Entretiens et Pensées/Le nouveau commandement

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Charpentier (p. 198-203).

LE NOUVEAU COMMANDEMENT



Savez-vous quel est notre plus grand péché, le péché qui peut mettre à néant tout le travail de l’esprit et vous laisser comme un enfant nu, sans aide ; ou ce qui est encore pire, faire de vous un vulgaire menteur et imposteur, devant votre propre conscience ? Ce péché, quelque étrange et terrible que ce soit à dire, c’est l’amour du prochain. Oui, cet amour abstrait, impersonnel, pour les hommes qui vivent ici-bas, quelque part au loin et qui nous attirent du doigt : « Venez, ayez pitié de nous ! » Nous nous élançons de toute notre âme vers ces hommes, nous souffrons, et ils nous paraissent si charmants et si bons ! Nous serions prêts à leur donner tout. Ces hommes lointains c’est notre vie, et nous éprouvons une grande jouissance à la proximité du bonheur moral. Nous sommes pleins de joie. Et c’est une chose terrible cette joie, basse, égoïste, faible, qui se caresse elle-même la tête : que je suis bon ! et qui par cela rabaisse notre esprit. Je m’aperçois seulement maintenant combien est grand par sa simplicité et sa profonde connaissance de l’âme humaine le passage du vieux texte sacré sur l’amour du prochain.

Et c’est non seulement une indication, mais un avertissement : Aime ton prochain, mais pas le lointain. C’est l’avertissement d’un sage qui a beaucoup vécu et qui connaissait l’un des péchés les plus subtils. Aimer les hommes qu’on ne voit pas, qu’on ne connaît pas, qu’on ne rencontre jamais, c’est si facile, si attrayant, d’autant plus qu’il ne faut rien sacrifier. Il ne faut rien dépenser et, en même temps, le sentiment paraît travailler, l’âme est satisfaite, et la conscience est bernée. C’est si séduisant ! Mais non. Aime celui qui est devant toi, avec qui tu vis, que tu vois avec ses habitudes, avec son souffle, avec le désir de se moquer de toi, de t’humilier, avec son désir de te contrecarrer… Aime celui-ci, aie pitié de lui, réconcilie-toi avec lui. Et cela est la vie.

Quand je dis : « Aime ton prochain… », ordinairement je m’arrête à ce mot, je n’ajoute pas « comme toi-même ». Je sens que dans cette addition il y a quelque chose de faux. Il se peut que dans l’Ancien Testament, au chapitre XIX des Lévites, il soit dit : « Aime ton prochain comme toi-même. » Mais là ce n’est pas avec le sens général, cela ne se rapporte qu’aux « fils de ton peuple » et c’est encore trop imprégné d’attachement charnel. Il m’a toujours paru étrange et même impoli de se rappeler de soi-même en parlant de l’amour pour un autre et de sentir qu’on ne peut pas avouer que c’est mal rédigé, que cette comparaison est semblable à une petite fente dans la cloche pneumatique. Dès que cette fente existe on ne peut plus faire le vide dans la cloche. Il me paraît que le problème de la vie et toute la grandeur de la doctrine morale, c’est précisément d’aspirer de l’âme humaine, comme de la cloche de la machine pneumatique, tout son souffle d’égoïsme. Et voilà que tout à coup, dans ce commandement qui paraissait faire cela, il y a une fente par laquelle se renouvelle toujours l’air retiré de la cloche.

On ne peut pas introduire la comparaison « comme toi-même » dans le commandement de l’amour. Et imaginez-vous ma joie quand j’appris que Christ l’avait précisément enseigné ainsi. Quand on lui demanda : « Maître, quel est le plus grand commandement de la loi ? » il dit : « Aime Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta raison. » C’est le premier et le plus grand commandement. Le deuxième semblable à lui : « Aime ton prochain… » Par hasard, je lisais alors l’Évangile avec le contexte de Grisbach. À ce passage, il y a une petite explication. Après les mots : « comme toi-même », il est noté : « Dans le texte grec hos heauton, c’est-à-dire comme lui-même. »

Ce fut pour moi comme une inspiration soudaine. C’était le triomphe de l’esprit. Et, en effet, avec quelle facilité avait pu se produire la substitution d’un s à h, mais quelle énorme différence. De cette façon voici ce qu’il faut lire : et le deuxième commandement est semblable au premier : « Aime ton prochain comme lui-même », c’est-à-dire comme Dieu.

Ici, en effet, c’est l’unification des deux commandements qui, autrement, sont très différents l’un de l’autre.

Quelle ressemblance y a-t-il entre le premier et le deuxième commandement si on ordonne dans le premier le dévouement absolu à Dieu, si on ordonne de l’aimer de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa raison ; alors pour l’amour de soi-même, il n’y a plus de place, une fois que toute l’âme et tout le cœur sont donnés à Dieu. Comment donc peut-il se faire que le deuxième commandement devienne tout d’un coup semblable au premier, et dise que l’amour du prochain doit égaler l’amour de soi-même.

Évidemment ce ne peut être cela.

Mais si l’on dit : Aime Dieu de toute ton âme et ton prochain comme lui-même, alors, en effet, il y a unification des deux commandements.