Enquête sur l’évolution littéraire/Symbolistes et Décadents/M. Adrien Remacle

Bibliothèque-Charpentier (p. 103-108).


M. ADRIEN REMACLE


M. Adrien Remacle a fondé, il y a peu d’années, la Revue contemporaine où se sont groupés, pour la première fois sérieusement, autour de Villiers de l’Isle-Adam et de plusieurs maîtres de l’École parnassienne, ceux qui sont devenus ensuite les Décadents, les Symbolistes, et plusieurs qui ont bifurqué sur la psychologie : Émile Hennequin, mort prématurément, Édouard Rod, Joseph Caraguel, Charles Morice, Émile Michelet, Wyzeva, Maurice Barrès, Charles Vignier, d’autres, y passèrent.

Un peu à l’écart de la lutte active de ces derniers temps, M. Adrien Remacle pouvait peut-être me fournir une note spéciale pour mon enquête.

Il m’a répondu :

— Il est amusant de se rappeler qu’il y a si peu d’années, hier, Zola nous disait : « Le romantisme est mort, mais nous en sommes encore pleins. » Ce qui est bien une phrase à répéter à propos du naturalisme ! Il n’existe, en effet, presque pas d’écrivain dont la forme et le fond ne soient aujourd’hui très imprégnés de naturalisme : minutie de descriptions immédiates, brutalités de mots, analyse en surface. Et de la défroque du romantisme, sinon de sa chaleur de gestes, croyez-vous que nous soyons débarrassés ? Mais, soit, je l’admets, le romantisme est mort, il a expectoré un énorme hoquet d’agonie synthétique avec Hugo, et le naturalisme l’a suivi. Qu’avons-nous à la place ? Pas grand’chose.

Ce sont les philosophes qui mènent l’art, n’est-ce pas ? Eux seuls, poètes, comptent et restent.

Après Littré, qui a produit le naturalisme, avec cette formule dite positive : ne nous occupons que de ce que nous voyons et allons au plus près, partant au plus vulgaire, nous avons eu Renan qui a engendré (c’est biblique !) le dilettantisme, les psychologues fins, fins, et les gris de l’École normale, des gens de valeur et d’étude analytique qui tiennent en somme la faveur du public lettré en ce moment. Ce sont MM. Bourget, nos amis Rod, Desjardins, M. Lemaître, l’historiographe un peu lourd de ces messieurs, et, dernière pousse de la branche, Maurice Barrès dont le Moi-néant a de la grâce, et l’afféterie importante beaucoup de piquant ; on ne saurait guère reprocher à ce dernier que de dîner de Stendhal et de souper d’Ignace de Loyola. Qui encore, là ? M. Anatole France qui fréquente aux écoles d’Alexandrie, au fond un poète-analyste pénétrant et délicat.

Nous avons eu M. Taine, ensuite, qui nous a jetés jusqu’au col (je l’en remercie !) dans l’esthétique anglaise et les préraphaélites, et qui est responsable, avec Wagner, des songeries dites décadentes, puis symboliques, enfin… de ce qu’il y a d’idées vagues là-dedans.

Je dis :

— Il y a bien un mouvement symboliste ?

— Un mouvement, non : des mouvements sans direction, sans direction commune surtout. Pèlerins sans pèlerinage, et passionnés, oh non ! Personne n’a jamais rencontré deux de ces pèlerins ensemble sur la même route. Du bruit, oui, des fifres qui veulent se faire grosses caisses (je parle des moindres, des plus connus), mais de la passion, un amour, une religion ? Point. Nous sommes de plus en plus des Bouvards isolés, qui cherchons sans la moindre ardeur à trouver.

On l’a dit, et c’est évident, toute littérature est symboliste depuis Eschyle et bien avant lui ; pourquoi plus symbolistes, ceux-ci ? Parce qu’ils mettent le symbole en avant ? Le symbole de quoi ? Les symboles vêtent des entités, des pensées-centre ; quelle est la pensée centrale commune à ces messieurs ? La restitution de vocables du seizième siècle, la longueur plus ou moins grande du vers, le choix (romantique, s’il vous plaît, cela !) de milieux et de tournures du moyen âge, et autres détails, ne sauraient constituer une doctrine, l’entité mère d’un art. Et ils ne sont même pas d’accord sur ces détails. Si nous en nommons seulement deux ou trois (il y en a plusieurs de très intéressants, parmi ces isolés), M. Pierre Quillard, par exemple, la Gloire du Verbe, un vers magnifié, éclatant, mais doux, des vierges douces ou perverses aux formes grises fondues dans l’or et les enluminures de missel, mettrons-nous M. Quillard près de M. Tailhade dont la langue magnifique éclate aussi, mais si différente, et qui aristophanise et assomme à coups de pierres précieuses ? Nous trouverons quelques lointaines parentés, sans aucunes similitudes essentielles, entre M. Henri de Régnier et M. Charles Morice, un des plus artificiels, ce dernier. Au moyen âge il eût été un mince prêtre syllogisant sur le dogme ; après le grand siècle, nos humanités en ont fait un classique rhéteur qui, postérieurement à Lamartine et Vigny, est resté classique, sur lequel s’épanouissent des fleurs factices de mysticisme, et qui chante des mélopées vagues mais délicieuses. Il y en a beaucoup d’autres qu’on lit dans la Plume et le Mercure de France ou qu’on a lus dans le si curieux périodique de Jean Jullien, Art et critique. Je ne parle pas de Moréas et de ses jolies cantilènes devenues poèmes épiques : nous en avons ri, tous, toujours ; c’est ce qui l’a monté à la gloire !

— Vous-même, êtes-vous symboliste ?

— Sans doute ! Comment donc ? mais pas avec ces messieurs ; on est symboliste ou rien, en art, puisque l’art est le symbole. Le symbolisme, c’est la recherche de l’inconnu par le connu, du non humain par l’humain. À ce point de vue, il n’y aurait guère parmi les jeunes (suis-je un jeune ?) que deux symbolistes : Mathias Morhardt, l’auteur d’Hénor, et moi, dans mon roman l’Absente et dans les Fêtes galantes, pièce de théâtre où la musique et le texte essayent une glose de Paul Verlaine.

Ces trois œuvres (bonnes ou mauvaises, peu importe ici, ce n’est pas la question), n’admettent pas un personnage, pas un milieu, pas un verbe qui ne soit représentatif d’entités. Cette triple représentation constitue essentiellement le symbolisme. Il demande, pour être de l’art, l’excellence de la forme, et exige la vieille croyance à l’être en soi, l’être avec un petit ê. Or, l’esprit scientifique moderne a rejeté cette croyance, et c’est ce qui le sépara profondément des derniers grands contemporains. Ils sont ou ils furent rejetés, isolés, ou plutôt ils rejetèrent, ils s’isolèrent. Banville est mort, qui, hors les Exilés, garda ses pensées et distilla des contes à l’usage de ce temps-ci ; Villiers de l’Isle-Adam croyait, et en est mort ; Paul Verlaine meurt d’appartenir à cette vérité maudite ; Stéphane Mallarmé la cache d’un triple voile, comme Isis ; César Franck, qu’un directeur de Revue me reprochait d’inventer, il y a sept ou huit ans, a vécu heureux de cette vérité, et très seul, malgré l’apparence des dernières années. Il y a de grands peintres, tels que Puvis de Chavannes et Eugène Carrière, qui expriment cette vérité et que le public admet et même glorifie, parce qu’il ne la comprend pas. Je les respecte profondément, je crains qu’ils ne soient les derniers…

Au résumé, monsieur, je souhaite que votre enquête sur ces fins de la littérature aboutisse à une meilleure conclusion que la mienne. Cette enquête, je l’ai essayée moi-même, avec opiniâtreté, il y a six ans, au moyen de la Revue contemporaine. J’y ai réuni tout le monde, tous ceux dont on parle aujourd’hui, espérant rencontrer et grouper une dizaine d’écrivains, au moins, qui eussent sur l’art des idées non pas identiques, mais associables. Je n’en ai rencontré ni douze, ni six, ni… deux. Depuis je constate que l’isolement s’est aggravé. Permettez-moi de ne pas croire aux Écoles, symbolistes ou autres.