Escalades dans les Alpes/CHAPITRE I

Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 1-14).

Beachy Head.

CHAPITRE I.


premier voyage dans les alpes.

Le 23 juillet 1860, je quittai l’Angleterre pour aller faire mon premier voyage dans les Alpes. Au moment où le bateau à vapeur déboucha dans le Canal, Beachy Head s’offrit à nos yeux et me rappela une grimpade[1] tentée bien des années auparavant. Mon frère[2] et moi, écoliers tous deux, nous avions essayé, avec l’aplomb de l’ignorance, d’escalader cette grande falaise crayeuse : non le sommet lui-même, où les oiseaux de mer volent en cercle, où les cailloux sont rangés en couches parallèles avec un ordre si parfait, mais un point situé plus à l’est, et d’où s’était éboulé le faîte nommé la Cheminée du Diable. Depuis lors nous avons affronté bien des dangers différents, mais jamais nous n’avons plus risqué de nous rompre le cou que dans cette folle expédition.

À Paris, je fis deux ascensions. La première au septième étage d’une maison du quartier latin, chez un artiste de mes amis que je trouvai, au moment où j’entrai, engagé avec un petit juif dans un débat des plus animés au sujet de je ne sais quel marché ; il me recommanda de monter au haut des tours de Notre-Dame. Une demi-heure après, j’étais appuyé contre le parapet de la façade occidentale, à côté du Démon qui depuis des siècles abaisse un regard fixe et louche sur la grande cité. Ce regard, passant pardessus l’Hôtel-Dieu, s’arrêtait sur un petit bâtiment d’aspect vulgaire, sans cesse entouré d’une foule agitée. Je descendis près de ce bâtiment. Il était rempli de femmes et d’enfants qui se bousculaient en bavardant pour examiner plus à leur aise trois cadavres exposés aux regards des curieux… C’était la Morgue… Je m’en éloignai avec dégoût.

Je gagnai la Suisse ; je vis la lumière du soleil décroître lentement sur les géants de l’Oberland ; j’entendis, dans la vallée de Lauterbrunnen, les échos répéter les belles notes des cors des Alpes et les avalanches tomber avec fracas de la Jungfrau ; puis je passai par la Gemmi dans le Valais après m’être reposé au bord du beau lac d’Œschinen. Pendant mon court séjour à Kandersteg, j’avais recueilli dans la vallée voisine – le Gasterenthal – un témoignage concluant sur le mouvement des glaciers. L’extrémité supérieure de cette vallée est couronnée par le glacier de Tschingel, qui, en descendant, rencontre un rocher abrupt. Ce rocher le divise en deux parties qui se rejoignent au-dessous. J’avais escaladé la partie inférieure du glacier jusqu’au pied du rocher central, où je m’étais arrêté pour admirer le contraste des brillantes aiguilles de glace avec l’azur du ciel. Une énorme tranche du glacier se détacha brusquement, et, passant par-dessus le rocher, alla retomber avec le bruit du tonnerre sur la partie inférieure. Plusieurs fragments me dépassèrent, heureusement sans m’atteindre. Rebroussant chemin en toute hâte, je ne m’arrêtai qu’au delà du glacier ; mais, avant d’en sortir ; je reçus une nouvelle leçon : la moraine terminale, qui me semblait une masse solide, s’écroula sous mes pieds en me montrant que sa superficie trompeuse reposait sur une pente de glace, unie et glissante comme du verre.

Dans le sentier escarpé de la Gemmi j’observai à diverses reprises les mœurs et coutumes des mulets suisses. Peut-être n’est-ce point pour se venger d’une longue suite de mauvais traitements que les mulets frottent constamment les jambes des touristes contre les murs de pierre et les clôtures de bois qui bordent les chemins, et feignent de broncher dans les passages difficiles, surtout quand ils arrivent à un tournant ou sur le bord d’un précipice. Leur déplorable habitude de marcher sur la limite extrême des sentiers (même dans les endroits les moins sûrs) est assurément le résultat de leurs relations avec l’homme. Ces mulets sont, en effet, occupés pendant une grande partie de l’année à descendre dans les vallées le bois des montagnes voisines ; les fagots dépassant leurs bâts de chaque côté à une certaine distance, ils marchent instinctivement sur le bord extérieur des sentiers afin d’éviter de se heurter contre les rochers qui les bordent du côté opposé[3]. Quand, la belle saison revenue, les touristes remplacent sur leur dos les charges de bois, les mulets continuent à prendre les mêmes précautions. Cette habitude occasionne souvent des scènes plaisantes : deux mulets se rencontrent, chacun d’eux prétend passer sur le bord extérieur du chemin ; ni l’un ni l’autre ne veut céder, pour leur persuader de se faire place, les guides sont obligés de les tirer fortement par la queue, car ils ne comprennent que cet argument.

Je visitai les bains de Louèche, où je vis un étrange assemblage d’hommes, de femmes, d’enfants, parés de leur costume de bain, babillant, buvant et jouant aux échecs dans l’eau. Cette société aquatique ne paraissait pas bien convaincue que des hommes d’un âge mûr, placés dans cette situation et attifés de la sorte, pussent, sans violer les convenances sociales, poursuivre de jeunes femmes dans tous les coins du bain ; mais, unanime à protester en voyant entrer un étranger qui prétendait rester vêtu, elle poussa en chœur de véritables hurlements quand je me retirai sans lui montrer mon croquis.

Je remontai à pied la vallée du Rhône que je quittai à Visp afin de remonter le Vispthal, où l’on pourrait s’attendre à trouver des traces plus considérables de l’action des glaces si, comme on le prétend, il a été jadis rempli par un glacier[4].

Je me dirigeai d’abord vers la vallée de Saas, dont j’escaladai les deux versants, bien au-dessus de la limite de la végétation et des sentiers fréquentés par les touristes. Des pentes du Wiessmies qui domine le versant oriental de la vallée à 1500 ou 1800 mètres au-dessus du village de Saas, je découvris peut-être la plus belle vue de toute la chaîne des Alpes. On y embrasse d’un seul coup d’œil, de la base au sommet, les trois pics du Mischabel (la plus haute montagne de la Suisse), 3350 mètres d’épaisses forêts, de verts pâturages, d’aiguilles de rochers et de glaciers étincelants. Les pics me parurent absolument inaccessibles dans cette direction.

Je descendis ensuite par la vallée de Saas au village de Stalden, et, de là, je remontai le Vispthal jusqu’à Zermatt, où je m’arrêtai pendant plusieurs jours. Les formidables secousses de tremblement de terre, ressenties dans cette vallée cinq années auparavant, y avaient laissé de nombreuses traces, particulièrement à Saint-Nicolas, ou les habitants avaient été terrifiés outre mesure par la destruction de leurs églises et de leurs maisons. Là, comme à Visp, une grande partie de la population s’était vue obligée de vivre sous la tente pendant plusieurs mois. Fait remarquable, bien qu’on ait compté près de cinquante secousses, dont plusieurs furent très-violentes, il y eut ai peine une victime humaine.

À Zermatt, j’errai dans plusieurs directions, mais le temps était mauvais, et l’exécution de mes projets se trouva très-retardée. Un jour, après avoir essayé pendant longtemps de prendre des croquis près du Hörnli et fait de vains efforts pour saisir la forme des pics quand ils m’apparaissaient quelques secondes par-dessus les bords épais de gros nuages cotonneux, je résolus de ne pas retourner à Zermatt par le sentier habituel, mais de traverser le glacier de Gœrner pour gagner l’hôtel du Biffel. J’avais escaladé rapidement les roches polies et les champs de neige qui bordent la base du glacier de Saint-Théodule et passé à gué quelques-uns des ruisseaux qui en découlent et qui étaient alors très-gonflés par les dernières pluies ; une première difficulté m’arrêta tout à coup. J’étais arrivé au bord d’un précipice profond d’environ 90 mètres.

Le glacier me semblait facile à traverser sur ce point si je pouvais l’atteindre, mais, à une grande distance au-dessus et au-dessous, mon œil inexpérimenté n’y découvrait aucun passage possible pour un touriste isolé. Le rocher qu’il s’agissait de descendre était presque partout perpendiculaire ; toutefois, comme il se composait de nombreux fragments, je pus, sans trop de difficultés, passer d’un bloc à l’autre en décrivant des zig-zags. À l’extrémité inférieure, je rencontrai une longue dalle à peu près polie et formant un angle de 40 degrés entre deux murailles à pic. Au-dessous on ne voyait absolument que le glacier. C’était, à coup sûr, un mauvais pas ; mais, doutant fort que je pusse remonter tous les blocs que j’avais descendus en me laissant glisser, je tentai l’aventure. Couché en travers de cette dalle trop unie, j’appuyai fortement mon dos contre une des parois et mes pieds contre la paroi opposée, et je finis par descendre, en mettant en mouvement d’abord mes jambes, puis mes épaules. Parvenu au bas de la pente, j’aperçus une obligeante crevasse, dans laquelle je pus enfoncer la pointe de mon bâton, et je me laissai couler sur un bloc inférieur. La descente de ce couloir m’avait pris beaucoup de temps, et, pendant quelques secondes, j’eus la satisfaction de voir la glace presque à portée de la main. Un instant après, une seconde difficulté se présentait : le glacier contournait un angle du rocher, et la glace, n’ayant pas les propriétés de la mélasse ni du mastic mou, ne s’appliquait pas tout à fait à la petite anse sur le bord de laquelle j’étais descendu. Il n’y avait pas entre nous un grand espace, mais sa surface était plus élevée que celle du rocher d’où je la contemplais. En outre, le rocher se trouvait couvert de morceaux de terre et de pierres détachées des roches supérieures. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre dans les deux directions, la glace restait éloignée du rocher, dont la séparait ainsi une crevasse marginale large de deux mètres au moins et d’une profondeur inconnue.

Un coup d’œil m’avait suffi pour tout voir. Jugeant qu’il m’était impossible de franchir la crevasse d’un bond, je descendis le long du rocher, à la recherche d’un passage plus facile ; mais la glace devenait de plus en plus haute, et je finis par ne plus pouvoir avancer, car les roches étaient tout à fait polies. À l’aide d’une hache, j’aurais pu tailler des pas dans la glace ; n’en ayant point, il ne me restait d’autre alternative que de revenir sur mes pas et de tenter le saut périlleux.

La nuit approchait et le calme solennel des hautes Alpes n’était troublé que par la chute de petits filets d’eau dans le glacier ou de fragments de rochers. Si ma tentative échouait, je tombais au fond de cette horrible crevasse pour y être gelé ou noyé dans cette eau qui s’y précipitait avec un bruit sinistre. Ma vie dépendait du succès de ce saut ; je me demandai de nouveau : est-il possible ? À coup sûr il était nécessaire. Alors, jugeant mon bâton inutile, je le lançai sur le glacier avec mon album de dessin ; je m’éloignai autant que possible, puis, courant de toute ma force, je pris mon élan et j’atteignis tout juste le bord opposé de la crevasse où je tombai maladroitement sur mes genoux[5]. Presque au même instant, une grêle de pierres s’abattit sur l’endroit d’où je m’étais élancé.

La traversée du glacier ne m’offrit aucune difficulté, mais le Riffel[6], qui était alors un très-petit bâtiment, regorgeait de touristes ; il me fut impossible d’y obtenir une chambre. Comme je ne connaissais pas le chemin qui descendait à Zermatt, on me donna obligeamment le conseil de prendre un guide aux chalets, sinon, me dit-on, je m’égarerais certainement dans la forêt. Mais, arrivé aux chalets, je n’y pus trouver personne pour me conduire, et les lumières de Zermatt, brillant à travers les arbres, semblaient me dire : « À quoi bon chercher un guide ? Descends vers nous, nous t’indiquerons le chemin. » Je partis donc seul à travers la forêt, marchant en ligne droite vers ces lumières. Je ne tardai pas à m’égarer, et jamais je ne pus retrouver le sentier. Je trébuchais sur les racines des pins, je tombais sur les touffes des rhododendrons, je dégringolais par-dessus les rochers. La nuit était complétement noire ; et peu à peu les lumières de Zermatt perdirent leur éclat, puis s’éteignirent tout à fait. Après une longue série de glissades, de chutes et d’évolutions plus ou moins désagréables, je sortis enfin de la forêt ; mais, pour atteindre Zermatt, il me fallait encore traverser des torrents dangereux. Pendant des heures entières, je cherchai mon chemin, presque sans espoir de le trouver. Enfin, par un effort suprême, je découvris un pont, et, vers minuit, couvert de boue, tout écorché et tout meurtri, je rentrai dans l’auberge que j’avais quittée le matin.

Les touristes ne sont pas seuls embarrassés. Un ou deux jours plus tard, en me rendant à mon ancien poste près de Hörnli, je rencontrai un gros curé qui avait essayé de passer le col Saint-Théodule. La force ou le souffle lui avaient manqué, et il se faisait descendre comme un ballot sur le dos d’un guide efflanqué. Les paysans s’arrêtaient les mains jointes ; malgré son aspect grotesque, ils gardaient leur sérieux, tant est grand leur respect pour l’Église, mais, à leur physionomie, on voyait qu’ils avaient bien envie de rire.

Je descendis la vallée que je quittai à Randa pour gravir les flancs du Dom[7], afin de contempler le Weisshorn face à face. Cette dernière montagne, la plus majestueuse de la Suisse, paraît encore plus belle quand on l’admire de ce côté. Au nord, elle porte un immense plateau de neige qui alimente le glacier dont une partie se voit de Randa, et qui a plus d’une fois détruit ce village. Juste en face du Dom, le glacier du Bies[8] semble descendre presque verticalement ; il n’en est rien, bien que la pente en soit très-forte. Il a beaucoup diminué, et sa partie inférieure, maintenant divisée en trois bras, et étrangement suspendue aux rochers, paraît vraiment y tenir comme par miracle.

Je dus m’arracher bien malgré moi à la contemplation de cette superbe montagne et je descendis à Visp. Une société de touristes anglais remontait la vallée, avec un mulet. Elle se composait de neuf personnes — huit jeunes femmes et une gouvernante. Le mulet portait leur bagage et chacune d’elles le montait à son tour. Les paysans, qui trop souvent surchargent leurs bêtes de somme, demeuraient frappés d’étonnement à ce spectacle inaccoutumé, et commentaient trop librement, pour des oreilles anglaises, la nonchalance avec laquelle chaque jeune miss restait assise, à tour de rôle, calme et impassible, sur la malheureuse bête, qui pliait sous son double poids.

À peine redescendu dans la vallée du Rhône, je la remontai jusqu’à Viesch, d’où je fis l’ascension de l’Eggischhorn. Sur cette déplaisante sommité, je perdis, dans le brouillard, non-seulement mon chemin, mais ma bonne humeur. Après avoir traversé ensuite le Grimsel au milieu d’une violente tempête, je gagnai Brienz, Interlachen et Berne, d’où je me dirigeai, par Fribourg, Morat et Neuchâtel, sur Martigny et le Saint-Bernard. Les murs massifs du couvent réjouirent mes yeux, tandis que je gravissais péniblement les champs de neige voisins du col ; bien agréable me fut aussi le salut poli du frère qui m’invita à entrer. Si le poids de mon sac le surprit, je m’étonnai, moi, de la dureté de son pain. Les moines du Saint-Bernard ne préparent point en hiver, comme on l’a dit, les grillades qu’ils offrent aux touristes l’été suivant ; l’hiver est l’époque de l’année pendant laquelle ils sont le plus occupés. Ce qui est vrai, c’est que leur généreuse hospitalité les a souvent privés du combustible nécessaire pour chauffer leur chapelle pendant l’hiver[9].

Au lieu de descendre à Aoste, je remontai le Val Pellina, afin de dessiner la Dent d’Hérens. La nuit était venue lorsque j’atteignis Biona, et il me fallut frapper bien fort et bien longtemps à la porte de la maison du curé, avant de la voir s’ouvrir. Une vieille femme, à la voix plaintive, ayant un goître énorme, répondait enfin à mon appel, en me demandant aigrement ce que je voulais ; mais elle s’adoucit et prit un air presque aimable à la vue d’une pièce de cinq francs, quand je sollicitai en échange un lit et un souper.

D’après les indications que je possédais, un passage devait exister entre Prarayen, à l’extrémité supérieure du Val Pellina, et le Breuil[10] dans le Val Tornanche. La vieille femme, enfin convaincue de ma respectabilily, s’occupa de me chercher un guide. Elle ne tarda pas, en effet, à me présenter un indigène, pittoresquement coiffé d’une espèce de chapeau tyrolien, vêtu d’une veste de tricot, d’un gilet rouge et d’un pantalon indigo : il s’engageait à me conduire au village du Val Tornanche. Le lendemain matin, nous partîmes de bonne heure et nous atteignîmes le col sans difficultés. Je fis là ma première expérience sur la manière de gravir les longues pentes de neige très-raides. Comme tous les débutants, je tâchais de m’aider en m’appuyant sur mon bâton que je tenais en dehors, au lieu de le placer entre moi et la pente pour m’en faire une sorte de rampe solide. Mon guide voulut bien me donner quelques leçons ; mais il avait évidemment une très-pauvre opinion de son élève, et ce fut sans doute pour cette raison que, peu d’instants après avoir dépassé le col, il déclara qu’il n’irait pas plus loin et qu’il voulait retourner à Biona. Tous mes raisonnements furent inutiles, il persista dans sa résolution, et à tout ce que je lui dis il ne répondit rien, si ce n’est qu’il voulait s’en retourner. Comme j’étais un peu inquiet de descendre seul plusieurs longues pentes de neige qui s’étendaient entre l’endroit où nous étions et le haut de la vallée, je lui offris un supplément de salaire et il m’accompagna encore pendant quelques instants, mais bientôt nous rencontrâmes des rochers escarpés qu’il nous fallait descendre. Il me dit de m’arrêter en me criant qu’il voulait s’en aller et en me faisant signe de remonter vers lui. J’attendis au contraire qu’il descendît près de moi ; mais, au lieu de m’obéir, il tourna les talons, remonta résolument en haut du rocher et disparut. Je supposai d’abord que c’était une ruse pour m’extorquer un plus fort pourboire, et je l’attendis pendant une demi-heure ; cependant il ne reparut pas. Ma position devenait embarrassante, car il avait emporté mon sac. Je me voyais donc forcé ou de lui donner la chasse, ou de descendre au Breuil, au risque de perdre mon sac. Je pris ce dernier parti, et j’arrivai au Breuil le soir même. Le maître de l’auberge, se défiant d’un voyageur qui n’avait aucun bagage, hésitait à me recevoir, il m’introduisit à tout hasard dans une espèce de grenier déjà occupé par des guides et à demi rempli de foin. Depuis lors nous sommes devenus bons amis ; il n’a plus hésité à me faire crédit et il m’a même avancé quelquefois des sommes considérables.

Ce ne fut pas sans peine que je parvins à dessiner au Breuil, car tout mon matériel avait été emporté par mon guide. Je ne pus rien trouver de mieux que du beau papier à sucre et des crayons qui contenaient plus de silice que de mine de plomb. Malgré tout, je fis tout ce que je voulais faire ; puis je repassai le col de Va-Cornère[11], mais seul cette fois. Le lendemain soir, la vieille femme de Biona m’amena de nouveau le guide infidèle qui me fit attendre mon sac pendant deux ou trois heures. Quand il se fut enfin décidé à me le rendre, je l’accablai de toutes les injures et de tous les reproches que je pus trouver dans mon vocabulaire. Le drôle sourit lorsque je l’appelai menteur, il haussa les épaules lorsque je le traitai de voleur, mais, au mot de cochon, il tira son couteau.

Je passai la nuit suivante à Cormayeur ; le lendemain je me rendis à Orsières par le col Ferret, et le surlendemain je gagnai Chamonix par la Tête-Noire. L’empereur Napoléon y arriva le même jour, et l’accès de la Mer de Glace fut interdit aux touristes. En grimpant le long du Plan des Aiguilles, je parvins à dépister la police impériale, et j’arrivai au Montanvers au moment où l’empereur en partait avec sa suite ; mais j’essayai vainement de monter le même jour au Jardin, je manquai de me casser une jambe en faisant dégringoler de gros blocs de rochers sur la moraine du glacier.

De Chamonix j’allai à Genève, puis de Genève par le Mont-Cenis à Turin et dans les vallées vaudoises. À la fin d’une longue et fatigante journée, j’atteignis Paesana. L’auberge était pleine. Me sentant très-fatigué, j’allais me mettre au lit, quand je vis entrer quelques rôdeurs de village qui se mirent à chanter. C’était Garibaldi qu’ils chantaient ! Le ténor, un jeune homme à peine vêtu, dont les guenilles ne valaient pas vingt sous, conduisait le chœur avec une expression et un sentiment admirables ; ses compagnons se distinguaient dans leur partie par une justesse non moins merveilleuse. Ce concert improvisé me ravit tellement que je les écoutai pendant plusieurs heures. Longtemps après m’être retiré, j’entendais encore leur concert mélodieux dans lequel retentissait de temps en temps la voix plus aiguë de la jeune fille d’auberge.

Le lendemain matin, je passai, en me rendant en France,

près des petits lacs qui forment la source du Pô. Le temps était orageux. Comprenant mal le patois de quelques paysans qui me montrèrent réellement le bon chemin, je me trompai de sentier et je me trouvai bientôt au pied des rochers escarpés du mont Viso. Une brèche, que j’aperçus dans la crête qui le relie aux montagnes de l’est, m’inspira l’idée d’y monter, et j’y parvins après m’être escrimé des pieds et des mains contre un champ de neige d’une raideur excessive. La vue que j’y découvris était extraordinaire, et pour moi, unique. Au nord, je n’apercevais pas une molécule de brouillard, et le vent violent qui soufflait de cette direction me faisait chanceler sur mes jambes ; mais, du côté de l’Italie, les vallées étaient complétement remplies à une certaine hauteur par d’épaisses masses de nuages ; partout où ces nuages ressentaient l’influence du vent, ils étaient nivelés comme la surface d’une table, et les sommets des montagnes se dressaient au-dessus de cette ligne uniforme.

Je descendis rapidement à Abries, puis je me rendis à Mont-Dauphin par la gorge du Guil. Le lendemain, j’étais à la Bessée, à la jonction de la Vallouise et de la vallée de la Durance, en face du mont Pelvoux. J’entrai par hasard dans un cabaret où déjeunait un Français qui avait tenté inutilement, peu de jours avant, l’ascension de cette montagne avec trois Anglais et le guide Michel Croz, de Chamonix[12]. Ce Français était un bon compagnon du nom de Jean Reynaud.

Le soir du même jour, j’allais coucher à Briançon, dans l’intention de partir le lendemain matin pour Grenoble avec le courrier ; mais toutes les places avaient été arrêtées plusieurs jours à l’avance ; aussi je me mis en route à deux heures de l’après-midi pour faire à pied une course de 111 kilomètres. Le temps s’était gâté de nouveau. Parvenu au col du Lautaret, je me vis obligé de chercher un abri dans le misérable petit hospice qui s’y trouvait alors et qui a été rebâti depuis. Il était rempli d’ouvriers employés aux travaux de la route et dont les vêtements mouillés exhalaient les vapeurs les plus odieuses. L’inclémence du temps était préférable aux ennuis que me réservait cet intérieur. Au dehors, c’était désagréable, mais grandiose ; au dedans, c’était désagréable et misérable. Je continuai ma marche sous une pluie diluvienne, et, malgré l’obscurité profonde qui m’entourait, je parvins à descendre au village de la Grave, où les gens de l’auberge me retinrent de force. Ce fut peut-être très-heureux pour moi, car, pendant la nuit, des blocs de rochers tombèrent des montagnes sur plusieurs points de la route où ils creusèrent d’énormes trous dans le macadam.

Je me remis en marche le lendemain matin à cinq heures et demie, et, par une pluie battante, je gagnai le Bourg-d’Oisans, puis Grenoble où j’arrivai après sept heures du soir, ayant franchi en dix-huit heures de marche la distance qui sépare cette ville de Briançon.

Ainsi finit mon voyage de 1860 dans les Alpes, voyage pendant lequel je vis pour la première fois leurs plus hautes sommités, et qui m’inspira cette passion des grandes ascensions dont les chapitres suivants contiendront les développements et les résultats.



  1. Note du traducteur. L’auteur emploie ici le mot scramble qui sert de titre à son livre. Scramble signifie grimper, c’est-à-dire s’aider des pieds et des mains pour gravir une montagne, et diffère, par conséquent de scale, qui veut dire escalader. Bien qu’un traducteur ait inventé dernièrement le mot grimpeur, je n’ai pas osé fabriquer le mot grimpades, qui pourtant rendrait seul, pour le titre de ce livre, le vrai sens de scrambles.
  2. L’auteur des Voyages dans l’Alaska.
  3. Note du traducteur. Sur un pont couvert de la vallée de Cormayeur, j’ai vu un mulet, très-lourdement chargé, se baisser autant que possible pour ne pas heurter la toiture du pont.
  4. Qui aurait fait descendre des sommets dans la vallée de Saas « ces blocs erratiques bien connus, qui sont si nombreux dans les vallées suisses ? » (J. D. Forbes, Tour du Mont-Blanc et du Mont-Rose, p. 295.)
  5. Un pareil saut n’eût rien été dans un gymnase pour un élève bien exercé. La principale difficulté était de sauter d’un mauvais point d’appui sur une base encore moins sûre. Cette désagréable nécessité m’eût été épargnée si j’étais descendu un peu plus vers l’est le long des rochers.
  6. L’hôtel du Riffel (d’où partent les touristes pour faire l’ascension du Mont-Rose), auberge justement renommée, appartient à M. Seiler, le propriétaire des hôtels de Zermatt ; il est situé à une hauteur de 945 mètres au-dessus de ce village (2569 mèt. d’altitude), et on y jouit d’un superbe panorama.
  7. Le plus élevé des Mischabelhörner.
  8. Ball, dans son Guide, le qualifie à tort de petit glacier de Bies, car il a environ 750 mètres de largeur.
  9. La température du Saint-Bernard pendant l’hiver descend fréquemment à 29 degrés au-dessous de zéro. Janvier est le mois le plus froid. Voyez les Matériaux pour l’étude des glaciers, par Dollfus-Ausset, vol. VI et VII.
  10. Il n’existait aucun passage entre Prarayen et le Breuil. Voyez la note du chapitre VI.
  11. Ce passage est ordinairement appelé le Va-Cornère. Il est aussi connu sous le nom de Gra-Cornère, ce qui, je pense, signifie en patois le Grand-Cornier. Il est mentionné dans le premier volume de la seconde série des Peaks, Passes and Glaciers, et dans les chapitres VI et XX de ce volume. Voyez aussi l’Itinéraire de la Suisse, par Adolphe Joanne, p. 279.
  12. C’était pour illustrer cette ascension que j’avais été envoyé dans la Vallouise.