Michel Lévy frères (p. 108-117).

XII

CHACUN SON VERRE

C’était précisément le jour où Mathéus avait fait appliquer la question à M. de Chaufontaine. On venait d’enfermer les deux prisonniers dans leurs nouvelles demeures, l’un dans la chambre rouge, l’autre dans la chambre verte. Un escalier taillé dans le roc mettait en communication cette dernière pièce étroite et voûtée avec le corps de logis occupé par Mathéus lui-même.

Mathéus venait de souper délicatement, en compagnie du médecin attaché au service du château ; égayé par la conversation de ce savant homme et peut-être aussi par des libations trop abondantes, il voulut rendre visite à sa victime.

— Je réponds de lui, dit-il d’un air doux, et ne veux pas qu’un accident altère sa santé.

Le médecin suivit le seigneur Mathéus en trébuchant.

Les deux acolytes trouvèrent Renaud étendu par terre, grignotant son morceau de pain.

À la vue de Mathéus, Renaud cligna des yeux :

— Eh ! eh ! dit-il, voilà un rayon de lumière qui allonge furieusement votre nez : les fouines vont vous porter envie.

Cependant, par habitude, le médecin lui tâtait le pouls.

— Ne pensez-vous pas que l’humidité du sol, dit Mathéus, peut avoir une action malsaine sur les nerfs de M. le marquis ? — Certainement, répondit le docteur.

Mathéus fit un signe ; deux valets passèrent une corde sous les aisselles de Renaud, lièrent ses poignets derrière son dos, et le hissèrent à quelques pieds du sol.

— Voyez si l’anneau est solide, reprit Mathéus ; il ne faut pas exposer M. le marquis à une chute qui pourrait le blesser.

C’était une torture nouvelle ajoutée à celles que Renaud avait déjà subies.

Les cordes assujetties par un nœud, Mathéus salua ironiquement Renaud.

— Bonne nuit, monsieur le marquis, ajouta-t-il, et à demain.

— À demain, joli seigneur, et ne mordez pas vos oreilles en dormant, votre bouche leur en veut ! lui cria Renaud.

À la même heure, et tandis que Mathéus regagnait son appartement, Magnus conduisait Carquefou et Rudiger au pied du grand rocher sous lequel s’ouvrait le souterrain. Il s’était muni de capuchons, de cordes et de bâillons. Tous trois portaient des casaques en peau de buffle garnies de lames de fer, qu’aucune arme ne pouvait entamer ; Magnus et Carquefou, affublés de fausses barbes, étaient méconnaissables ; chacun d’eux, outre son épée, avait une dague et un poignard, l’une à lame large, l’autre mince et court, et une paire de pistolets bien chargés et amorcés.

À l’extrémité du passage voûté, Magnus poussa le clou à tête saillante qu’on voyait sur le mur, la pierre tourna, et ils entrèrent dans le souterrain, au milieu duquel le pied de la tour du Serpent dressait sa lourde masse arrondie.

— Il est là ! dit Rudiger.

Magnus, sans répondre, tourna autour des fondements de la tour, consulta chaque pierre des yeux et de la main, en découvrit une d’une forme particulière, et, poussant son poignard dans l’interstice qui la séparait de sa voisine, fit jouer un ressort invisible.

Carquefou et Rudiger, qui retenaient leur souffle, suivaient chacun de ses mouvements avec anxiété.

Une porte basse s’ouvrit devant eux lentement et sans bruit ; elle était faite d’un seul bloc et tournait sur des gonds de fer.

Magnus passa le premier et projeta la lumière de sa lanterne dans le cachot où il venait de pénétrer.

Une ombre livide s’agitait dans l’obscurité.

— Dieu ! mon maître ! cria Magnus, qui reconnut M. de la Guerche presque avant de l’avoir regardé.

D’une main tremblante, il coupa les cordes qui le liaient sur sa couche de paille.

— Eh ! c’est Mathéus !… reprit-il en rugissant, et il a fait cela sachant que je vis !

Libre, Armand-Louis se leva lentement.

— Ah ! je n’espérais plus ! dit-il.

Magnus lui embrassait les mains et pleurait en le voyant si pâle et si décharné ; Carquefou s’essuyait les yeux.

— Bien sûr, dit-il, le bandit n’aura pas mieux traité M. de Chaufontaine.

— Est-il libre aussi ? demanda Armand-Louis.

— Pas encore.

— Cherchons donc ; je ne sortirai pas de ce repaire sans lui.

M. de la Guerche avala à la hâte deux ou trois gorgées d’un cordial dont, par précaution, Carquefou avait rempli une petite gourde, et sortit de la tour.

— Mais, vous chancelez ! s’écria Magnus.

— Ah ! la pensée de délivrer mon frère d’armes me donnera des forces ! répondit M. de la Guerche.

On le couvrit d’un capuchon, on l’arma d’un poignard et d’ une paire de pistolets, et les quatre conjurés montèrent hardiment l’escalier en colimaçon qui des caves conduisait au rez-de-chaussée du château.

Ils se trouvèrent bientôt dans une galerie confusément éclairée par un falot suspendu au plafond. Un homme veillait dans un coin ; à la vue de cette petite troupe, il se leva. Rudiger courut à lui, et mettant un doigt sur ses lèvres :

— Agnus Dei ! dit-il.

— Et Wallenstein ! répondit la sentinelle.

Magnus lui poussa le coude, et se penchant à son oreille :

— Des officiers de l’armée impériale envoyés par le comte de Tilly. Chut ! murmura-t-il ; je les ai reçus et les conduis au seigneur Mathéus… Il y a de grands événements !

La sentinelle sourit d’un air satisfait, et la troupe passa. Un autre homme était debout à la porte même de l’appartement occupé par Mathéus.

— Agnus Dei ! dit-il en s’avançant vers Rudiger, et la main sur la crosse d’un pistolet.

— Et Wallenstein ! répondit Rudiger.

Et baissant la voix :

— Silence ! dit-il ; Jean de Werth est là, il arrive du camp… Que le seigneur Mathéus dorme ou ne dorme pas, il veut le voir.

L’homme au pistolet ouvrit la porte.

Un instant après, Armand-Louis et ses compagnons se trouvaient dans une pièce immense, dont l’un des angles était occupé par un grand lit à baldaquin.

Un flambeau à deux branches brûlait sur une table.

La main de Magnus écarta brusquement les rideaux : Mathéus Orlscopp ouvrit les yeux et vit devant lui les bouches de quatre pistolets tournés contre sa poitrine. Les quatre personnes qui se tenaient avaient des cagoules rabattues sur les yeux.

— Pas un mot !… dit l’une d’elles : un cri, un soupir, et tu es mort.

Mathéus restait immobile ; la pensée d’une révolte traversa son esprit.

— Est-ce de l’or qu’il vous faut ? parlez, dit-il.

Armand-Louis souleva le capuchon qui cachait son visage.

— Qu’as-tu fait de Renaud ? lui dit-il.

Une sueur glacée se répandit sur le visage de Mathéus ; mais les précautions qu’on employait lui firent comprendre que le château était encore à lui ; s’il gagnait du temps, peut-être pourrait-il avoir le dernier mot de cette aventure.

— Vous demandez M. de Chaufontaine ?… Que ceux qui vous ont délivré le cherchent ! s’écria-t-il.

Il avait élevé la voix et fait un mouvement pour sauter à bas du lit, la pointe d’une épée toucha sa poitrine nue.

— Prends garde ! lui dit Magnus, nous avons peu de patience, et tu es en notre pouvoir.

Mathéus croisa ses bras sur sa poitrine, et la haine l’emportant sur la peur :

— Frappez donc ! répondit-il ; si je meurs, M. de Chaufontaine mourra aussi !

Les quatre compagnons se consultèrent du regard ; chaque minute qui s’écoulait avait pour eux la durée d’un siècle ; on entendit le bruit sourd et cadencé d’une ronde qui passait dans la galerie.

Mathéus sourit.

— Ah ! mes maîtres, dit-il, vous croyez qu’on peut entrer dans l’antre du lion, et qu’on en sort vivant !

— S’il a du cœur, nous sommes perdus ! murmura Magnus. Carquefou secoua le gouverneur sur son lit.

— Ainsi, tu ne veux pas ? dit-il.

— Non ! On ne meurt qu’une fois !

Carquefou saisit d’une main l’épée que Mathéus avait jetée sur un fauteuil avant de s’endormir et, de l’autre, se mit froidement à en marteler la lame avec le tranchant de son poignard.

— Mourir n’est rien, le supplice est tout ! reprit-il. Une balle pour toi ou un bon coup d’épée en plein cœur !… allons donc ! Je fabrique une scie, et avec cette scie je couperai ton misérable corps en deux.

Mathéus devint livide.

— Magnus, bâillonnez cet homme, ajouta Carquefou.

Et il acheva de marteler l’épée, dont il essaya les dents sur le bois de la table.

M. de la Guerche s’approcha de Mathéus Orlscopp, que la main de Magnus clouait sur son lit.

— Écoute, lui dit-il, si tu nous conduis vers M. de Chaufontaine, ta vie sera sauve et tu seras libre ; je t’engage ma parole.

— Et si tu refuses, je jure par les mille cornes du diable que les dents de cette scie s’abreuveront de ton sang jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une goutte dans tes veines ! ajouta Carquefou.

— À présent, tu as une minute, choisis, dit Magnus.

Cependant Rudiger, le pistolet au poing, veillait à la porte de la chambre.

Mathéus regarda tour à tour chacun des acteurs de cette scène ; tous étaient impassibles.

Carquefou appuya la lame ébréchée de l’épée sur les flancs moites de Mathéus. Tout le corps du misérable frissonna. Carquefou fit un mouvement, et les dents aiguës de la scie mordirent les chairs. Les yeux de Mathéus semblèrent sortir de leur orbite.

— Ah ! je cède, dit-il ; le passage est là, je vous conduirai.

Et ses dents claquaient tandis qu’il parlait.

Carquefou abaissa la pointe de la scie.

Mathéus, que Rudiger et Magnus tenaient chacun par un bras, entra dans un cabinet et s’engagea dans un escalier noir, au bas duquel on voyait une porte ferrée.

— Il est là, dit-il.

— Ah ! sous ta main ! murmura Carquefou. La clef, à présent.

La porte ouverte, il aperçut, à trois pieds du sol, accroché contre le mur, la tête penchée sur la poitrine, Renaud de Chaufontaine, qui ne donnait plus aucun signe de vie.

— Ah ! bandit ! cria Carquefou.

D’un bond, il enleva son maître, le coucha par terre et délia ses mains roidies et gonflées.

Renaud soupira.

Soudain Carquefou introduisit le goulot de sa gourde entre les lèvres du prisonnier.

Renaud but largement et ouvrit les yeux.

À la vue d’Armand-Louis, il se leva, et montrant Mathéus avant même de pouvoir comprendre ce qui se passait :

— Regarde, dit-il, c’est l’homme le plus laid que je connaisse. Cela passe la vraisemblance !

Mais déjà Carquefou s’était emparé de Mathéus.

— L’anneau est encore là, dit-il ; à ton tour !

Et avant que personne eût songé à s’opposer à son dessein, il l’avait accroché dans la même position et à la place que M. de Chaufontaine occupait tout à l’heure.

— Remercie Dieu à présent que M. de la Guerche t’ait donné sa parole, poursuivit Carquefou, sans cela je te jure bien que mon épée t’aurait jeté sans vie sur ce tas de paille ! — Écoute, continua Renaud, je connais les habitudes de la maison. Demain, vers midi, on t’apportera une poignée de lentilles délayées dans un peu d’eau. Le médecin, ton ami, te prouvera que tu n’as pas mal dormi, et vous pourrez déjeuner ensemble. Maintenant, n’oublie pas ceci : j’ai le doux espoir de te rencontrer encore, aimable seigneur ; mais, ce jour-là, tu seras pendu si bel et si bien, non par les aisselles, mais par le cou, que ta dernière grimace épouvantera le monde.

Mathéus Orlscopp lié, bâillonné et suspendu, Magnus ferma la porte, et toute la troupe rentra dans l’appartement qu’elle venait de traverser. Chemin faisant, Carquefou, qui avait l’œil à tout, fit passer dans sa poche une bourse d’une assez belle taille, et ronde à plaisir, qu’il avait vue sur une table.

— C’était une orpheline, offrons-lui un asile, dit-il.

Interrogé du regard par Renaud :

— Monsieur le marquis, reprit-il, il ne faut point laisser de munitions de guerre à l’ennemi. Les règles de la plus vulgaire prudence le commandent.

Tout en parlant, il enveloppait son maître d’un vêtement qui avait appartenu à Mathéus.

— Quelle cruauté du sort ! reprit-il, se cacher sous la peau d’un misérable loup !

Renaud pâlit tout à coup et chancela. Au même instant, une ronde passa dans-la galerie, et on cogna à la porte.

— Qu’est-ce ? demanda Magnus d’une voix sourde.

— Le médecin fait demander à Votre Seigneurie s’il ne serait pas opportun de rendre visite au prisonnier, répondit l’homme qui avait frappé ; il pourrait se faire qu’il vînt à trépasser dans la nuit, et ce serait dommage.

— Le prisonnier a la vie dure, répondit Carquefou, qui soutenait Renaud ; je le connais, demain il sera frais et grouillant comme une anguille.

Pendant que ces quelques paroles étaient échangées, les compagnons apprêtaient leurs armes silencieusement.

Les pas de la ronde s’éloignèrent dans la galerie, et la voix se tut.

Magnus respira.

— J’ai cru que l’heure était venue de vaincre ou de mourir ici, dit-il.

— Haut le cœur, à présent, monsieur le marquis ! reprit Carquefou ; si nous ne voulons pas être pris dans cette salle comme des goujons dans un filet, dépêchons-nous de partir.

Renaud fit un effort désespéré.

— J’ai tant souffert ! dit-il. Mais, sois tranquille, où l’âme commande, le corps doit obéir.

Et d’un pas lent, mais ferme, il marcha vers la porte. Magnus l’ouvrit résolument ; la sentinelle, qui n’avait pas remué, les regarda.

— Pas un mot ! lui souffla Magnus dans l’oreille.

Rudiger, qui venait après, se découvrit à demi.

— Jean de Werth est là avec le seigneur Mathéus. Affaire d’État ! continua-t-il. Ne dis rien aux camarades de ce que tu as vu.

La sentinelle se rangea respectueusement contre le mur en faisant le salut militaire.

La troupe atteignit l’extrémité de la galerie, descendit l’escalier et se trouva bientôt dans les souterrains du château. Un courant d’air vif leur caressa le visage. L’ouverture secrète pratiquée dans les fondations de la tour était béante devant eux. Ils s’y engagèrent l’un après l’autre, Magnus marchant le dernier et Carquefou en tête ; le bloc de pierre retomba dans son cadre muet, et, en quelques minutes, les fugitifs arrivèrent à l’entrée du long passage qu’ ils avaient suivi, deux heures auparavant. Quand ils eurent écarté les herbes flottantes et les ronces qui en masquaient la voûte étroite, ils virent briller d’innombrables étoiles dans le ciel. Armand-Louis et Renaud tombèrent à genoux.

— Libres ! dirent-ils d’une commune voix.

Derrière eux Magnus, Rudiger et Carquefou s’embrassaient.