Relation du bannissement des jésuites/Édition Garnier

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MÉLANGES

��RELATION

��DU BANNlSSEMEiNT DES JESUITES

DE LA CHINE

PAR L'AUTEUR DU COMPÈRE MATTHIEU K (1768)

��La Chine, autrefois entièrement ignorée, longtemps ensuite défigurée à nos yeux, et enfin mieux connue de nous que plu- sieurs provinces d'Europe, est Fempire le plus peuplé, le plus florissant, et le plus antique de l'univers. On sait que, par le dernier dénombrement fait sous l'empereur Kang-hi, dans les seules quinze provinces de la Chine proprement dite on trouva soixante millions d'hommes capables d'aller à la guerre, en ne comptant ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de soixante ans, ni les jeunes gens au-dessous de vingt, ni les man- darins, ni les lettrés, encore moins les femmes : à ce compte, il paraît difficile qu'il y ait moins de cent cinquante millions d'âmes, ou soi-disant telles, à la Chine.

Les revenus ordinaires de l'empereur sont deux cents millions

��1. Je rétablis le litre de l'opuscule de Voltaire tel qu'il est dans l'édition ori- ginale, in-8° de 28 pages, qui dut paraître à la fin de mars.

Dans beaucoup d'éditions des OEuvre^ de Voltaire la Relation est classée parmi les Dialogues, et intitulée l'Empereur de la Chine et frère Rigolet.

Voltaire, à qui on avait attribué le Compère Matthieu (voyez tome XXVI, page 411), prenait sa revanche en donnant un de ses ouvrages comme étant de l'auteur du Compère Matthieu. (B.)

27. — Ml'^LANGES. VI. 1

��i

�� � 4 BANNISSEMENT DES JESUITES

siasme d'un persuadé. Il y a de ces gens-là dans toutes les sociétés religieuses ; ils sont nécessaires à leur ordre. On demandait un jour à Oliva, général des jésuites, comme il se pouvait faire qu'il y eût tant de sots dans une société qui passait pour éclairée ; il répondit : Il nous faut des sfl;"7?/s. Ainsi donc saint Rigolet comparut devant l'empereur de la Chine.

Il était tout glorieux, et ne doutait pas qu'il n'eût l'honneur de baptiser l'empereur dans deux jours au plus tard. Après qu'il eut fait les génuflexions ordinaires, et frappé neuf fois la terre de son front, l'empereur lui fit apporter du thé et des biscuits, et lui dit : « Frère Rigolet, dites-moi en conscience ce que c'est que cette religion que vous prêchez aux lavandières et aux crocheteurs de mon palais.

FRÈRE RIGOLET.

Auguste souverain des quinze provinces anciennes delà Chine et des quarante-deux provinces tartares, ma religion est la seule véritable, comme me l'a dit mon préfet le frère Rouvet, qui le tenait de sa nourrice. Les Chinois, les Japonais, les Coréens, les Tartares, les Indiens, les Persans, les Turcs, les Arabes, les Afri- cains, et les Américains, seront tous damnés. On ne peut plaire à Dieu que dans une partie de l'Europe, et ma secte s'appelle la reli- gion catholique, ce qui veut dire universelle ^

l'empereur.

Fort bien, frère Rigolet. Votre secte est confinée dans un petit coin de l'Europe, et vous l'appelez universelle ! Apparemment que vous espérez de l'étendre dans tout l'univers. frère rigolet.

Sire, Votre Majesté a mis le doigt dessus ; c'est comme nous l'entendons. Dès que nous sommes envoyés dans un pays par le révérend frère général, au nom du pape qui est vice-dieu en terre, nous catéchisons les esprits qui ne sont point encore per- vertis par l'usage dangereux de penser. Les enfants du bas peuple étant les plus dignes de notre doctrine, nous commençons par eux ; ensuite nous allons aux femmes, bientôt elles nous donnent leurs maris, et dès que nous avons un nombre suffisant de pro- sélytes, nous devenons assez puissants pour forcer le souverain à gagner la vie éternelle en se faisant sujet du pape.

l'empereur.

On ne peut mieux, frère Rigolet; les souverains vous sont fort

1. Voyez tome XVI, page 426.

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obligés. Montrez-moi un peu sur cette carte géographique où demeure votre pape.

FRÈRE RIGOLET.

Sacrée Majesté impériale, il demeure au bout du monde dans ce petit angle que vous voyez, et c'est de là qu'il damne ou qu'il sauve à son gré tous les rois de la terre : il est vice-dieu, vice- Chang-ti, vice-Tien ; il doit gouverner la terre entière au nom de Dieu, et notre frère général doit gouverner sous lui.

l'empereur.

Mes compliments au vice-dieu et au frère général. Mais votre Dieu, quel est-il ? Dites-moi un peu de ses nouvelles.

frère RIGOLET.

Notre Dieu naquit dans une écurie, il y a quelque dix-sept cent vingt-trois ans, entre un bœuf et un âne; et trois rois, qui étaient apparemment de votre pays, conduits par une étoile nou- velle, vinrent au plus vite l'adorer dans sa mangeoire.

l'empereur.

Vraiment, frère Rigolet, si j'avais été là je n'aurais pas manqué de faire le quatrième.

FRÈRE RIGOLET.

Je le crois bien, sire; mais si vous êtes curieux de faire un petit voyage, il ne tiendra qu'à vous de voir sa mère. Elle demeure ici dans ce petit coin que vous voyez sur le bord de la mer Adria- tique, dans la même maison où elle accoucha de Dieu*. Cette maison, à la vérité, n'était pas d'abord dans cet endroit-là. Voici sur la carte le lieu qu'elle occupait dans un petit village juif; mais, au bout de treize cents ans, les esprits célestes la transpor- tèrent où vous la voyez. La mère de Dieu n'y est pas à la vérité en chair et en os, mais en bois. C'est une statue que quelques- uns de nos frères pensent avoir été faite par le Dieu son fils, qui était un très-bon charpentier.

l'empereur.

Un Dieu charpentier! un Dieu né d'une femme! tout ce que vous me dites est admirable.

FRÈRE RIGOLET.

Oh! sire, elle n'était point femme, elle était fille. Il est vrai qu'elle était mariée, et qu'elle avait eu deux autres enfants, nom- més Jacques, comme le disent de vieux Évangiles; mais elle n'en était pas moins pucelle.

1. Notre-Dame de Lorette. {Note de Voltaire.)

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l'empereur. Quoi! elle était pucelle, et elle avait des enfants!

FRÈRE RIGOLET.

Vraiment oui. C'est là le hon de l'affaire; ce fut Dieu qui fit un enfant à cette fille.

l'empereur.

Je ne vous entends point. Vous me disiez tout à l'heure qu'elle était mère de Dieu. Dieu coucha donc avec sa mère pour naître ensuite d'elle ?

FRÈRE RIGOLET.

Vous y êtes, Sacrée Majesté; la grâce opère déjà. Vous y êtes, dis-je;Dieuse changea en pigeon pour faire un enfanta la femme d'un charpentier, et cet enfant fut Dieu lui-même.

l'empereur.

Mais voilà donc deux dieux de compte fait : un charpentier et un pigeon.

frère RIGOLET.

Sans doute, sire; mais il y en a encore un troisième, qui est le père de ces deux-là, et que nous peignons toujours avec une barhe majestueuse: c'est ce dieu-là qui ordonna au pigeon défaire un enfant à la charpentière, dont naquit le dieu charpentier; mais au fond, ces trois dieux n'en font qu'un. Le père a engendré le fils avant qu'il fût au monde, le fils a été ensuite engendré par le pigeon, et le pigeon procède du père et du fils. Or vous voyez bien que le pigeon qui procède, le charpentier qui est né du pigeon, et le père qui a engendré le fils du pigeon, ne peuvent être qu'un seul Dieu; et qu'un homme qui ne croirait pas cette histoire doit être brûlé dans ce monde-ci et dans l'autre.

l'empereur.

Cela est clair comme le jour. Un dieu né dans une étable, il y a dix-sept cent vingt-trois ans, entre un bœuf et un âne; un autre dieu dans un colombier; un troisième dieu de qui viennent les deux autres, et qui n"est pas plus ancien qu'eux, malgré sa barbe blanche; une mère pucelle: il n'est rien de plus simple et de plus sage. Eh ! dis-moi un peu, frère Rigolet, si ton dieu est né, il est sans doute mort ?

frère RIGOLET.

S'il est mort. Sacrée Majesté, je vous en réponds, et cela pour nous faire plaisir. Il déguisa si bien sa divinité qu'il se laissa fouetter et pendre malgré ses miracles; mais aussi il ressuscita deux jours après sans que personne le vît, et s'en retourna au ciel après avoir solennellement promis « qu'il reviendrait inces-

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samment dans une nuée, avec une grande puissance et une grande majesté », comme le dit, dans son vingt et unième cha- pitre S Luc, le plus savant historien qui ait jamais été. Le mal- heur est qu'il ne revint point.

l'empereur. Viens, frère Rigolet, que je t'emhrasse; va, ta ne feras jamais de révolution dans mon empire. Ta religion est charmante : tu épanouiras la rate de tous mes sujets; mais il faut que tu me dises tout. Voilà ton dieu né, fessé, pendu, et enterré. Avant lui n'en avais-tu pas un autre?

FRÈRE RIGOLET.

Oui vraiment, il y en avait un dans le même petit pays, qui s'appelait le Seigneur tout court. Celui-là ne se laissait pas pendre comme l'autre; c'était un Dieu à qui il ne fallait pas se jouer : il s'avisa de prendre sous sa protection une horde de voleurs et de meurtriers, en faveur de laquelle il égorgea, un heau matin, tous les bestiaux et tous les fils aînés des familles d'Egypte, Après quoi il ordonna expressément à son cher peuple de voler tout ce qu'ils trouveraient sous leurs mains-, et de s'enfuir sans combattre, attendu qu'il était le Dieu des armées. Il leur ouvrit ensuite le fond de la mer, suspendit des eaux à droite et à gauche pour les faire passer à pied sec, faute de bateaux. Il les conduisit ensuite dans un désert où ils moururent tous; mais il eut grand soin de la seconde génération. C'est pour elle qu'il faisait toml)er les murs des villes au son d'un cornet à bouquin, et par le ministère d'une cabaretière ^ C'est pour ses cliers Juifs qu'il arrêtait le soleil et la lune en plein midi, afin de leur donner le temps d'égorger leurs ennemis plus à leur aise. Il aimait tant ce cher peuple qu'il le rendit esclave des autres peuples, qu'il l'est même encore aujour- d'hui. Mais, voyez-vous, tout cela n'est qu'un type, une ombre, une figure, une prophétie, qui annonçait les aventures de notre Seigneur Jésus, Dieu juif, fils de Dieu le père, fils de Marie, fils de Dieu pigeon qui procède de lui, et de plus ayant un père pu- tatif.

Admirez, Sacrée Majesté, la profondeur de notre divine reli- gion. Notre Dieu pendu, étant Juif, a été prédit par tous les prophètes juifs.

Votre Sacrée Majesté doit savoir que, chez ce peuple divin, il

��1. Verset 27.

2. Exode, III, 21-22.

3. Voyez tome XI, page 105.

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y avait des hommes divins qui connaissaient l'avenir mieux que vous ne savez ce qui se passe dans Pékin. Ces gens-là n'avaient qu'à jouer de la harpe, et aussitôt tous les futurs contingents se présentaient à leurs yeux. Un prophète, nommé Isaïe, coucha par l'ordre du Seigneur avec une femme; il en eut un fils, et ce fils était notre Seigneur Jésus-Christ : car il s'appelait Maher- Salal-has-bas S pcn^tagez vile les dépouilles. Un autre prophète, nommé Ézéchiel, se couchait sur le côté gauche trois cent quatre- vingt-dix jours-, et quarante sur le côté droit, et cela signifiait Jésus-Christ. Si Votre Sacrée Majesté me permet de le dire, cet Ézéchiel mangeait de la merde sur son pain, comme il le dit dans son chapitre iv, et cela signifiait Jésus-Christ.

Un autre prophète, nommé Osée^ couchait, par ordre de Dieu, avec une fille de joie nommée Gomer, fille de Debelaïm : il en avait trois enfants, et cela signifiait non-seulement Jésus- Christ, mais encore ses deux frères aînés Jacques le Majeur et Jacques le Mineur, selon l'interprétation des plus savants Pères de notre sainte Église.

Un autre prophète, nommé Jonas, est avalé par un chien marin, et demeure trois jours et trois nuits dans son ventre*: c'est visiblement encore Jésus-Christ, qui fut enterré trois jours et trois nuits, en retranchant une nuit et deux jours pour faire le compte juste. Les deux sœurs Oolla^ et Ooliba ouvrent leurs cuisses à tout venant, font bâtir un b , et donnent la préfé- rence à ceux qui ont le membre d'un âne ou d'un cheval, selon les propres expressions de la sainte Écriture : cela signifie l'Église de Jésus-Christ.

C'est ainsi que tout a été prédit dans les livres des Juifs. Votre Sacrée Majesté a été prédite. J'ai été prédit, moi qui vous parle, car il est écrit : Je les appellerai des extrémités de l'Orient; et c'est frère Rigolet qui vient vous appeler pour vous donner à Jésus- Christ mon sauveur.

l'empereur.

Dans quel temps ces belles prédictions ont-elles été écrites ?

FRÈRE RIGOLET.

Je ne le sais pas bien précisément; mais je sais que les

��1. Isaïe, vin, 3, 4, 12.

2. Ézéchiel, iv, 5.

3. Osée, ch. i, v. 3; et ch. m, v. 1 et 2. {Note de Voltaire.)

4. Jonas, ii, t.

5. Ézéchiel, ch. xvi et xxii. {Note de Voltaire.) — C'est dans le chapitre xxiii (et non dans les xvi et xxu) qu'Ézéchiel parle d'OoUa et d'Ooliba.

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prophéties prouvent les miracles de Jésus mon sauveur, et ces miracles de Jésus prouvent à leur tour les prophéties. C'est un argument auquel on n'a jamais répondu, et c'est ce qui établira sans doute notre secte dans toute la terre, si nousavonsheaucoup de dévotes, de soldats, et d'argent comptant.

l'empereur. Je le crois, et on m'en a déjà averti : on va loin avec de l'argent et des prophéties. Mais tu ne m'as point encore parlé des miracles de ton dieu ; tu m'as dit seulement qu'il fut fessé et pendu.

FRÈRE RIGOLET.

Eh! sire, n'est-ce pas là déjà un très-grand miracle? Mais il en a fait bien d'autres. Premièrement, le diable l'emporta sur le haut d'une petite montagne d'où on découvrait tous les royaumes de la terre, et il lui dit : « Je te donnerai tous ces royaumes, si tu veux m'adorer^; » mais Dieu se moqua du diable. Ensuite on pria notre Seigneur Jésus à une noce de village, et les garçons de la noce étant ivres- et manquant de vin, notre Seigneur Jésus- Christ changea l'eau en vin sur-le-champ, après avoir dit des injures à sa mère^ Quelque temps après, s'étant trouvé dans Gadara, ou Gésara, au bord du petit lac de Génézareth, il ren- contra des diables dans le corps de deux possédés* : il les chassa au plus vite, et les envoya dans un troupeau de deux mille co- chons, qui allèrent en grognant se jeter dans le lac et s'y noyer ; et ce qui constate encore la grandeur et la vérité de ce miracle, c'est qu'il n'y avait point de cochons dans ce pays-là.

l'empereur.

Je suis fâché, frère Rigolet, que ton dieu ait fait un tel tour. Le maître des cochons ne dut pas trouver cela bon. Sais-tu bien que deux mille cochons gras valent de l'argent ? Voilà un homme ruiné sans ressource. Je ne m'étonne plus qu'on ait pendu ton dieu. Le possesseur des cochons dut présenter requête contre lui, et je t'assure que si, dans mon pays, un pareil dieu venait faire un pareil miracle, il ne le porterait pas loin. Tu me donnes une grande envie de voir les livres qu'écrivit le Seigneur Jésus, et comment il s'y prit pour justifier des miracles d'une si étrange espèce.

1. Matthieu, iv, 9.

2. Inebriati... en saint Jean, ch. n, v. 10. {Nvte de Voltaire.)

3. Jean, ii, 4

4. Matthieu, viii, 28; Marc, v; Luc, vin, 27.

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FRÈRE RIGOLET.

Sacrée Majesté, il n"a jamais fait de livre; il ne savait ni lire ni écrire.

l'emperelr.

Ail ! ah 1 voici qui est digne de tout le reste. Un législateur qui n'a jamais écrit aucune loi !

FRÈRE RIGOLET.

Fi donc .' sire, quand un dieu vient se faire pendre, il ne s'amuse pas à de pareilles bagatelles : il fait écrire ses secrétaires. Il y en eut une quarantaine qui prirent la peine, cent ans après, de mettre par écrit toutes ces vérités. Il est vrai qu'ils se contre- disent tous ; mais c'est en cela même que le Térité consiste, et dans ces quarante histoires nous en avons à la fin choisi quatre, qui sont précisément celles qui se contredisent le plus, afin que la vérité paraisse avec plus d'évidence.

Tous ses disciples firent encore plus de miracles que lui; nous en faisons encore tous les jours. Nous avons parmi nous le dieu saint François Xavier, qui ressuscita neuf morts de compte fait dans rinde : personne à la vérité n"a vu ces résurrections; mais nous les avons célébrées d'un bout du monde à l'autre, et nous avons été crus. Croyoz-moi, sire, faites-vous jésuite; et je vous suis caution que nous ferons imprimer la liste de vos miracles avant qiril soit deux ans ; nous ferons un saint de vous, on fêtera votre féto à Rome, et on vous appellera saint Yong-tcliing après votre mort.

l'empereur.

Je ne suis pas pressé, frère Rigolet ; cela pourra venir avec le temps. Tout ce que je demande, c'est que je ne sois pas pendu comme ton dieu l'a été : car il me semble que c'est acheter la divinité un peu cher.

FRÈRE RIGOLET.

Ah! sire, c'est que vous n'avez pas encore la foi ; mais quand vous aurez été baptisé, vous serez enchanté d'être pendu pour l'amour de Jésus-Christ notre sauveur. Quel plaisir vous auriez de le voir à la messe, de lui parler, de le manger!

l'empereur.

Comment, mort de ma vie! vous mangez votre dieu, vous autres ?

frère RIGOLET.

Oui, sire, je le fais et je le mange. J'en ai préparé ce matin quatre douzaines, et je vais vous les chercher tout à l'heure, si Votre Sacrée Majesté l'ordonne.

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l'empereur. Tu me feras grand plaisir, mon ami. Va-t'en vite chercher tes dieux ; je vais en attendant faire ordonner à mes cuisiniers de se tenir prêts pour les faire cuire; tu leur diras à quelle sauce il les faut mettre : je m'imagine qu'un plat de dieux est une chose excellente, et que je n'aurai jamais fait meilleure chère,

FRÈRE RIGOLET.

Sacrée Majesté, j'ohéis à vos ordres suprêmes, et je reviens dans le moment. Dieu soit héni! voilà un empereur dont je vais faire un chrétien, sur ma parole. »

Pendant que frère Rigolet allait chercher son déjeuner, l'em- pereur resta avec son secrétaire d'État Ouang-Tsé ; tous deux étaient saisis de la plus grande surprise et de la plus vive indi- gnation.

« Les autres jésuites, dit l'empereur, comme Parennin, Ver- biest, Péreira, Bouvet, et les autres, ne m'avaient jamais avoué aucune de ces abominables extravagances. Je vois trop bien que ces missionnaires sont des fripons qui ont à leur suite des imbé- ciles. Les fripons ont réussi auprès de mon père en faisant de- vant lui des expériences de physique qui l'amusaient, et les imbéciles réussissent auprès de la populace : ils sont persuadés, et ils persuadent ; cela peut devenir très-pernicieux. Je vois que les tribunaux ont eu grande raison de présenter des requêtes contre ces perturbateurs du repos public. Dites-moi, je vous prie, vous qui avez étudié l'histoire de l'Europe, comment il s'est pu faire qu'une religion si absurde, si blasphématoire, se soit intro- duite chez tant de petites nations?

LE SECRÉTAIRE d'ÉTAT,

Hélas! sire, tout comme la secte du dieu Fo s'est introduite dans votre empire : par des charlatans qui ont séduit la populace. Votre Majesté ne pourrait croire quels effets prodigieux ont faits les charlatans d'Europe dans leur pays. Ce misérable qui vient de vous parler vous a lui-même avoué que ses pareils, après avoir enseigné à la canaille des dogmes qui sont faits pour elle, la sou- lèvent ensuite contre le gouvernement : ils ont détruit un grand empire qu'on appelait l'empire romain, qui s'étendait d'Europe en Asie, et le sang a coulé pendant plus de quatorze siècles par les divisions de ces sycophantes, qui ont voulu se rendre les maîtres de l'esprit des hommes ; ils firent d'abord accroire aux princes qu'ils ne pouvaient régner sans les prêtres, et l)ientôt ils s'élevè- rent contre les princes. J'ai lu qu'ils détrônèrent un empereur

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nommé débonnaire ^ un Henri IV, un Frédéric-, plus de trente rois, et qu'ils en assassinèrent plus de vingt.

Si la sagesse du gouvernement chinois a contenu jusqu'ici les bonzes qui déshonorent vos provinces, elle ne pourra jamais pré- venir les maux que feraient les bonzes d'Europe. Ces gens-là ont un esprit cent fois plus ardent, un plus violent enthousiasme, et une fureur plus raisonnée dans leur démence, que ne l'est le fanatisme de tous les bonzes du Japon, de Siam, et de tous ceux qu'on tolère à la Chine.

Les sots prêchent parmi eux, et les fripons intriguent; ils sub- juguent les hommes par les femmes, et les femmes par la confes- sion. Maîtres des secrets de toutes les familles, dont ils rendent compte à leurs supérieurs, ils sont bientôt les maîtres d'un État sans même paraître l'être encore, d'autant plus sûrs de parvenir à leurs fins qu'ils semblent n'en avoir aucune. Ils vont à la puis- sance par l'humilité, à la richesse par la pauvreté, et à la cruauté par la douceur.

^'ous vous souvenez, sire, de la fable des dragons qui se mé- tamorphosaient en moutons pour dévorer plus sûrement les hommes : voilà leur caractère ; il n'y a jamais eu sur la terre de monstres plus dangereux, et Dieu n'a jamais eu d'ennemis plus funestes.

l'empereur.

Taisez-vous ; voici frère Rigolct qui arrive avec son déjeuner. Il est bon de s'en divertir un peu. »

Frère Rigolet arrivait en elTet, tenant à la main une grande boîte de fer-blanc, qui ressemblait à une boîte de tabac. « Voyons, lui dit l'empereur, ton dieu qui est dans ta boîte. » Frère Rigolet en tira aussitôt une douzaine de petits morceaux de pâte ronds et plats comme du papier, u Ma foi, notre ami, lui dit l'empe- reur, si nous n'avons que cela à notre déjeuner, nous ferons très-maigre chère : un dieu, à mon sens, devrait être un peu plus dodu ; que veux-tu que je fasse de ces petits morceaux de colle ?

— Sire, dit Rigolet, que Votre Majesté fasse seulement apporter une chopine de vin rouge ; et vous verrez beau jeu. »

L'empereur lui demanda pourquoi il préférait le vin rouge au vin blanc, qui est meilleur à déjeuner, Rigolet lui répondit qu'il allait changer le vin en sang, et qu'il était bien plus aisé de

��1. Louis le Débonnaire, deuxième empereur d'Allemagne, et le premier du nom de Louis comme roi de France.

2. Frédéric II, vingt-sixième empereur.

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faire du sang avec du vin rouge qu'avec du vin paillet. Sa Majesté trouva cette raison excellente, et ordonna qu'on fît venir une bouteille de vin rouge. En attendant il s'amusa à considérer les dieux que frère Rigolet avait apportés dans la poche de sa culotte. Il fut tout étonné de trouver sur ces morceaux de pâte la figure empreinte d'un patibulaire et d'un pauvre diable qui y était atta- ché. « Eh ! sire, lui dit Rigolet, ne vous souvenez-vous pas que je vous ai dit que notre dieu avait été pendu ? Nous gravons tou- jours sa potence sur ces petits pains que nous changeons en dieux. Nous mettons partout des potences dans nos temples, dans nos maisons, dans nos carrefours, dans nos grands chemins; nous chantons M Bonjour, notre unique espérance. Nous avalons Dieu avec sa potence.

— C'est fort bien, dit l'empereur ; tout ce que je vous sou- haite, c'est de ne pas finir comme lui. ;>

Cependant on apporta la bouteille de vin rouge : frère Rigolet la posa sur une table avec sa boîte de fer-blanc, et, tirant de sa poche un livre tout gras, il le plaça à sa main droite; puis, se tour- nant vers l'empereur, il lui dit : (( Sire, j'ai l'honneur d'être por- tier, lecteur, conjureur, acolyte, sous-diacre, diacre, et prêtre. Notre saint-père le pape, le grand Innocent III, dans son premier livre des Mystères de la messe, a décidé que notre dieu avait été portier, quand il chassa à coups de fouet - de bons marchands qui avaient la permission de vendre des tourterelles à ceux qui venaient sacrifier dans le temple. Il fut lecteur, quand, selon saint Luc ', il prit le livre dans la synagogue, quoiqu'il ne sût ni lire ni écrire ; il fut conjureur, quand il envoya des diables * dans des cochons; il fut acolyte, parce que le prophète juif Jérémie avait dit: Je suis la lumière dumonde^, et que les acolytes portent des chandelles; il fut sous-diacre, quand il changea l'eau en vin", parce que les sous-diacres servent à table ; il fut diacre, quand il nourrit quatre mille hommes , sans compter les femmes et les petits enfants, avec sept petits pains et quelques goujons, dans le pays de Magédan, connu de toute la terre, selon saint Matthieu; ou bien quand il nourrit cinq mille hommes avec cinq pains et

1. crux, ave, spes unica. {Noie de Voltaire.) — C'est le premier vers de la sixième strophe de l'hymne du jour de la Passion. (B.)

2. Jean, n, 15.

3. IV, 17.

4. Matt., VIII, 32; ibid.^ v, 13.

5. C'est dans saint Jean, ch. viii, v. 12, et ix, 5, que se trouvent ces paroles.

6. Jean, ii, 0.

7. Matt., XV, 34-38.

�� � deux goujons, près de Betzaïda, comme le dit saint Luc[1] ; enfin il fut prêtre selon l’ordre de Melchisédech[2], quand il dit à ses disciples[3] qu’il allait leur donner son corps à manger. Étant donc prêtre comme lui, je vais changer ces pains en dieux : chaque miette de ce pain sera un dieu en corps et en âme ; vous croirez voir du pain, manger du pain, et vous mangerez Dieu.

« Enfin, quoique le sang de ce dieu soit dans le corps que j’aurai créé avec des paroles, je changerai votre vin rouge dans le sang de ce dieu même ; pour surabondance de droit, je le boirai ; il ne tiendra qu’à Votre Majesté d’en faire autant. Je n’ai qu’à vous jeter de l’eau au visage ; je vous ferai ensuite portier, lecteur, conjureur, acolyte, sous-diacre, diacre, et prêtre ; vous ferez avec moi une chère divine. »

Aussitôt voilà frère Rigolet qui se met à prononcer des paroles en latin, avale deux douzaines d’hosties, boit chopine, et dit grâces très-dévotement.

« Mais, mon cher ami, lui dit l’empereur, tu as mangé et bu ton dieu : que deviendra-t-il quand tu auras besoin d’un pot de chambre ?

— Sire, dit frère Rigolet, il deviendra ce qu’il pourra, c’est son affaire. Quelques-uns de nos docteurs disent qu’on le rend à la garde-robe, d’autres qu’il s’échappe par insensible transpiration ; quelques-uns prétendent qu’il s’en retourne au ciel. Pour moi, j’ai fait mon devoir de prêtre, cela me suffit ; et pourvu qu’après ce déjeuner on me donne un bon dîner avec quelque argent pour ma peine, je suis content.

— Or çà, dit l’empereur à frère Rigolet, ce n’est pas tout ; je sais qu’il y a aussi dans mon empire d’autres missionnaires qui ne sont pas jésuites, et qu’on appelle dominicains, cordeliers, capucins : dis-moi, en conscience, s’ils mangent Dieu comme toi.

— Ils le mangent, sire, dit le bonhomme ; mais c’est pour leur condamnation. Ce sont tous des coquins, et nos plus grands ennemis ; ils veulent nous couper l’herbe sous le pied. Ils nous accusent sans cesse auprès de notre saint-père le pape. Votre Majesté ferait fort bien de les chasser tous, et de ne conserver que les jésuites : ce serait un vrai moyen de gagner la vie éternelle, quand même vous ne seriez pas chrétien. »

L’empereur lui jura qu’il n’y manquerait pas. Il fit donner quelques écus à frère Rigolet, qui courut sur-le-champ annoncer cette bonne nouvelle à ses confrères.

Le lendemain, l’empereur tint sa parole : il fit assembler tous les missionnaires, soit ceux qu’on appelle séculiers, soit ceux qu’on nomme très-irrégulièrement réguliers ou prêtres de la propagande, ou vicaires apostoliques, évêques in partibus, prêtres des missions étrangères, capucins, cordeliers, dominicains, hiéronymites, et jésuites. Il leur parla en ces termes[4], en présence de trois cents colaos :

« La tolérance m’a toujours paru le premier lien des hommes, et le premier devoir des souverains. S’il était dans le monde une religion qui pût s’arroger un droit exclusif, ce serait assurément la nôtre. Vous avouez tous que nous rendions à l’Être suprême un culte pur et sans mélange avant qu’aucun des pays dont vous venez fût connu de ses voisins, avant qu’aucune de vos contrées occidentales eût seulement l’usage de l’écriture. Vous n’existiez pas quand nous formions déjà un puissant empire. Notre antique religion, toujours inaltérable dans nos tribunaux, s’étant corrompue chez le peuple, nous avons souffert les bonzes de Fo, les talapoins de Siam, les lamas de Tartarie, les sectaires de Laokium ; et, regardant tous les hommes comme nos frères, nous ne les avons jamais punis de s’être égarés. L’erreur n’est point un crime. Dieu n’est point offensé qu’on l’adore d’une manière ridicule : un père ne chasse point ceux de ses enfants qui le saluent en faisant mal la révérence ; pourvu qu’il en soit aimé et respecté, il est satisfait. Les tribunaux de mon empire ne vous reprochent point vos absurdités ; ils vous plaignent d’être infatués du plus détestable ramas de fables que la folie humaine ait jamais accumulées ; ils plaignent encore plus le malheureux usage que vous faites du peu de raison qui vous reste pour justifier ces fables.

« Mais ce qu’ils ne vous pardonnent pas, c’est de venir du bout du monde pour nous ôter la paix. Vous êtes les instruments aveugles de l’ambition d’un petit lama italien qui, après avoir détrôné quelques régules, ses voisins, voudrait disposer des plus vastes empires de nos régions orientales.

« Nous ne savons que trop les maux horribles que vous avez causés au Japon. Douze religions y florissaient avec le commerce, sous les auspices d’un gouvernement sage et modéré ; une concorde fraternelle régnait entre ces douze sectes : vous parûtes, et la discorde bouleversa le Japon ; le sang coula de tous côtés ; vous en fîtes autant à Siam et aux Manilles ; je dois préserver mon empire d’un fléau si dangereux. Je suis tolérant, et je vous chasse tous, parce que vous êtes intolérants. Je vous chasse, parce qu’étant divisés entre vous, et vous détestant les uns les autres, vous êtes prêts d’infecter mon peuple du poison qui vous dévore. Je ne vous plongerai point dans les cachots, comme vous y faites languir en Europe ceux qui ne sont pas de votre opinion. Je suis encore plus éloigné de vous faire condamner au supplice, comme vous y envoyez en Europe ceux que vous nommez hérétiques. Nous ne soutenons point ici notre religion par des bourreaux ; nous ne disputons point avec de tels arguments. Partez ; portez ailleurs vos folies atroces, et puissiez-vous devenir sages ! Les voitures qui vous doivent conduire à Macao sont prêtes. Je vous donne des habits et de l’argent : des soldats veilleront en route à votre sûreté. Je ne veux pas que le peuple vous insulte : allez, soyez dans votre Europe un témoignage de ma justice et de ma clémence. »

Ils partirent ; le christianisme fut entièrement aboli à la Chine, ainsi qu’en Perse, en Tartarie, au Japon, dans l’Inde, dans la Turquie, dans toute l’Afrique : c’est grand dommage ; mais voilà ce que c’est que d’être infaillibles.



fin de la relation, etc.

  1. IX, 16.
  2. Ps. cix, 4.
  3. Matt., xxvi, 26.
  4. Voltaire a rapporté les propres paroles de l’empereur, tome XIII, page 108 ; XV, 83 ; et, ci-après, dans les Entretiens chinois.