Enquête sur l’évolution littéraire/Symbolistes et Décadents/M. Charles Morice

Bibliothèque-Charpentier (p. 83-90).


M. CHARLES MORICE


Celui-là, c’est, dit-on, le Cerveau du Symbolisme. Malgré qu’il s’en défende, mettant au-dessus de tout son culte de l’Ode, il est généralement considéré comme l’esthète du nouveau mouvement littéraire. Son livre, la Littérature de tout à l’heure, paru il y a près de deux ans, chez Perrin, recueillit alors, parmi la critique périodique, un très juste tribut d’éloges. On le plaisanta un peu, mais on le discuta, et pour nouvelle qu’était la thèse générale de l’auteur, elle fit, depuis, son chemin, et se voit aujourd’hui, d’après M. Anatole France lui-même, en partie vérifiée.

M. Charles Morice est, au gré de tous ses amis, un très pur poète, aussi foncièrement original que rigoureusement indépendant.

Voici son avis sur les questions qui nous intéressent.

Je lui demande s’il croit que la vogue du roman psychologique est un résultat parallèle au symbolisme ?

— Mais la psychologie n’est pas de la littérature ! s’écrie-t-il, pas plus que la physiologie, la géographie, l’histoire, d’ailleurs. Il y a là une confusion spéciale à la littérature ; et cela à cause de l’outil : la plume, qui sert également aux économistes, aux statisticiens… et aux poètes. On se croit en droit d’exiger de ceux-ci des déductions où la morale induit le moraliste, alors que la poésie n’a pas d’autre essentiel et naturel objet que la Beauté. Songez-vous à ceci, que dans l’art d’écrire, à cette heure, on pense à tout excepté à la beauté ? Oui, il y a quelque part quelque chose d’auguste et de mystérieux que j’entends pleurer dans une solitude décriée : la Beauté ! Voilà qu’on parle de psychologie à propos de littérature ! Pourquoi pas d’algèbre ou de chimie ? Or, entre la science et l’art, il y a surtout cette différence que la science est successive, que l’art est intuitif, instantané (comme résultat) et simultané. Une œuvre d’art doit être l’expression d’un instant, et le poète est celui pour qui le présent existe ; la psychologie, comme toute autre science, n’est que l’expression du successif. Je sais bien qu’il en faut, de la psychologie dans le roman. Mais qu’est-ce, au fond, le roman ? La pourriture de l’épopée. Mais l’épopée elle-même n’est que la littérature des peuples enfants.

La psychologie est un pont entre le symbolisme et le naturalisme, et on n’habite pas sur un pont, on y passe.

Le naturalisme n’a pas eu — n’a pu avoir de poètes. Par là même, condamné (car si quelqu’un vient nous dire que l’art des vers soit un jeu d’enfants, — ne vous le dira-t-on pas ? — souriez à cette vieille plaisanterie et consultez votre mémoire où vous trouverez en quelques beaux vers plus de splendeur de vérité qu’en tant et tant de volumes de prose).

Quant au symbole, c’est le mélange des objets qui ont éveillé nos sentiments et de notre âme, en une fiction. Le moyen, c’est la suggestion : il s’agit de donner aux gens le souvenir de quelque chose qu’ils n’ont jamais vu.

L’erreur du naturalisme, c’est, étant données les choses, d’en vouloir exprimer le sentiment adéquat par des mots. D’abord, c’est impossible, ensuite, ce serait un péché. Vouloir se substituer aux lois de la nature qui, elle, ne nous donne jamais de double ! Enfin, pourquoi faire ? Puisque la fleur existe, quelle utilité d’en créer une avec des mots, en admettant qu’on le puisse ? C’est faire comme un mercenaire qui ramasserait des cailloux d’un côté de la route pour les placer de l’autre côté, c’est le travail des Danaïdes !

L’erreur des psychologues est de même sorte. Ils font une enquête, — ils disent qu’ils en font une ! — quel résultat leur donnera-t-elle ? À quoi l’enquête naturaliste a-t-elle abouti ?

Eh bien, voyez donc comme ils procèdent. M. Barrès, — qui est bien le moins symboliste de tous les écrivains, — nous enseigne qu’il faut cultiver son moi ! Mais quelqu’un au monde fait-il autre chose que de chercher le bonheur ? Et cultiver son moi, est-ce autre chose ? Dire qu’on va le faire, c’est une grosse naïveté, n’est-ce pas ? On dirait qu’il a trouvé le secret de polichinelle, et qu’il en joue ! Très adroitement, d’ailleurs, mais en dehors de toute littérature. On s’extasie devant le scepticisme de M. Barrès, on a l’air d’y croire ! On ne s’aperçoit pas que ce scepticisme procède encore d’une naïveté énorme. Il nous assure, après tant d’autres, que les choses n’existent pas en elles-mêmes ; c’est possible, — et nous n’en sommes pas sûrs, — mais elles ont une existence certaine en nous, et nous sommes obligés de faire comme si elles existaient hors de nous. Lorsque nous disons que le soleil se couche, nous savons très bien qu’il ne se couche pas, mais nous disons ainsi parce que c’est la seule façon de s’exprimer !

Et puis, où peut mener leur défaut de passion et de cœur ? Quoi de plus vain que ce perpétuel retour sur soi-même, que cet onanisme spirituel ? Ce qu’ils font, ces psychologues, ce n’est ni de la littérature, ni de la science, c’est de la vulgarisation. Et, ma foi, je les estime moins que les naturalistes ; ce ne sont ni des amis, ni des ennemis : ils ignorent jusqu’au sens de la poésie. Et quelle petite, mais extraordinaire subtilité a pratiquée là M. Barrès, le jour où lui, qui n’aime ni ne comprend la poésie, a écrit cet article sur Moréas !

Quand je demande à M. Charles Morice s’il entend être classé dans l’École symboliste, il répond vivement :

— Il faudrait d’abord qu’il y en eût une. Pour ma part, je n’en connais pas. Moréas et moi, entre autres, avons plusieurs idées communes, et le mot poésie nous ralliera toujours, mais je ne pense pas que Moréas ait une suite. Ce que nous cherchons tous les deux, personnellement, est différent ; et je crois qu’on perdrait bien du temps à faire ce qu’il entend par la « renaissance romane » ; si une renaissance doit se faire, elle se fera par le pur effet de notre production à tous. Je comprends qu’on souhaite un renouveau de la langue, c’est-à-dire qu’on tâche de ressusciter des mots du moyen âge, perdus et utiles, qu’on en prenne même aussi dans l’argot et dans le patois, comme pratiquait Villon, et qu’on recherche les alliances de mots comme faisait Racine : mais pas des phrases entières ! Qu’on adopte des simplifications de tournures pour faire plus clair, plus vif, mais qu’on se borne là. Ne nous exposons pas à la douloureuse gymnastique de cerveaux de vieillards qui s’exprimeraient dans la langue des enfants. Nous sommes à la fin d’une civilisation. Il nous faut une langue nouvelle, — suprême.

Si Moréas croit faire une école, il se trompe de date. Les classiques se sont groupés, plus ou moins, sous la férule de Boileau ; les romantiques ont pu s’unir pour rendre le mouvement et la couleur, l’extériorité des passions ; les naturalistes se sont groupés dans un laboratoire, chacun y apportant sa parcelle d’analyse. Mais nous qui sommes appelés à faire la synthèse du cerveau classique, de la vision et de la passion romantiques et du bassin naturaliste, nous ne pouvons pas nous grouper ; il faut s’isoler pour une besogne de cet ordre. Moréas se trompe de date, vraiment.

D’ailleurs Moréas n’est pas un symboliste. Si nous donnons au mot symbole un sens précis, le talent de Moréas s’arrangerait mal de cette définition. Il s’exprime directement ou par des allégories ; et il y a une confusion perpétuelle entre l’allégorie et le symbole ; le symbolisme est une transposition dans un autre ordre de choses ; Moréas serait donc plutôt un allégoriste roman, comme les poètes du moyen âge. Notre ami est un merveilleux joueur de lyre, il a une oreille impeccable, un sens très vif de la couleur à la manière franche, il est incapable de se tromper dans le choix des mots. Je ne sais pas si son domaine est bien grand, mais il joue d’un instrument bien accordé. Il n’a pas d’idées, il ne lui manque que cela.

Henri de Régnier, lui, plus atténué comme harmonie et coloration, a des ressources cérébrales plus nombreuses.

Je dis :

— De qui vous réclamez-vous ?

— Nos maîtres à tous trois, ce sont : Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé et Verlaine. Car nier l’influence de Verlaine, cela me surpasse. Il est même à souhaiter que l’influence des deux survivants continue, car ils font, en somme, l’atmosphère dans laquelle nous pouvons vivre.

Sur la technique du vers :

— Parmi les libertés que prend Moréas, et qu’il n’a pas inventées, il en est de légitimes ; mais je reste fidèle au vers officiel, et si je me sers quelquefois de vers de quatorze syllabes, ce n’est que dans des circonstances très rares, en vue d’effets particuliers ; je ne sais pas si Moréas a toujours fait ainsi ; les si longs vers me font l’effet de la prose rythmée.

Sur divers :

— Disons à Zola : vous avez assez travaillé ! à Sully-Prudhomme : si vous étiez un poète ! À Richepin : vous faites l’École normale buissonnière, normale tout de même ! À Daudet : Dickens a du génie, mais il écrit mal. À Maupassant : métier pour métier, que ne faites-vous de la Bourse plutôt que des lettres ? À Loti : continuez à débiter votre solde exotique de « rêves » à l’usage de bourgeois et caillettes. À quelques morts encore bruyants et pontifiants, Dumas, Sardou… : tenez-vous donc tranquilles ! Aux grands critiques : Sarcey, Wolff, Fouquier, Lemaître… ah ! ne leur disons rien !

Mais à Verlaine et à Mallarmé : nous sommes des vôtres.

Et, laissez-moi vous le dire en finissant, si, parmi la foule de nos adversaires, il y en a un qui mérite qu’on l’estime pour son talent comme pour son étonnant cerveau de penseur, c’est Joseph Caraguel. Il a su, à la différence de tous les Méridionaux qui l’ont vainement essayé, faire du soleil, dans son merveilleux livre : les Barthozouls !