Éditions du Devoir (p. 128-136).


X

GARAGE À LOUER


Lui est trop vieux pour travailler maintenant, et ils achèvent tranquillement leur vie dans un petit appartement qu’ils se sont réservé, au rez-de-chaussée de la vaste maison où grandissaient autrefois les enfants aujourd’hui dispersés.

Avec l’âge, la vieille devient un peu sourde, le vieux, casanier. Mais celui-ci s’occupe encore de ses loyers, de ses rentes, et se pique d’être toujours homme d’affaires. Tout de même il passe la moitié de ses jours à suivre de pièce en pièce, comme une ombre, sa vieille qui vaque à tous les soins du ménage. Il met son nez dans les chaudrons, se mêle parfois de baisser le gaz, de dire :

— T’as pas mis trop de beurre, dans ta soupe ?

Tout cela, non par mesquinerie, mais uniquement parce qu’il n’est pas très occupé, et qu’il n’est tout de même pas assez vieux pour dormir tout le temps !

D’ailleurs, ils se supportent mutuellement d’une façon admirable, et ils se taquinent encore, preuve d’une jeunesse de cœur tenace.

Aussi, si le vieux se propose de faire quelque marché et s’en vante d’avance, sa femme malicieuse lui rétorque bien vite :

— Défie-toi, mon vieux. Pense à ton garage que tu avais si bien loué !

— Quoi ! y était pas bien loué, mon garage ? qu’est-ce que t’as à en dire !

Et en se moquant, elle commente une fois de plus, la bonne histoire !

Un jour d’octobre pluvieux à déshonorer un si beau mois, on avait sonné à la porte, un samedi, vers deux heures de l’après-midi. La vieille avait ouvert et s’était trouvée en présence d’un beau jeune homme, qui ne parlait qu’anglais. Malheureusement, elle n’avait jamais affaire aux Anglais ; elle crut qu’il s’était trompé d’adresse, et comme elle ne faisait que baragouiner cette langue, elle appela vite son mari.

De la salle où elle était retournée, elle n’avait pas pu suivre la conversation qui s’était poursuivie dans le salon. Elle se rongeait déjà de curiosité, quand son vieux survint, cherchant ses lunettes qu’il avait sur le nez, et qu’elle trouva naturellement tout de suite ! et il lui annonça, triomphalement, l’heureux motif de sa surexcitation. Il avait loué son garage. Il tenait un beau dix dollars et il continua :

— Et j’le loue bien, la vieille ! Deux mois payés d’avance, tiens regarde…

Il repartit avec ses lunettes, sa plume, son carnet de reçus, et l’entretien, au salon, se prolongea ensuite beaucoup trop, dans l’opinion de la vieille très intriguée. Elle réussit tout de même à revoir un moment le visiteur. Il faut dire qu’elle aussi le trouva bien chic. Et tout de suite après, les langues des deux vieux avaient marché d’abondance, vous pensez bien. D’où venait ce locataire si grand, si distingué, si beau ? Était-ce un envoyé du ciel ? Il y avait des garages à louer à toutes les deux portes, en cet automne de rareté de pneus, d’essence ; pourquoi avait-il choisi le leur, un peu démodé, vraiment, ils devaient bien se l’avouer ? Comment était la voiture ? Mais la voiture, ils ne l’avaient pas vue, ni l’un ni l’autre. La vieille assura que le locataire était même venu à pied. Son chapeau était mouillé, elle se le rappelait maintenant. Et sur le tapis du salon, la trace de ses longs pieds boueux était restée.

— Y’arait pu les essuyer mieux, su’le paillasson…

— Il est enrôlé, dit le vieux’. Il entre dans la marine. Il part la semaine prochaine. Il ne veut pas vendre son auto qui est une belle voiture. Il a loué sa maison et ne peut pas garder son garage.

— Loué sa maison ? dit la vieille, qui cherchait à critiquer. Il est bien jeune pour avoir une maison. Moi, j’lui donne pas plus que vingt-quatre ans. Toi ?

— En tous cas, c’est ce que j’ai compris, et j’comprends l’anglais, repartit le vieux un peu impatient. Et ce qui est important, c’est que je suis payé et bien payé, hein ? Dix belles piastres, pour deux mois, et pour un garage pas chauffé. Et pas besoin de faire pelleter l’entrée de la cour, puisque l’auto va rester là. Çà compte, ça… Il veut même la mettre sur des blocs.

— Quand le prend-il, le garage ?

— Y m’a dit, qu’y ne savait pas au juste. Mais en tous cas, j’lui ai dit qu’on est toujours ici. Et puisqu’il a sa clef, maintenant, c’est sans importance…

C’était en effet sans importance. De fait, ils ne revirent pas leur beau jeune homme. En rentrant de la grand’messe, le lendemain, ils trouvèrent leur garage occupé, et trop bien occupé. Il bâillait, parce que la voiture était un peu trop longue. Le vieux, voyant cela, patenta une fermeture, une chaîne avec cadenas, qui liaient les deux battants de la porte, pour que la voiture fût en sûreté.

— Une chance, qu’on était pas ici, dit le vieux. Le jeune homme aurait peut-être changé d’idée, en voyant ça, et m’aurait redemandé son dix piastres…

La voiture remplissait tellement le petit garage, que le vieux pouvait à peine en faire le tour. Elle était sur des blocs, et sans pneus.

— Une idée, de faire ce travail-là le dimanche, et pendant la grand-messe, grogna le vieux. Apparemment, c’est pas même un protestant, mon locataire…

Plus tard, il dit à sa femme :

— J’suppose que c’est quand il a vu que le garage ne barrait pas, qu’il a trouvé plus prudent d’enlever ses pneus. Et j’le blâme pas ! Des pneus de c’te grosseur-là, ça vaut de l’argent. Et tout le monde vole ça de c’temps-là…

Tous les deux, pour se désennuyer, commentèrent les derniers vols de pneus. N’en était-il pas arrivé un bien amusant, au docteur Janverne, l’autre jour ? Ayant commis l’imprudence de laisser son auto dehors une nuit, il avait retrouvé sa voiture, le lendemain… assise par terre ! Plus un seul pneu ! et, sur le siège, une enveloppe bien adressée et dedans, quarante dollars, et, dactylographiés, ces mots :

— Vous, vous pourrez comme médecin, en avoir d’autres. Moi, je ne peux pas. Excusez donc le procédé.

Les deux vieux riaient bien chaque fois qu’ils reparlaient de cette histoire. Puis, ils refaisaient les mêmes conjectures. Pour eux, ça devait être un ami du docteur.

— Pas nécessairement, disait la vieille…

Ils s’obstinaient un bout de temps, pour rompre l’uniformité de leurs jours.

Novembre commença, et il passa. La neige s’était mise à tomber. Elle tombait avec une régularité et une abondance extraordinaires. Le vieux, chaque fois, se donnait des crampes à déblayer la couverture du garage. Il se donnait un mal de chien, pour protéger la voiture mal abritée.

— Autrement, disait-il à sa vieille, qui trouvait qu’il exagérait, autrement, les glaçons vont se former, et ils tomberont, et ça pourrait bien l’égratigner, la faire rouiller. Et en somme, il m’a bien payé, ce locataire.

C’était vrai. Il l’avait bien payé. Mais bientôt, ils se mirent tout de même à se demander s’ils recevraient sous peu de ses nouvelles.

— Pas besoin d’être si pressé, disait la vieille. Le loyer n’est pas encore dû.

— Et dans la marine, hum !… avec les sous-marins, les mines… repartait le vieux… Tout d’un coup, a nous reste, c’t’auto-là…

— Ça doit en faire un bel officier, disait la vieille. Même en civil, penses-tu qu’y paraissait bien !

La moitié de l’après-midi ou de la soirée passait à reparler du locataire. Dans leurs conversations, les vieux faisaient feu de tout bois. Leurs yeux étant affaiblis, ils ne lisaient à peu près plus le journal. La T. S. F. leur suffisait pour les nouvelles. Ils commençaient aussi à se détacher un peu des malheurs du monde ; ils étaient encagés dans leur vieillesse. Le bruit des voix suffisait à les distraire, même ce bruit très familier de leurs deux voix monotones. Le vieux parlait fort, à cause de la mauvaise oreille de sa vieille ; et la vieille répondait encore plus fort, parce qu’elle ne s’entendait pas, et voulait bien qu’il la comprît.

Janvier n’apporta ni nouvelles, ni chèque du locataire, mais il apporta abondance de neige. Il fallut pelleter, il fallut casser les glaçons pour ne pas laisser s’abîmer la belle voiture dont l’arrière dépassait toujours. Le propriétaire en était tout essoufflé et quand février passa sans rien apporter, il commença à grogner ouvertement ; il s’inquiétait, chicanait. La vieille prenait la défense de l’officier de marine. Il était en mer, par pareil temps, il était loin et exposé. Qu’avait-il à s’en faire, son vieux, avec, pour garantie, une aussi somptueuse Packard dans son vieux garage de bois ? Le locataire pourrait bien ne payer que lorsqu’il viendrait chercher sa voiture. Il le lui avait peut-être dit ?…

— J’comprends l’anglais, ma vieille, y m’a rien dit de tout ça. Y était censé les envoyer ses chèques…

Au début de mars, le vieux se dit qu’il fallait tout de même faire quelque chose. Ce silence était un peu extraordinaire, un peu louche, même…

Tout à coup, il eut une idée.

— Mais j’suis bien gauche, la vieille. Si je téléphonais à l’hôtel de ville, si je contais mon histoire, on’me dirait à qui appartient ce numéro de licence. C’est bête, mais j’me rappelle même pas le nom complet qu’j’ai mis sur le reçu. J’apprendrais peut-être quelque chose.

— Tu peux toujours essayer, ça ne coûte pas cher…

Et comme mars commençait en agneau, avec de l’eau plein les rigoles et déjà des chants d’oiseaux, le vieux dit :

— J’ai envie d’y aller plutôt. J’connais quéqu’un à ce département, y va me renseigner…

Et il partit, guilleret, fredonnant, ayant oublié qu’il n’était pas heureux parce que son garage, ne rapportait apparemment plus rien.

Mais il en avait une tête, le vieux, quand il revint. Il haletait, tant il avait marché vite pour raconter tout cela au plus tôt. Non, mais pour une aventure, c’en était une, bien sûr ! Quand il avait donné le numéro de la licence qu’il apportait bien écrit sur un bout de papier rayé, le commis s’était esclaffé…

— Si j’sai à qui, c’t’auto-là, j’pense bien ! On a assez couru après !

Et il appelait les autres :

— Vous parlez d’une histoire ! Il a l’auto de l’ambassadeur de Chine dans son garage depuis le mois d’octobre et il ne le savait pas…

Le vieux ne comprenait rien de rien. Mais il saisissait tout de même qu’il allait avoir le mot de l’énigme.

Cette somptueuse voiture avait été volée le dimanche matin, pendant que le chauffeur catholique assistait à la messe.

Le poste de police fut en liesse. On téléphona à l’Ambassade. La Compagnie d’Assurances ayant remboursé la perte, l’Ambassade n’était plus propriétaire de la voiture. Quand le vieux repartit, il était exalté et heureux comme un héros.

Ce n’est qu’en répétant tout cela à sa femme que le vieux comprit que ce vol n’avait été qu’un vol de pneus.

— Si on se serait douté d’une affaire pareille ! disait la vieille.

Le vieux pour se dédommager d’avoir été victime d’une grosse mystification, le vieux, lui, répétait, et à tue-tête, pour qu’elle comprenne bien :

— Le trouves-tu encore chic, ton officier de marine ? Et tu avais pitié de lui, parce qu’il était parmi les sous-marins et les mines, et la canonnade. Tiens, j’parie, la vieille, que t’as même prié pour lui.

Il riait de tout son cœur. Elle, piquée, répondait :

— Eh ben, si j’ai prié pour lui, c’était pas de trop. Un voleur a bien plus besoin de prières qu’un officier de marine !

— Mais, j’y pense, mon loyer de garage, moi, j’suis pas pour perdre ça.

— Oui, d’autant plus que t’as pelleté comme un enragé tout l’hiver… C’est pas de ta faute si tu t’es pas donné une hernie…

L’histoire finit au mieux pour le propriétaire du garage. Mais depuis, la vieille répète quand même, chaque fois que le vieux ose se vanter de son flair en affaires :

— Pense à ton garage, avant de trop te « fièrer »…

Alors, le vieux, chaque fois, rétorque :

— Eh ben, j’ai t’y perdu une cenne, dans c’t’affaire-là ? oui ou non ? J’ai t’y perdu une cenne ? Non, pas une cenne… L’assurance était ben trop contente de retrouver l’auto. Mon loyer, y me l’ont payé, et le pelletage, aussi, Dieu merci…

Tout de même, depuis, les étrangers qui frappent à la porte, et qui parlent l’anglais, les vieux les reçoivent avec froideur, et beaucoup de méfiance.