Entretiens et Pensées/Les partis

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Charpentier (p. 192-197).

LES PARTIS



Non, je ne passerai jamais au socialisme, et, en général, je n’appartiendrai jamais à aucun parti. Voici mon bord (L. N. Tolstoï désigna le village calme qui s’étendait devant nous), et je m’y tiendrai toujours !

Que tous les hommes sincères qui désirent le bien de leur pays et de tout l’univers viennent ici, chez le peuple, dans ces mêmes izbas ; qu’ils viennent ici, qu’ils travaillent ; qu’ils leur consacrent leurs forces et écoutent la voix du travail, et alors, soyez sûr qu’il n’y aura plus chez nous de partis. Les partis, c’est comme le sel qu’on retire de l’eau et qu’on met en tas, on dirait quelque chose de particulier ; chaque cristal semble différer de l’autre, mais laissez-les tomber dans l’eau et tout y fondra. La même chose pour la campagne : c’est une mer et tout doit y fondre, et notre bien ne sera le bien que quand la vie des champs dominera dans le monde. Les champs, l’air, le ciel, le travailleur libre de tout esclavage, voilà notre élément, et c’est là que nous devons vivre. Et nous ne le faisons pas si nous nous en éloignons, si nous nous réunissons en cités et, faisant du peuple des esclaves, si nous arrangeons pour nous une vie particulière quelconque, pleine d’inventions et de mensonges, une vie tissée comme une toile d’araignée et fragile comme elle, sale et souillée du sang de ceux qui y périssent.

Voilà pourquoi les gens sensés et francs de la campagne, malgré eux, voient en chacun de nous une petite araignée qui a sucé le sang d’une victime et s’écartent d’elle. Oui, il nous faut faire encore un grand stage. Nous devons gagner la confiance de la campagne et désirer que le paysan voie en nous des amis.

Et nous autres, sans faire le premier pas, sans vivre à la campagne, sans y travailler, sans fusionner avec l’âme de la vie populaire, nous désirerions la diriger et lui prescrire diverses lois et voies qui nous plaisent. Et dans notre aveuglement, nous nous imaginons que c’est nous qui sommes en avant, et que la vie n’avance que grâce à nous !

C’est probablement ainsi que pensent d’elles les minoteries et les fabriques de drap placées le long du cours d’un large fleuve. Elles pensent que le courant puissant du fleuve provient du fait que les fabriques travaillent et battent les eaux de leurs roues.

Deux, trois dizaines de misérables bulles, dans lesquelles se sont réunis, comme dans un abcès, tous les sucs malsains du corps, se dispersent sous l’aspect de villes sur un immense espace du grand pays et le dirigent, s’imaginant que ce sont elles qui sont la tête ! La tête ? séparée du corps, mais qui suce le peuple ; une bande de violateurs qui, dans leur effronterie, s’octroient le nom mensonger de gens éclairés !

Et, à vrai dire, pour le peuple, pour ces hommes pillés et trompés depuis des siècles, qu’importent les fractions et les partis en lesquels se divisent les éléments corrompus. Le peuple devine ceux qui l’oppriment et le trompent et ne les croit pas. Il ne croit pas à leurs avances et à leurs paroles malignes, de même que le cheval ne croit pas à la pitié pour lui de son cavalier, tant que celui-ci reste en selle et le pique de ses éperons. Avant tout, si on le plaint, il faut descendre du cheval et marcher à côté de lui s’il suffoque sous le fardeau. Rendez au peuple ce que vous lui avez pris et toutes vos théories artificielles d’un bonheur également artificiel ne seront pas nécessaires.

Que les bureaucrates et les révolutionnaires disparaissent et il ne faudra plus ni bourgeoisie ni socialisme. Ces partis et ces divisions me rappellent toujours la vieille légende des hommes qui cherchaient le tombeau de Moïse. Ils étaient déjà sur le sommet du mont Nébo, mais quand ils jetaient les yeux sur la vallée qui était en bas il leur semblait y voir le tombeau de Moïse. Alors, ils se partagèrent en deux groupes : l’un resta sur la montagne, l’autre partit à la recherche dans la vallée. Et voici, raconte la légende, que ceux qui étaient sur la montagne croyaient voir le tombeau dans la vallée, et ceux qui étaient dans la vallée le voyaient sur la montagne. Et c’est ainsi qu’ils ne trouvèrent pas le tombeau de Moïse.

Et c’est aussi pourquoi nous ne trouvons pas le bonheur, puisque nous cherchons la pourriture, nous cherchons la poussière. Et tantôt il nous paraît que le bien est dans les mesures sévères, tantôt, nous pensons que le bonheur est dans le droit électoral de la majorité. Ni dans l’un ni dans l’autre cas nous n’obtiendrons ce que nous cherchons et ce dont nous avons besoin, car nous cherchons, comme ceux de la légende, le tombeau de l’esprit et nous nous éloignons de la vie.

Les ossements pourris des plaisirs misérables, le cadavre puant du bonheur personnel nous sont plus chers que l’espace parfumé de l’amour, que le ciel clair de la liberté qui existent toujours et qui, heureusement, existeront toujours au-dessus de la prison étouffante des villes remplies de corps de garde et de casernes, de casernes et de corps de garde.

Où vont les hommes ?

Ressaisissez-vous !