Éditions du Devoir (p. 64-73).


V

MONSEIGNEUR ÉTAIT UN PEU VIEUX


Monseigneur était un peu vieux. Anne-Marie qui le connaissait depuis toujours, lui disait sans timidité absolument tout ce qui lui passait par la tête.

Ce matin-là, elle le rencontra comme elle finissait une retraite. Il lui demanda :

— Eh bien, es-tu contente ?

— Oh ! oui, répondit-elle avec ardeur. Oh ! oui, et savez-vous, Monseigneur, je suis convaincue que j’aurais une vocation religieuse, moi, si je pouvais laisser mes dix enfants.

Alors, Monseigneur s’exclama :

— Ne dis pas cela, Anne-Marie. Si vraiment, tu te sens appelée, tu dois partir, tout laisser. Dieu verra à prendre soin des tiens. Souviens-toi de l’Évangile…

Monseigneur était un peu vieux, mais en principe, il avait raison. Si Dieu vous appelle, vous devez tout quitter. Vous le savez bien ; s’il veut que vous soyez à Lui, Il arrangera, tout le reste. C’est la foi qu’il faut avoir.

Ce fut donc la foi d’Anne-Marie. Elle avait bien du chagrin, le sacrifice était sans mesure, mais dans la belle et pieuse ardeur de ses vingt ans, elle décida qu’elle devait suivre l’appel et abandonner ses dix enfants.

Car Anne-Marie, — la frêle et blonde petite Anne-Marie, — avait dix enfants, et cela depuis l’âge tendre de quatorze ans. D’abord elle en avait partagé le poids avec son père. Mais un an après la mort de sa femme, il était mort à son tour. Il n’avait pu survivre à son malheur. Anne-Marie, elle, survivait. Et depuis, les dix enfants n’étaient qu’à elle.

Ils étaient un peu aussi, en vérité, à son oncle l’abbé, qui, missionnaire, avait pu beaucoup les adopter, et faire souvent l’office de la Providence. Anne-Marie était la mère, et quelle mère sensible et dévouée. Elle s’usait à désirer porter toutes leurs misères, toutes leurs inquiétudes, leurs petites maladies, leurs petites peines ; enfin elle chargeait toute leur vie sur ses frêles épaules, et elle avançait bravement au-devant des coups, pour les recevoir la première.

Elles étaient bien frêles, cependant, les minces épaules d’Anne-Marie, mais cela ne dérangeait rien à l’immensité du cœur qui battait en elle, un vrai cœur sacré ! Et qui se voyait d’ailleurs dans ses yeux bleus.

Des yeux bleus, on dit que c’est ordinairement un peu pâle, sans éclat. Les yeux d’Anne-Marie étaient mouillés et pétillants. Il y avait au fond de ses prunelles, une petite lampe toujours allumée qui éclairait sous l’abat-jour des longs cils noirs.

Les yeux étaient grands, dans le visage étroit. Son nez retroussait un peu. Ses cheveux blonds, cendrés, flous, bouclaient au-dessus de son tendre front.

Elle trouvait toutes ses filles fort belles. Elle en parlait quand elles n’étaient pas là. Anne-Marie était sûrement aussi belle, et avec cette âme unique, qui rayonnait et tenait la petite lampe de ses yeux si scintillante.

Il avait fallu à cette enfant un grand courage : être, si jeune, à la tête d’une pareille maisonnée ! Que de soucis. Heureusement, il n’y eut pas celui de la pauvreté, mais Anne-Marie devait conduire, en plus de sa famille, une servante et des engagés, car ils habitaient une vaste ferme.

Elle tremblait de ne pas réussir. Il y avait tant de gens à accorder, tant de travaux à surveiller, à diriger. Et elle savait bien qu’il y en avait à faire, qui ne se faisaient pas.

Tout le jour, elle souriait pourtant. Elle embrassait l’un, grondait l’autre, pacifiait ceux qu’il fallait pacifier, encourageait ceux qu’il fallait encourager, raisonnait ceux qui menaçaient d’errer, calmait les turbulents, égayait les tristes, et se dépensait absolument sans compter ; mais le soir !…

Le soir, c’était son heure à elle ! Le drap par dessus la tête, elle pleurait d’épuisement et de peine ; elle pleurait d’angoisse ; elle avait tant peur de ne plus pouvoir continuer ; de tomber et de rester là, étendue, sans une autre miette de force. Sous son drap, dans ses larmes, elle criait : « maman maman, je n’en puis plus, faites que le bon Dieu m’aide encore ! »

Monseigneur était un peu vieux, mais au fond, lui qui connaissait tout cela, s’était peut-être dit : « Au couvent, cette petite va se reposer ! »

Un soir qu’Anne-Marie avait ainsi bien pleuré, elle s’endormit enfin. Toute cette journée, elle avait été obsédée par la pensée qu’il lui faudrait enfin aller le lendemain dans le grenier, faire le ménage de ce qu’elle appelait le coin des mites. Et toute la journée, à cette idée, elle avait eu peur ; peur de monter seule là-haut, peur de remuer les énormes coffres, de sortir les manteaux de sa mère qui ne servaient plus depuis si longtemps ; son imagination grossissait les mites à la proportion d’insectes apocalyptiques. Elle avait peur, peur, peur.

Quand elle fut endormie, en se disant, demain je monterai tout de même, elle se vit tout de suite devant les immenses malles, essayant d’en soulever les couvercles, et se disant : « Non, non, je ne pourrai pas. Qu’est-ce que maman doit penser de ma lâcheté ! »

Et d’impuissance, elle allait se remettre à pleurer quand elle aperçut, au-dessus des coffres, sa mère, assise et qui se berçait en la regardant, souriante et silencieuse. Anne-Marie poussa un cri de tendresse et de joie. « Ô maman, maman ! » Puis elle vit les lèvres s’ouvrir, et elle entendit une voix douce, douce, parce qu’elle venait du ciel, et qui disait :

— Tu me remplaces bien, ma petite. Je suis fière de toi. Je suis surprise, aussi. Tu es si jeune, ma pauvre petite. Continue, va, je vais t’aider.

Le bonheur éveilla Anne-Marie. Une si grande joie l’inondait maintenant, qu’elle ne pouvait plus se rendormir. Elle avait hâte de continuer sa route, la vie de ses dix enfants rechargée sur ses frêles épaules.

Et plus jamais ensuite, elle ne reperdit courage. Elle pleurait encore dans son lit. Cela soulageait et faisait du bien. Mais elle portait dans son cœur sa consolation. Et ces enfants-là, elle les aimait tellement et ils lui rendaient si bien sa tendresse. Ils avaient leur caractère, ils pouvaient être parfois indisciplinés, mais ils ne résistaient jamais à une parole d’Anne-Marie.

Anne-Marie possédait aussi au fond de son âme des ressources qui la dédommageaient de ses peines, enrichissaient sa vie. Son intelligence avide profitait, jouissait de tout. Dieu l’avait comblée de ses dons, et tout au monde était pour elle, joie et intérêt. Dans la beauté de la nature, elle puisait aussi des trésors à pleines mains. D’autres peuvent vivre parmi de beaux paysages et ne pas y penser. Anne-Marie connaissait chaque fleur, chérissait chaque brin d’herbe, chaque arbuste, et aimait ses arbres comme des amis.

Autour de la ferme, elle avait ses coins préférés, où elle allait en cachette se reposer. Elle passait des heures dans la coulée, sous les cerisiers, à lire, en respirant l’odeur de la terre, de l’eau, des feuilles ; ces heures-là, lui laissaient des joies d’une telle splendeur, qu’ensuite, le fardeau quotidien lui semblait pour un temps bien léger.

Et puis, avec les années, l’oncle abbé devenait de plus en plus le père de tous ces enfants. Il s’y attachait, prenait sa part des responsabilités. Il était si bon, si intelligent, si fin pour tout deviner. C’était un solide appui, ce grand abbé aux yeux si bleus, qui vieillissait mince et droit, et qui paraissait démesurément grand ; sa nièce, devant lui, pouvait au moins redevenir enfant, se sentir protégée. Entre ses voyages de colonisateur, il habitait maintenant avec eux, et elle lui remettait les problèmes les plus épineux.

La vie commençait d’ailleurs pour eux tous à être moins compliquée. Les petits grandissaient et secondaient maintenant Anne-Marie. Ceux qui ne marchaient pas encore à la mort de la mère, étaient maintenant adorables de gestes et d’intelligence et ils égayaient la maison de leur joie de vivre.

Et à présent qu’elle avait moins de fardeaux et plus de consolations, il allait falloir, pour Anne-Marie, s’arracher à toutes ces tendresses, puisqu’elle avait la vocation.

— Quand Dieu désire une chose, lui avait dit Monseigneur, Il fait en sorte qu’elle soit possible. Anne-Marie, le cœur gros, demanda son entrée chez les Sœurs de l’Immaculée-Conception. On l’accepta. La date du départ fut fixée.

Personne, dans la maison, n’eut le courage de se réjouir de la volonté de Dieu. On s’y résignait. On ne s’y opposait pas, mais à mesure qu’approchait le jour fatal, les figures s’attristaient. En cachette, la plus triste, c’était encore la figure d’Anne-Marie. Dieu savait qu’elle avait toujours tout supporté par amour pour Lui ! et qu’elle s’était depuis sa petite enfance, entraînée au courage dans la vie des Saints et des Martyrs ; et qu’elle avait décidé depuis bien longtemps aussi, de ne jamais rien refuser à Dieu, parce que tout passe en ce monde, et que seule importe la préparation à l’Éternité. Et dernièrement, comme elle pensait en plus qu’il faudrait bien des mérites pour sauver du mal et des dangers et des peines, ses chers dix enfants, elle était, heureuse au fond, de ressentir si terriblement le sacrifice de les quitter. Elle acceptait de bon cœur. Mais plus l’heure approchait, plus ce cœur saignait.

Et l’oncle-abbé ? L’oncle-abbé luttait à mort avec sa peine. Personne n’en devait rien voir. Puisque Monseigneur avait conseillé à Anne-Marie de suivre sa vocation, lui, prêtre, pouvait-il s’y opposer ? pour des motifs humains ? Il mettait aveuglément d’ailleurs sa confiance en Dieu, Le priait d’y voir. Mais il aurait eu bien honte, d’avouer ce qu’il désirait et espérait.

Anne-Marie acheta des toiles, du coton, des lainages, mais elle emporterait tout cela en pièces. Elle taillerait, ferait le trousseau au couvent. Ici, elle n’avait pas le temps. Et puis, la voir travailler ces choses, gâterait pour les autres, les derniers jours.

Le soir vint, où l’engagé descendit sa malle, la mit dans la voiture, pour les quatre milles qui la séparaient de la gare. Ce fut alors une scène bouleversante. Les enfants suppliaient : « Ne pars pas, ne pars pas Anne-Marie… » Les grands essuyaient leurs larmes, se mouchaient, en l’aidant à rassembler ses bagages. L’oncle, quand il l’eut bénie et embrassée, se détourna vite, ouvrit une armoire et se mit à y chercher quelque chose ; quand Anne Marie passa le seuil, elle vit qu’il cherchait toujours et que ses épaules étaient drôlement secouées.

Dans la voiture, elle pleura tout de suite, dans le train, elle pleura encore plus. Sous les draps du pullman, elle enfouissait sa peine ; elle pouvait crier même ; les roulements de ferraille du train éteignaient tout autre bruit.

Pâle, transie, timide, elle arriva le lendemain devant la supérieure qui l’avait acceptée sur la recommandation de Monseigneur et qui recula de surprise en la voyant si frêle. Elle reçut dans ses bras une petite fille qui de nouveau fondait en larmes.

Anne-Marie, tout de suite, expliqua que c’était le chagrin d’avoir quitté ses dix enfants, mais que cela passerait.

La bonne et intelligente religieuse demanda bien vite les lumières de l’Esprit-Saint, et tout bas, remercia Dieu qui déjà changeait quelque chose aux circonstances.

Deux postulantes qu’on attendait n’arriveraient que dans quatre jours. Anne-Marie voulait-elle passer ce temps chez quelque parente ? Où désirait-elle Pester au couvent comme dame pensionnaire, en attendant ?

Anne-Marie préférait rester au couvent. D’ailleurs la nuit dans le train, les émotions l’avaient tellement fatiguée, qu’elle voulait tout simplement se coucher, ne pas manger, et dormir.

— Sûrement, c’est permis.

Et la bonne mère ajouta :

— Monseigneur ne m’avait pas dit que vous étiez aussi frêle. Croyez-vous avoir la santé ?

— Oh ! oui. Je ne suis que fatiguée. Anne-Marie se coucha. Et elle crut que sa fatigue infinie était une tentation du diable. Celui-ci lui cherchait sûrement une porte de sortie.

Elle ne céderait pas. Elle se mit à prier la Vierge. Elle ne cesserait pas un instant de prier, cela l’empêcherait de penser à la maison, car si elle y pensait, le diable aurait des chances de réussir son coup.

Elle pria, pria, tous les mystères du Rosaire y passèrent. Mais elle ne se sentait pas mieux. Le soir, la religieuse inquiète, prit sa température. Le thermomètre monta avec exagération. En lui parlant, la supérieure, sans qu’il y parût, lui arrachait le récit de toute sa vie. Cette jeune fille sûrement, n’était pas en perdition dans le monde.

La température persista. Le médecin fut appelé. Anne-Marie priait toujours. C’était le diable qui la rendait malade. Et lorsque, enfin, elle avait réussi à accepter sa vocation, à tout quitter !

Les quatre jours passèrent. Les autres postulantes arrivèrent et sans Anne-Marie entrèrent dans la clôture.

Le lendemain, la bonne mère l’apprit à Anne-Marie. Puis elle ajouta :

— J’ai réfléchi à votre cas. Quand vous serez rétablie, vous retournerez chez vous. Si plus tard, l’appel de Dieu se répète, revenez. Mais en ce moment, c’est de repos que vous avez besoin.

Les yeux bleus s’agrandirent sous les longs cils noirs ; la petite lampe qui depuis quelques jours fumait, s’y ralluma, le sourire devint radieux.

— Oh ! Mère !

— Oui, mon enfant. Je télégraphie à votre oncle.

La dépêche partit. La fièvre disparut. L’oncle arriva. Anne-Marie était mieux. L’automne n’était plus froid.

Pendant le trajet de retour, sur la banquette avec l’oncle-abbé, bavardant, s’informant de tout, Anne-Marie se sentit heureuse comme si la porte du ciel allait s’ouvrir.

Ce fut la porte de la maison qui s’ouvrit sous la poussée enthousiaste des enfants.

— Anne-Marie est revenue ! Anne-Marie est revenue !

Ils dansaient, lançaient leurs tuques et leurs mitaines au plafond, dansaient encore et se pendaient au cou de la grande sœur retrouvée.

Quant à l’oncle-abbé, il n’avait plus la tête cachée dans l’armoire, il n’y cherchait plus rien, mais il pleurait quand même. Des larmes de joie coulaient sur ses joues, mouillant son sourire.

Anne-Marie, Anne-Marie était revenue… La petite lampe de ses yeux bleus éclairerait de nouveau le foyer.