Enquête sur l’évolution littéraire/Les Naturalistes/M. Edmond de Goncourt

Bibliothèque-Charpentier (p. 166-169).


M. EDMOND DE GONCOURT


— Oui, répondit-il à ma première question, — je crois que le mouvement naturaliste — disons naturiste, comme s’expriment les Japonais, — je crois qu’il touche à sa fin, qu’il est en train de mourir, et qu’en 1900 il sera défunt et remplacé par un autre. Oui, il sera décédé à la suite d’une mort naturelle, sans s’être empoisonné, comme on le prétend, par ses œuvres, — et cela logiquement, parce qu’il aura un demi-siècle d’existence qui est la moyenne de l’existence des mouvements littéraires de ce temps : du romantisme tout aussi bien que du naturalisme. Et les deux mouvements littéraires auront fait chacun leur besogne : le romantisme aura infusé du sang neuf dans l’anémie de la langue de la Restauration ; le naturalisme aura remplacé l’humanité de dessus de pendule du romantisme par de l’humanité d’après nature.

Or, comme tout mouvement littéraire est une réaction contre le mouvement qui l’a précédé, il est incontestable que, dans l’évolution qui doit s’accomplir, cette réaction aura lieu…

— Mais au profit de qui ? demandai-je.

— Les symbolistes, les décadentistes, enfin les gens qui se posent, d’avance, pour nos successeurs, me semblent être presque tous des poètes. Je déclare être un mauvais juge à leur égard, car je suis un bien plus grand liseur de prose que de vers. Mais, toutefois, je me demande si, au dix-neuvième siècle, en cette toute-puissance de la prose poétique, en cette domination de la langue de Chateaubriand et de Flaubert, je me demande si un grand mouvement intellectuel peut être mené par des versificateurs. Les vers me semblent, à moi, la langue des jeunes peuples, des peuples à l’aurore, et non pas la langue des vieux peuples, des peuples à leur coucher de soleil. Hugo a été une exception monstrueuse de génie. Il peut exister encore derrière lui des charmeurs dans le genre, mais l’action de la littérature sur les masses, je crois qu’elle n’appartient plus aux vers.

— Puis, chez les novateurs, — et on me dit qu’ils ne sont pas tout jeunes, — je trouve bien des programmes, des opuscules, des brochurettes, de minces in-18, mais je ne rencontre pas ce qu’on appelle une œuvre. Et, dans le mouvement romantique, vous avez l’œuvre colossale d’Hugo, et dans le naturalisme, vous avez l’œuvre, en beaucoup, beaucoup de gros volumes, de Zola et de Daudet.

J’interroge :

— De quel côté, selon vous, maître, s’oriente la réaction ?

— C’est clair comme le jour : dans le mouvement qui se prépare, il se fera une prédominance de la psychologie sur la physiologie. Mais je ne vois pas encore les chefs, les têtes de colonne de ce mouvement. Dans les gens qui viennent après nous, je discerne des gens d’un très grand talent, comme Huysmans, comme Maupassant, comme Mirbeau, comme Rosny, comme Margueritte, comme Hennique, comme d’autres encore ; mais en dehors de l’indépendance et de l’envolée libre de tout talent, ces nouvelles fournées de la gloire me semblent se rattacher encore à l’école naturaliste.

Et, tenez, à ce propos, je veux vous faire part d’une idée qui m’est toute personnelle. Ma pensée, en dépit de la vente plus grande que jamais du roman, est que le roman est un genre usé, éculé, qui a dit tout ce qu’il avait à dire, un genre dont j’ai tout fait pour tuer le romanesque, pour en faire des sortes d’autobiographies, de mémoires de gens qui n’ont pas d’histoire.

Mais ce n’est point assez encore. Pour moi il y a une nouvelle forme à trouver que le roman pour les imaginations en prose, et l’inventeur et les propagateurs de cette forme, qu’ils soient matérialistes, spiritualistes, symbolistes, n’importe quoi en iste seront, selon mon idée, les meneurs du mouvement intellectuel du vingtième siècle.

— Vous ne me parlez pas des psychologues, fis-je ?

— Eh ! bien cela nous permettra d’en finir avec cette étiquette de « naturaliste » qu’on a collée, un peu malgré nous, sur nos chapeaux. Est-ce que nos œuvres sont tant que ça naturalistes d’un bout à l’autre ? Est-ce que nous n’avons pas compris que dans une œuvre, dans un livre même, il doit y avoir du physique et du psychique ? Combien de livres a écrits Daudet, qu’on ne peut pas classer dans ce compartiment étroit où on nous enferme ! Zola lui-même n’a-t-il pas fait le Rêve ? Et moi, qui ai fait Germinie Lacerteux, n’ai-je point écrit Madame Gervaisais, un roman d’un psychologue aussi psychologue que les plus psychologues de l’heure actuelle !