Éditions du Devoir (p. 137-152).


XI

LE CHÂTEAU


Comme tout le monde, vous croyez que dans notre pays, les châteaux n’existent pas ? Comme tout le monde, vous savez bien qu’il y eut autrefois nos manoirs, et qu’il en subsiste encore quelques-uns, mais déserts et endormis comme le château de la Belle au Bois Dormant.

Mais un château vivant, habité, vous croyez que c’est une chose de rêve. Marielle le croyait aussi, jusqu’à ce qu’elle eût appris l’extraordinaire aventure des parents de son amie Suzanne.

Ceux-ci ne désiraient acheter qu’une ferme, et par un concours de circonstances aussi favorables qu’heureuses, ils avaient acheté, — à l’enchère sur le perron d’une église, — une ferme, des bâtiments spacieux et modernes, des érablières qui n’en finissaient plus et, — par dessus le marché, un château ! Oui, un château comme dans les contes, mais un château qu’un coup de baguette de fée ne ferait pas disparaître, un château plus vrai que ceux des contes, en beau granit canadien, qui lui faisait un visage fardé des plus belles couleurs dans sa verte forêt.

Des Anglais l’avaient fait construire. Une famille anglaise, — qui s’éteignait faute d’enfants, — le perdait, pendant que les parents de Suzanne l’acquéraient, par miracle, vraiment.

Dès que Marielle eut appris la nouvelle, elle envia Suzanne, elle qui pourtant, de nature, n’avait rien de l’envieuse. Sa seule consolation c’était de penser qu’à l’été, elle irait elle aussi, vivre la vie de château, puisque déjà on l’avait invitée.

— Tu viendras me désennuyer, car j’en aurai besoin, lui avait dit Suzanne, lui montrant sans enthousiasme, les belles photos où l’on voyait la ferme, les bâtiments, le silo…

— C’est à dix minutes du chemin, lui avait encore dit Suzanne. De la route, tu ne vois rien. Tu montes par un chemin étroit, rocheux et épouvantable pour une auto, et tu arrives en haut dans une forêt profonde qui t’enferme à jamais. Le château est là. Pour un château, c’en est un vrai. Il a sa tour, ses pignons, il est beau. Mais la pensée de l’habiter ne m’enchante guère.

Heureusement, la mère de Suzanne avait de l’enthousiasme pour cinquante ! C’était une femme jeune de cœur et de visage, qui débordait d’entrain. Elle parlait autrement que sa fille et Marielle éblouie l’écoutait raconter ce rêve :

— Tu as vu le film Rebecca ? Tu te rappelles quand on nous montre la belle façade de Manderly ? Eh bien, Marielle, en plus petit, mon château ressemble à Manderly.

Et dans son exaltation, elle déclamait en riant, sur un ton théâtral :

« I dream’t that I was back in Manderly… » (phrase qui commence le film : Rébecca).

Mais pendant que dans son imagination elle revoyait comme au cinéma la façade de granit multicolore avec ses fenêtres ouvertes sur la forêt, Suzanne disait :

— Manderly, maman, c’était beau, mais n’oublie pas que ce n’était pas gai. C’était tout noir du spectre mauvais de Rébecca.

— Dans mon château, Suzanne, il n’y a pas de fantôme, tu verras, Marielle, c’est une merveille.

Et Marielle répondait avec une ardeur contenue :

— Oh ! Madame, que j’ai hâte, que j’ai hâte…

Toute seule avec Suzanne, elle lui reprocha d’être blasée :

— Je ne suis pas blasée. J’ai peur, c’est tout. Tu ne peux pas savoir comment je me sens le cœur des fois. Et ce château-là, j’en ai peur. Il est trop gros. Il est trop grand. Il est trop loin du chemin et en haut d’une côte trop escarpée. Tu sais que je ne vaux rien dans les côtes, que ça m’étouffe, me rend malade. J’ai peur.

Marielle discuta :

— Tu as trop d’imagination, ou tu n’en as pas assez. Moi rien que de penser à ton château, je bondis, je m’élève sur les ailes du rêve, comme un petit avion d’argent dans les nuages. Oh ! Suzanne, si tu savais comme je te trouve chanceuse…

Marielle eut tout l’hiver, tout le printemps pour rêver au Château. Elle devait d’abord y aller pour les sucres. Les choses ne s’arrangèrent pas, et elle en fut aussi heureuse. Mieux valait voir les bois lorsqu’ils étaient feuillus.

La mère de Suzanne revint aux premiers jours de mai, ayant fini l’installation du château et comme Marielle écoutait si bien, elle lui versa son enthousiasme, par brassées…

Son château, elle l’aimait de plus en plus. Ce qu’elle avait acheté couvert de neige, sortait de l’hiver éclatant de couleur. Elle avait vu le sous-bois sous un tapis blanc de trilles ; un véritable tapis, et des trilles énormes… Elle avait vu toute la forêt passer du noir au tendre roux des bourgeons ; puis verdir presque soudain de mille différentes teintes. Elle avait parcouru ses bois, sans pouvoir en trouver la limite, marchant une heure, deux heures, sans arriver au bout. Il y avait de vieux chênes énormes, des noyers dont les branches crochues étaient extraordinaires, il y avait tant d’érables, que l’on ne pouvait pas les compter, il y avait des armées de jeunes bouleaux graciles et tout blancs, et des armées de minces trembles.

— C’est sans valeur comme bois de chauffage, intercalait la nouvelle châtelaine au milieu de son récit descriptif, mais c’est joli à voir pousser…

Il y avait des armées de jeunes hêtres aux troncs criblés d’yeux noirs. Il y avait un jardin tout jaune de jonquilles et tout blanc de narcisses…

Pourquoi Suzanne gardait-elle un visage si pâle en écoutant sa mère, quand Marielle avait les yeux plus pétillants que des étoiles magiques ?

— De ma chambre, — et de la tienne aussi, Suzanne, — on voit une mer de forêt. Les fenêtres s’ouvrant à la hauteur des têtes d’arbres, on y voit les hirondelles, les mésanges de tout près.

La description continuait. C’était une source intarissable que les beautés de ce château. La forêt du printemps l’entourait, paraît-il, comme une immense tapisserie à peine déchirée au fond de la vallée par la ligne d’eau encore froide de la rivière, qui restait brunâtre, et au loin, à gauche et à droite, par deux grands morceaux bleus qui étaient le lac des Deux-Montagnes.

— Et il y a le verger ! Nous irons dès que les pommiers seront en fleurs.

Mais à ce moment-là, Marielle ne put pas non plus y aller, et elle continua à rêver un peu plus longtemps au château qu’elle n’avait jamais vu.

Suzanne et ses parents quittèrent la ville pour y passer l’été. Marielle avait accepté de travailler un mois pour une œuvre de guerre. Elle rendait service et elle recevait un petit salaire. Marielle n’était pas riche et savait d’ores et déjà qu’elle ne le serait jamais. Elle n’avait ni oncle, ni tante à héritage. Son père était un professeur aussi distingué que célèbre, mais la plaie d’argent, — qui n’est pas mortelle, — on avait l’occasion chez elle de la soigner bien souvent.

Vers la fin de juillet, Marielle reçut un petit mot tout tremblé de la main de Suzanne.

— « Ce n’est pas pour rien, ma petite Marielle, que j’avais peur du « Manderly » de maman, peur de venir ici pour l’été. J’ai été bien malade. Je l’aurais été ailleurs, probablement, mais je me suis sentie si mal que j’ai eu peur de mourir. Je vais mieux. Je me lève, je descends. Mais viens au plus vite. J’ai besoin de ton amitié. J’ai tant peur que tu ne viennes pas que je t’envoie l’automobile. Vendredi, à quatre heures, serais-tu prête ? Arrange-toi, je t’en prie, pour pouvoir finir avec nous l’été. »

Comme Suzanne était drôle de penser que Marielle pouvait manquer à sa promesse ! Elle avait tellement hâte de partir, qu’elle ne savait plus comment faire couler les heures avant le moment du départ.

Pareilles à toutes les heures, elles coulèrent pourtant et le vendredi se leva sous un ciel absolument pur, un de ces jours rafraîchis parce que la pluie de toute une nuit les a lavés.

La mère de Suzanne était dans la voiture et n’y pouvait pas beaucoup remuer, enterrée par trop de choses qu’elle rapportait de la ville. Marielle rose et souriante prit le petit coin laissé libre pour elle.

— Oh ! Madame, que je suis contente, que vous êtes bonne de m’inviter. J’ai tellement hâte de voir votre Manderly…

— C’est moi, Marielle, qui te remercie de venir. Suzanne a bien besoin de distraction.

La maladie de Suzanne, Marielle avait eu l’esprit si occupé du château, qu’elle n’avait pas un instant songé que c’était grave. Elle s’attendait à retrouver son amie un peu alanguie et nonchalante, mais non encore malade.

Elle apprit ce qui s’était passé. Un rhume qui persistait, des angoisses, des faiblesses. L’opinion des médecins était encore obscure. Ils avaient tenu à savoir si Suzanne avait eu la scarlatine. Ils avaient dit :

— La scarlatine laisse de ces hypothèques sur le système…

La gaieté de Marielle survécut à ces mauvaises nouvelles. La route était si belle. La voiture filait parmi les verdures luisantes, l’odeur apaisante de la campagne. La voiture allait, montait, tournait, descendait, remontait ; puis après avoir longé un bout du lac des Deux-Montagnes, suivait une étroite rivière qui coulait presque à la hauteur du chemin.

— Nous approchons. Mais il n’y a rien à voir. Le bois cache toute la maison. Elle est là-haut, vois-tu ? ce bout de pignon qui dépasse ?

Marielle ne voyait qu’une colline très verte.

— Il y a trop d’arbres. Nous en ferons abattre. Tiens, nous voici chez nous.

On voyait au bord de la route une petite ferme, et en arrière, les grands bâtiments que Marielle avait déjà tant admirés sur les photos. Mais le château, où était-il le château ?

La voiture continuait. À un quart de mille plus loin était la barrière. Une route qui montait tout de suite dans l’épaisseur du bois s’ouvrit avec la barrière. C’était la route étroite, casse-cou, dont Suzanne avait parlé.

En somme, le château, il était sur sa petite montagne, le chemin coupait de peine et de misère la pente abrupte hérissée d’érables. Tant de feuilles vertes donnaient presque le vertige. C’était comme un tunnel sous les ramures ; un drôle de tunnel, serpentant, grimpant. La voiture avait le nez en l’air, elle grinçait.

Tout à coup, elle reprit son ronron ordinaire, fila tout droit.

— Ici le jardin, disait la mère de Suzanne. Mais Marielle déjà contemplait émerveillée l’imposante façade de granit, les innombrables fenêtres à petits carreaux, les pignons, au bord découpé en escalier comme ceux des béguinages de Bruges sur les cartes postales ! et toutes les cheminées qui perçaient le toit.

— Nous avons quatre foyers, et du bois pour les chauffer, nous en avons, pour ça, oui, c’est l’abondance…

Marielle descendit. On arrivait en arrière du château. Mais c’était en vérité un château à deux façades. L’une où était la porte un peu sévère, en bois plein, par où ils entreraient pour que Marielle jouisse de l’effet grandiose de l’arrivée…

La lourde porte donnait sur un portique, et l’enchantement commençait après ce portique, qui ouvrait sur un balcon intérieur duquel la vue plongeait sur le salon haut de deux étages ; tout un pan de fenêtres encadrait le vert profond de la forêt et du ciel. Marielle s’appuya à la balustrade de chêne. Cette grande pièce était somptueuse.

De vastes fauteuils, une table basse, des sofas, faisaient le rond où causer ou lire en regardant flamber le feu, dans l’immense foyer.

— Que c’est beau, disait Marielle. Oh ! madame, quel rêve, et Suzanne qui ne m’avait rien décrit !

Un large escalier descendait de ce balcon vers le salon ; à chaque bout des degrés montaient aux ailes absolument séparées où s’ouvraient les chambres.

— Allons voir Suzanne, nous redescendrons avec elle. En chemin, regarde ma chambre.

C’était une grande chambre, au mur à peine rosé ; une grande chambre avec trois larges fenêtres qui donnaient sur la mer de verdure. L’érablière enserrait la maison. À peine apercevait-on dans le lointain un morceau du lac des Deux-Montagnes. Ce qui frappait c’était tout ce vert, toutes ces feuilles qui remuaient légèrement sous la brise du beau jour d’été. Habiter cette chambre c’était comme habiter un phare dominant la mer de feuillage.

— Que c’est beau ! dit encore Marielle…

— Viens à côté, c’est le domaine de Suzanne et ce sera le tien.

Marielle frappa, étonnée que Suzanne n’ait pas déjà entendu sa voix. Elle ouvrit la porte. Le rêve continuait ! Le pastel des murs, la cheminée, les trois fenêtres à petits carreaux, les charmants fauteuils bleus et blancs, l’étagère remplie de livres, la table à écrire, les abat-jour des lampes, le lit à poteaux… tout était beau. Mais hélas, dans le lit était étendue une Suzanne si pâle, si changée, si haletante, et qui avait les larmes aux yeux pour embrasser Marielle.

Sa mère qui l’avait quittée bien le matin, s’écria surprise :

— Mais comment, tu ne t’es pas levée !

Le midi, tout à coup, Suzanne s’était sentie très mal. Elle avait eu une faiblesse. Mais elle était si contente de voir Marielle qu’elle serait mieux demain.

Sa mère pâlit.

— Te sens-tu aussi mal qu’à ta première attaque ?

— Non, pas tout à fait, mais j’ai si peur.

— Ne t’inquiète pas. Je vais appeler le médecin, demander quoi faire, quoi te donner, et si tu dois quand même te lever. Je te laisse Marielle. Tout à l’heure je l’installerai. Je reviens tout de suite.

Marielle disait :

— Moi qui étais si contente de tout ! Moi qui étais si contente d’arriver, et de te revoir, ô Susanne, et moi qui t’envie tellement d’habiter ici ! Comme j’ai de la peine.

Suzanne, un peu haletante, murmurait :

— Tu vas vite voir qu’il ne faut pas m’envier. Le château, il est beau, mais j’avais raison de manquer d’enthousiasme, je sentais que pour moi ce serait une prison. Je suis en cage, Marielle, et le pauvre oiseau a bien mal aux ailes. Et de mon lit, cette mer de feuillage que tu aimes tant, je ne peux même pas la voir.

Elle pâlissait, fatiguée d’en avoir tant dit.

Sa mère revint avec une potion. Le médecin recommandait à Suzanne de rester au lit ce soir. Si, le lendemain, elle se sentait mieux, elle pourrait se lever le midi. Sinon, il viendrait la voir.

— Belle arrivée pour toi, Marielle ! Tu vas vouloir t’en retourner.

— Ah ! non, par exemple, si je ne gêne pas. Je resterai avec toi tant que tu voudras. Le reste du temps, je courrai les bois.

— Allons, viens Marielle, que je t’installe. Après, nous descendrons, le dîner va sonner. Et toi, Suzanne, que veux-tu manger ?

— Ah ! sur un plateau, rien n’est bon ! N’importe quoi, maman…

Marielle prit possession d’une chambre ravissante. Elle achevait de suspendre ses robes, de se rafraîchir un peu lorsque le gong sonna le repas du soir.

Elle alla redire un mot à Suzanne et insista pour la consoler :

— Je t’assure, Suzanne, qu’être malade dans une aussi belle maison, ce n’est pas aussi triste…

Mais non, Marielle ne le croyait pas. Marielle à son tour avait un peu peur. Marielle ne pouvait plus envier Suzanne.

Elle ne pouvait plus envier personne. Pourtant, cette salle à manger magnifique, avec ses baies qui enchâssaient tout le couchant, avec le feu que l’on avait fait dans la cheminée pour réchauffer le soir, avec sa grande table sculptée si bien servie, tout continuait à être beau comme dans un conte. Mais la mère, le père, les frères de Suzanne, qui étaient polis et voulaient quand même être gais, Marielle sentait qu’une grande inquiétude leur serrait la gorge. Suzanne était très malade. Elle l’apprit dans un grand solarium qui était vraiment un autre coin de paradis. Tout y chantait l’espérance ; les fleurs de la cretonne, le vert des meubles, et tant de livres sur les rayons pour le bonheur de l’intelligence.

Mais Suzanne était très malade. Rien ne pouvait plus être parfait. Elle pourrait guérir, mais jamais plus, ou du moins, pour de longues années à venir, elle ne pourrait plus comme les autres jeunes filles nager, jouer au tennis, courir, marcher même…

Marielle acheva peu à peu la visite du château de rêve ; l’aile des invités, l’escalier de la tour si amusant, l’aile où habitaient les garçons, leur studio, et le troisième, où personne encore n’habitait, mais où de grandes chambres, plus encore que celles du second, faisaient le phare au dessus de la mer de feuillage.

Le soir, aucun bruit ne montait jusque là, à part le cri des oiseaux nocturnes. La lune planait sur ce grand silence avec un tel éclat qu’elle forçait les yeux à s’ouvrir. Elle était brillante et blanche et traçait un chemin au-dessus des arbres.

Parfois Marielle entendait la voix de Suzanne qui demandait à travers le mur :

— Dors-tu, Marielle ?

Elle allait la rejoindre et elles parlaient un peu et parfois elles retrouvaient ensemble leur insouciance et riaient comme des folles pour des riens. Mais plus souvent, la lune augmentait l’angoisse au cœur de la malade et Marielle la consolait, l’encourageait :

— Tu verras, ce ne sera pas toujours ainsi. Quand tu pourras comme moi courir les bois, tu seras de nouveau heureuse.

Le temps passa. Suzanne allait mieux. Elle descendit au soleil sur la terrasse, elles retrouvèrent les fous-rires de leur enfance toute proche. Elles discutèrent sur des sujets trop graves ; mais le sujet mariage, mari, qui avait auparavant fait si souvent l’objet de leurs méditations à haute voix, Marielle s’en éloignait comme du feu. Sans un miracle, pour Suzanne, il n’était plus question d’une vie normale, avec des devoirs fatigants, des courses, des tâches un peu lourdes.

Mais la vie était bonne sur la terrasse. De cela toutes les deux pouvaient remercier Dieu. Marielle le disait, voulant que Suzanne fût de son avis.

— Madame la châtelaine, criait-elle soudain, venez donc vous reposer avec nous…

La châtelaine venait, mais elle n’était pas assise depuis cinq minutes qu’une des bonnes paraissait dans la porte ; on réclamait encore Madame pour quelque chose !

— Maman l’aime son château ! mais c’est comme ça tout le temps. Elle n’y est pas une minute tranquille.

Elle revint un peu plus tard, mais pour rappeler à Suzanne qu’elle devait pour obéir à la faculté, faire sa sieste.

— Je dois descendre chez le fermier. M’accompagneras-tu Marielle ?

— Jusqu’au bout du chemin, jusqu’au vieux chêne. Ensuite je m’enfoncerai dans votre forêt de conte de fées…

S’en allant, elles se retournaient toutes les deux pour admirer le grand château. Dans toute cette verdure, c’était vraiment un château romantique. Un léger vent leur apportait la senteur de terre, de champignon, de feuilles.

Au bout de la route droite, elles se séparèrent.

Marielle s’engagea dans le chemin des bois. Elle aspirait le bon air ; elle regardait tout avec avidité. Dans trois jours, elle s’en irait, retournerait à sa petite vie de ville, elle n’aurait plus toute cette beauté, cette tranquillité.

Comme elle entrait dans le champ qui séparait les érablières, elle éveilla des marmottes assoupies sur les roches chaudes et qui déguerpirent ; elle écouta la ritournelle d’un pinson-chanteur, elle se répéta :

— Que c’est beau !…
et poussa un grand soupir ; le genre de soupir que l’on pousse lorsque l’on s’aperçoit que vraiment on ne peut pas être heureux, qu’il manque toujours quelque chose aux bonheurs de ce monde.

C’est en effet parce qu’elle réfléchissait que Marielle avait poussé ce soupir. Elle, elle aurait pu être heureuse dans ce château ; et autour ! Elle avait la santé, elle adorait vivre dehors et dans la solitude, elle pouvait marcher des heures sans jamais être fatiguée ; avec les arbres, avec la terre, elle ne s’ennuyait jamais, — du moins elle le pensait.

Mais le château n’était pas à elle et dans trois jours elle le quitterait.

Et la véritable châtelaine, que faisait-elle ? Elle venait de descendre à la ferme, elle y découvrirait probablement encore que le fermier n’avait pas soigné les poules, ou que les seaux à lait étaient mal lavés, ou que le jardin n’avait pas été assez arrosé. Et en haut, dans son beau château, il lui fallait conduire une domesticité difficile à accorder, à styler, et encore plus difficile à trouver. Il lui fallait se préoccuper de surveiller ses jeunes bonnes un peu étourdies qui ne respectaient pas la valeur de l’argenterie, des porcelaines, des cristaux. Il lui fallait veiller à la cueillette des fruits et des légumes et à la mise en conserve, et voir aux provisions, à l’administration de ce vaste domaine… Sans l’œil du maître, il fallait bien se rendre compte que rien ne marchait bien…

Être châtelaine comportait donc autant de devoirs qu’être une ordinaire mère de famille ; et même plus…

La joie des bois, la joie du château, Marielle seule, en somme, l’avait goûtée entièrement, et sans soucis, pendant ces jours qui s’achevaient. Et parce que cette joie ne lui était que prêtée… Dire qu’auparavant, elle avait envié Suzanne. Le bon Dieu lui donnait une belle leçon. Il ne fallait envier personne. Il fallait accepter son sort et le croire aussi bon que les autres. Avec son impétuosité, son besoin d’air, si le bon Dieu lui avait donné à elle, le grand château et la maladie de Suzanne, ne serait-elle pas encore plus malheureuse ?

Marielle foula d’un pied plus ferme la terre inégale du chemin qui de nouveau traversait le bois. Elle s’arrêtait pour cueillir un fruit sauvage, un champignon, ou arracher une noisette encore verte. Le soleil et la brise lui parlaient vraiment. Elle entendait chanter en elle des maximes tant répétées autour d’elle pour l’éduquer et qui étaient demeurées d’abord sans écho.

— La santé est le plus grand des biens.

— Tout ce qui a du prix s’achète.

— Il ne faut regarder les choses de la terre que comme en passant.

— L’argent ne fait pas le bonheur…

— Les apparences sont souvent trompeuses…

L’apparence du bonheur était une chose. Le bonheur en était une autre. Un château, c’était le bonheur en rêve. En réalité, cela pouvait être une enfant de vingt ans allongée dans un beau lit, dans la chambre isolée d’un phare dominant une mer de feuillages…