Michel Lévy frères (p. 229-236).

XXIII

LA POTERNE DE DRACHENFELD Le lendemain, vers la première heure du soir, Armand-Louis, qui du fond de la forêt ne quittait pas de vue le château de Drachenfeld, aperçut, au sommet d’une tour basse et trapue qu’habitait Mlle de Souvigny, une lumière qui brillait pareille à une étoile.

— Regardez, dit-il à Magnus.

— Eh ! eh ! la bohémienne n’a pas perdu son temps, répondit Magnus.

Tous deux prévinrent Renaud, et les dragons furent avertis qu’il pourrait bien se faire qu’on levât le campement dans la nuit.

— Tant mieux, répondit M. de Collonges, je commence à me fatiguer de tuer tant de Croates.

Bientôt après, une bande de huguenots, à la tête desquels se glissaient M. de la Guerche et Renaud, suivis de Magnus, de Carquefou et de Rudiger, s’établit sur la lisière du bois. Derrière eux, à une petite distance, quelques dragons tenaient en main des chevaux sellés et bridés.

M. d’Aigrefeuille en avait le commandement.

Au premier tumulte, au premier cri, il avait ordre de se porter en avant.

Le reste de la bande se coucha à plat ventre dans la bruyère, derrière un rideau de broussailles, de manière à tout voir sans être vu ; un peu en avant et protégés par un pli de terrain, d’où leur tête sortait du milieu des herbes, se tenaient M. de la Guerche et Renaud avec leurs trois serviteurs. La nuit était claire et limpide.

Armand-Louis et Renaud étaient à leur poste à peine depuis un quart d’heure, lorsque des pas légers éveillèrent leur attention. Une femme passait à quelques pas d’eux, enveloppée d’une mante, et se dirigeait vers le château.

— Yerta ! murmura Magnus à l’oreille de M. de la Guerche.

La bohémienne s’effaça dans l’ombre noire que projetaient les murailles du château, et, derrière elle, rampant comme des couleuvres sur la bruyère, Magnus et Carquefou se tapirent contre le rebord du fossé. Rudiger faisait le guet non loin de là.

Couchés tout auprès d’eux, et retenant leur haleine, Armand-Louis et Renaud regardaient la poterne, dont la voûte était semblable à une tache noire sur la base obscure des remparts.

Yerta s’y arrêta une seconde, glissa la clé dans la serrure et ouvrit la petite porte.

Peut-être n’allait-elle pas la refermer, lorsqu’une sentinelle se présenta.

— Dux ! dit-elle d’une voix étouffée.

— Et imperator ! répondit la sentinelle.

Yerta repoussa la porte sur ses gonds de fer, et s’engagea sous la voûte.

Patricio Bempo, qui ne dormait pas, avait tout entendu, et le pas furtif de Yerta, et le bruit léger de la porte tournant sur son axe, et le murmure des deux voix.

— Elle ! c’est elle ! dit-il.

Déjà Yerta était au sommet de l’étroit escalier en spirale qui conduisait à l’appartement de Patricio. Elle en franchit le seuil d’un bond, traversa la chambre et ouvrit le balcon.

Patricio l’y suivit les bras tendus. La bohémienne était horriblement pâle. Ses yeux étincelants venaient de parcourir la forêt sombre et pleine de silence, les glacis, les fossés au bord desquels on apercevait vaguement des formes confuses et pareilles à des troncs d’arbres renversés, la tour basse où tremblait la flamme d’une lampe ; elle se pencha sur la balustrade, et l’on entendit au pied du mur le tintement d’un morceau de métal tombant sur un caillou.

— Qu’est-ce ? dit Patricio Bempo.

— Le cercle d’or que j’avais au bras et qui vient de m’échapper ! répondit Yerta.

Patricio l’entoura de ses bras et voulut l’entraîner hors du balcon. Yerta le retint doucement auprès d’elle :

— Non ! dit-elle ; il fait bon ici !

Et d’une voix qui tremblait, la tête appuyée sur l’épaule de Patricio, elle se mit à chanter :

J’aime ! dit le noir phalène
À l’haleine
Qui pleure autour des roseaux.
J’aime ! dit le flot superbe
Au brin d’herbe
Qui palpite au fond des eaux.

La brise légère emporta le son dans l’espace ; la lumière s’agita derrière l’étroite fenêtre de la tour, et Yerta, que Patricio contemplait avec enivrement, continua :

J’aime ! dit le vent qui passe
À l’espace
Où brille le grand soleil.

J’aime ! dit la fleur d’automne
Qui frisonne
Aux baisers du soir vermeil.

Une ombre passa devant la fenêtre où brillait la lampe solitaire, et le gravier cria furtivement au pied de la muraille.

— On a marché, dit Patricio, qui se pencha sur le balcon.

— Vous entendez le pas d’un chevreuil dans la forêt et vous ne voyez plus celle qui est auprès de vous, murmura Yerta.

Patricio sentit le feu d’un baiser effleurer sa joue, et tout frémissant, il emporta la bohémienne dans ses bras.

— Ah ! dit-elle, on ne dira plus que je n’aime pas !

Et ses joues se couvrirent de larmes.

Cependant Magnus, qui lentement, et sans faire plus de bruit qu’un lézard, s’était rapproché de la poterne, avait ramassé la clé qui s’était échappée des doigts de la bohémienne, et la glissait dans la serrure. La chose faite, Armand-Louis voulut passer le premier.

— Non pas vous ; moi d’abord, répondit Magnus. Il y a peut-être un poignard derrière cette porte, et le coup qui vous frapperait, frapperait aussi Mlle de Souvigny.

— Dux ! cria tout à coup une sentinelle qui parut à la meurtrière.

— Et imperator ! répondit Armand-Louis.

La sentinelle releva son mousquet, et ils entrèrent.

Un soldat se promenait dans le couloir sombre, mal éclairé par une lanterne fumeuse qui pendait à la voûte.

Le même mot sortit de ses lèvres, le même mot lui répondit.

Il compta quatre hommes ; au cinquième il fronça le sourcil.

— Oh ! oh ! dit-il, le gouverneur sait-il que vous êtes ici ? — Il le sait, dit Magnus, qui se pencha vivement à l’oreille de Rudiger et lui parla bas.

Le Polonais courba la tête en signe d’assentiment et il laissa ses compagnons s’engager sous la voûte.

La poterne était encore ouverte.

— Eh ! camarade, vous ne fermez donc pas ? reprit la sentinelle, tandis que Magnus, qui marchait le premier, disparaissait avec ses trois compagnons, au fond du couloir.

— D’autres nous suivent, répondit tranquillement Rudiger, qui s’était assis sur un banc de pierre.

— Encore ! Si d’autres viennent, ils se feront connaître ; la porte ne peut pas rester ouverte !

— Fermez-la donc vous-même, si vous voulez !

La sentinelle s’approcha de la porte et la poussa dans son cadre ; mais, au moment où il tournait le dos à Rudiger, celui-ci fit un bond de jaguar et lui planta son poignard entre les deux épaules.

La sentinelle ouvrit les bras et tomba comme une masse sur le sol.

— Un de moins, murmura Rudiger, qui, froidement, essuyait la lame de son poignard sur la casaque du mort.

Et il s’assit sur le banc après avoir ouvert de nouveau la poterne.

Magnus, qui connaissait les aîtres du château, enfila une longue galerie dont les arceaux mettaient en communication les deux ailes du bâtiment, et conduisit rapidement Armand-Louis et Renaud vers la tour qu’occupaient Adrienne et Diane. Pâles, tremblantes et s’appuyant l’une contre l’autre, elles les attendaient.

À la vue des deux gentilshommes, elles s’élancèrent vers le passage qui reliait la tour au reste des bâtiments. Mme de Liffenbach parut à sa porte. Elle allait pousser un cri, lorsque Renaud, levant un pistolet :

— Madame, un seul mot, et vous êtes morte, dit-il.

Mme de Liffenbach devint blême, voulut faire un pas et tomba évanouie.

— Elle pourrait se réveiller et appeler avant que nous soyons hors de ce château maudit, murmura Carquefou, qui jeta les yeux autour de lui.

— C’est juste, dit Magnus.

Et, entortillant la duègne dans les plis d’un grand manteau, il la poussa au fond d’un cabinet dont il eut soin de tirer la porte sur elle.

Adrienne et Diane étaient dans les bras de M. de la Guerche et de Renaud.

— Pas de paroles, mais des ailes, reprit le vieux soldat.

Comme ils arrivaient à la porte de la galerie, la silhouette d’un homme, qui marchait avec la souplesse d’un chat, se montra subitement à l’extrémité opposée de cette longue pièce.

— Garde à vous ! Mathéus Orlscopp ! dit Rudiger dans l’oreille d’Armand-Louis.

Si promptement et si bas que ces paroles eussent été prononcées, tous ses compagnons les avaient entendues.

Magnus embrassa la galerie d’un rapide coup d’œil et poussa Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan derrière un grand rideau, dont les plis lourds cachaient une fenêtre creusée dans l’épaisseur du mur. Armand-Louis et Renaud se placèrent auprès d’elles, le pistolet au point, prêts à tout. Magnus échangea un regard avec Carquefou, et tous deux se blottirent derrière d’énormes piliers contre lesquels des panoplies étaient adossées.

Tout se fit en silence, avec la rapidité du vent qui passe. On aurait dit que des fantômes, un instant entrevus, venaient de disparaître. Quand Mathéus entra dans la galerie, tout était muet sous les hauts plafonds. Un rayon incertain de la lune, qui se brisait dans les vitraux, éclairait confusément la profondeur de cette salle immense.

Un instant Mathéus s’arrêta sur le seuil, comme si un indéfinissable sentiment de crainte l’eût averti de la présence d’un danger qu’il ignorait ; puis, n’entendant rien et ne voyant rien, il reprit sa marche.

Cette ronde qu’il faisait ce soir-là n’était pas dans ses habitudes quotidiennes, bien qu’il eût toujours l’esprit en éveil ; mais en ce moment quelque chose, qu’il eût été fort en peine d’expliquer lui-même, une rumeur incertaine, une inquiétude vague et irréfléchie, l’avait tiré de son repos, et Mathéus venait de quitter sa chambre pour parcourir le château. Cette ronde du gouverneur, on l’attendait le matin, on l’attendait le soir, et en l’attendant on veillait.

Ses yeux interrogeaient les plis roides des portières et des rideaux, les encoignures des fenêtres, où les ténèbres étaient épaisses, les angles perdus dans la nuit, et lentement son pied se posait par terre.

Quand il fut au milieu de la galerie, la lune se voila ; une ombre plus dense se répandit dans la galerie. Mathéus avançait toujours.

Il avait déjà franchi la plus grande partie de la distance qui le séparait de la porte opposée à celle par laquelle il était entré, lorsqu’il lui sembla que le bout d’une tenture venait de remuer faiblement, comme si un soupir de la brise en eût soulevé le bord.

Sa main se porta sur la garde de son poignard ; mais, tandis que son attention était tout entière dirigée de ce côté, Magnus et Carquefou, se dressant tout à coup, arrivèrent sur lui d’un seul bond et le terrassèrent avant même qu’il eût le temps de dégainer. — À moi ! cria le gouverneur d’une voix étranglée.

Mais le son passa comme un souffle, et bientôt immobile, entouré de liens que tous ses efforts ne réunissaient pas à briser, bâillonné et le cou pris dans une corde, dont Carquefou tenait l’extrémité, Mathéus ne représentait plus, gisant par terre, qu’une masse inerte semblable au cadavre d’un soldat qu’on va jeter dans sa bière.

Armand-Louis et Renaud étaient devant lui ; mais il ne les reconnaissait pas. La présence d’Adrienne et de Diane lui faisait seule soupçonner à qui appartenaient les visages muets qu’il voyait confusément dans l’ombre.

— Je t’avais dit que je te pendrais, dit enfin Renaud ; et tu sais bien que je tiens toujours ce que je promets.

Mathéus frissonna. On vit les veines de son cou se gonfler, sa face passer du blanc au rouge sombre ; tout son corps s’agita d’un mouvement convulsif, et ses muscles se tordre dans un effort suprême ; puis ses yeux injectés de sang se fermèrent, et il resta immobile comme le corps d’un homme dont la vie s’est subitement retirée.

Renaud fit un signe de la main, et Carquefou chargea Mathéus sur ses épaules. La galerie fut traversée, le couloir atteint, et le cortège passa silencieusement sous la poterne. Rudiger, qui les attendait, n’avait rien vu, rien entendu.

— Tout va bien ! dit-il à Magnus.

De gros nuages cachaient la lune en ce moment ; on voyait à peine devant soi le rideau noir de la forêt noyée dans la nuit. Cependant un cri s’éleva de l’échauguette accrochée à l’angle du mur comme l’aire d’un aigle au flanc d’un rocher.

— Dux et imperator ! s’écria M. de la Guerche en répondant au qui-vive de la sentinelle.

Mathéus Orlscopp, qui avait ouvert les yeux, les referma.

Une minute après, l’enceinte des fossés et des glacis était franchie.