Entretiens philosophiques et politiques/Sur la nature de la puissance exercée par les hommes


SUR LA NATURE


De la Puissance exercée par les hommes.




A. Vous n’admirez pas les prodiges de la puissance humaine ?

B. Je les contemple avec surprise. Mais ce sentiment tient beaucoup plus, je l’avoue, de l’épouvante que de l’admiration. Je vois que malgré sa faiblesse naturelle, l’homme peut exercer souvent une force prodigieuse pour détruire, une force telle en effet qu’on ne la trouve nullement en rapport avec ses moyens ordinaires. En revanche les créations les plus simples, les plus faciles, paraissent encore au-dessus de nos facultés ; celles même qu’on nous fait l’honneur de nous attribuer le plus communément, en y regardant de près, n’appartiennent guère à notre attention, à nos soins, à nos efforts.

A. Oseriez-vous nier les miracles de puissance par lesquels se signalèrent de nos jours le génie des sciences, celui de la politique et celui de la guerre ?

B. Non ; mais le résultat de tous ces miracles m’offrent malheureusement beaucoup plus de ruines que de créations, beaucoup plus de troubles et d’infortune que de repos et de félicité.

A. C’est que nous créons toujours : nous ne sommes pas encore arrivés a ce septième jour qui doit compléter le grand œuvre que nos sages ont si glorieusement entrepris.

B. Quelle terrible étendue vous donnez à vos six jours ! combien de générations immolerez-vous encore à celle qui doit jouir de tant de cruels sacrifices ?

A. La philosophie comme la cause première n’agit que d’après des lois générales, et leur doit généreusement le sacrifice de tous les intérêts particuliers, de toutes les convergences partielles.

B. Ah ! la cause première a le droit d’agir ainsi parce qu’elle voit et qu’elle embrasse tout. Mais la philosophie et les philosophes, dont la vue la plus étendue n’embrasse qu’un horizon très-borné, sont loin de pouvoir s’arroger la même liberté.

A. Cependant, il doit leur être permis du moins de tracer leur plan sur toute l’étendue que peut comprendre la profondeur et la sagacité de leurs regards.

B. Mais si la profondeur, la sagacité de leurs regards manquait de justesse ; s’ils allaient prendre de vains apperçus, de fausses ombres pour des réalités ; s’ils établissaient comme une certitude, ce qu’aucune expérience ne peut garantir, ce que l’espérance d’aucun homme sensé n’oserait admettre comme probable ?

A. Cela serait trop malheureux. Mais j’ai beaucoup plus de confiance que vous dans leurs sublimes calculs.

B. Je ne me flatte point de vous l’ôter. Néanmoins il ne serait pas difficile, ce me semble, de démontrer de plus d’une maniée que les hommes les plus puissans en apparence n’ont guère fait jusqu’ici ce qu’ils ont voulu, beaucoup moins encore ce qu’ils avaient promis de faire.

A. N’a-t-on pas dans l’espace de peu d’années renversé la plus superbe et la plus ancienne monarchie de l’Europe ? N’a-t-on pas jetté, presque en aussi peu de temps, les vastes fondemens de la plus puissante République qui ait jamais existé ? N’a-t-on pas étendu ses conquêtes depuis l’embouchure du Texel jusqu’aux sources du Nil ?

B. À la bonne heure. Mais vous nous aviez promis la liberté ; et, vous en conviendrez vous-même, nous jouissons moins librement que jamais de nos personnes et de ce qui nous reste de nos propriétés. Vous nous aviez promis de rétablir les finances, et jamais il n’y eut d’exemple d’un plus grand désordre, et malgré tous les succès du brigandage, d’une plus affreuse pénurie. Vous nous aviez promis une paix éternelle, et vous nous avez engagés dans une guerre interminable. Vous nous aviez promis le règne des mœurs et des lumières, nous ne voyons que le despotisme de l’ignorance et des passions les plus injustes. On prétendait établir l’égalité, la fraternité ; qu’en est-il résulté ? La plus profonde misère, l’isolement le plus pénible, le plus froid égoïsme. Tout devait tendre à faire renaître l’esprit public en France, et jamais on n’y vit régner avec plus d’insolence le plus vil intérêt, toutes les fureurs de l’ambition personnelle, de l’esprit de parti le plus inquiet, le plus aveugle et le plus audacieux. Vous nous aviez promis enfin tout ce qu’on devait attendre de la civilisation la plus perfectionnée, et vous nous exposez sans cesse au danger de retomber dans la plus horrible barbarie.

A. Ce sont vos émigrés, vos coalisés à qui l’on doit attribuer tous les mécomptes, tous les maux que vous reprochez à nos philosophes, à nos législateurs.

B. En convenant même que ce soit aux émigrés, à la coalition, que l’on doive en attribuer une grande partie ; vos philosophes, vos législateurs en seraient-ils plus excusables ?

A. Apparemment.

B. En aucune manière ; car ne sont-ce pas eux qui voulurent.... je dirai plus, qui durent vouloir qu’il y eût des émigrés, qu’il y eût une coalition, sans laquelle il n’y aurait jamais eu de République, ou du moins sans laquelle la République n’eût jamais pu se maintenir ? Oubliez-vous les injustices, les persécutions de tout genre, tous les moyens violens mis en usage pour forcer une foule d’individus paisibles à déserter leurs foyers ? Oubliez-vous encore les perfidies secrètes, les manœuvres ouvertes par lesquelles on ne cessa d’exciter les anciens gouvernemens à réunir leurs efforts pour combattre un ordre ou un désordre de choses qui menaçait évidemment tous les appuis de leur antique existence ; et ne s’est-on pas vanté hautement d’avoir eu l’art d’allumer cette terrible guerre comme l’unique moyen d’assurer le nouveau systême de liberté ?

A. Eh ! bien, nouvelle preuve, des prodiges que peut opérer la puissance de l’homme !

B. Je vois, comme vous, les effets d’une puissance énorme : mais ce que je ne vois pas de même, c’est le bras, c’est l’intelligence qui l’a rassemblée, encore moins celle qui la dirige. À l’aide de quelques circonstances, du concours heureux ou malheureux de plusieurs hazards très-extraordinaires, on a vu s’élever tout-à-coup comme un volcan de fureurs et de forces monstrueuses. Il est trop sûr que cette épouvantable puissance est là. Mais c’est bien plutôt elle qui dispose des hommes dont le génie prétend la conduire, que ce ne sont ces hommes qui disposent d’elle. Car elle engloutit ou renverse tout ce qui ne se laisse pas entraîner aveuglément à l’irrésistible violence de son cours orageux.

A. Sans doute. C’est le génie tout puissant de ce siècle de lumières ; et voilà pourquoi nos succès sont indépendans de tous les talens, de toute la gloire des individus qui servirent notre cause, et que nous avons vu briller et périr en si peu de temps avec la même indifférence.

B. L’aveu de votre ingratitude ne pouvait être plus merveilleusement justifié. Au reste, je ne sais trop ce que vous entendez par ce génie tout puissant de notre siècle de lumières. Mais dans la puissance réelle dont, hélas ! on ne peut contester les prodiges, je reconnais beaucoup plus de forces physiques que de forces morales, beaucoup plus de bras que de têtes, beaucoup plus de violence que de génie et de sagesse, beaucoup plus de passions que de talens et de lumières.

A. Seriez-vous assez habile pour nous faire voir un plan plus suivi, des mesures plus heureuses et plus certaines dans la conduite de nos ennemis ?

B. Si vous voulez que je vous parle franchement, de quelque côté que l’on envisage les efforts de la puissance humaine, elle inspire presque autant de pitié que de crainte et d’admiration. Je vois qu’aucune de nos grandes puissances n’a fait ce qu’elle a voulu, qu’elle a fait même justement tout le contraire. La coalition prétendait affaiblir la France ; jusqu’à présent du moins elle a fort augmenté sa force militaire, qui depuis long-temps n’avait été plus insignifiante qu’à l’époque fatale où la révolution éclata. Les moyens même par lesquels on crut pouvoir combattre le plus sûrement cette terrible révolution, ne servirent qu’à l’attiser, à lui fournir de plus funestes ressources, à rendre l’explosion de ses excès plus redoutable. D’un côté l’on s’était flatté d’affaiblir la France, de l’autre d’appauvrir l’Angleterre. Par l’événement on n’a fait qu’accroître l’influence politique de l’une, augmenter la richesse de l’autre. Malgré la ruine de ses finances, l’une n’est-elle pas devenue une plus grande puissance militaire qu’elle ne l’avait jamais été ; l’autre, malgré l’accroissement de sa dette publique, n’est-elle pas restée la première des puissances maritimes, et par-là même la plus commerçante et la plus riche ? Ce monopole, qui l’avait rendue l’objet de la jalousie de tant de nations, eut-il jamais moins de bornes ?

Et dans votre intérieur, la toute-puissance de votre philosophie n’a-t-elle pas fait aussi tout justement le contraire de ce qu’elle prétendait faire ? Ne devait-on pas représenter la nation le plus exactement du monde ? Et dans le fait cependant, il est trop évident qu’elle se trouve encore moins représentée qu’elle ne l’était lors de la division des trois ordres, qu’elle ne l’est sous aucun de ses rapports essentiels, ni sous celui de ses propriétés, ni sous celui de ses vertus, ni sous celui de ses lumières. On voulait détruire l’Aristocratie, la Bureaucratie ; on les a remplacées par l’excès même de ces abus, l’Oligarchie, la Pentarchie, le despotisme des Comités. On craignait toujours d’avoir trop de gouvernement, et pour échapper aux horreurs de l’anarchie, on a bientôt éprouvé de la manière la plus effrayante qu’il ne fut jamais de gouvernement plus dur, plus cruel, plus inflexible que celui de la Dictature populaire. On ne parlait que d’étendre l’empire de la philosophie, des mœurs et des arts, et l’on est presque tombé dans le Vandalisme. On a desséché dans leurs racines les branches les plus utiles de l’instruction publique. On a pris à tâche de détruire tout culte, tout principe religieux, et l’on a risqué de ranimer toutes les cendres éteintes du fanatisme et de la superstition. Avouons-le enfin de bonne foi : la révolution devait fonder la République la plus parfaite, elle a presque anéanti toutes celles qui subsistaient encore. Et, telle que la grande République existe aujourd’hui, ne sert-elle pas uniquement à perpétuer la révolution, à nourrir ses créatures, à protéger du bouclier de ses formes toutes les factions qui s’en disputent l’étendart, et la déchirent sans cesse, sous le prétexte de la venger ou de la défendre ?

A. Vous ne voyez toujours que le moment actuel, et vous vous obstinez à ne vouloir jamais porter vos regards sur l’avenir de bonheur qui doit sortir de ce sublime cahos.

B. J’ai trop bien vu le présent dans le passé pour ne pas craindre de voir également bien dans ce présent l’avenir qui nous menace. Adieu donc, jusqu’après la paix générale.