Enquête sur l’évolution littéraire/Les Naturalistes/M. Émile Zola

Bibliothèque-Charpentier (p. 169-176).


M. ÉMILE ZOLA


— Ah ! ah ! me dit le maître avec un sourire, en me serrant la main, vous venez voir si je suis mort ! Eh bien ! vous voyez, au contraire ! Ma santé est excellente, je me sens dans un équilibre parfait, jamais je n’ai été plus tranquille ; mes livres se vendent mieux que jamais, et mon dernier, l’Argent, va tout seul ! Pourtant, on peut causer, causons. M. Zola me dit qu’il a suivi attentivement mon enquête depuis le début, et qu’il a été bien aise de voir comment les jeunes parlaient du passé, du présent et de l’avenir de la littérature.

— Ils sentent bien quelque chose, mais ils errent lamentablement autour de la formule qu’il faudrait trouver. Le naturalisme est fini ! Qu’est-ce à dire ? Que le mouvement commencé avec Balzac, Flaubert et Goncourt, continué ensuite par Daudet et moi, et d’autres que je ne nomme pas, tire à sa fin ? C’est possible. Nous avons tenu un gros morceau du siècle, nous n’avons pas à nous plaindre ; et nous représentons un moment assez splendide dans l’évolution des idées au dix-neuvième siècle pour ne pas craindre d’envisager l’avenir. Mais pas un ne nous a dit encore, et j’en suis étonné : « Vous avez abusé du fait positif, de la réalité apparente des choses, du document palpable ; de complicité avec la science et la philosophie, vous avez promis aux êtres le bonheur dans la vérité tangible, dans l’anatomie, dans la négation de l’idéal et vous les avez trompés ! Voyez, déjà l’ouvrier regrette presque les jurandes et maudit les machines, l’artiste remonte aux balbutiements de l’art, le poète rêve au moyen âge… Donc, sectaires, vous avez fini, il faut autre chose, et nous, voilà ce que nous faisons ! »

On pourrait à la vérité répondre : Cette impatience est légitime, mais la science marche à pas lents et peut-être conviendrait-il de lui faire crédit. Pourtant cette réaction est logique, et, pendant dix ans, pendant quinze ans, elle peut triompher, si un homme paraît, qui résume puissamment en lui cette plainte du siècle, ce recul devant la science. Voilà comment le naturalisme peut être mort ; mais ce qui ne peut pas mourir, c’est la forme de l’esprit humain qui, fatalement, le pousse à l’enquête universelle, c’est ce besoin de rechercher la vérité où qu’elle soit, que le naturalisme a satisfait pour sa part.

Mais que vient-on offrir pour nous remplacer ? Pour faire contre-poids à l’immense labeur positiviste de ces cinquante dernières années, on nous montre une vague étiquette « symboliste », recouvrant quelques vers de pacotille. Pour clore l’étonnante fin de ce siècle énorme, pour formuler cette angoisse universelle du doute, cet ébranlement des esprits assoiffés de certitude, voici le ramage obscur, voici les quatre sous de vers de mirliton de quelques assidus de brasserie. Car enfin, qu’ont-ils fait, ceux qui prétendent nous tuer si vite, ceux qui vont bouleverser demain toute la littérature ? Je ne les connais pas d’hier. Je les suis depuis dix ans avec beaucoup de sympathie et d’intérêt ; ils sont très gentils, je les aime beaucoup, d’autant plus qu’il n’y en a pas un qui puisse nous déloger ! je reçois leurs volumes, quand il en paraît, je lis leurs petites revues tant qu’elles vivent, mais j’en suis encore à me demander où se fond le boulet qui doit nous écrabouiller. Il y a bientôt dix ans que des amis communs me disent : « Le plus grand poète de ces temps-ci, c’est Charles Morice ! Vous verrez, vous verrez. » Eh bien ! J’ai attendu, je n’ai rien vu ; j’ai lu de lui un volume de critique, la Littérature de tout à l’heure, qui est une œuvre de rhéteur ingénieuse, mais pleine de parti-pris ridicules. Et c’est tout. Vous me dites qu’il va, sous peu, publier de ses vers ; c’est toujours la même histoire ! Comme les socialistes ; écoutez Guesde, dans six mois il gouvernera, et rien ne bouge. À présent on parle de Moréas. De temps en temps, comme cela, la presse, qui est bonne fille, se paie le luxe d’en lancer un pour se distraire et pour embêter des gens. Qu’est-ce que c’est que Moréas ? Qu’est-ce qu’il a donc fait, mon Dieu ! pour avoir un toupet aussi énorme ? Victor Hugo et moi, moi et Victor Hugo ! A-t-on idée de cela ? N’est-ce pas de la démence ! Il a écrit trois ou quatre petites chansons quelconques, à la Béranger, ni plus ni moins ; le reste est l’œuvre d’un grammairien affolé, — tortillée, inepte, sans rien de jeune. C’est de la poésie de bocal !

En s’attardant à des bêtises, à des niaiseries pareilles, à ce moment si grave de l’évolution des idées, ils me font l’effet, tous ces jeunes gens, qui ont tous de trente à quarante ans, de coquilles de noisette qui danseraient sur la chute du Niagara ! C’est qu’ils n’ont rien sous eux, qu’une prétention gigantesque et vide ! À une époque où la production doit être si grande, si vivante, ils ne trouvent à nous servir que de la littérature poussant dans des bocks ; on ne peut même pas appeler cela de la littérature ; ce sont des tentatives, des essais, des balbutiements, mais rien autre chose ! Et remarquez que j’en suis navré ; car ils ne me gêneraient pas du tout, moi personnellement, puisqu’il n’y a pas un romancier parmi eux ; et je verrais volontiers ma vieillesse égayée par des chefs-d’œuvre ; mais où est-il, le beau livre ? Sont-ils d’accord pour en nommer un seulement ? Non, chacun le leur ! Ils en arrivent même à renier leurs ancêtres. Car, quand je parle ainsi, je n’entends viser ni Mallarmé, qui est un esprit distingué, qui a écrit de fort beaux vers et dont on peut attendre l’œuvre définitive, ni Verlaine, qui est incontestablement un très grand poète.

— Alors, maître, dis-je, la place est encore à prendre ? Qui, selon vous, la prendra ?

— L’avenir appartiendra à celui ou à ceux qui auront saisi l’âme de la société moderne, qui, se dégageant des théories trop rigoureuses, consentiront à une acceptation plus logique, plus attendrie de la vie. Je crois à une peinture de la vérité plus large, plus complexe, à une ouverture plus grande sur l’humanité, à une sorte de classicisme du naturalisme.

Mais les symbolistes sont loin de cette conception ! Tout est réaction dans leur système ; ils se figurent qu’on bouleverse ainsi, de fond en comble, un état littéraire, sans plus de préambule et sans plus d’utilité. Ils croient qu’on peut rompre aussi brusquement avec la science et le progrès ! Ils parlent du romantisme ! Mais quelle différence ! Le romantisme s’expliquait, socialement, par les secousses de la Révolution et les guerres de l’Empire ; après ces massacres les âmes tendres se consolaient dans le rêve. Littérairement, il est le début de l’évolution naturaliste. La langue, épuisée par trois cents ans d’usage classique, avait besoin d’être retrempée dans le lyrisme, il fallait refondre les moules à images, inventer de nouveaux panaches. Mais, ici, quel besoin de changer la langue enrichie et épurée par les générations romantiques, parnassiennes, naturalistes ? Et quel mouvement social traduit le symbolisme, avec son obscurité de bazar à dix-neuf sous ? Ils ont, au contraire, tout contre eux : le progrès, puisqu’ils prétendent reculer ; la bourgeoisie, la démocratie, puisqu’ils sont obscurs.

Si encore, malgré cela, ils avaient le courage, eux qui n’aiment pas leur siècle, de lui dire : Merde ! au siècle, mais de le lui dire carrément ! Alors, bien. Cela s’admettrait ! C’est une opinion comme une autre. Mais non, rien ne sort, rien, de leur galimatias. Tenez, il y en a un, d’écrivain, qui ne l’aime pas, le siècle, et qui le vomit d’une façon superbe, c’est Huysmans, dans Là-Bas, son feuilleton de l’Écho de Paris. Et il est clair, au moins, celui-là, et c’est avec cela un peintre d’une couleur et d’une intensité extraordinaires.

— Donc ?… dis-je.

— Donc, c’est entendu, le naturalisme finira quand ceux qui l’incarnent auront disparu. On ne revient pas sur un mouvement, et ce qui lui succédera sera différent, je vous l’ai dit. La matière du roman est un peu épuisée, et pour le ranimer il faudrait un bonhomme ! Mais, encore une fois, où est-il ? Voilà toute la question…

M. Zola se tut un moment, parut réfléchir, et dit très vite, comme en courant :

— D’ailleurs, si j’ai le temps, je le ferai, moi, ce qu’ils veulent !

— Et les psychologues ? fis-je.

— Hé oui ! Bourget, qui, avec beaucoup de talent, a le parti-pris de ne s’inquiéter que des mobiles intérieurs de l’être, et qui tombe, de cette façon, dans l’excès contraire au naturalisme.

— Barrès ?

— Oh ! un malin ! Pendant que ses autres camarades se donnent un mal de chien pour n’arriver à rien, lui va son chemin avec infiniment d’adresse !

Ses livres, je les lis avec intérêt, mais c’est tellement ténu, tellement spécial ! Cela me fait l’effet d’une horlogerie très amusante, mais qui ne marquerait pas l’heure, mais qui ne monterait pas l’eau ; cela cesse vite d’intéresser, et on s’en fatigue…

Je demandai :

— Quel avenir accordez-vous au théâtre naturaliste ?

— Rien ne s’est fait du jour au lendemain. On arrive à mettre peu à peu sur la scène des œuvres de vérité de plus en plus g-rande. Attendons. Le théâtre est toujours en retard sur le reste de la littérature.

Comme nous reparlions de Moréas, M. Zola me dit drôlement, ce qui me fit rire :

— Il est Grec, oui ! mais il ne faut pas qu’il en abuse ! Moi aussi je suis Grec ! Ma grand’mère est de Corfou ; ce qui ne m’empêche pas d’avoir la folie de la clarté !

En me reconduisant, il me dit :

— Surtout, réunissez toute cette enquête en volume. Je tiens absolument à avoir cela dans ma bibliothèque ; quand ce ne serait que pour conserver le souvenir de cette bande de requins, qui, ne pouvant pas nous manger, se mangent entre eux !