Éditions du Devoir (p. 50-63).


IV

LE CARÊME D’ISABELLE


Dehors, des enfants déguisés en mardis gras, chantent devant la maison, et poussés par le vent et les rafales, s’en vont ensuite criant sur la route.

Isabelle, Dieu merci, se prépare plus chrétiennement au carême, Isabelle, même à dix ans, a des idées moralement plus élevées.

En rentrant de l’école, elle a demandé une boîte, elle a percé dans le couvercle une fente comme celle de sa « banque ». Et maintenant, elle s’installe sur la table de la salle à manger, sort son sac, ses crayons, son cahier, et en arrache une page, au milieu — où cela ne dérange rien d’en arracher ! — Puis, tout en mangeant de la belle tire d’or, étirée par sa mère pour célébrer le mardi gras, Isabelle commence de méditer les résolutions à prendre pour sanctifier son carême.

La feuille découpée en petites langues de trois pouces de long sur deux de large, elle hésite — oh ! rien qu’une seconde — et elle écrit :

— NE PAS MANGÉ DE TIRE —

Elle plie le petit papier, le fait passer de peine et misère dans la fente trop petite. Alors, aussitôt, elle s’aperçoit que cette fente, en somme, ne servira pas à grand chose. Chaque matin, elle ne pourra sûrement pas pêcher sa résolution du jour par ce petit trou. Il lui faudra plutôt lever le couvercle. Bah ! elle n’aura qu’à fermer les yeux bien juste, pour piger au hasard, sans choisir, ni tricher.

Pensant à cela, elle écrit sur le deuxième papier :

— NE PAS TRICHÉ. —

Ces résolutions ne lui coûtent aucun effort. Songe-t-elle que lorsqu’elle tirera la première, la journée de pénitence sera facile ?

Dans le carême, la tire est rare à la maison ! Mais ne jugeons pas témérairement des intentions d’Isabelle. Elle mordille un instant le bout de son crayon, puis elle continue dans le même ordre :

— MANGÉ UN PEU MOINS DE DÉSERT —

Et elle plie ce nouveau papier, le fait passer par le trou de la boîte, toujours comme si c’était un bulletin de vote.

— BIEN SASOIR À TABLE —

Isabelle, il faut bien l’avouer, est toujours sur un pied et sur l’autre, et s’asseoir, même pour les repas, est pour elle un supplice presque douloureux. Tous les prétextes sont bons pour laisser la table et courir autour. Aussi croit-elle que des résolutions de ce genre, il n’y en aura jamais trop, et elle ajoute sur le cinquième papier :

— MANGÉ BIEN AU REPAS —

Elle médite ensuite plus longtemps avant de se remettre à une autre série.

— RAMASSÉ MON ARGENT —

Ce qui va sans doute avec la résolution suivante :

— NE PAS MANGER DE BONBONS —

Ouf ! pour une fois, elle a son infinitif, mais elle ne le sait pas ! La conjugaison des verbes n’est pas encore son fort. Elle a beau grandir en sagesse, elle n’a dix ans que depuis hier.

Elle écrit vite, maintenant, et sans rature :

— EN DURÉ MES MISÈRES —

— ETRE GENTILLE ENVERS LE MONDE —

— NE PAS CRIER TROP FORT —

— PAS DE COLÈRE —

— DIRE LA VÉRITÉ —

Les colères, ça la connaît, hélas ! Elle est soupe au lait au possible. Mais qu’on lui dise une drôlerie, et elle rit au milieu de ses pires éclats. Pour ce qui touche à la vérité, peut-être vaut-il mieux n’en point parler. Il y a les mensonges joyeux, et on pourrait dire qu’il y a aussi, les mensonges d’imagination. Mais enfin, elle se surveillera.

— PAS DE CHICANE —

Isabelle a une sœur plus vieille, qui lui fait parfois la leçon. Isabelle supporte mal ses commentaires. Aussi ajoute-t-elle tout de suite :

— NE PAS RÉPONDRE GROSSIÈREMENT —

Elle cherche, mâchant sa tire ; elle se lève, fait le tour de la table, passe son nez dans la porte du salon, et revient se mettre à l’œuvre :

— FERMÉ LES YEUX PENDANT LA PRIÈRE —

Elle est curieuse comme une belette ! Cette résolution-là, elle peut se flatter de penser qu’elle sera difficile à tenir. Il y en a une autre, aussi, qu’elle a dans l’idée depuis le commencement, mais qu’elle ne se décide pas à risquer, parce que vraiment, elle n’a pas envie de la tenir. Elle réfléchit, commence à l’écrire, déchire le papier, puis, tout à coup résolue à avoir l’âme généreuse, trace en très gros caractères :

— LAVÉ LA VAISELLE —

Elle est tentée de rouler le papier un peu différemment pour le reconnaître et ne pas le prendre trop souvent. Mais non. Elle sera héroïque jusqu’au bout. Le voici roulé, et si pareil aux autres que, tout de suite demain, elle pourra tomber dessus ! Après tout, le carême est le carême, ce n’est pas un temps de réjouissance, et puisque Isabelle est trop petite pour jeûner, il faut bien qu’elle fasse quelque chose. La boîte n’est pas pleine. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien ajouter ? Le souvenir d’un drame et d’une humiliation récente, lui inspire son dernier papier :

— NE PAS AIMER LES GARÇONS, GUSÇE QUAND JE SERAI GRANDE —

Celui-ci bien roulé et glissé dans la boîte, elle entend sa mère qui demande :

— Isabelle, as-tu fini tes devoirs ? Il est huit heures et demie…

Elle n’avait pas de devoirs, à cause du mardi gras. Heureusement, car dans le feu des bonnes résolutions, elle les aurait sûrement oubliés. Elle se lève pour aller dire bonsoir, mais sa dernière résolution a réveillé le triste souvenir de son premier amour, et elle dit :

— Est-ce que c’était assez épouvantable, maman, Jean, me prendre de force, devant tout le monde, en pleine rue !

La mère se pince les lèvres pour ne pas rire, et acquiesce.

— Oui, oui, mais c’est fini, n’y pense plus. Tu as eu ta leçon…

— Oui, c’est fini, je t’assure. Je ne l’aime plus, pas une miette, et des garçons j’en aimerai pas d’autres, …pas de sitôt.

Ce premier amour d’Isabelle avait duré six semaines, à peu près. Il était né dans la salle paroissiale, à la représentation d’un film de Deanna Durbin donné au profit de je ne sais quelle œuvre.

Isabelle y était allée avec sa sœur Martichon, qui avait treize ans. Le petit Jean avec sa mère occupaient les chaises voisines des leurs, et tous se reconnurent pour s’être vus bien souvent. Ils habitaient la même rue. Mais, ils ne se parlèrent pas d’abord, ils écoutaient, regardaient.

Cependant, Isabelle — avec sa précoce intuition de femme, sans doute, et aussi grâce à sa girouette de tête qui tournait toujours au moment où on s’y attendait le moins — remarqua bientôt que le petit Jean la contemplait au lieu de regarder l’écran. Et chaque fois que ses yeux rencontraient ceux du petit garçon, elle lui souriait. Sans s’en douter, elle le frappait en plein cœur. La pièce finie, ils revinrent ensemble, et Jean et Isabelle marchèrent devant, Isabelle faisant naturellement tous les frais de la conversation. Elle questionna, donna ses impressions, et cela finit par une invitation :

— Viens donc jouer chez nous… maintenant que tu me connais ?

Elle n’aurait pas eu besoin de l’inviter. À sept heures et demie, le lendemain, il venait une heure d’avance la chercher pour l’école ! À midi, il revint. Et le soir, après la classe, jusqu’au souper. Un jour, deux jours, trois jours.

Isabelle qui avait toujours été gaie comme un pinson et coup de vent comme un cyclone, s’assagit soudain et parut parfois songeuse. Venant embrasser sa mère, elle mit sa tête brune sur son épaule et dit :

— Il m’aime, maman, il m’aime assez, si tu savais ! J’n’ai jamais vu ça !

Ceci le quatrième jour.

Aussi, le soir, l’amoureuse enfant couchée et endormie, y eut-il conciliabule entre les grands de la maison. Martichon avec la sévérité de ses sages treize ans, déclara :

— Maman, tu devrais arrêter ça. Tu devrais lui défendre de jouer si souvent avec lui. Si tu la laisses faire, tu vas en faire une petite garçonnière. À dix ans, c’est un peu fort.

Mais la maman d’Isabelle était d’humeur moins draconienne, et le père voulait voir durer un peu la comédie. Car les enfants jouaient le plus souvent auprès d’eux, et s’ils couraient dehors, c’était autour de la maison, qui, étant une maison de campagne, avait le bonheur d’avoir des yeux tout le tour de la tête !

La maman calma donc sa fille aînée et elle décida de laisser faire encore quelque temps.

L’idylle continua. L’amoureux fidèlement arrivait tôt et demeurait le plus longtemps possible. Il entourait Isabelle d’attentions, de prévenances. Tout ce qu’elle faisait semblait beau, tout ce qu’elle disait était drôle. Souvent aussi, muet d’admiration, il la contemplait sans rien dire.

Isabelle souriait. Quand il n’était pas là, elle allait dans la maison plus légère que jamais, elle marchait comme volent les papillons. Et elle souriait d’un mystérieux sourire ; la vie d’Isabelle avait son secret…

Sa mère la surprenait parfois qui se berçait rêveuse près de la fenêtre donnant sur la route par laquelle il reviendrait, et son mystérieux sourire était là continuel, et c’était en même temps un sourire si heureux qu’il en était émouvant. Les coins de la fine bouche remontaient, les grands yeux bruns brillaient, tendres comme la lampe qui veille…

— À quoi penses-tu, Isabelle ?

— À Jean, maman. Il m’aime tellement, si tu savais ! Il m’aime et il me trouve assez belle !

— Il te l’a dit ?

— Oui, bien sûr. Il m’a dit qu’il me trouvait belle, belle, plus belle que Deanna Durbin, maman, pense donc ! Mais ça, j’sais bien que ce n’est pas vrai…

Le moment était venu de glisser un mot…

— Non, ce n’est pas vrai, bien sûr ! Et puis, ce n’est pas de l’amour, tu comprends, à votre âge. À votre âge, on ne parle pas d’amour. Jean est gentil, bien élevé, je te laisse jouer avec lui parce que c’est un bon petit voisin, mais c’est bien entendu, Isabelle, que s’il continue à te faire des déclarations, il va falloir lui faire la leçon. Il pourrait finir par vouloir t’embrasser, et là, il ne faudrait pas le laisser faire, et vous n’auriez plus la permission d’être toujours ensemble…

— Ah ! je sais bien, maman. Et ce n’est pas comme ça qu’il m’aime, maman, ce n’est pas de l’amour comme papa et toi, on est des enfants, on n’est pas fou, on le sait… Mais il me trouve belle, qu’est-ce que tu veux ! Pense donc, plus belle que Deanna Durbin, Deanna Durbin ! Pense donc !

Et le sourire de béatitude reparut.

Mais en effet, si Jean suivait Isabelle comme une ombre, s’il la dévorait des yeux pendant qu’elle parlait, aucun n’était plus correct, plus respectueux. C’était, en fait, de la vénération. Ils revenaient toujours de la classe se tenant par la main, mais au beau milieu de la rue et entourés de leurs camarades qui parlaient tous ensemble.

Six semaines plus tard, cependant, imprévu, survint le drame.

Les petites filles étaient, ce midi-là, sorties plus tôt de l’école et Isabelle revenait avec ses compagnes, quand, en arrière, parut Jean avec quelques écoliers. Leur montra-t-il de loin Isabelle en disant :

« C’est ma blonde », ou, si d’eux-mêmes, ils avaient tiré leurs conclusions ? Toujours est-il que la bande ayant en courant rejoint le groupe des filles, les gamins se mirent à crier à Jean :

— Embrasse-la ! Embrasse-la ! Si c’est ta blonde, pourquoi que tu ne l’embrasses pas ?

Et pendant que Jean se faufilait timidement auprès d’Isabelle, ils narguaient de plus en plus le pauvre amoureux. Isabelle, se détournant, les foudroya du regard, et ses deux tresses claquèrent comme des fouets ! Les effrontés n’en accentuèrent pas moins leur plaisanterie :

— Non, ce n’est pas ta blonde. Tu serais capable de l’embrasser si c’était ta blonde.

C’en était trop. Les timides ont de ces subites audaces, Jean, avant qu’Isabelle ait eu le temps de soupçonner ses intentions, lui plaquait sur la joue un baiser retentissant, puis, l’empêchant de se sauver en se cramponnant à elle, lui en donnait deux ou trois autres. Elle se dégagea avec force, et cria : Jean ! d’un ton où passait un chagrin aussi véhément que l’était son indignation.

Essoufflée et en larmes, elle entra en coup de vent dans la maison :

— Maman, maman, Jean m’a prise de force devant tout le monde. J’lui parlerai plus jamais, jamais. Je ne l’aime plus, il n’est plus mon ami, c’est fini, fini !

Pauvre Jean ! La mère et les autres gardèrent miraculeusement, ou au moins, au prix de grands efforts, un visage compatissant et sérieux, tant que dura le récit de l’attentat. Mais les larmes d’Isabelle, attiraient en même temps leur pitié. Avant de pleurer de colère et de honte, elle pleurait de déception. On avait abusé de sa confiance.

Elle répétait indignée :

— Me prendre de force, en pleine rue, devant tout le monde ! Jean ! Je n’aurais jamais pensé ça de lui !  !  !

À la maison, on s’imagina qu’elle en reviendrait, et pardonnerait, à son admirateur, même si elle répétait : « Je ne l’aime plus, pas une miette ». Mais, non ! Le pauvre Jean, du coup, avait tué l’amour d’Isabelle et il fut puni de son maigre délit, comme s’il eût été coupable d’un crime passionnel.

Et c’en fut fini des sourires heureux et des rêveries. Et c’était à la suite de cette première expérience qu’elle prenait ce soir la noble résolution de ne PLUS AIMER LES GARÇONS, GUSCE QUAND ELLE SERAIT GRANDE.

Et voici que commence le carême d’Isabelle. Le mercredi des Cendres et les jours suivants, elle tire de sa boîte un petit papier, et toute la journée, la résolution préside à ses actes.

Si le petit papier dit : Être gentille avec le monde, elle est gentille avec le monde pendant vingt-quatre heures ! Si le petit papier dit : Ne pas mangé de tire, elle fait cette pénitence d’un cœur léger, sans tentation, il n’y a pas de tire à la maison ! Si le petit papier dit : Lavé la vaiselle, Isabelle offre ses services et lave la vaisselle. Elle espère parfois qu’on refusera son aide. Mais sa mère, ayant vu par hasard la boîte aux résolutions, ne veut pas la priver de ses moyens de sanctification.

Isabelle a ainsi l’occasion de laver la vaisselle trois ou quatre jours de suite, à deux ou trois reprises. Elle a beau secouer la boîte, brasser vigoureusement, le malheureux : Lavé la vaiselle, lui tombe toujours sous la main. À mesure que le carême s’allonge, son enthousiasme pour cette pénitence baisse. Si bien qu’il faut lui pardonner, mais il lui arrive, de remettre parfois le papier dans la boîte, de mêler de nouveau, et d’avoir ensuite le bonheur de tirer une résolution moins difficile comme par exemple : EN DURE MES MISERES. Isabelle qui, en vérité, n’avait pas touché de près les misères, a bientôt l’occasion d’apprendre que la vie peut être terrible. Dans la banlieue qu’elle habite, tout le monde semble plutôt heureux. Les maisons sont si gaies, avec leurs volets de toutes les teintes, les cheminées qui fument joyeuses en hiver, et les beaux jardins en été, et le lac et les beaux arbres. Mais elle vient un jour en ville, avec sa mère, parce qu’elle a besoin d’un manteau et de bottes. Isabelle sort sautillante de chez Dupuis, ravie de ses achats, quand subitement, elle s’immobilise. Elle vient d’apercevoir le pauvre cul-de-jatte qui vend des crayons, assis dans la boue, et si mal vêtu. Elle se retourne vers sa mère, pâle, et avec de grosses larmes qui coulent pressées sur ses joues :

— Oh ! maman, maman, donne-moi de l’argent.

Elle va mettre son offrande dans la vieille casquette, et pour la première fois de sa vie, elle marche ensuite gravement, les yeux agrandis parce qu’elle a vu l’horreur d’une vraie misère.

La sensibilité, le bon cœur d’Isabelle sont d’ailleurs chose connue même d’elle-même, sans doute, car si elle a mis dans ses résolutions : dire la vérité — pas de chicane — pas de colère — manger un peu moins de désert — ne plus aimé les garçons gusçe quand je serai grande — parce qu’elle connaît ses faiblesses, elle n’a pas pensé à mettre : avoir bon cœur, faire la charité, parce que, cela, en elle, c’est naturel. Il fallait même surveiller ses attendrissements.

L’été auparavant, un vieux nègre, en haillons, travaillait tous les jours au gazon, à la haie, aux fleurs du voisin. Parce que tout le monde le regardait comme une bête curieuse et qu’il était si laid, Isabelle sacrifiait ses heures de jeu pour lui parler, le distraire, même s’il ne comprenait pas sa langue. Un bon matin, elle vint hésitante, trouver sa mère. Car par bonheur, elle la consulte avant d’agir.

— Maman, penses-tu que ça lui ferait plaisir si je l’embrassais ?

Voyant la réprobation dans les yeux maternels, elle ajouta avec une évidente expression, de dégoût :

— Oh ! J’aimerais, pas ça, il est trop noir, et en plus, il est sale par-dessus le noir, mais il fait tellement pitié, maman, il est tout seul, il me semble que ça le consolerait…

Non, tout de même !

Alors, sa mère lui dit :

— Je pense que tu es mieux de te contenter de lui parler. Et puis, ne te fais pas trop de peine pour lui. Les noirs ne se pensent pas plus laids que les blancs. Si tu l’embrassais, il n’aimerait pas ça. Rappelle-toi, ce que ta tante a raconté, quand elle avait sa Louise, comme cuisinière. Elle a constaté que la négresse avait mal au cœur des blancs et ne voulait ni manger, ni boire dans d’autre vaisselle que la sienne, et qu’elle avait relavé elle-même tous les uniformes qui sortaient pourtant de la buanderie, et les draps et les couvertures avant de s’en servir…

— Ah ! c’est vrai, j’avais oublié. Eh bien, je l’embrasserai pas, je vais lui montrer le français plutôt…

Et elle repartit, dansant sur un pied, puis sur l’autre, mais se tenant désormais à un peu plus de distance du noir, par peur qu’il ait mal au cœur de la petite blanche qu’elle était.

Un autre problème était réglé dans sa vie.

Le carême d’Isabelle passe. Remplie de zèle, les derniers jours, elle ne change pas la résolution : Lavé la vaiselle, quand elle la tire. Pour clôturer l’ère de sanctification, Dieu lui offre aussi l’occasion de nouveaux mérites.

Sa mère reçoit une demande de secours pour une famille de miséreux, dans laquelle il y a plusieurs petites filles. Elle décide d’avoir la collaboration d’Isabelle. Elle la prie de choisir parmi ses robes celles qui sont un peu courtes et qui ne feront plus à l’été. Isabelle en découvre cinq ou six, très jolies encore, et qu’elle regarde avec tendresse. Mais elle les donne.

Et elle dit :

— Même si ce n’est pas le jour de l’an, maman, est-ce que je pourrais donner une poupée ?

— Sûrement.

Elle choisit Sophie, qui vraiment n’a plus trop bonne mine, parce qu’elle l’a trop aimée, trop débarbouillée. Son bonnet, sa toilette sont vraiment grisâtres.

Mais dans l’après-midi, la maman d’Isabelle prend la poupée, la débarbouille, lui repeint la figure, la cire ; lave, empèse l’organdi qui redevient rose, et voilà Sophie élégante comme si elle sortait d’un grand magasin.

En la voyant, Isabelle reste ébahie et échappe un : Oh ! qui en dit long.

— Aimerais-tu mieux la garder et en donner une de tes autres ?

Isabelle n’hésite pas, elle répond la voix bien ferme :

— Oh ! non, j’ai dit que je la donnais, je la donne. Mais…

— Mais quoi ?

Isabelle avale, et achève les yeux pleins de convoitise :

— Mais, que j’aimerais ça être la petite pauvre !