Michel Lévy frères (p. 98-107).

XI

LES SECOURS DU HASARD Telle n’était pas la situation d’esprit dans laquelle se trouvaient Magnus et Carquefou, que nous avons laissés sur la grand-route après leur rencontre avec l’homme à la jambe cassée.

Aux portes de la ville prochaine, où ils étaient arrivés dans la nuit après une marche forcée, ils apprirent qu’on n’avait vu ni troupes de cavaliers, ni carrosses, ni prisonniers.

— Voilà quatre jours, leur dit un bourgeois, que personne ne passe par ici. Il y a un régiment suédois à deux lieues, vers le nord, un régiment croate à une lieue, vers le midi, si bien que personne n’ose s’aventurer sur les routes.

— Le coquin nous aurait-il trompés ? dit Carquefou, qui pensait au blessé.

— Non, il avait trop peur…, répondit Magnus. Le scélérat que nous poursuivons aura changé de direction.

Ils revinrent tristement sur leurs pas. Tout indice s’effaçait. Ils marchaient au hasard dans un pays inconnu, et par des chemins hostiles où mille dangers pouvaient surgir à toute minute. Combien de maraudeurs n’y rencontraient-ils pas ! Combien de partisans toujours en quête de belles armes et de bons chevaux ! Mais aucune considération ne pouvait empêcher Magnus et Carquefou de persévérer dans leurs desseins, et s’ils pensaient par hasard aux périls dont leur entreprise était semée, c’était seulement dans la crainte qu’un accident ne leur permît pas d’y consacrer tout leur temps et tous leurs soins.

Ils exploraient chaque bourg, chaque village, chaque hameau ; le passage de Matheus n’avait pas laissé plus de trace que la fuite d’une anguille entre les roseaux d’un étang. Ces nouvelles déconvenues, bien loin d’abattre la résolution de Magnus, avaient pour effet de l’exaspérer. Il ne pouvait prononcer le nom de Matheus Orlscopp sans pâlir. Jamais haine pareille n’avait mordu son cœur.

Un soir qu’il dépêchait à la hâte un morceau de pain et une tranche de viande froide à la porte d’une taverne, Magnus remarqua une espèce de soldat qui le considérait attentivement. Le vieux reître, qui ne cherchait qu’une occasion d’interroger les gens, se dirigeait déjà vers le soldat, lorsque celui-ci se levant :

— Par hasard, camarade, dit-il, n’étiez-vous point à l’hôtellerie d’un coquin qu’on appelle maître Innocent, et n’y soupiez-vous pas avec deux gentilshommes le mois dernier ?

— Si vraiment… Les connaissez-vous ?… savez-vous où ils sont ? s’écria Magnus.

— Je les connais pour de braves soldats… et moi qui ai contribué à les garrotter, ils m’intéressent plus que je ne saurais le dire.

— Ah ! vous étiez avec Mathéus Orlscoop ! dit Magnus, qui mit la main sur la garde de Baliverne.

— Eh ! là ! là ! ne nous fâchons pas ! Je vous dis que ces braves jeunes gens m’ont gagné le cœur par leur vaillante humeur. Quant à ce Mathéus, c’est un bandit auquel je ne serais pas fâché de jouer un méchant tour… Il y avait dix pièces fausses dans les seize thalers qu’il ma donnés…

— Jour de Dieu ! si vous me mettez sur ses traces, eussé-je mille ducats, ils sont à vous !

— Alors, camarades, tournez plus vers l’occident. Le seigneur Mathéus a renoncé à son premier projet d’aller à Munich. Vous le trouverez, j’imagine, du côté de Stolberg, et s’il vous plaît que je vous serve de guide, j’ai idée que nous le rattraperons. Rudiger a bon pied et bon œil.

— Tope là, tu es à nous, je suis à toi, dit Magnus.

— Et à nous deux nous faisons la paire, ajouta Carquefou, qui donna une vigoureuse poignée de main à leur auxiliaire.

Rudiger, on s’en souvient, était l’un des cavaliers que Mathéus avait congédiés au moment où il lui parut que leur sympathie pour M. de la Guerche et pour Renaud acquérait de trop grandes proportions.

Il prit un chemin de traverse, fit quatre ou cinq lieues en plein bois, traversa une rivière à gué et retrouva les traces de Mathéus.

Magnus faillit l’embrasser.

— Ah ! si j’avais les mille ducats ! dit-il.

Rudiger se mit à rire.

— Bah ! s’écria-t-il, cela me paraît original et divertissant de faire quelque chose pour rien. Ça me change !

On poussa plus avant ; la confiance était rentrée dans le cœur des trois compagnons ; les chevaux eux-mêmes, comme s’ils avaient eu conscience de ce qui se passait dans l’esprit de leurs maîtres, marchaient d’un pas plus élastique.

On resta dans la bonne voie pendant six lieues encore ; puis les indices cessèrent tout à coup : Mathéus et sa troupe semblaient s’être évanouis comme une procession de fantômes.

Magnus, Carquefou et Rudiger battirent la campagne dans tous les sens et séparément, fouillant les cabanes et les auberges, et ne laissant pas passer un voyageur sans l’interroger. Rudiger était de cette race de chasseurs qui s’acharnent sur une piste. Il rentra le soir au rendez-vous, l’air morne et abattu.

— Ah ! le maudit renard, il a rompu sa voie ! dit-il.

Magnus était pris d’une grande tristesse ; pour la première fois il sentait que le courage l’abandonnait. L’abattement de Carquefou n’était pas moindre.

— Bonté du ciel ! murmura-t-il, si Magnus pleure, tout est perdu !

Ils étaient alors dans la salle commune d’une méchante hôtellerie où buvaient des rouliers, des chasseurs, des voyageurs de toutes sortes. Une troupe de bohémiens s’étant arrêtée à la porte, Rudiger sortit, emmenant Carquefou, pour se mêler à leur campement et les interroger.

Magnus, la tête dans ses mains, Baliverne sur ses genoux, resta dans son coin. Il lui semblait qu’il y avait un gouffre noir devant ses yeux.

Un jeune garçon d’une quinzaine d’années entra, tenant à la main un oiseau.

— Est-ce étonnant ! dit-il à l’hôtesse, qui dressait le couvert des voyageurs, voilà encore un oiseau qui porte au cou un bout de papier tenu par un fil. C’est le troisième que je prends depuis quinze jours. Tenez, voyez, il y a des mots écrits sur le papier.

L’enfant s’approcha d’une chandelle et il s’efforça de lire ce qu’il y avait sur le papier.

— C’est impossible ! dit-il, la pluie a lavé l’encre ; il n’y a qu’un mot que je puis déchiffrer : toujours le même.

Il posa le papier sur le fourneau pour le faire sécher ; quelqu’un ouvrit la porte, et un courant d’air porta le papier jusqu’aux pieds de Magnus. Machinalement il le ramassa et le tordit entre ses doigts.

— Regardez, reprit l’enfant, ne dirait-on pas qu’il y a là, tout au bas, trois mots. Il semble que ce soit le nom d’un homme. On lit aisément le premier : n’est-ce pas Armand ?… Puis le reste disparaît…

Magnus sauta sur ses pieds. Ses yeux dévorèrent le papier, et il reconnut l’écriture de son maître.

— Armand… Armand-Louis de la Guerche ! c’est cela ! dit-il en pleurant.

Il embrassa le petit garçon, qui le regardait tout effaré.

Lorsque Rudiger et Carquefou entrèrent, ils trouvèrent Magnus à genoux, la tête nue, les mains jointes, le visage rayonnant.

— Ô mon Dieu ! Vous êtes bon ! Mon Dieu ! je crois en Vous ! disait-il.

— Qu’est-ce ? dit Rudiger.

Magnus sauta au cou de Carquefou.

— Ah ! cette fois, je le tiens ! reprit-il.

— Qui ?

— Eh ! parbleu ! Mathéus !

— Tu l’as vu ?

— Non ! mais regarde. Va ! je te dis que je le tiens.

Carquefou craignit que le pauvre Magnus n’eût perdu la raison ; tout à coup, le vieux reître, étalant devant lui un bout de papier tout sale et chiffonné :

— Ah ! le petit n’a pas pu lire ! mais moi j’ai d’autres yeux. Lettre par lettre, j’ai tout épelé, tout rétabli. Je savais bien que je le retrouverais !

Carquefou distinguait vaguement le nom d’Armand-Louis ; l’espoir, un espoir indéfinissable, commençait à le pénétrer.

Magnus venait de se retourner vers leur compagnon, qui ne comprenait rien à cette scène. — Connaissez-vous dans le pays le château de Rabennest ? dit-il.

— Certes ! un grand diable de château au fond d’un bois.

— Et sur une montagne ?

— Avec trois grosses tours.

— Qu’on appelle la tour du Serpent, la tour du Corbeau et la Grande-Tour ?

— Justement !

Magnus l’embrassa brusquement.

— À présent, camarade, s’il y a vraiment un cœur dans ta poitrine, tu vas nous être d’un grand secours, s’écria-t-il. Je connais le château. Dans quelle forteresse et dans quelle citadelle d’Allemagne n’ai-je pas mis les pieds ! Celui-ci n’est pas le moins formidable. Je l’ai visité du temps que j’étais jeune ; il est tout plein de repaires et de cachots ensevelis dans les entrailles de la pierre ; les murs sont épais et hauts, les fossés profonds ; mais M. de la Guerche et M. de Chaufontaine y sont, et nous sommes trois ; donc nous les sauverons !

Carquefou courut à la maîtresse de la maison, la prit par la taille, l’embrassa sur les deux joues et se mit à danser autour de la salle, en chantant à tue-tête :

À la branche d’un chêne On pendra le coquin ; Si ça lui fait d’la peine Ça nous fera du bien !

C’était un couplet qu’il venait d’improviser en l’honneur de Mathéus, et qu’il chantait dans un élan de gaieté.

Le soir même, Magnus, Carquefou et Rudiger couchaient dans une chaumière située aux environs de la montagne sur laquelle on voyait le château de Rabennest.

Le cœur de Magnus se serra à la vue de ces noires murailles, derrière lesquelles respirait Armand-Louis ; mais Carquefou, qui avait recouvré son appétit, commanda le plus succulent repas qu’il eût mangé depuis la fatale soirée passée chez maître Innocent.

— Il n’y a rien de tel qu’un estomac plein pour ouvrir les idées, disait-il.

Magnus développa son plan de campagne à ses associés.

— Rudiger, qui a été au service de Mathéus, disait-il, devra nouer des intelligences dans la place : il faut, à tout prix, qu’il ait le mot d’ordre.

— Je l’aurai.

— Moi, je connais un passage souterrain, grâce auquel on peut s’introduire dans le château en dépit des bandits qui le gardent. Ce souterrain a une issue dans la vallée. Combien de fois n’en ai-je pas profité pour emprunter au seigneur châtelain des bouteilles de son meilleur vin et des quartiers de venaison que je ne lui ai jamais rendus !

— C’est dans les règles ! interrompit Rudiger.

— J’en aurai bien vite retrouvé l’entrée ; l’important pour nous est de bien savoir dans quel coin Mathéus a caché M. de la Guerche et M. de Chaufontaine : est-ce tout en haut, sous les combles, ou tout en bas, dans les caves ? voilà ce qu’il faut savoir, pour ne pas nous heurter contre la garnison.

— Je le saurai, répondit Rudiger.

— Tu parles peu, l’ami, mais tu parles bien.

— Et moi, que ferai-je pendant ce temps ? demanda Carquefou.

— Tu rôderas partout, comme un renard qui cherche une poule ; tu feras en sorte d’entrer en relation avec l’un des habitants du château, et tu tâcheras de gagner sa confiance : deux renseignements valent mieux qu’un. Surtout, ne perds pas nos chevaux de vue : ils auront bientôt, j’espère, double charge à porter.

— Il est juste alors qu’ils aient double ration à digérer.

Tandis que Carquefou se dirigeait vers l’écurie, Rudiger prenait résolument le chemin du château, et Magnus s’enfonçait dans le taillis qui couvrait le fond de la vallée.

Au bout d’une heure de recherche, il arriva au pied d’un énorme rocher dont la base se perdait dans un fourré inextricable de ronces et de houx. Un gros genévrier croissait dans une fente du rocher.

« Ce doit être là », pensa Magnus.

Il écarta le rideau de broussailles qui obstruait le sol, et sous un enfoncement où l’on n’aurait rien deviné si l’on n’avait rien su, il découvrit une ouverture basse, voilée de longues herbes.

Il se pencha et disparut dans cette ouverture. Elle donnait accès dans un couloir étroit, qui s’enfonçait, en rampant, dans l’intérieur de la montagne. Magnus alluma une lanterne dont il s’était pourvu, et s’avança lentement. Au bout de quelques centaines de pas, il se trouva en face d’un mur qui semblait impénétrable.

Magnus l’examina longtemps, promena sa lanterne sur les parois humides de la pierre, et finit par découvrir un clou dont la tête sortait du mur. Il appuya la main fortement dessus, et l’une des assises du mur, lentement ébranlée, tourna sur elle-même. Un air frais frappa Magnus au visage, et la clarté de sa lanterne, qu’il éleva au-dessus de sa tête, lui fit apercevoir, enfoncée dans les ténèbres, une cave immense dans laquelle plongeaient les fondements de l’une des tours.

Des tonneaux et de petits barils étaient rangés le long du mur. Les uns contenaient de la bière et du vin, les autres de la poudre. — C’est bien cela, murmura Magnus.

Il sortit de la cave, repoussa la large pierre dans son alvéole, descendit le couloir sombre, et regagna l’ouverture secrète, où la lumière écarlate du soleil l’éblouit.

« Si cependant je n’avais pas été maraudeur, pensa-t-il, jamais je n’aurais découvert cette issue ! »

Quand il reparut dans la chaumière où Carquefou prodiguait l’avoine aux chevaux, il y trouva Rudiger qui se frottait les mains d’un air joyeux.

— Le seigneur Mathéus a le don charmant d’offenser qui le sert, dit-il : il brutalise les gens et les paye mal, c’est trop ! La conséquence de cette sottise est que l’un des habitants du château m’a livré le mot de passe.

— C’est… ?

— Agnus Dei et Wallenstein.

— Le coquin ! Il mêle ensemble la religion et la politique !… Patience ! il n’aura peut-être pas longtemps à se livrer à ces fantaisies.

— De plus, quelques camarades d’autrefois, que j’ai rencontrés là-haut, m’ont fait bon accueil… j’ai toute liberté d’aller et de venir à ma guise.

— Il fait bon quelquefois de fréquenter la mauvaise compagnie, observa philosophiquement Carquefou.

— Mais l’endroit où sont enfermés les prisonniers ? demanda Magnus.

— L’un d’eux a été descendu aujourd’hui dans le cachot de la tour du Serpent, celui qu’on appelle la chambre rouge : un grand, mince et blond.

— M. de la Guerche alors !

— C’est possible ! L’autre, le brun, a été transféré dans une partie du château qu’on n’a malheureusement pas pu m’indiquer.

— Parbleu ! s’écria Carquefou, voilà un poignard qui saura faire parler Mathéus, fût-il plus muet que la tombe et plus sourd que le vent !

Magnus posa la main sur le bras de Carquefou.

— Ainsi, tu ne veux pas attendre ? dit-il.

— Attendre ! Ils sont vivants : qui sait ce qu’une heure de répit laissée à ce misérable peut lui apporter de mauvaises inspirations !… Non ! non ! nos maîtres sont là-haut ! à l’œuvre !

— À l’œuvre donc ! répéta Magnus.