Entretiens chinois/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 27 (p. 19-34).

ENTRETIENS CHINOIS[1]


Un Chinois nommé Xain, ayant voyagé en Europe dans sa jeunesse, retourna à la Chine à l’âge de trente ans, et, devenu mandarin, rencontra dans Pékin un ancien ami qui était entré dans l’ordre des jésuites : ils eurent ensemble les conférences suivantes :

PREMIÈRE CONFÉRENCE.

le mandarin.

Vous êtes donc bien mal édifié de nos bonzes ?

le jésuite.

Je vous avoue que je suis indigné de voir quel joug honteux ces séducteurs imposent sur votre populace superstitieuse. Quoi ! vendre la béatitude pour des chiffons bénits ! persuader aux hommes que des pagodes ont parlé ! qu’elles ont fait des miracles ! se mêler de prédire l’avenir ! quelle charlatanerie insupportable !

le mandarin.

Je suis bien aise que l’imposture et la superstition vous déplaisent.

le jésuite.

Il faut que vos bonzes soient de grands fripons.

le mandarin.

Pardonnez ; j’en disais autant en voyant en Europe certaines cérémonies, certains prodiges que les uns appellent des fraudes pieuses, les autres des scandales. Chaque pays a ses bonzes. Mais j’ai reconnu qu’il y en a autant de trompés que de trompeurs. Le grand nombre est de ceux que l’enthousiasme aveugle dans leur jeunesse, et qui ne recouvrent jamais la vue ; il y en a d’autres

qui ont conservé un œil, et qui voient tout de travers. Ceux-là sont des charlatans imbéciles.

le jésuite.

Vous devez faire une grande différence entre nous et vos bonzes : ils bâtissent sur l’erreur, et nous sur la vérité ; et si quelquefois nous l’avons embellie par des fables, n’est-il pas permis de tromper les hommes pour leur bien ?

le mandarin.

Je crois qu’il n’est permis de tromper en aucun cas, et qu’il n’en peut résulter que beaucoup de mal.

le jésuite.

Quoi ! ne jamais tromper ! Mais dans votre gouvernement, dans votre doctrine des lettrés, dans vos cérémonies et vos rites, n’entre-t-il rien qui fascine les yeux du peuple pour le rendre plus soumis et plus heureux ? Vos lettrés se passeraient-ils d’erreurs utiles ?

le mandarin.

Depuis près de cinq mille ans que nous avons des annales fidèles de notre empire, nous n’avons pas un seul exemple parmi les lettrés des saintes fourberies dont vous parlez : c’est de tout temps, il est vrai, le partage des bonzes et du peuple ; mais nous n’avons ni la même langue, ni la même écriture, ni la même religion que le peuple. Nous avons adoré dans tous les siècles un seul Dieu, créateur de l’univers, juge des hommes, rémunérateur de la vertu, et vengeur du crime dans cette vie et dans la vie à venir.

Ces dogmes purs nous ont paru dictés par la raison universelle. Notre empereur présente au Souverain de tous les êtres les premiers fruits de la terre ; nous l’accompagnons dans ces cérémonies simples et augustes ; nous joignons nos prières aux siennes. Notre sacerdoce est la magistrature ; notre religion est la justice ; nos dogmes sont l’adoration, la reconnaissance, et le repentir : il n’y a rien là dont on puisse abuser ; point de métaphysique obscure qui divise les esprits, point de sujet de querelles ; nul prétexte d’opposer l’autel au trône ; nulle superstition qui indigne les sages ; aucun mystère qui entraîne les faibles dans l’incrédulité, et qui, en les irritant contre des choses incompréhensibles, leur puisse faire rejeter l’idée d’un Dieu que tout le monde doit comprendre.

le jésuite.

Comment donc, avec une doctrine que vous dites si pure, pouvez-vous souffrir parmi vous des bonzes qui ont une doctrine si ridicule ?

le mandarin.

Eh ! comment aurions-nous pu déraciner une ivraie qui couvre le champ d’un vaste empire aussi peuplé que votre Europe ? Je voudrais qu’on pût ramener tous les hommes à notre culte simple et sublime : ce ne peut être que l’ouvrage des temps et des sages. Les hommes seraient plus justes et plus heureux. Je suis certain, par une longue expérience, que les passions, qui font commettre de si grands crimes, s’autorisent presque toutes des erreurs que les hommes ont mêlées à la religion.

le jésuite.

Comment ! vous croyez que les passions raisonnent, et qu’elles ne commettent des crimes que parce qu’elles raisonnent mal ?

le mandarin.

Cela n’arrive que trop souvent

le jésuite.

Et quel rapport nos crimes ont-ils donc avec les erreurs superstitieuses ?

le mandarin.

Vous le savez mieux que moi : ou bien ces erreurs révoltent un esprit assez juste pour les sentir, et non assez sage pour chercher la vérité ailleurs ; ou bien ces erreurs entrent dans un esprit faible qui les reçoit avidement. Dans le premier cas, elles conduisent souvent à l’athéisme ; on dit : Mon bonze m’a trompé : donc il n’y a point de religion ; donc il n’y a point de Dieu ; donc je dois être injuste si je puis l’être impunément. Dans le second cas, ces erreurs entraînent au plus affreux fanatisme ; on dit : Mon bonze m’a prêché que tous ceux qui n’ont point donné de robe neuve à la pagode sont les ennemis de Dieu ; qu’on peut, en sûreté de conscience, égorger tous ceux qui disent que cette pagode n’a qu’une tête, tandis que mon bonze jure qu’elle en a sept. Ainsi je peux assassiner, dans l’occasion, mes amis, mes parents, mon roi, pour faire mon salut.

le jésuite.

Il semble que vous vouliez parler de nos moines sous le nom de bonzes. Vous auriez grand tort ; ne seriez-vous pas un peu malin ?

le mandarin.

Je suis juste, je suis vrai, je suis humain. Je n’ai acception de personne ; je vous dis que les particuliers et les hommes publics commettent souvent sans remords les plus abominables injustices, parce que la religion qu’on leur prêche, et qu’on altère, leur semble absurde. Je vous dis qu’un raïa de l’Inde, qui ne connaît que sa presqu’île, se moque de ses théologiens qui lui crient que son dieu Vitsnou s’est métamorphosé neuf fois pour venir converser avec les hommes, et que, malgré le petit nombre de ses incarnations, il est fort supérieur au dieu Sammonocodom, qui s’est incarné chez les Siamois jusqu’à cinq cent cinquante fois. Notre raïa, qui entend à droite et à gauche cent rêveries de cette espèce, n’a pas de peine à sentir combien une telle religion est impertinente ; mais son esprit, séduit par son cœur pervers, en conclut témérairement qu’il n’y a aucune religion : alors il s’abandonne à toutes les fureurs de son ambition aveugle ; il insulte ses voisins, il les dépouille ; les campagnes sont ravagées, les villes mises en cendres, les peuples égorgés. Les prédicateurs ne lui avaient jamais parlé contre le crime de la guerre ; au contraire, ils avaient fait en chaire le panégyrique des destructeurs nommés conquérants, et ils avaient même arrosé ses drapeaux en cérémonie de l’eau lustrale du Gange[2]. Le vol, le brigandage, tous les excès des plus monstrueuses débauches, toutes les barbaries des assassinats, sont commis alors sans scrupule ; la famine et la contagion achèvent de désoler cette terre abreuvée de sang. Et cependant les prédicateurs du voisinage prêchent tranquillement la controverse devant de bonnes vieilles femmes qui, au sortir du sermon, entoureraient leur prochain de fagots allumés si leur prochain soutenait que Sammonocodom s’est incarné cinq cent quarante-neuf fois, et non pas cinq cent cinquante.

J’ose dire que si ce raïa avait été infiniment persuadé de l’existence d’un Dieu infini, présent partout, infiniment juste, et qui doit par conséquent venger l’innocence opprimée, et punir un scélérat né pour le malheur du genre humain ; si ses courtisans avaient les mêmes principes, si tous les ministres de la religion avaient fait tonner dans son oreille ces importantes vérités, au lieu de parler des métamorphoses de Vitsnou, alors ce raïa aurait hésité à se rendre si coupable.

Il en est de même dans toutes les conditions ; j’en ai vu plus d’un triste exemple dans les pays étrangers et dans ma patrie.

le jésuite.

Ce que vous dites n’est que trop vrai, il faut en convenir, et j’en augure un bon succès pour l’objet de ma mission. Mais avant d’avoir l’honneur de vous en parler, dites-moi, je vous prie, si vous pensez qu’il soit possible d’obtenir des hommes qu’ils se bornent à un culte simple, raisonnable et pur, envers l’Être suprême ? Ne faut-il pas aux peuples quelque chose de plus ? N’ont-ils pas besoin, je ne dis pas des fourberies de vos bonzes, mais de quelques illusions respectables ? N’est-il pas avantageux pour eux qu’ils soient pieusement trompés, je ne dis pas par vos bonzes, mais par des gens sages ? Une prédiction heureusement appliquée, un miracle adroitement opéré, n’ont-ils pas quelquefois produit beaucoup de bien ?

le mandarin.

Vous me paraissez faire tant de cas de la fourberie que peut-être je vous la pardonnerais si elle pouvait en effet être utile au genre humain. Mais je crois fermement qu’il n’y a aucun cas où le mensonge puisse servir la vérité.

le jésuite.

Cela est bien dur. Cependant je vous jure que nous avons fait parler en Italie et en Espagne plus d’une image de la Vierge avec un très-grand succès : les apparitions des saints, les possessions du malin, ont fait chez nous bien des conversions. Ce n’est pas comme chez vos bonzes.

le mandarin.

Chez vous, comme chez eux, la superstition n’a jamais fait que du mal. J’ai lu beaucoup de vos histoires ; je vois qu’on a toujours commis les plus grands attentats dans l’espérance d’une expiation aisée. La plupart de vos Européans ont ressemblé à un certain roi[3] d’une petite province de votre Occident, qui portait, dit-on, je ne sais quelle petite pagode à son bonnet, et qui lui demandait toujours permission de faire assassiner ou empoisonner ceux qui lui déplaisaient. Votre premier empereur chrétien[4] se souilla de parricides, comptant qu’il serait un jour purifié avec de l’eau. En vérité, le genre humain est bien à plaindre ; les passions portent les hommes aux crimes : s’il n’y a point d’expiation, ils tombent dans le désespoir et dans la fureur ; s’il y en a, ils commettent le crime impunément.

le jésuite.

Eh bien ! ne vaudrait-il pas mieux proposer des remèdes à ces malades frénétiques que de les laisser sans secours ?

le mandarin.

Oui ; et le meilleur remède est de réparer par une vie pure les injustices qu’on peut avoir commises. Adieu. Voici le temps où je dois soulager quelques-uns de mes frères qui souffrent. J’ai fait des fautes comme un autre : je ne veux pas les expier autrement ; je vous conseille d’en faire de même.

DEUXIÈME CONFERENCE.

le jésuite.

Je vous supplie avec humilité de me procurer une place de mandarin, comme plusieurs de nos Pères en ont eu, et d’y faire joindre la permission de nous bâtir une maison et une église, et de prêcher en chinois : vous savez que je parle la langue.

le mandarin.

Mon crédit ne va pas jusque-là. Les juifs, les mahométans, qui sont dans notre empire, et qui connaissent un seul Dieu comme nous, ont demandé la même permission, et nous n’avons pu la leur accorder : il faut suivre les lois.

le jésuite.

Point du tout ; il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes[5].

le mandarin.

Oui, si les hommes vous commandent des choses évidemment criminelles, par exemple d’égorger votre père et votre mère, d’empoisonner vos amis ; mais il me semble qu’il n’est pas injuste de refuser à un étranger la permission d’apporter le trouble dans nos États, et de balbutier dans notre langue, qu’il prononce toujours fort mal, des choses que ni lui ni nous ne pouvons entendre.

le jésuite.

J’avoue que je ne prononce pas tout à fait aussi bien que vous ; je fais gloire quelquefois de ne pas entendre un mot de ce que j’annonce ; pour le trouble et la discorde[6], c’est vraiment tout le contraire : c’est la paix que j’apporte.

le mandarin.

Vous souvenez-vous de la fameuse requête présentée à nos neuf tribunaux suprêmes, au premier mois de l’année que vous appelez 1717 ? En voici les propres mots qui vous regardent, et que vous avez conservés vous-mêmes[7] : « Ils vinrent d’Europe à Manille sous la dynastie des Ming[8]. Ceux de Manille faisaient leur commerce avec les Japonais. Ces Européans se servirent de leur religion pour gagner le cœur des Japonais ; ils en séduisirent un grand nombre. Ils attaquèrent ensuite le royaume en dedans et en dehors, et il ne s’en fallut presque rien qu’ils ne s’en rendissent tout à fait les maîtres. Ils répandent dans nos provinces de grandes sommes d’argent ; ils rassemblent, à certains jours, des gens de la lie du peuple mêlés avec les femmes : je ne sais pas quel est leur dessein, mais je sais qu’ils ont apporté leur religion à Manille, et que Manille a été envahie, et qu’ils ont voulu subjuguer le Japon, etc. »

le jésuite.

Ah ! pour Manille et pour le Japon, passe ; mais pour la Chine, vous savez que c’est tout autre chose ; vous connaissez la grande vénération, le profond respect, le tendre attachement, la sincère reconnaissance que…

le mandarin.

Mon Dieu, oui, nous connaissons tout cela ; mais souvenez-vous, encore une fois, des paroles que le dernier empereur Young-tching, d’éternelle mémoire, adressa à vos bonzes noirs ; les voici[9] :

« Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays ? Comment les recevriez-vous ? Si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même. Vous voulez que tous les Chinois embrassent vos lois ; votre culte n’en tolère pas d’autres, je le sais. En ce cas, que deviendrons-nous ? Les sujets de vos princes ? Les disciples que vous faites ne connaissent que vous ; dans un temps de troubles, ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’à présent il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par milliers, il pourrait y avoir du désordre, etc. »

le jésuite.

Il est vrai que nous avons transmis à notre Europe ce triste discours de l’empereur Young-tching, Nous sommes d’ailleurs obligés d’avouer que c’était un prince très-sage et très-vertueux, qui a signalé son règne par des traits de bienfaisance au-dessus de tout ce que nos princes ont jamais fait de grand et de bon. Mais, après tout, les vertus des infidèles sont des crimes[10] : c’est une des maximes incontestables de notre petit pays. Mais qu’est-il arrivé à ce grand empereur ? il est mort sans sacrements, il est damné à tout jamais. J’aime la paix, je vous l’apporte ; mais plût au ciel, pour le bien de vos âmes, que tout votre empire fût bouleversé, que tout nageât dans le sang, et que vous expirassiez tous jusqu’au dernier, confessés par des jésuites ! Car enfin, qu’est-ce qu’un royaume de sept cents lieues de long sur sept cents lieues de large réduit en cendres ? C’est une bagatelle. C’est l’affaire de quelques jours, de quelques mois, de quelques années tout au plus ; et il s’agit de la gloire éternelle que je vous souhaite.

le mandarin.

Grand merci de votre bonne volonté ! Mais, en vérité, vous devriez être content d’avoir fait massacrer plus de cent mille citoyens au Japon. Mettez des bornes à votre zèle. Je crois vos intentions bonnes ; mais quand vous aurez armé dans notre empire les mains des enfants contre les pères, des disciples contre les maîtres, et des peuples contre les rois, il sera certain que vous aurez commis un très-grand mal ; et il n’est pas absolument démontré que vous et moi soyons éternellement récompensés pour avoir détruit la plus ancienne nation qui soit sur la terre.

le jésuite.

Que votre nation soit la plus ancienne ou non, ce n’est pas ce dont il s’agit. Nous savons que, depuis près de cinq mille ans, votre empire est sagement gouverné ; mais vous avez trop de raison pour ne pas sentir qu’il faudrait, sans balancer, anéantir cet empire, s’il n’y avait que ce moyen de faire triompher la vérité. Çà, répondez-moi : je suppose qu’il n’y a d’autres ressources pour votre salut que de mettre le feu aux quatre coins de la Chine ; n’êtes-vous pas obligé en conscience de tout brûler ?

le mandarin.

Non, je vous jure ; je ne brûlerais pas une grange.

le jésuite.

Vous avez à la Chine d’étranges principes.

le mandarin.

Je trouve les vôtres terriblement incendiaires. J’ai bien ouï dire qu’en votre année 1604[11] quelques gens charitables voulurent en effet consumer en un moment par le feu toute la famille royale et tous les mandarins d’une île nommée l’Angleterre, uniquement pour faire triompher une de vos sectes sur les ruines des autres sectes. Vous avez employé tantôt le fer, tantôt le feu à ces saintes intentions ; et c’est donc là cette paix que vos confrères viennent prêcher à des peuples qui vivent en paix ?

le jésuite.

Ce que je vous en dis n’est qu’une supposition théologique, car je vous répète que j’apporte la paix, l’union, la bienfaisance, et toutes les vertus ; j’ajoute seulement que ma doctrine est si belle qu’il faudrait l’acheter aux dépens de la vie de tous les hommes.

le mandarin.

C’est vendre cher ses coquilles. Mais comment votre doctrine est-elle si belle, puisque vous me disiez hier qu’il fallait tromper ?

le jésuite.

Rien ne s’accorde plus aisément. Nous annonçons des vérités ; ces vérités ne sont pas à la portée de tout le monde, et nous rencontrons des ennemis, des jansénistes, qui nous poursuivent jusqu’à la Chine. Que faire alors ? Il faut bien soutenir une vérité utile par quelques mensonges qui le sont aussi ; on ne peut se passer de miracles : cela tranche toutes les difficultés. Je vous avoue entre nous que nous n’en faisons point, mais nous disons que nous en avons fait, et, si l’on nous croit, nous gagnons des âmes. Qu’importe la route, pourvu qu’on arrive au but ? Il est bien sûr que notre petit Portugais Xavier[12] ne pouvait être à la fois en même temps dans deux vaisseaux : cependant nous l’avons dit, et plus la chose est impossible et extravagante, plus elle a paru admirable. Nous lui avons fait aussi ressusciter quatre garçons et cinq filles : cela était important ; un homme qui ne ressuscite personne n’a guère que des succès médiocres. Laissez-nous au moins guérir de la colique quelques servantes de votre maison ; nous ne demandons que la permission d’un petit miracle : ne fait-on rien pour son ami ?

le mandarin.

Je vous aime, je vous servirais volontiers ; mais je ne peux mentir pour personne.

le jésuite.

Vous êtes bien dur, mais j’espère enfin vous convertir.

TROISIÈME CONFÉRENCE.

le jésuite.

Oui, je veux bien convenir d’abord que vos lois et votre morale sont divines. Chez nous on n’a que de la politesse pour son père et sa mère ; chez vous on les honore, et on leur obéit toujours. Nos lois se bornent à punir les crimes ; les vôtres décernent des récompenses aux vertus. Nos édits, pour l’ordinaire, ne parlent que d’impôts, et les vôtres sont souvent des traités de morale. Vous recommandez la justice, la fidélité, la charité, l’amour du bien public, l’amitié. Mais tout cela devient criminel et abominable si vous ne pensez pas comme nous ; et c’est ce que je m’engage à vous prouver.

le mandarin.

Il vous sera difficile de remplir cet engagement.

le jésuite.

Rien n’est plus aisé. Toutes les vertus sont des vices quand on n’a pas la foi : or vous n’avez pas la foi, donc, malgré vos vertus que j’honore, vous êtes tous des coquins, théologiquement parlant.

le mandarin.

Honnêtement parlant, votre P. Lecomte, votre P. Ricci, et plusieurs autres, n’ont-ils pas dit, n’ont-ils pas imprimé en Europe que nous étions, il y a quatre mille ans, le peuple le plus juste de la terre, et que nous adorions le vrai Dieu dans le plus ancien temple de l’univers ? Vous n’existiez pas alors ; nous n’avons jamais changé. Comment pouvons-nous avoir eu raison il y a quatre mille ans, et avoir tort à présent ?

le jésuite.

Je vais vous le dire ; notre doctrine est incontestablement la meilleure : or les Chinois ne reconnaissent pas notre doctrine, donc ils ont évidemment tort.

le mandarin.

On ne peut mieux raisonner ; mais nous avons à Kanton des Anglais, des Hollandais, des Danois, qui pensent tout différemment de vous ; qui vous ont chassés de leur pays parce qu’ils trouvaient votre doctrine abominable, et qui disent que vous êtes des corrupteurs ; vous-mêmes vous avez eu ici des disputes scandaleuses avec des gens de votre propre secte ; vous vous anathématisiez les uns les autres : ne sentez-vous pas l’énorme ridicule d’une troupe d’Européans qui venaient nous enseigner un système dans lequel ils n’étaient pas d’accord entre eux ? Ne voyez-vous pas que vous êtes les enfants perdus des puissances qui voudraient s’étendre dans tout l’univers ? Quel fanatisme, quelle fureur vous fait passer les mers pour venir aux extrémités de l’Orient nous étourdir par vos disputes, et fatiguer nos tribunaux de vos querelles ! Vous nous apportez votre pain et votre vin, et vous dites qu’il n’est permis qu’à vous de boire du vin : assurément cela n’est pas honnête et civil. Vous nous dites que nous serons damnés si nous ne mangeons de votre pain ; et puis, quand quelques-uns de nous ont eu la politesse d’en manger, vous leur dites que ce n’est pas du pain, que ce sont des membres d’un corps humain et du sang, et qu’ils seront damnés s’ils croient avoir mangé du pain que vous leur avez offert. Les lettrés chinois ont-ils pu penser autre chose de vous, sinon que vous étiez des fous qui aviez rompu vos chaînes, et qui couriez par le monde comme des échappés ? Du moins les Européans d’Angleterre, de Hollande, de Danemark, et de Suède, ne nous disent pas que du pain n’est pas du pain, et que du vin n’est pas du vin ; ne soyez pas surpris s’ils ont paru à la Chine et dans l’Inde plus raisonnables que vous. Cependant nous ne leur permettons pas de prêcher à Pékin ; et vous voulez qu’on vous le permette !

le jésuite.

Ne parlons point de ce mystère. Il est vrai que, dans notre Europe, le réformé, le protestant, le moliniste, le janséniste, l’anabaptiste, le méthodiste, le morave, le mennonite, l’anglican, le quaker, le piétiste, le coccéien, le voétien, le socinien, l’unitaire rigide, le millénaire, veulent chacun tirer à eux la vérité, qu’ils la mettent en pièces, et qu’on a bien de la peine à en rassembler les morceaux. Mais enfin nous nous accordons sur le fond des choses.

le mandarin.

Si vous preniez la peine d’examiner les opinions de chaque disputeur, vous verriez qu’ils ne sont de même avis sur aucun point. Vous savez combien nous fûmes scandalisés quand notre prince Olou-tsé[13], que vous avez séduit, nous dit que vous aviez deux lois, que ce qui avait été autrefois vrai et bon était devenu faux et mauvais. Tous nos tribunaux furent indignés : ils le seraient bien davantage s’ils apprenaient que, depuis dix-sept siècles, vous êtes occupés à expliquer, à retrancher et à ôter, à concilier, à rajuster, à forger ; nous, au contraire, depuis cinquante siècles nous n’avons pas varié un seul moment.

le jésuite.

C’est parce que vous n’avez jamais été éclairés. Vous n’avez jamais écouté que votre simple raison ; elle vous a dit qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste : il n’y a pas moyen de disputer sur cela ; mais il fallait écouter quelque chose au-dessus de votre raison ; il fallait lire tous les livres du peuple juif, que malheureusement vous ne connaissiez pas, et il fallait les croire ; et ensuite il fallait ne les plus croire et lire tous nos livres grecs et latins. Alors vous auriez eu, comme nous, mille belles querelles toutes les années ; chaque querelle aurait occasionné une décision admirable, un jugement nouveau : voilà ce qui vous a manqué, et c’est ce que je veux apprendre aux Chinois ; mais toujours pour le bien de la paix.

le mandarin.

Eh bien ! quand les Chinois, pour le bien de la paix, sauront toutes les opinions qui déchirent votre petit coin de terre au bout de l’Occident, en seront-ils plus justes ? Honoreront-ils leurs parents davantage ? Seront-ils plus fidèles à l’empereur ? L’empire sera-t-il mieux gouverné, les terres mieux cultivées ?

le jésuite.

Non assurément ; mais les Chinois seront sauvés comme moi : ils n’ont qu’à croire ce que je ne comprends pas.

le mandarin.

Pourquoi voulez-vous qu’ils le comprennent ?

le jésuite.

Ils ne le comprendront pas non plus.

le mandarin.

Pourquoi voulez-vous donc le leur apprendre ?

le jésuite.

C’est qu’il est nécessaire aujourd’hui à tous les hommes de le savoir.

le mandarin.

S’il est nécessaire à tous les hommes de le savoir, pourquoi les Chinois l’ont-ils toujours ignoré ? Pourquoi l’avez-vous ignoré vous-mêmes si longtemps ? Pourquoi n’en a-t-on jamais rien su dans toute la Grande-Tartarie, dans l’Inde, et au Japon ? Ce qui est nécessaire à tous les hommes ne leur est-il pas donné à tous ? N’ont-ils pas tous les mêmes sens, le même instinct d’amour-propre, le même instinct de bienveillance, le même instinct qui les fait vivre en société ? Comment se pourrait-il faire que l’Être suprême, qui nous a donné tout ce qui nous est convenable, nous eût refusé la seule chose essentielle ? N’est-ce pas une impiété de le croire ?

le jésuite.

C’est qu’il n’a fait ce présent qu’à ses favoris.

le mandarin.

Vous êtes donc son favori ?

le jésuite.

Je m’en flatte.

le mandarin.

Pour moi, je suis simplement son adorateur. Je vous renvoie à tous les peuples et à toutes les sectes de votre Europe, qui croient que vous êtes des réprouvés ; et tant que vous vous persécuterez les uns les autres, il ne sera pas prudent de vous écouter.

le jésuite.

Ah ! si jamais je retourne à Rome, que je me vengerai de tous ces impies qui empêchent nos progrès à la Chine !

le mandarin.

Faites mieux, pardonnez-leur. Vivons doucement tous ensemble, tant que vous serez ici ; secourons-nous mutuellement ; adorons tous l’Être suprême du fond de notre cœur. Quoique vous ayez plus de barbe que nous, le nez plus long, les yeux moins fendus, les joues plus rouges, les pieds plus gros, les oreilles plus petites, et l’esprit plus inquiet, cependant nous sommes tous frères.

le jésuite.

Tous frères ! et que deviendra mon titre de père ?

le mandarin.

Vous convenez tous qu’il faut aimer Dieu ?

le jésuite.

Pas tout à fait, mais je le permets.

le mandarin.

Qu’il faut être modéré, sobre, compatissant, équitable, bon maître, bon père de famille, bon citoyen ?

le jésuite.

Oui.

le mandarin.

Eh bien ! ne vous tourmentez plus tant ; je vous assure que vous êtes de ma religion.

le jésuite.

Ah ! vous vous rendez à la fin. Je savais bien que je vous convertirais.


Quand le mandarin et le jésuite eurent été d’accord, le mandarin donna au moine cette profession de foi :

1o La religion consiste dans la soumission à Dieu et dans la pratique des vertus.

2o Cette vérité incontestable est reconnue de toutes les nations et de tous les temps : il n’y a de vrai que ce qui force tous les hommes à un consentement unanime ; les vaines opinions qui se contredisent sont fausses.

3o Tout peuple qui se vante d’avoir une religion particulière pour lui seul offense la Divinité et le genre humain ; il ose supposer que Dieu abandonne tous les autres peuples pour n’éclairer que lui.

4o Les superstitions particulières n’ont été inventées que par des hommes ambitieux qui ont voulu dominer sur les esprits, qui ont fourni un prétexte à la nation qu’ils ont séduite d’envahir les biens des autres nations.

5o Il est constaté par l’histoire que ces différentes sectes, qui se proscrivent réciproquement avec tant de fureur, ont été la source de mille guerres civiles ; et il est évident que si les hommes se regardaient tous comme des frères, également soumis à leur père commun, il y aurait eu moins de sang versé sur la terre, moins de saccagements, moins de rapines, et moins de crimes de toute espèce.

6o Des lamas et des bonzes qui prétendent que la mère du dieu Fo accoucha de ce dieu par le côté droit, après avoir avalé un enfant, disent une sottise ; s’ils ordonnent de la croire, ce sont des charlatans tyranniques ; s’ils persécutent ceux qui ne la croient pas, ils sont des monstres.

7o Les brames, qui ont des opinions un peu moins absurdes, et non moins fausses, auraient également tort de commander de les croire, quand même elles pourraient avoir quelque lueur de vraisemblance : car l’Être suprême ne peut juger les hommes sur les opinions d’un brame, mais sur leurs vertus et sur leurs iniquités. Une opinion, quelle qu’elle soit, n’a nul rapport avec la manière dont on a vécu ; il ne s’agit pas de faire croire telle ou telle métamorphose, tel ou tel prodige, mais d’être homme de bien. Quand vous êtes accusé devant un tribunal, on ne vous demande pas si vous croyez que le premier mandarin a encore son père et sa mère, s’il est marié, s’il est veuf, s’il est riche ou pauvre, grand ou petit ; on vous interroge sur vos actions.

8o « Si tu n’es pas instruit de certains faits, si tu ne crois pas certaines obscurités, si tu ne sais par cœur certaines formules, si tu n’as pas mangé en certains temps certains aliments qu’on ne trouve point dans la moitié du globe, tu seras éternellement malheureux. » Voilà ce que les hommes ont pu inventer de plus absurde et de plus horrible. « Si tu es juste tu seras récompensé ; si tu es injuste tu seras puni. » Voilà ce qui est raisonnable.

9o Certains brames, qui croient que les enfants morts avant que d’avoir été baignés dans le Gange sont condamnés à des supplices éternels, sont les plus insensés de tous les hommes et les plus durs. Ceux qui font vœu de pauvreté pour s’enrichir ne sont pas les moins fourbes ; ceux qui cabalent dans les familles et dans l’État ne sont pas les moins méchants.

10o Plus les hommes sont faibles, enthousiastes, fanatiques, plus le gouvernement doit être modéré et sage.

11o Si vous donnez à un charlatan le privilège exclusif de faire des almanachs, il fera un calendrier de superstition pour tous les jours de l’année ; il intimidera les peuples et les magistrats par les conjonctions et les influences des astres. Si vous laissez vingt charlatans faire des almanachs, ils prédiront des événements différents ; ils se décréditeront tous les uns les autres : un temps viendra où tout le peuple aura découvert la friponnerie de tous les astrologues.

12o Alors il n’y aura plus d’almanachs que ceux des véritables astronomes qui calculent juste les mouvements des globes, qui n’attribuent d’influence à aucun, et qui ne prédisent ni la bonne ni la mauvaise fortune. Le peuple insensiblement ne croira que ces sages ; il adorera d’un culte plus pur le créateur et le guide de tous les globes, et notre petit globe en sera plus heureux.

13o Il est impossible que l’esprit de paix, l’amour du prochain, le bon ordre, en un mot la vertu, subsiste au milieu des disputes interminables ; il n’y a jamais eu la moindre dispute entre les lettrés, qui se bornent à reconnaître un Dieu, à l’aimer, à le servir sans mélange de superstitions, et à servir leur prochain.

14o C’est là le premier devoir ; le second est d’éclairer les superstitieux ; le troisième est de les tolérer en les plaignant, si on ne peut les éclairer.

15o Il peut y avoir plusieurs cérémonies ; mais il n’y a qu’une seule morale. Ce qui vient de Dieu est universel et immuable ; ce qui vient des hommes est local, inconstant, périssable.

16o Un imbécile dit : « Je dois penser comme mon bonze, car tout mon village est de son avis. » Sors de ton village, pauvre homme, et tu en verras cent mille autres qui ont chacun leur bonze, et qui pensent tout différemment.

17o Voyage d’un bout de la terre à l’autre, tu verras que partout deux et deux font quatre, que Dieu est adoré partout ; mais tu verras qu’ici on ne peut mourir sans huile, et que là, en mourant, il faut tenir à la main la queue d’une vache. Laisse là leur huile et leur queue, et sers le Maître de l’univers.

18o Voici un des grands maux que la superstition a fait naître. Un homme a violé sa sœur et tué son frère ; mais il fréquente une certaine pagode, il récite certaines formules dans une langue étrangère, il porte une certaine image sur sa poitrine ; mille vieilles s’écrient : Le bon homme ! le saint homme !

Un juste avoue franchement qu’on peut adorer Dieu sans faire ce pèlerinage, sans réciter cette formule ; mille vieilles s’écrient : Au monstre ! au scélérat !

19o Voici le comble de l’abomination ; voici ce qui fait sécher d’horreur et gémir d’être homme. Un chef des pagodes, assassin, empoisonneur public[14] a peuplé l’Inde de ses bâtards, et a vécu tranquille et respecté ; il a donné des lois aux princes. Un juste a dit : Gardez-vous d’imiter ce chef des pagodes, gardez-vous de croire les métamorphoses qu’il enseigne ; et ce juste a été brûlé à petit feu sur la place publique.

20o vous ! fanatiques actifs, qui depuis longtemps troublez la terre par vos querelles raisonnées ; et vous, fanatiques passifs, qui, sans raisonner, avez été mordus de ces enragés, et qui êtes malades de la même rage, tâchez de guérir si vous pouvez ; essayez de cette recette que voici. Adorez Dieu sans vouloir le comprendre ; aimez-le sans vous plaindre des maux qui sont mêlés sur la terre avec les biens ; regardez comme vos frères le Japonais, le Siamois, l’Indien, l’Africain, le Persan, le Turc, le Russe, et même les habitants du petit pays de l’Occident méridional de l’Europe, qui tient si peu de place sur la carte.


FIN DES ENTRETIENS CHINOIS.
  1. Tel est le titre que porte cet écrit dans le tome II des Choses utiles et agréables. Les éditeurs de Kehl l’avaient intitulé Un Mandarin et un Jésuite, et compris dans leur volume de Dialogues. Je ne saurais assigner une date précise aux Entretiens chinois ; mais ils sont postérieurs à la Relation du bannissement. (B.)
  2. Voyez, dans le onzième entretien de A, B, C, ce que Voltaire dit du sermon de Massillon pour la bénédiction des drapeaux.
  3. Louis XI.
  4. Constantin, dit le Grand, qui ne se fit baptiser qu’au lit de mort.
  5. Actes, v, 29.
  6. Allusion aux versets 34 et 35 du chap. x, Évangile de Matthieu. (Cl.)
  7. Recueil des lettres intitulées Édifiantes, pages 98 et suiv. (Note de Voltaire.)
  8. C’est ainsi qu’on lit à la page 192 du tome II des Choses utiles et agréables. Les éditions de Kehl portent : Dynastie Desning ; et cette faute a été copiée par presque tous les éditeurs qui suivirent. (B.)
  9. Lettres intitulées Édifiantes, XVIIe recueil, page 208. (Note de Voltaire.)
  10. Cette doctrine est très-nouvelle dans le christianisme. Les premiers Pères ont soutenu précisément tout le contraire, mais les théologiens sont devenus barbares à mesure qu’ils sont devenus puissants. Voyez La Mothe Le Vayer, Traité de la vertu des païens. (Note de Voltaire.)
  11. Voltaire, vers le commencement du chapitre clxxix de l’Essai sur les Mœurs, cite avec raison l’année 1605 comme véritable date de la conspiration des poudres ; seulement il parle du mois de février au lieu du mois de novembre, que je crois être celui dans lequel on découvrit les trente-six barils de poudre. (Cl.)
  12. François Xavier était Espagnol comme Ignace, dont il fut un des six premiers disciples. (Cl.)
  13. Dans l’édition qui fait partie des Choses utiles et agréables, on lit Ourtchin. Il y a Ourlebert dans les éditions de Kehl. C’est d’après un errata manuscrit que j’ai, en 1818, mis Olou-tsé, version qui a été suivie depuis par presque tous les éditeurs. M. Clogenson, en 1825, a écrit Olou-Toé. (B.)
  14. Alexandre VI.