastique à l’ouverture) et je m’endormis, mais ce ne fut pas pour longtemps. Mon sommeil fut troublé par des rêves de l’Inquisition : on m’appliquait la torture ; des prêtres remplissaient de puces mes yeux et mes narines, m’enlevaient des lambeaux de chair avec des pinces rougies au feu, me coupaient les oreilles et me chatouillaient la plante des pieds. C’en était trop. Je poussai un affreux hurlement et je me réveillai couvert de petites bêtes qui grimpaient sur tous mes membres. J’avais campé à côté d’une fourmilière. Après avoir exaspéré les fourmis par le feu que j’avais allumé, je m’étais tranquillement installé au milieu d’elles. La nuit était magnifique, et, pendant que je m’établissais dans des lieux plus confortables, un brillant météore parcourut plus de soixante degrés d’un ciel sans nuage, laissant après lui une traînée de lumière qui dura plusieurs secondes. C’était le héraut qui annonçait un spectacle splendide. Des étoiles filantes tombèrent par centaines, et leur clarté n’étant obscurcie par aucune vapeur, elles brillèrent avec plus d’éclat que Sirius même dans notre humide climat.

Le lendemain matin, après avoir remonté la vallée pour examiner le Viso, je retournai à Abriès où j’engageai à mon service un paysan d’un hameau voisin, que mon ami le Marseillais avait envoyé chercher. Il ne pouvait se lasser de boire et de fumer, et ne quittait sa pipe que pour prendre un verre de vin ou d’eau-de-vie. Nous remontâmes ensemble la vallée et nous couchâmes dans la hutte d’un berger dont le gain annuel était presque aussi restreint que celui du pâtre que Longfellow met en scène dans Hypérion. Le lendemain matin, nous nous dirigeâmes tous trois vers le sommet du passage que j’avais traversé en 1860, mais la tentative que nous fîmes pour nous rapprocher de la montagne échoua complétement[25] : une brèche profonde aux versants à pic formait un obstacle infranchissable ; la pente de neige elle-même, qui existait l’année précédente sur le versant piémontais du passage, avait disparu, et il nous fut impossible de descendre sur les rochers situés au-dessous de nous.

Quinze jours plus tard, l’ascension du Viso fut accomplie pour la première fois par MM. Matthews et Jacomb, avec les deux Croz de Chamonix. Ils montèrent du côté du midi, et cette ascension, autrefois considérée comme absolument impossible, est devenue une des courses ordinaires et préférées de cette contrée.

Nous revînmes la tête un peu basse à Abriès. Le berger, dont les chaussures avaient grand besoin de réparations, glissa sur des pentes de neiges trop raides, et accomplit une suite de culbutes fort curieuses mais fort inquiétantes, qui le conduisirent jusqu’au fond de la vallée beaucoup plus vite qu’il n’y fût descendu autrement. Il n’était pas trop meurtri, et je le rendis tout heureux en lui donnant quelques aiguilles et un peu de fil pour raccommoder ses vêtements endommagés. Mon autre compagnon pensa qu’il commettrait un affreux gaspillage s’il lui cédait un peu d’eau-de-vie pour panser ses égratignures, quand il pouvait l’employer d’une manière plus ordinaire et infiniment plus agréable.

Le 14 août au soir, je me trouvais à Saint-Véran, village que Neff a rendu fameux, mais qui n’offre rien de remarquable, si ce n’est qu’il est considéré comme le plus élevé de l’Europe[26]. Les protestants n’y forment plus maintenant qu’une infime minorité, en 1864, ils étaient 120 contre 780 catholiques romains. La misérable auberge[27] du village, tenue par un protestant, témoignait d’une grande pauvreté. On n’y trouvait, en effet, ni viande, ni pain, ni beurre, ni fromage ; je ne pus guère y obtenir que des œufs. Les mœurs des indigènes sont très-primitives : l’hôtesse resta, sans paraître y trouver rien d’inconvenant, dans ma chambre jusqu’à ce que je me fusse couché. La note qu’elle me présenta pour le souper, le coucher et le déjeuner s’éleva à 2 francs environ.

Il existe encore un nombre considérable de chamois aux environs de Saint-Véran, ainsi que dans toutes les montagnes voisines du mont Viso. Le jour où j’y arrivai on en avait, me dit-on, aperçu six, et l’aubergiste déclara en avoir vu une troupe d’environ cinquante la semaine précédente. Dans mes deux excursions j’en aperçus moi-même plusieurs groupes aux environs du Viso. Cette contrée offre peut-être autant de chances qu’aucune autre région des Alpes à un chasseur de chamois, parce que les lieux dans lesquels ces animaux se tiennent d’ordinaire n’y sont sous aucun rapport d’un abord très-difficile.


Colonne naturelle près de Molines

Le jour suivant je descendis la vallée jusqu’à Ville-Vieille. Près du village de Molines, du côté opposé de la rivière, je remarquai une curieuse colonne naturelle, haute d’environ 21 mètres[28], assez semblable d’aspect à une bouteille de champagne, qui avait été lentement formée par les intempéries de l’atmosphère, et, suivant toute probabilité, surtout par la pluie. Dans ce cas, un « bloc d’euphotide protége un calcaire friable[29]. » La singularité de la forme qu’ont acquise ces colonnes et le contraste qu’offre leur base blanchâtre avec l’espèce de bonnet noir qui les surmonte, attirent vivement l’attention. Ces colonnes naturelles peuvent être rangées parmi les exemples les plus remarquables des puissants effets que produit l’action longue et continue de forces presque insignifiantes. On en trouve dans plusieurs autres parties des Alpes[30] et dans d’autres pays.

Ville-Vieille s’enorgueillit d’une auberge qui a pour enseigne un éléphant. Suivant l’opinion des principaux habitants du village, cette enseigne prouve qu’Annibal a traversé la gorge du Guil. Je me souviens de l’auberge parce que le pain qu’on y servit, n’ayant qu’un mois de cuisson[31], était remarquablement tendre. Pour la première fois depuis dix jours, il me fut possible d’en manger un peu sans le découper en petits morceaux pour le faire tremper dans de l’eau chaude, opération qui produisait une pâte visqueuse à la surface, mais qui laissait à l’intérieur un noyau d’une dureté invincible.

Le même jour je traversai le col Isoard pour gagner Briançon. C’était le 15 août. Partout la population était en fête. Des bruits joyeux s’échappaient des maisons de Servières, quand je franchis le pont sur lequel s’exécute chaque année la danse pyrrhique[32], et les indigènes erraient par les chemins, dans tous les différents degrés de l’ivresse. Il était tard lorsque les lumières de la grande forteresse brillèrent à mes yeux ; mais je franchis les portes sans obstacle, et je vins de nouveau chercher un abri sous le toit de l’hôtel de l’Ours.



  1. Voyez la carte du chapitre IX.
  2. La profondeur de ces vallées est telle que non-seulement le soleil n’y pénètre que pendant quelques heures par jour durant la plus grande partie de l’année, mais dans quelques endroits — par exemple à Villard-d’Arène et à Andrieux, — on ne l’aperçoit pas du tout pendant une centaine de jours. (Hautes-Alpes, par Ladoucette.)
  3. Quelquefois appelée l’Aiguille de la Grave, ou l’Aiguille de la Medge.
  4. On doit excepter la carte des Alpes du Dauphiné dans le Guide des Alpes occidentales de Ball et celle de l’Itinéraire du Dauphiné par Ad. Joanne (toutes deux gravées d’après les feuilles de la carte de France, qui ne sont pas publiées). Ces cartes sont cependant sur une trop petite échelle pour être utiles à des ascensionnistes.
  5. Faits pour servir à l’histoire des montagnes de l’Oisans, par Élie de Beaumont, dans les Annales des mines.

    La Norvége et ses glaciers, suivi des Excursions dans les Hautes-Alpes du Dauphiné, par J. D. Forbes.

    Les ouvrages suivants traitent aussi plus ou moins des régions dont il est parlé dans ce chapitre.

    Histoire des Hautes-Alpes, par J. C. F. Ladoucette.

    Itinéraire du Dauphiné, par Adolphe Joanne (2e partie) : Drôme, Pelvoux, Viso, vallées vaudoises.

    Tour du monde, 1860, édité par Éd. Charton, articles de MM. Adolphe Joanne et Elisée Reclus.

    L’Israël des Alpes, par Alexis Muston.

    Notice sur Félix Neff, par W. S. Gilly.

    Voyages pittoresques dans l’ancienne France, par Ch. Nodier, J. Taylor et A. de Cailleux, et Vues prises dans les départements de l’Isère et des Hautes-Alpes, par lord Manson.

  6. Note du traducteur. Cairn, amas de grosses pierres en forme de pyramide.
  7. M. Puiseux prit pour guide un homme nommé Pierre Bornéoud, de Claux dans la Vallouise, qui avait accompagné le capitaine Durand en 1828. En 1861, l’expédition de M. Puiseux était tout à fait oubliée dans la Vallouise. C’est à M. Puiseux que je suis redevable de la plupart des détails que je puis donner ici et ailleurs sur le Pelvoux.
  8. C’est une opinion généralement répandue dans le Dauphiné. Il y a ordinairement moins de neige sur les montagnes à cette époque de l’année que dans aucune autre saison. Or les Dauphinois, ayant une crainte presque enfantine de la neige ou des glaciers, sont disposés à croire qu’elle est plus favorable aux excursions.
  9. L’Association Alimentaire de Grenoble est reconnue comme étant en France le modèle de toutes les institutions de ce genre.
  10. Note du traducteur. Elle eut pour fondateur, en 1851, M. Jules Taulier. Les actions, au porteur, étaient de cinq francs. En 1851, elle comptait déjà 834 sociétaires. Ce nombre s’est accru depuis considérablement.
  11. « Les maisons sont beaucoup plus malpropres que les rues. La plupart des allées et des escaliers ressemblent à des dépôts publics d’immondices. Dans la vieille ville, les maisons n’ont pas de concierge. Les habitants de la ville, affligés de déplorables habitudes, y entrent incessamment sans scrupule et sans pudeur, et rarement les propriétaires ou les locataires s’associent entre eux pour faire disparaître les ordures qui déshonorent leur demeure. » (Itinéraire du Dauphiné, par Ad. Joanne, tome I, p. 118.)

    Note du traducteur. Depuis quelques années, de grandes améliorations ont eu lieu dans la ville et dans l’intérieur des maisons au point de vue de la propreté.

  12. Voyez le chapitre VIII.
  13. On ne voit pas le mont Viso de la route du Lautaret. Pour s’en assurer, il faut traverser le col du Galibier ; du côté sud de ce passage, le mont Viso est visible pendant très-peu de temps.
  14. Village ou ville de 1265 habitants, situé à 1209 mètres environ d’altitude.
  15. Leur dernier préfet vous dira pourquoi : « Les hommes et les femmes ont pour habits des peaux de mouton desséchées et dégraissées avec du sel ; les pieds servent d’agrafes : ceux de devant pour attacher ces peaux au cou, ceux de derrière pour les arrêter au-dessous du ventre. Leurs bras sont nus, et on ne distingue les hommes des femmes qu’aux misérables caleçons que portent les hommes, tandis que les femmes ont une espèce de jupe qui ne les couvre que jusqu’au-dessous des genoux. Ils couchent tout habillés sur la paille, et n’ont pour couvertures que des peaux de mouton… La nature de leurs aliments et leur malpropreté font qu’il s’exhale de leur corps une odeur forte, qui se sent de loin et qui est presque intolérable pour les étrangers… Ils vivent dans une très-grande médiocrité, ou plutôt ils languissent dans une misère affreuse. Leurs visages sales et hideux annoncent leur malpropreté et leur puanteur. » (Histoire des Hautes-Alpes, par Ladoucette, p. 656 et 657.)

    À présent les peaux de mouton ne sont plus portées que par les paysans les plus pauvres, mais le reste de la description est encore parfaitement exact.

  16. Nous trouvons parmi les comptes courants du bailli d’Embrun cet article singulier : Item, pour la persécution des Vaudois, huit sols et trente « deniers d’or. », (Muston, vol. i, p. 38.) — Le 22 mai 1393, quatre-vingts personnes des vallées de Freissinières et d’Argentière et cent cinquante personnes de Vallouise furent brûlées à Embrun. (Muston, vol. i, p. 41.)
  17. Voyez l’Histoire des Églises évangéliques du Piémont, par Morland, 1658; les Actes de Cromwell, 1658; et le Journal de Burton, 1828.
  18. La commune de Vallouise contient à présent environ 3400 habitants. Cette population de crétins a été parfaitement décrite par M. Élisée Reclus dans le Tour du monde, 1860 (IIe vol., p. 414). Voici ce qu’il dit : « Abondamment pourvus de goîtres majestueux, qui ne font que grossir avec l’âge, ils atteignent dès leur enfance le plus complet développement possible de leur intelligence, et, semblables sous ce rapport aux orangs-outangs, qui n’ont plus rien à acquérir dès qu’ils sont arrivés à l’âge de trois ans, à cinq ans les petits crétins ont déjà l’air placide et mûr qu’ils doivent garder toute leur vie… Ils portent culottes et, comme des adultes, habit à queue et large chapeau noir. »
  19. « Le noyau du massif est une belle protogyne, divisée par des fentes presque verticales. » (Dollfus-Ausset.)
  20. Dans son ascension de 1848, M. Puiseux fut surpris au déjeuner par la chute d’un énorme rocher qui tomba comme une bombe tout près de lui, en lançant des débris dans toutes les directions.
  21. Cette montagne est le point culminant du groupe, et la carte française lui donne le nom de la Pointe des Écrins. On la voit du Val Christophe, et de cette direction ses crêtes cachent complétement le mont Pelvoux. Mais de l’autre côté, c’est-à-dire dans la direction de la Bessée, ou de Vallouise, c’est le Pelvoux qui la cache non moins complétement.

    Ignorant que ce nom allait lui être appliqué, nous donnâmes à notre sommet le nom de Pointe des Arcines ou des Écrins, d’accord sur ce point avec les traditions locales.

  22. Plus tard, nous apprîmes que M. M’Culloch avait constaté ce fait longtemps auparavant dans son Dictionnaire géographique.
  23. Badaud de Londres.
  24. Échantillon du patois des environs de Gap :

    Un sarten homme aïe dous garçous ; lou pus jouve dissee a soun païre : « Moun païre, beila me la pourtiou d’ou ben que me reven. » Et lou païre fee en chascu sa part. Et paou de tens après, lou cadet, quant aguee fachs sa pacoutilla, se mettec en routo, et s’en anec dine un païs eiloigna, ounte mangec tout ce qu’aïé enbe les fumelles. Et quant aguec tout fricassa, l’y aguec dinc aqueou païs-acqui une grande famine, et commensec a aver famp.

    Voici maintenant un échantillon du pays de Monétier :

    Un home avas dou bos. Lou plus giouve de isou disse à son pere : « Moun pere, moun pere, donna-me soque me duou reveni de vatre be. » Et lou pere lour faze ou partage de soun be. Paouc de giours après, lou plus giouve deiquelou dou bos, après aveira amassa tout so que aou lavie, sen ane diens un païs etrangie ben leigu, aount aous dissipe tout soun be diens la grande deipensa et en deibaucha. Après qu’aou lague tout deipensa, larribe una grand famina diens iquaou païs ilai, et aou cheique diens lou besoign.

  25. Il existe au nord, près du mont Viso, trois cols ou passages qui conduisent de la vallée du Pô dans celle du Guil. La brèche profonde dont il est question ci-dessus est la plus rapprochée de la montagne, et, bien qu’elle soit de beaucoup la plus basse dans cette partie de la chaîne, bien qu’elle semble être le véritable col Viso, elle ne parait pas utilisée. La seconde, que j’avais traversée en 1860, porte sur la carte sarde le nom de Col del Color del Porco ! La troisième est le col de la Traversette, et, quoiqu’elle soit la plus élevée des trois, c’est celle par laquelle les gens du pays passent d’une vallée dans l’autre.
  26. Il est situé à une hauteur d’environ 2000 mètres au-dessus du niveau de la mer.
  27. Le Guide de Ball est dans l’erreur en disant qu’il n’y a pas d’auberge à Saint-Véran.
  28. Note du traducteur. M. Whymper doit se tromper ; il y en a cinq ; la plus haute a, dit-on, 12 mètres. On les appelle dans le pays les colonnes coiffées, parce qu’elles portent à leur sommet un bloc de serpentine tombé sans doute du sommet de la crête. Évidemment la base de la montagne a été érodée par les eaux du torrent, et ces aiguilles, laissées debout, indiquent la hauteur à laquelle s’élevait autrefois le sol de la vallée.
  29. J. D. Forbes.
  30. Dans la gorge du Dard, près d’Aoste ; près d’Euseigne, dans le val d’Hérens ; près de Stalden, dans le Vispthal ; près de Ferden, dans le Lœtschenthal ; et, sur une plus grande échelle, près de Botzen, dans le Tyrol, et en Amérique, sur le Colorado, rivière de l’Ouest. (Voyez le chapitre xxiii.)
  31. Un usage antique et solennel veut que chaque famille ait sa provision de pain pour une année entière. Ainsi l’on montre aux envieux que la farine ne manque pas. Le pauvre seul mange parfois du pain frais, parce qu’il n’a pas une récolte suffisante pour cuire en une fois la provision de toute l’année ; mais il a honte de sa pauvreté, et, quand il s’agit de mettre la main à la pâte, il se cache afin d’échapper aux regards des voisins. (Élisée Reclus, Tour du monde, 1860, 2e semestre, p. 415.)
  32. Voyez les Hautes-Alpes, par Ladoucette, p. 596.