Entretiens philosophiques et politiques/Sur l’origine de nos Idées, et particulièrement de nos idées religieuses


QUELQUES APPERÇUS


Sur l’origine de nos Idées, et particulièrement de nos idées religieuses.




On n’a bien saisi, ce me semble, l’origine d’une idée, que lorsqu’on en a trouvé le germe dans une sensation très-commune, ou dans un sentiment, quoique individuel, au moins très-incontestable.

Qu’est-ce que l’idée la plus abstraite, si ce n’est le dernier terme de généralisation dont l’impression particulière qui nous la fit concevoir pouvait être susceptible ?

Ainsi l’idée d’espace est le dernier terme de généralisation où nous aura conduits l’impression de la première surface plane sur laquelle nous aurons remarqué la suite de plusieurs objets placés l’un à côté de l’autre, simultanément et d’une manière plus ou moins propre à nous frapper, comme une table, un plancher, une grande pelouse semée d’arbres et d’arbrisseaux.

Ainsi l’idée d’être n’est sans doute que le dernier terme de généralisation ou nous aurons été conduits par le sentiment intérieur de notre nous, de notre propre vie, de notre propre existence.

D’où nous serait venue l’idée du temps, de l’éternité, si ce n’est de l’accumulation mille fois répétée de la durée des instans, des phénomènes, des impressions que nous avons vu se succèder depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, depuis le premier grain qui s’écoule d’un sable jusqu’au dernier ?

D’où nous serait venue encore l’idée de cause et d’effet, si ce n’est de la généralisation d’une expérience souvent réitérée que tel ou tel phénomène, tel ou tel sentiment n’a jamais existé, du moins pour nous, sans avoir été précédé ou suivi de tel ou tel autre ?

Cette faculté de généraliser, comme celle d’analyser et de combiner, diffère évidemment de la faculté de sentir et d’appercevoir, et ces deux facultés nous paraissent aussi d’un ordre supérieur à celle-ci. Mais ces différentes facultés n’en sont pas moins dans la liaison la plus intime, et tellement intime, que l’une sert constamment à l’autre d’épreuve, de guide ou d’appui.

C’est parce que nous appercevons différens objets successivement ou simultanément, que nous sommes par-là même à portée de les joindre ou de les séparer, de les distinguer ou de les confondre.

Et c’est parce que nous sommes en état de les joindre ou de les séparer, de les distinguer ou de les confondre, que nous devenons aussi capables de généraliser une perception particulière et de particulariser une idée générale.

Ce sont des actes qui se suivent, naissent l’un de l’autre, et se soutiennent mutuellement.

Notre entendement est tour-à-tour poète et calculateur ; il est poète lorsqu’il rassemble nos perceptions et nos idées, les place, les arrange dans un ordre quelconque ; il est calculateur, lorsqu’il en fait l’addition ou la soustraction, la division ou la multiplication. Toute synthèse tient de la poésie, toute analyse de l’arithmétique.

Les principes les plus incontestables de notre raison ne sont que les apperçus plus ou moins lumineux des rapports qui existent véritablement dans la nature intellectuelle et morale comme dans la nature physique, des rapports naturels entre telle ou telle idée, telle ou telle cause et tel ou tel effet, tel ou tel but et tels ou tels moyens. Ce ne sont ni nos abstractions, ni nos combinaisons qui forment ces rapports, elles nous servent seulement quelquefois à les découvrir, à les concevoir et à les énoncer d’une manière plus claire et plus précise. Il en est de ces rapports, quelque simples ou quelque compliqués qu’ils se présentent à notre pensée, comme des accords en musique : le compositeur ne les trouverait pas s’ils n’existaient pas déjà d’avance dans la succession naturelle des sons, depuis l’accord de la tierce à la quinte, jusqu’à l’accord le plus éloigné, le moins connu ; l’artiste ne peut que les saisir, les distinguer ou les réunir avec plus ou moins d’effet, plus ou moins de bonheur.

Quoique la faculté d’abstraire et de généraliser abrège et facilite beaucoup le calcul de nos perceptions et de nos idées ; quoiqu’elle nous donne le moyen d’en tirer plus promptement et plus sûrement d’utiles résultats, gardons-nous d’en être trop fiers.

Tout merveilleux que peuvent nous paraître quelquefois les produits de nos abstractions et de nos généralisations, de la plus ingénieuse, de la plus vaste et de la plus profonde à la perception simple qui en fournit le premier germe, la distance réelle n’est jamais fort grande.

Nos idées les plus spirituelles, nos sentimens les plus purs, nos pensées les plus élevées, malgré le faste imposant de notre langage, examinées de près, se ressentent toujours encore assez de leur obscure et grossière origine.

L’idée d’un ordre moral n’est peut-être que la représentation d’une série régulière et proportionnelle de rapports physiques, appliquée à la suite de nos rapports intellectuels et moraux.

Le sentiment même de la vertu ne tire son origine que de ce sentiment de bien-être résultant de l’heureux équilibre de nos forces physiques, comparé très-naturellement à celui qui doit résulter de l’heureux équilibre de nos forces intellectuelles et morales.

L’idée de Dieu, même la plus philosophique, n’est sans doute que l’abstraction la plus pure de cette idée de cause, puisée dans la longue série de causes et d’effets que nous offrent le spectacle du monde sensible et la succession suivie des êtres qui le composent.

Le premier sentiment que nous fait éprouver l’existence de l’Être-suprême, est de la même nature que celui que nous fait éprouver l’existence de toute cause invisible, dont les effets nous ont fortement émus de crainte ou d’amour, d’épouvante ou d’admiration.

Aussi quelque distance immense que notre réflexion soit forcée de reconnaître entre nos rapports avec l’Être-suprême et tout autre rapport humain, ou nous ne nous en formons que des idées purement négatives, ou nous ne manquons jamais de nous le représenter comme un père ou comme un maître, comme le premier objet de notre amour, ou comme le premier objet de nos craintes.

Malgré la grande diversité de nos systèmes de théologie, de nos sectes et de nos communions religieuses, il me semble donc qu’il n’existe guère que trois religions essentiellement différentes : celle qui se fonde sur un sentiment d’amour, celle qui se forme sur un sentiment de crainte, et celle qui tient également de l’un et de l’autre de ces sentimens.

La première, j’en ai sinon la certitude la plus consolante, au moins la plus douce espérance, la première est la source de toutes les vertus et de tout le bonheur dont une ame humaine peut être susceptible.

La seconde est le principe funeste de ce déluge de crimes et de tourmens que le fanatisme et la superstition répandirent sur la terre, depuis la naissance du monde jusqu’à nos jours.

La troisième est celle qui renfermée dans de justes bornes, dirigée avec sagesse, et soutenue de l’appareil d’un culte imposant, peut avoir sur le repos et le bonheur de nos institutions sociales l’influence la plus salutaire et la plus active.

Les opinions religieuses les plus bizarres et les plus sublimes, les sentimens religieux les plus communs et les plus singuliers, tous les mystères de la théologie la plus élevée et de la superstition la plus puérile, ont un rapport étonnant avec les mystères de l’amour le plus pur et ceux du plus grossier.

La religion et l’amour sont les seuls sentimens dont la force l’emporte le plus habituellement sur celle de notre intérêt personnel, parce que le premier effet de leur charme est de nous transporter hors de nous-mêmes, de placer et notre existence et notre bonheur dans un autre objet que nous.

Ce que nous aimons, ce que nous adorons sur la terre comme dans le ciel, est toujours quelque chose d’invisible ; car ce que nous croyons appercevoir dans quelques formes extérieures, quelque ravissantes qu’elles puissent nous paraître, n’est pas véritablement ce que nous aimons, ce que nous adorons. Ces formes extérieures ne sont qu’une espèce de révélation qui nous inspire le desir, le besoin de jouir plus intimement de ce que nous aimons, de ce que nous adorons déjà, sans que nos sens aient encore pu l’atteindre.

Ainsi la manière dont nos sens et nos sentimens embrassent l’objet d’une passion tendre et profonde, est tout-à-fait analogue à ce que nous appelons la foi, lorsqu’il s’agit de l’objet d’une piété, d’une adoration religieuse.

Toute passion subsiste tant que l’objet qui l’a fait naître entretient cette foi du desir, la nourrit et ne l’épuisé pas. C’est parce que l’amour de Dieu la nourrit sans cesse, cette foi, et ne peut jamais l’épuiser, qu’il est aussi le seul amour dont il soit impossible de concevoir l’étendue ou le terme.

L’amour et la religion non-seulement ont la force de nous transporter hors de nous ; il est même de l’essence de ces deux sentimens de nous en faire éprouver le plus vif besoin. Le véritable amant comme le vrai dévot ne vit et n’aspire qu’à vivre dans l’objet aimé.

Quelle existence, quel bonheur personnel ne sacrifie-t-il pas sans regret, sans effort, à la douce illusion, au desir ardent de cette vie hors de lui ? un instant, un éclair de cette inconcevable félicité ne lui paraît pas trop payé de plusieurs années, de plusieurs siècles écoulés dans l’indifférence et dans l’isolement. Les dons les plus précieux, les sacrifices les plus pénibles, l’entier renoncement à nous-mêmes, le dévouement le plus absolu ne nous coûtent plus rien dans cette délicieuse exaltation de notre âme ; que dis-je ? ce qui, dans un état ordinaire, semblerait un effort surnaturel, devient alors l’accomplissement du besoin le plus impérieux, le repos tout à-la-fois et l’enivrement le plus voluptueux de tout notre être.

Après avoir donné pour l’objet aimé tout ce qu’on possède, on voudrait imaginer mille moyens de se donner encore mille fois soi-même. Un de ces mille moyens est de s’imposer des privations, des douleurs des supplices volontaires. Souffrir, c’est jouir. Mourir, s’anéantir soi-même dans l’adoration de l’objet aimé, c’est revivre en lui, c’est rassembler un moment sur ce point unique de bonheur tous les rayons de sa vie et de sa sensibilité.

Les vœux religieux les plus contraires en apparence à la nature de l’homme, les pratiques religieuses les plus bizarres, les plus inhumaines, les plus révoltantes, n’ont-elles pas pu prendre leur source dans cette même exaltation de notre pensée, de notre imagination, de notre sensibilité, dont tout amour violent et profond nous rend trop évidemment si susceptibles ? que l’on se rappelle les tourmens, les macérations, les tortures de toute espèce des Bramines, celles nos Saints, leurs abstinences si longues et si cruelles, leurs jeûnes, leurs flagellations, et jusqu’aux coups de bûche, jusqu’au crucifiement des disciples du bienheureux Pâris ; n’y retrouve-t-on pas toutes les privations, tous les supplices volontaire de l’amour chevaleresque, parodiés si plaisamment par Don-Quichotte ?

Comme le seul moyen de prévenir les écarts de l’amour ou d’en modérer les excès, c’est d’accoutumer de bonne heure notre sensibilité, notre imagination à consulter et à suivre les lumières de la raison et du goût, il n’en est point d’autre aussi pour prévenir le désordre et les illusions funestes de nos affections religieuses.

Ainsi que les liens et les douceurs d’un mariage heureux sont très-propres à garantir un cœur trop tendre ou trop passionné des séductions les plus dangereuses de l’amour, une religion positive, dont les dogmes sont tout à-la-fois touchans et raisonnables, le culte attrayant et doux, quoique imposant et sévère, est sans doute aussi l’égide la plus sûre pour préserver une ame trop susceptible ou trop ardente, des emportemens du fanatisme ou des faiblesses de la superstition.