Entretiens philosophiques et politiques/Sur la lecture


SUR LA LECTURE


Discours lu dans une société de lecture, à Z....




De combien d’épithètes pompeuses n’a-t-on pas cru devoir honorer notre siècle ! On a dit que c’était le siècle de la philosophie et de l’humanité, celui des grandes découvertes et des grandes révolutions. Assurément je ne prétends lui refuser aucun de ces titres ; mais il en est un autre qu’il serait, ce me semble, encore plus injuste de vouloir lui disputer, c’est d’être par excellence le siècle de la lecture. Jamais en aucun temps on n’a vu paraître plus de livres ; jamais on n’en a tant lu, sur-tout en France, en Angleterre, en Allemagne. Jamais la classe des liseurs n’a été plus nombreuse d’un bout de l’Europe à l’autre et jamais on n’a pu, je pense, attribuer à la lecture une influence plus puissante et plus universelle. Grace à l’intérêt qu’ont excité depuis quelques années les gazettes et les journaux, on ne craint point d’assurer qu’en France seulement, la classe des liseurs est augmentée de plus d’un million. C’est avec de l’encre comme avec de la poudre à canon qu’aujourd’hui l’on gouverne et l’on bouleverse l’univers. La politique actuellement m’inspire tant d’horreur, ou tant de respect, que je ne suis guère tenté de considérer ici ce goût dominant pour la lecture dans ses rapports avec les craintes ou les intérêts du gouvernement. Je me contenterai d’observer que si ceux qui gouvernent ont cru pouvoir s’en servir quelquefois avec avantage pour fonder et pour défendre leur puissance, ils ont dû bientôt voir que cet instrument était beaucoup plus propre encore à l’attaquer, à l’affaiblir, à la détruire : car l’empire de l’opinion, dont la liberté de parler et d’écrire est le grand mobile, n’acquiert malheureusement jamais une force plus réelle, plus active que lorsqu’il se trouve en opposition décidée avec l’empire des autorités établies.

La lecture est devenue de nos jours un des premiers besoins de l’accroissement, et si j’ose m’exprimer ainsi, du luxe de notre civilisation ; elle est un des alimens les plus indispensables de l’oisiveté de notre existence. Rien, sans doute, n’a contribué davantage à faciliter le progrès des lumières et des vérités utiles, à les répandre rapidement dans tous les pays et dans toutes tes classes de la société ; mais rien aussi n’a plus contribué sans doute à multiplier les demi-connaissances, le ridicule et les dangers d’une instruction superficielle ; à divulguer avec impunité tant d’opinions injustes ou hazardées, tant de maximes fausses en elles-mêmes ou d’une application du moins fort nuisible ; à propager enfin avec la célérité la plus effrayante d’anciens et de nouveaux préjugés, d’anciennes et de nouvelles erreurs de tout genre. On a bien répété plus d’une fois que cette multitude d’écrits, allant tantôt au même but, et tantôt se croisant les uns les autres, ressemblait à ces poisons qui se neutralisent mutuellement ou dont l’énergie se perd par l’excès même de l’usage ou de l’abus qu’on ne cesse d’en faire. Mais il n’est pas prouvé que ce remède du mal, quelque naturel qu’il soit et quelque utile qu’il puisse être, en prévienne toujours assez tôt les suites ou les répare assez sûrement. Les intervalles durant lesquels le poison seul agit, plus ou moins prolongés, n’ont produit que trop souvent les effets les plus funestes et les plus durables.

Il me semble qu’en général c’est un peu légèrement que l’on s’est si fort énorgueilli de tous les moyens d’instruction offerts dans la plus grande partie de l’Europe à toutes les classes, à tous les individus de la société, sans choix et sans distinction. On a développé peut-être beaucoup plus de facultés que le repos et le bonheur de la société n’en pouvait employer ; on les a fait sortir de la sphère naturelle de leur activité, sans savoir comment les placer convenablement dans une autre. On n’a fait qu’irriter ainsi les petites et les grandes ambitions, leur mal-aise, leurs regrets, leurs dégoûts, leurs besoins, leurs mécontentemens. On a fort augmenté par-là les embarras de l’ordre général, sans que l’existence du plus grand nombre en soit devenue plus heureuse, ou le bien être même de ceux qui semblaient devoir en tirer le premier avantage, plus facile et plus assuré.

Parmi tant de facultés que des moyens d’instruction trop vulgaires, trop prodigués, ont développées mal-à-propos pour leur propre compte aussi bien que pour l’intérêt public, combien n’en est-il pas encore qui ne l’ont été que très-imparfaitement, qui l’ont été même si mal, qu’au lieu de favoriser leur progrès naturel par des moyens insuffisans, par des efforts prématurés et factices, on a réussi plutôt l’arrêter, ou le corrompre ?

Cette foule importune de demi-savans, de beaux-esprits avortés, de critiques ineptes, de faux connaisseurs, de prétendus philosophes, d’amateurs ennuyeux et ridicules, en se pressant autour de l’homme de génie, de l’homme d’un esprit vraiment supérieur, devient aussi nuisible que l’est un amas confus de ronces et d’arbustes sauvages autour d’un grand et bel arbre ; elle l’empêche de jeter des racines assez profondes, d’élever ses branches assez haut, de les étendre assez loin pour donner l’ombrage et les fruits que promettait sa sève généreuse et féconde.

Pour se moquer de la sotte vanité d’une caste privilégiée, qui croyait par sa naissance même avoir le droit de prétendre à tout, on disait dans le siècle passé : Les gens de qualité savent tout sans avoir rien appris. Ce qu’un poète moderne a dit d’eux, quelques années avant la révolution, « que de nos jours ils apprenaient tout sans rien savoir » ne pourrait-il pas s’appliquer à beaucoup d’autres classes ? L’abondance des moyens d’instruction, la facilité du moins apparente de nos théories à la mode, n’a-t-elle pas engagé, pour ainsi dire, tout le monde à faire l’essai d’une étude quelconque, à courir d’une science à l’autre, à croire souvent pouvoir les embrasser toutes à-la-fois ? et de cette foule innombrable de tentatives plus ou moins sérieuses, plus ou moins soutenues, a-t-on vu sortir en effet beaucoup de talens supérieurs, beaucoup d’instruction solide et profonde ? Pour avoir appris tant de choses en sommes-nous plus savans ? Pour avoir lu tant de livres en sommes-nous plus instruits ? Pour être un peu plus instruits enfin, s’il est vrai que nous le soyons, en sommes-nous plus heureux ou plus raisonnables ?

La culture de notre siècle est arrivée à un si haut degré de perfection, que l’idée d’utilité pour l’esprit ou pour le cœur n’occupe guère plus ceux qui composent la plupart des livres que ceux qui les lisent. Est-ce pour s’instruire qu’on lit ? c’est pour s’amuser, pour charmer ou pour distraire son imagination, pour oublier ou pour tuer le temps. Louis XIV demandait un jour au duc de Vivonne : mais à quoi sert de lire ? Le duc de Vivonne, qui avait de l’embonpoint et de belles couleurs, répondit : La lecture fait à l’esprit ce que vos perdrix font à mes joues. Aujourd’hui, s’ils étaient de bonne foi, beaucoup de gens répondraient : La lecture supplée admirablement au vide de la solitude, aux ennuis de la conversation, à l’intérêt du jeu ; quelquefois même elle remplace les liqueurs ou l’opium, nous berce, nous endort et nous fait faire les plus agréables rêves du monde.

Dans les Républiques anciennes comme dans les nôtres, il existait un grand nombre de citoyens dispensés de toute espèce de travail. On ne voulait pas cependant qu’ils fussent oisifs ; ils trouvaient une occupation dans les exercices qui dépendaient de la gymnastique et dans ceux qui avaient du rapport à la guerre. Il faut donc regarder les Grecs, dit Montesquieu, comme une société d’athlètes et de combattans. Ne pourrait-on pas regarder plus d’un peuple moderne comme une société d’écrivains, et de liseurs, d’histrions et de spectateurs plus ou moins sensibles, plus ou moins distraits ?

Mais ce n’est pas dans un cercle où je distingue tant de personnes instruites et que l’instruction a rendues non-seulement plus aimables, mais encore plus attachées à leurs devoirs, que je me permettrai de faire la satyre du goût qui les rassemble ; j’aime mieux me rappeler en leur présence les principes qu’elles ont dû suivre dans le choix de leurs lectures, pour servir de règle à la jeunesse disposée à marcher sur leurs traces.

L’effet de nos premières lectures est d’une telle importance pour l’heureux développement de nos sentimens et de nos idées, qu’il serait fort à desirer qu’il pût toujours être dirigé par l’expérience la plus éclairée, par le discernement le plus sûr et le plus sévère.

Si l’époque dans laquelle nous vivons a produit un déluge de mauvais livres, on lui doit aussi, convenons-en, plus d’excellens ouvrages élémentaires qu’il n’en avait paru dans aucun autre.

Pour le premier âge, nous nous contenterons de citer les Conversations d’Émilie de Mme d’Épinay, le Magasin des enfans de Mme le Prince de Beaumont, les Œuvres de Mme la comtesse de Genlis, sur-tout son Théâtre d’Éducation et ses Veillées du château, les Dialogues des morts, de Fénélon, les petits romans et les voyages de M. Campe. On nous permettra de placer encore dans cette première classe les Cantiques sacrés de Gellert, un des meilleurs livres peut-être qu’on ait jamais faits ; je n’en connais pas du moins qui respire le sentiment d’une morale plus pure, qui soit d’un caractère et d’un intérêt plus propre à l’inspirer, qui rappelle à l’homme tous ses devoirs avec une autorité plus touchante, en vers plus simples, plus doux, et plus faciles à retenir.

Pour un âge plus formé, susceptible d’une application plus sérieuse et plus suivie, nous ne pensons pas qu’il existe d’ouvrage qui puisse développer les idées suivant une méthode plus naturelle, leur donner plus de justesse, plus de clarté, plus de précision que les écrits de Locke, de Condillac, d’Euler, de Clairaut de Smith et de Hume, d’Abt et de Garve, d’Addisson et de Shaftesbury. Parmi les œuvres de Condillac, c’est sur-tout sa logique et sa grammaire que je recommanderais d’abord. Personne avant lui n’a mieux établi la nature nominale des idées abstraites, l’effet du langage sur la pensée. De tous les savans écrits d’Euler, il n’en est qu’un seul qui soit à ma portée, et c’est sans doute aussi le seul dont je prétends parler ici, ses Lettres à une princesse d’Allemagne. Je ne crois pas qu’on ait jamais exposé les premiers principes de la science avec plus d’exactitude tout à-la-fois et plus de clarté. L’évidence de ce livre est comme le foyer de lumière que produit l’admirable miroir des grands télescopes d’Herschell ; elle éclaire tellement les objets les plus éloignés de nous, qu’elle semble les rapprocher et les placer à volonté, pour ainsi dire, de manière que la vue la plus bornée puisse les atteindre.

Les élémens de Clairaut ne formeront peut-être pas de grands mathématiciens mais ils donneront au moins le goût de cette science à ceux qui auront quelque disposition à l’apprendre ; et tout esprit attentif y suivra sans doute avec un charme tout particulier le développement des méthodes d’invention les plus simples et les plus ingénieuses.

Celui qui n’apprendra pas de Smith et de Hume l’art d’observer la marché la plus naturelle de nos sentimens et de nos idées, le cours le plus ordinaire comme le plus singulier de tous les mouvemens divers de notre imagination et de notre sensibilité, probablement n’en saura jamais rien.

Après avoir lu et médité les écrits de Garve, d’Abt, de Schaftesbury, sur-tout le Spectateur d’Addisson, où la morale la plus aimable est présentée sous tant de formes heureusement variées et toujours également intéressantes, qui ne se féliciterait pas d’être homme et citoyen ? Qui ne se sentirait pas mieux disposé par là même à remplir avec autant de sérénité que de résignation tous les devoirs de la société, les moins importans comme ceux qui le sont le plus !

Quant à l’histoire, avant d’étudier les ouvrages des grands maîtres, Tacite, Salluste, Tire-live, Machiavel, Voltaire, Vertot, Hume et Robertson, j’oserai conseiller de lire d’abord les excellens Abrégés de l’abbé Millot, et de se rendre familier l’usage des Tablettes chronologiques de Lenglet du Fresnoy, des Abrégés de Pfeffel et du président Hénaut.

Mais ce n’est pas une bibliothèque de lecture dont je veux tracer ici le plan ; je me presse de revend quelques observations plus générales.

Pour ne pas trop lire comme pour lire assez, je ne vois qu’une règle sûre, c’est de bien lire, c’est-à-dire avec méthode, d’après un plan réfléchi, plus ou moins étendu, plus ou moins sévère, si vous voulez, mais qui nous conduise toujours vers un but quelconque.

En général on veut ou s’instruire ou s’amuser.

Si l’on a pour but l’instruction on ne choisira sans doute que des ouvrages que l’on puisse comprendre, et l’on commencera par ceux qui dans chaque genre seront le plus réellement à la portée de notre capacité ; mais avec cette intention, il faut bien se garder de choisir des ouvrages qui ne présentent que des notions vagues et superficielles. Tout ce qui n’est que superficiel n’est jamais assez clair ; et souvent l’explication de l’idée la plus abstraite, du système le plus compliqué devient extrêmement claire à force de précision et de profondeur. C’est un agréable ouvrage assurément que les Entretiens de Fontenelle sur la pluralité des mondes ; mais pour ne s’approprier même que le peu d’idées exactes qui s’y trouvent sur l’astronomie, il faudrait soumettre son esprit à un travail plus long, plus incertain qu’en prenant la peine de les étudier dans les ouvrages plus simples, quoique plus profonds et plus méthodiques, des Boden, des Lalande, des Bailly.

Plusieurs routes peuvent conduire au même but, mais il n’en est qu’une ordinairement qui soit la plus courte, la plus facile, et par conséquent la meilleure : ce n’est qu’en se déterminant à surmonter les premières difficultés qu’on arrive bien sûrement à la solution des dernières. Ce n’est qu’avec la patience et le degré d’attention nécessaires pour saisir une vérité quelconque, que l’on parvient à la saisir véritablement ; qui croit l’atteindre sans employer les mêmes efforts, n’embrasse qu’une fausse apparence et s’entoure de vains fantômes.

Quand on n’aurait dans ses lectures d’autre but que celui de s’amuser, encore faudrait-il les choisir, comme on choisit les personnes de la société pour ne corrompre ni ses mœurs ni son goût ; et tout dépend encore ici du bonheur des premiers choix.

Pour ne pas être tenté de lire de mauvais livres, pour être sûr même de ne pouvoir en supporter la lecture, il suffit, je pense, de n’en lire d’abord que d’excellens. Un homme qui a passé sa jeunesse en bonne compagnie, en dépit de toutes les révolutions du monde, ne pourra se trouver dans la mauvaise sans dégoût et sans ennui. Après avoir pleuré aux tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire, comment s’intéresser à celle des Boyers des Pradons ? Après avoir ri aux comédies de Molière et de Regnard, comment s’amuser beaucoup de celles de Dancourt ou de Montfleury ? Après avoir rempli son imagination des grands et sublimes tableaux d’Homère de Virgile, du Tasse et de Milton, comment admirer les Chapelain, des Ronsard ? Après avoir goûté le bonheur de vivre au milieu du cercle intéressant de tous les êtres aimables qui nous attachent dans les romans de Richardson, de Fielding, de Miss Burney, comment se plaire à s’entourer de carricatures gigantesques, des conceptions bizarres de tous nos contes à la mode, de toutes nos vieilles histoires de chevalerie, de spectres et de revenans ?

Mme de Genlis a prétendu dans un de ses écrits, que s’il ne fallait jamais permettre à la jeunesse la lecture de livres décidément mauvais, il convenait cependant de lui faire lire d’abord dans chaque genre les ouvrages médiocres, premièrement comme plus à sa portée, secondement comme plus propres à lui faire sentir dans la suite tout le prix des ouvrages supérieurs. Quelque grace et quelque adresse qu’elle emploie à soutenir ce paradoxe, elle aurait sans doute elle-même trop de regrets d’avoir pu réussir à le faire adopter.

Il est bien évident qu’à tout âge il ne faut vouloir lire que ce qu’on est en état d’entendre, ou d’étudier du moins avec succès ; qu’en fait de science il faut donc commencer par les ouvrages élémentaires pour arriver aux théories plus élevées ou plus complettes. Mais parmi ces ouvrages élémentaires, ce sont encore les plus parfaits qu’il faudra choisir, et les meilleurs ne sont jamais trop bons. Ce sont encore sûrement les mieux faits que l’intelligence de la jeunesse saisira le plus facilement parce qu’encore une fois les idées déterminées avec beaucoup de justesse et de précision sont toujours celles qui frappent davantage ; parce que les livres les mieux pensés et les mieux écrits sont toujours les plus clairs, et les plus aisés comme les plus agréables à lire.

Quant aux ouvrages de sentiment et d’imagination, il est plus essentiel encore d’exiger le choix le plus sévère. Les impressions faites par les ouvrages de ce genre deviennent avec tant de promptitude, avec tant de facilité, par une séduction si douée et si dangereuse, des habitudes dominantes pour le cœur et l’imagination ! Les premières impressions, nécessairement les plus vives et les plus fortes, sont par là même les plus ineffaçables. Que de premières lectures de ce genre auxquelles on doit toutes les singularités, toutes les affectations de mauvais goût, dont des esprits assez distingués d’ailleurs n’ont jamais pu se défaire ! Hélas ! que de premières lectures de ce genre auxquelles des ames trop susceptibles pourraient attribuer encore les faiblesses, les penchans vicieux, qui corrompirent la pureté de leurs sentimens, qui firent la honte ou le tourment de leur existence !

On ne doit lire, j’en conviens, nos chefs-d’œuvre classiques qu’avec un esprit assez formé pour en saisir au moins les beautés les plus frappantes ; mais est-ce par l’étude de leurs plus faibles imitateurs qu’on s’y disposerait le plus heureusement ? On peut au contraire lire ces derniers sans beaucoup de danger, et même avec quelque fruit, lorsqu’on a déjà dans sa tête l’empreinte du modèle auquel il convient de les comparer pour les apprécier à leur juste valeur.

Au collège on nous fait lire peut-être trop tôt Virgile et Cicéron ; mais il en reste toujours dans notre mémoire quelques traces de grandes idées et de grandes images, qui dans une époque de la vie plus avancée servent le bon goût, comme les idées vagues de religion, puisées dans les catéchismes de l’enfance, préparent aussi plus ou moins le cœur aux doux sentimens d’une piété plus éclairée.

Ne faites donc lire à la jeunesse nos poëmes, nos théâtres, nos romans, que lorsque vous la croirez en état d’en comprendre le sujet, d’en saisir l’ensemble et les détails ; mais que les premiers poëtes que vous lui ferez lire soient Homère ou Virgile, le Tasse ou Milton, Gessner ou Viéland, les premiers théâtres, ceux de Corneille, de Racine, de Molière, les premiers romans, ceux de Richardson, de Fielding, de Le Sage, de Cervantes.

On m’objectera peut-être qu’en se bornant à ne lire que des ouvrages excellens, en s’accoutumant même à prendre les autres en dégoût, le cercle de nos lectures, dans plusieurs genres du moins, se trouverait bien-tôt épuisé ; mais de tous les inconvéniens, c’est encore celui qui me paraît le moins à redouter. Premièrement en lisant comme il convient de lire, lorsqu’on veut lire avec fruit, tous les bons livres ne sont pas sitôt lus. On a besoin d’un certain temps pour les lire avec attention, pour en méditer le sujet, pour embrasser le plan de l’ouvrage dans toute son étendue, pour en suivre l’exécution dans tous ses détails, pour se rendre compte à soi-même des résultats qu’on en a recueillis, de l’impression qu’on en a conservée. Et souvent avant de pouvoir achever cette espèce d’examen à son gré, l’on se trouve obligé de recourir à une seconde lecture qu’on fera toujours avec un nouveau charme, avec un nouvel intérêt, si l’ouvrage est véritablement d’un ordre supérieur.

Tout le monde, il est vrai n’est pas en état de s’approprier entièrement la méthode de lire du célèbre Gibbon ; mais il n’est personne qui ne doive juger qu’il n’en est point de meilleure. Voici ce que nous en disent ses mémoires : « Sa manière de lire était fort éloignée des routes tracées et fréquentées par la paresse ; des analyses et des extraits raisonnés fixaient sur chaque objet de ses lectures ses opinions et ses souvenirs ; lorsqu’un livre lui paraissait mériter une attention plus spéciale, sa méthode était encore plus sévère et consistait en un travail qui approchait, pour ainsi dire, de celui de la composition. Après un coup-d’œil, dit-il, jeté sur le sujet et la disposition d’un livre nouveau, j’en suspendais la lecture que je ne reprenais qu’après en avoir examiné moi-même le sujet sous tous les rapports, qu’après avoir repassé dans mes promenades solitaires tout ce que j’avais ou pensé ou appris sur l’objet de tout le livre, ou de quelque chapitre en particulier. Je me mettais ainsi en état d’apprécier ce que l’auteur ajoutait à mon fond original, et j’étais quelquefois favorablement disposé par l’accord, et quelquefois par l’opposition de nos idées. »

Le goût formé par l’étude des bons modèles, on pourra parcourir non-seulement sans risques, mais encore avec une sorte d’utilité, des ouvrages assez médiocres ; ils serviront souvent à former des comparaisons instructives : quelque imperfection que présente leur ensemble, il en est plus d’un où l’on ne manquera pas de trouver quelques parties vraiment intéressantes, quelques détails heureux, quelques vérités bien développées sous un point de vue plus simple ou plus singulier. La nouveauté d’ailleurs ne perd jamais ses droits sur notre imagination : comme elle donne toujours quelque prix aux fantaisies les plus capricieuses de la mode, elle en prête aussi trop souvent aux productions de la littérature les plus bizarres ou les plus frivoles. Il n’est donc pas à craindre que les amateurs de la lecture, quelque sévérité qu’ils aient tâché de donner à leur goût, ne trouvent encore leur curiosité suffisamment disposée à s’amuser des ouvrages du jour, qui sous un rapport quelconque auront pu mériter de faire plus ou moins de sensation. Mais plus nous croyons cette disposition commune, plus il nous paraît important de s’accoutumer d’abord à des lectures vraiment classiques, et de s’en faire à toutes les époques de la vie une habitude journalière.

Lorsque le métier que je faisais à Paris m’obligeait à lire, pour ainsi dire, toutes les inepties, toutes les frivolités que chaque jour y voit éclore et disparaître, je m’étais fait comme un devoir religieux de ne pas passer un jour sans relire quelque morceau de Virgile ou de Racine, quelques pages de Voltaire ou de Rousseau. Madame de Sévigné ne recommandait-elle pas à sa fille établie en Provence, de relire souvent Boileau, Molière et Bossuet pour se préserver du mauvais air de la province ?

J’ai connu des hommes de beaucoup d’esprit et de beaucoup de talent, borner très-réellement l’étendue de leur capacité, corrompre, ou du moins émousser sensiblement leur goût naturel, en négligeant tout-à-fait la lecture des ouvrages de nos grands maîtres, en lisant sans choix tout ce que leur présentait le hazard, ou le cours particulier de leurs études, en ne vivant en quelque sorte qu’avec des esprits au-dessous du leur, ce qui même avait fini par leur donner la confiance la plus opiniâtre dans leurs propres lumières, l’intolérance la plus aveugle et la plus ridicule pour toute opinion différente de la leur.

La meilleure règle à suivre peut-être dans le choix de ses lectures est celle qu’il convient de s’imposer de bonne heure dans le choix de ses liaisons. Il faut toujours tâcher de vivre avec des êtres qui nous soient supérieurs à quelques égards, qui ne soient pas du moins trop au-dessous de nous mêmes, et puissent nous donner l’espérance de nous rendre meilleurs ou plus aimables, et, s’il est possible, l’un et l’autre. Il faut tâcher d’abord de choisir des livres qui nous servent d’instituteurs, de guides et de maîtres ; ce n’est qu’après avoir bien choisi ceux-là que nous pourrons nous attacher à d’autres comme à des amis, à des amis de tous les jours et de tous les instans, parce qu’il n’y a que ceux-là dont l’amitié nous rende vraiment heureux. Ces premiers choix bien faits, tout le reste nous devient plus indifférent. Pour renouveler ses idées et ses sentimens, pour en varier le point de vue, pour se distraire et se délasser, on n’a peut-être jamais trop de connaissances ; mais il faut se garder de se livrer à ses connaissances comme à ses amis ; en ayant pour eux toute l’indulgence qu’on exige de leur part, il peut être permis de les juger, de les critiquer, de s’amuser même de temps en temps de leurs travers, de leurs ridicules comme de leurs bonnes qualités, mais pour revenir toujours avec un sentiment plus tendre et plus respectueux à ses premier liens, à ses premières habitudes.

C’est par l’effet que produit un livre sur nous que, sans une critique très-approfondie, nous pourrons toujours le juger assez bien : s’il n’étend pas l’horizon de nos idées, s’il ne leur donne pas plus de précision ou de clarté, ce n’est sûrement pas un livre instructif, du moins pour nous ; et si le sujet n’est pas tout-à-fait étranger au cercle de nos connaissances, ce livre est à coup sûr ou mal fait ou mal écrit. S’il ne nous rend pas meilleurs, plus sensibles, plus compâtissans, plus courageux, plus dévoués à la patrie, plus heureux de tous nos devoirs, fût-ce le traité de morale le plus austère, ce ne sera jamais un bon livre ; et s’il nous ennuie, c’est à coup sûr encore un livre ou mal fait ou mal écrit. En voulant donner plus de développement à cette maxime ne risquerions-nous pas d’en augmenter le nombre ?