Enquête sur l’évolution littéraire/Symbolistes et Décadents/M. Charles Vignier

Bibliothèque-Charpentier (p. 96-103).


M. CHARLES VIGNIER


Dans la biographie qu’il a écrite de M. Maurice Barrès, M. Moréas écrivait : « Lui (Barrès), Charles Vignier, Laurent Tailhade et moi, nous formions à nous quatre, à cette époque, le ban et l’arrière-ban de ce qui fut depuis appelé : Décadence, Déliquescence, Symbolisme, ou d’un autre vocable. » J’ai vu M. Barrès, M. Laurent Tailhade s’est expliqué, Moréas aussi ; j’apporte aujourd’hui, pour être complet, l’avis de M. Charles Vignier, le non moins piquant des quatre.

M. Vignier est en moment en Angleterre, où il se retrempe aux sources d’un préraphaëlisme confortable. Éloigné du bruit de la lutte, s’il a perdu un peu de passion, il a conservé toute sa mémoire et toute sa finesse. Voici la lettre qu’il m’a écrite :

« Vous désirez connaître mon avis touchant la décrépitude du Naturalisme et l’avenir des formules nouvelles, dont le Symbole. Ceci tuera-t-il cela ? Et la sauce ? Et les contingences ? Et le reste ? Qu’on souffre que je me mette à l’aise : Naturalisme, Néo-Réalisme, Psychisme, Synthétisme, Symbolisme, Décadisme, (Verlaine a sacré ce vocable) Trombonisme (ça, c’est la religion de M. Ghil, une petite religion d’arrière-boutique), autant de mots d’argot ; autant de cocardes aux couleurs imprécises que se hâtent d’arborer tous ceux dont porter une cocarde fait la seule raison d’être ; autant de lanternes magiques non allumées ; autant d’attrape-nigauds où s’engluent les Compréhensifs ; autant de faux-nez, d’énormes faux-nez, longs, longs, longs, tels des proboscides, et qui vont traînant jusque parmi les jambes des badauds et font choir Rod sur le derrière.

Un fait ! Il semble qu’en littérature, en science, en politique et dans la vie, le gros benêt de matérialisme, qui fut le baryton choyé de ces dernières années, se voit peu à peu repoussé de la scène, et jusqu’à la cantonade où se chuchote la prochaine venue du ténor sous l’espèce d’un idéalisme tout pimpant, tout fringant, tout battant neuf, d’un idéalisme dont on augure des merveilles, d’un idéalisme idéal, enfin !

Je crois, en vérité, qu’elle a fait son temps cette manière d’aplatir, d’abêtir une œuvre d’art, au nom d’on ne sait quelles rogneuses théories scientifiques. Il est certain qu’ils puent le rance ces ex-contremaîtres, ces bousingots fossiles, ces ratapoils d’un autre âge qui pointent dans nos yeux leur index laïque et obligatoire tout en nous serinant maints apophthegmes extraits des vulgarisations anglaises que cartonne Germer-Baillière ; ces jobards qui ont trouvé dans Herbert Spencer les scolies prétentieux dont masquer leur crasse ignorance ; ces rabâcheurs d’évolutionnisme qui font des timides hypothèses de Darwin leurs béates certitudes. Les voyez-vous dégringoler, ces babouins ? Les voyez-vous rouler dans le noir ridicule et avec eux leurs copains élus, ces conseillers municipaux et autres Marsoulans qui barrent dans les grammaires le nom du nommé Dieu ! Et puisque nous voilà tuant des morts, tuons-les tous. Ce qui se dégonfle aussi, c’est la littérature des constipés, des dyspeptiques, des hémorroïdaux, des céphalalgiques, des névropathes, la littérature de ceux qui ont des cors aux pieds et des oignons dans les cervelles. Tous ces pessimistes ébranlés, tous ces sceptiques à deux sous, tous ces rigolos, tous ces pleurnichards, tous ces renaniaques, tous ces gens tortus, goîtreux, brèche-dents ou pieds-bots, nous ennuient avec leurs misères de cabinets d’aisances et leurs infortunes conjugales. Ces renards à la queue coupée ne nous feront rien couper du tout. Jour de Dieu ! — comme disait la grand’mère de Mme Séverine, — un homme bien fait de sa personne ne saurait-il pas montrer du talent ? Faut-il nécessairement être cocu pour écrire un beau livre ?

Donc l’armée matérialiste est en pleine déroute. Et les derniers fuyards tombent sous une chiquenaude : mais chercher les vainqueurs ?

— Monte à ta tour, ma sœur Anne, et les vois venir. Hâte-toi, douce amie, ils ne peuvent tarder. Dis, les vois-tu ?

— Je vois M. Pasteur qui lorgne des microbes tout en invoquant Dieu.

— Et qui vois-tu encore, ô ma sœur Anne ?

— Je vois des gens qui s’intitulent mystiques. Ils relisent la vie de Rancé et s’achètent une copie artistico-industrielle de la statue de saint François-d’Assise. Ils s’abordent en citant un quatrain de la Vita Nuova et se quittent sur un verset de sainte Thérèse. Ils attestent Memling, Duret, Filippino Lippi ou le divin Botticelli. D’ailleurs ces mystiques sont pour la plupart pochards, ce qui leur permet de se voir doubles et de confondre Gustave Moreau avec Puvis de Chavannes, Félicien Rops avec un artiste.

— Et qui encore, ô ma sœur Anne ?

— Je vois des bouddhistes qui gambillent derrière les jupes de la duchesse de Pomar, fort occupée, ma foi, à mettre le Ramayana à la portée de ces intelligences moyennes. À côté de la duchesse, j’aperçois madame Blavatska flanquée de ses élèves en prestidigitation spiritico-fakiriste. Ils font tourner des tables à rebrousse-poil et se documentent chez MM. Jacolliot, Jules Verne et Camille Flammarion.

— Et puis ?

— Voici en bonnets pointus les adeptes de la Kabbale. Ils étudient Hermès-Trismégiste à travers un rudiment signé de quelque Éliphas-Lévy et tracent des pentacles dans les pissotières. D’autres profèrent des Abracadabras et des Hocus-Pocus. Tels, dès qu’ils voient la lune, tentent une incantation.

— Et puis ?

— Trois ou quatre foutriquets qui gagnent un pain quotidien par l’usage raisonné de la psychologie. Des actes, ils induisent les motifs et ils en sont fiers. Ils cherchent leur Moi avec assiduité. Sans doute, ce Moi s’est réfugié dans leur nez, car ils y fourrent les doigts tout le temps.

— Et puis encore ?

— Je ne vois plus rien. Ah ! par-ci par-là quelques chiromanciens, des astrologues, des messieurs bien mis qui vendent la bonne fortune, l’orviétan ou l’olive.

Si ce sont là les seuls tenants de l’idéalisme vainqueur, il faut avouer que tous ces personnages, se juchassent-ils les uns sur les autres, n’arriveraient pas à dénouer la jarretière de Boule-de-Suif.

Certes, il est aisé de constater que M. Zola n’a plus l’oreille du public, ni même M. de Maupassant, qui parfois donna l’illusion d’un très fort. Ni même des jeunes pleins de talent comme M. Joseph Caraguel dont le tort est de s’obstiner aux errements anciens. Et M. Joris-Karl-Huysmans a beau triturer quelques hosties parmi ses biles pessimistes et ses acrimonies de pompier schopenhauerien et ses ironies de Batave mal dégrossi, il ne s’en rend pas plus attrayant.

Pourtant, encore un coup, tout démodés que paraissent ces seigneurs du matérialisme, on n’oserait prétendre de bonne foi que M. Papus ou M. Péladan les remplacent.

Et les symbolistes ? Ah ! oui, c’est juste ! Ma sœur Anne ne les a pas mentionnés ? Elle les aura pris pour des marchands d’olives.

Cherchons-les donc, ces symbolistes.

Je salue un maître. Des poètes français vivants, le plus grand, à mon gré : Paul Verlaine. Est-il symboliste ? Il s’en défend comme un beau diable. On l’a baptisé décadent, il s’en tiendra là. Soit ! Acceptons décadent si cette épithète signifie que Verlaine pince sa viole de la manière la mieux exquise ; si cette épithète veut dire que nul avant ce décadent ne gratta tant exquisement les plus lointaines cordes de l’inconscient ; si décadent implique que ce prestigieux manieur de mots transforma le vers parnassien, rigide et froide et sculpturale momie, en cette « âme légère comme houppe » dont parle Moréas. Décadent, d’accord ! mais il siérait une bonne fois d’avouer que si Hugo enseigna l’a, b, c, à nos devanciers, Verlaine apprit à lire à la montante génération.

Est-ce chez M. Stéphane Mallarmé que nous nous enquerrons de l’authentique formule symboliste ? On connaît de ce poète, à qui je voue une loyale admiration, vingt-cinq ou trente pièces de vers : suaves allégories, encore qu’un peu abstruses. Puis, il nous promet l’instante apparition de son grand œuvre, dont personne n’a d’ailleurs lu une ligne. Attendons.

Pour tuer le temps, de jeunes littérateurs ont accoutumé d’aller dépenser une heure ou deux, les mardis soirs, à écouter les anecdotes charmantes que raconte en se jouant M. Mallarmé. Je les sais toutes par cœur et M. Mirbeau les apprend.

Mon cher ami, le bon poète Laurent Tailhade vous disait ici, tout récemment, ce qu’il pense du Symbolisme. Je n’insiste pas.

Et Jean Moréas ? Symboliste ? Pourquoi, doux Jésus ? Est-ce parce que, après Kahn, après Laforgue, et surtout après Rimbaud, il s’adonne aux vers d’un nombre indéterminé de syllabes ? Ou qu’il ressuscite, non sans grâce, des tours et des vocables oubliés ? Symboliste ? L’est-il par ses idées ? Mais écoutez-le rire ! Ses idées ! Elles ne pèsent pas lourd les idées de Jean Moréas. Quand il est en peine d’un sujet, lisait où le trouver. Et vraiment, à respirer les jolies gerbes qu’il en rapporte, je ne vois aucun mal — pas plus de mal que de symbolisme — à ce que Jean Moréas s’en aille glaner parmi les fabliaux.

Et Gustave Kahn, et Charles Morice, et les autres, sont-ils symbolistes ? Je ne crois pas ravaler ces messieurs, ni nous tous les jeunes qui cherchons, en affirmant que le titre que nous ambitionnons c’est avant tout celui de bon poète.

Et qu’on nous donne la paix avec le symbolisme I

Et maintenant, notre excursion à travers la littérature est achevée. En résumé : une période matérialiste, qui bellement s’illustra, va céder la place à quelque chose de nouveau où l’on croit reconnaître des tendances idéalistes. Ce nouveau mouvement révèlera-t-il un grand homme, et quel ?

Permettez que je retourne dans mon coin pour élucider, s’il se peut, ce problème. »