Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Octave Mirbeau

Bibliothèque-Charpentier (p. 207-218).

M. OCTAVE MIRBEAU[1]


Le plus passionné d’art des écrivains de ce temps ; l’auteur célèbre du Calvaire, de l’Abbé Jules et de Sébastien Roch. Polémiste extraordinairement vigoureux, il s’est fait autant d’ennemis par la crâne et impétueuse énergie de ses attaques, qu’il s’est attaché d’amis sûrs par la belle générosité de ses plaidoiries en faveur de talents méconnus. Les lecteurs le connaissent sous cette double face de sa sympathique personnalité.


Je prends le train à huit heures du matin pour Pont-de-l’Arche, qui se trouve près de Rouen, à deux heures et demie de Paris. En descendant du train, je trouve sur le quai mon hôte, la figure avenante, les mains tendues. Tout de suite il me dit : « Tenez, c’est là-bas, la maison, voyez-vous, en dehors du village, ce toit qui brille ? » On grimpe en voiture, et, à peine dix minutes après, on arrive devant la grande grille ouverte sur un jardin spacieux, soigneusement entretenu, aux allées sablées. « Il n’y a rien encore, c’est trop tôt, mais vous verrez cet été ! » Nous parcourons le jardin. Dans les parterres, de place en place, des bouts de bois sont plantes, tout droits, en arcs, en angles aigus ; de ci, de là, de minuscules verdures pointent de la terre grise.

— Ça n’a l’air de rien tout cela, dit-il, eh bien ! tenez, voyez cette fraxinelle, les soirs d’été, quand elle a grandi, elle secrète des gaz et s’en enveloppe comme d’une atmosphère ; il n’y a qu’à en approcher une allumette, cela s’enflamme, et ce sont nos feux d’artifice multicolores, nos feux de bengale, à nous autres de Pont-de-l’Arche. Ici j’ai planté des Eccremocarpus qui grimperont aux arbres et rejoindront ces Boussingaultia et ces Lophospermum, ce sera comme une adorable pluie de fleurs qui se serait arrêtée à deux mètres du sol. Et partout, ici, là-bas, des Heliantus, ces immenses soleils qui s’épanouissent à deux et trois mètres de hauteur, et que Van Gogh a peints passionnément, des énormes Eremostachys les divins lys du Japon, des Iris Germanica, plus beaux que les plus belles orchidées, un Moréas de la Chine, iridée magnifique à grands pétales oranges : qui vaut bien les Moréas d’Athènes, je vous assure ; là des pourpiers fastueux, de gigantesques Héléniums, et, sur cette pente, des pivoines, des citrouilles, des Hypericum pedestrianum, fleur cocasse s’il en fut jamais, et qu’il faut piétiner pendant une journée avec des souliers de maçon pour la voir fleurir ; et tant d’autres merveilleuses comme ces Dielztras[2] avec leurs tiges penchées où des cœurs roses sont pendus…

Avec un grand geste heureux et un éclair dans les yeux, il ajouta :

— Vous verrez, vous verrez tout cela cet été ! Ces fleurs, c’est plus beau que tout, plus beau que tous les poèmes, plus beau que tous les arts !

— Vous savez, continue M. Mirbeau, je n’ai rien d’intéressant à vous dire, mais j’espère que vous n’aurez pas perdu votre temps, regardez cela.

Du haut de la terrasse où nous nous trouvions et qui est le jardin, nos yeux plongeaient à présent dans un paysage splendide. À cent mètres à peine du garde-fou où nous étions appuyés, la Seine, sous le soleil, roulait de l’argent et du cuivre entre les îlots, sur l’autre rive venait mourir la colline crayeuse dont les éclats blancs se coupaient de rectangles de verdure et de lignes de hauts arbres ; l’horizon se perdait dans de l’ouate bleue.

Et, en même temps, je regardais mon interlocuteur, sa haute taille, ses solides épaules, sa courte moustache rousse relevée aux pointes, la richesse paysanne de son teint, tandis que lui, de son œil vert pailleté d’or, comme strié, continuait à fixer le paysage et disait :

— Hein ! est-ce beau ! Et l’été, là, dans l’île, si vous voyiez cette végétation ! Un énorme, un fabuleux paquet de verdure impénétrable, mystérieux… Ah ! comme c’est beau I

— Et comme on respire, ici ! fis-je en humant instinctivement de larges bouffées de cet air pur qu’agitait un petit vent du Nord.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Je me tiens à quatre pour ne pas raconter minute par minute cette journée exquise, ce que je vis, ce que j’entendis, et la qualité des sensations que j’en rapportai. Mais je connais des Esprits Pointus et des Sourires Fins qui me rappelleraient à l’Enquête, et, ma foi, ils auraient raison ; pourquoi, en somme, ne conserverais-je pas tout cela pour moi ?)

— Nous causerons dans la forêt. Venez, venez, me dit M. Mirbeau.

Pour éviter des circuits, nous traversâmes des guérêts, enfilâmes des chemins creux bordés de haies qui apparaissaient, avec les mille petits yeux entr’ouverts des bourgeons, comme baignées d’une atmosphère verte. Pendant trois kilomètres, nous avions marché ainsi, sans que je pusse aborder la question qui m’avait amené à Pont-de-l’Arche, parce que tout ce que me disait mon interlocuteur m’intéressait davantage, quand, soudain, au hasard de la conversation, tomba le mot : naturalisme.

— Ah ! dis-je alors, enfin ! Croyez-vous qu’il soit mort ?

M. Mirbeau se mit à rire, me plaisanta sur cette obsession qui me poursuivait à travers ces paysages magiques et s’écria :

— Le naturalisme ! mais je m’en fiche ! Croyez-vous que, dans cinquante ans seulement, il subsistera quelque chose des étiquettes autour desquelles on se bat à l’heure qu’il est I Mais qu’il soit vivant ou mort, le naturalisme, est-ce que Zola ne demeure pas l’artiste énorme, l’évocateur puissant des foules, le descriptif éblouissant qu’il a toujours été ? Quand il a écrit un beau livre, qu’est-ce que ça peut nous faire que ça soit naturaliste ou pas naturaliste ! Tout de même, il y a une réaction, réaction bienfaisante contre cette absence de toute préoccupation de l’intellectuel, contre cette négation de tout idéal, qui auront marqué d’une tache bête l’école naturaliste. Et tout le mouvement actuel est aussi le signe que la jeunesse n’est pas morte et qu’elle s’occupe un peu à se frayer un chemin au travers des vieux ronds-de-cuir qui détiennent toutes les spécialités de la littérature et de l’art.

Et ce que je reproche à Zola, par exemple, c’est justement ce dédain qu’il affecte pour les jeunes et sa façon de parler des petites revues, en faisant la moue. Il a donc toujours écrit où il a voulu, lui ? Il n’a donc jamais été débutant ? Oui, cette morgue de parvenu qui, autre part, d’ailleurs, s’affiche, s’étale, me gâte mon bonhomme…

Voulez-vous que nous marchions encore un peu ? Je connais, à un kilomètre d’ici, là sur la gauche, un endroit extraordinaire que je voudrais vous montrer.


Nous étions en pleine forêt, dans une large allée, et nous grimpions une côte raide. De temps en temps, nous nous arrêtions une seconde, appuyés sur nos cannes, à regarder le paysage de soleil qui resplendissait derrière nous.

M. Mirbeau continua :

— Il y a là, au Mercure de France, des gens comme Rémy de Gourmont, Saint-Pol-Roux, Albert Aurier, critique d’art, et d’autres qui vraiment méritent mieux que le dédain de Zola. D’ailleurs, moi, je trouve que toutes ces « petites revues », comme il les appelle, c’est ce qu’il y a, à l’heure qu’il est, de plus intéressant à lire. Voyons ! l’Hermitage, les Entretiens et le Mercure, ça vaut tout de même mieux que la Revue des Deux-Mondes ! Et les chroniques, et les critiques qu’on y lit, sont diablement plus intelligentes et plus copieuses que les chroniques et les critiques de Sarcey et autres pisseurs de copie à six francs la colonne !

— C’est vrai, c’est vrai, dis-je.

— N’est-ce pas ?… Oh ! elle est bien développée chez moi cette horreur des critiques littéraires ! Oh ! les monstres, les bandits ! Vous les voyez tous les jours baver sur Flaubert, vomir sur Villiers, se vanter d’ignorer Laforgue, ce pur génie français mort à vingt-sept ans, qu’on s’acharne à montrer comme un décadent et qui ne l’est pas pour un sou, et prendre Marmeladoff pour un poète russe qu’ils ignorent. Vous les voyez tous les jours s’emballer pour les idées infâmes et sur les œuvres de bassesse, mettre le doigt avec une sûreté miraculeuse sur la médiocrité du jour, et s’étendre sur l’ordure et l’abjection, avec quelle complaisance porcine ! Oui, ils me dégoûtent bien les critiques littéraires ! N’en parlons plus, nous voici arrivés…

D’un geste machinal qui lui est familier, M. Mirbeau renvoya son chapeau sur le haut du front pour le ramener tout à l’heure sur ses yeux, et, un poing sur la hanche, l’autre main appuyée sur sa canne, il admira. C’était un grand espace de forêt tout planté de hêtres énormes. Les fûts à l’écorce lisse et bleutée, espacés dans un désordre harmonieux, s’élevaient tout droit vers le ciel dans un jet élégant et viril. La perspective s’éloignait dans une profondeur bleue.

— Hein ? Quelques femmes de Puvis lâchées là-dedans ! Voulez-vous que nous nous allongions là, au milieu, dans ce rayon de soleil ?

Étendus sur les feuilles sèches, en fumant d’excellentes cigarettes « Raïchline », très russes, comme dirait Jean Lorrain, nous reprîmes la conversation de tout-à-l’heure, à bâtons rompus, s’accrochant à toutes les incidentes et s’égarant à tous les carrefours. J’en retiens les morceaux que voici :

— Les symbolistes… Pourquoi pas ? Quand ils ont du génie ou du talent comme cet exquis Mallarmé, comme Verlaine, Henri de Régnier, Charles Morice, je les aime beaucoup. Ce que je trouve d’admirable dans la littérature, c’est justement de pouvoir aimer en même temps et Zola qui, en somme, est surtout beau quand il arrive au symbole, et Mallarmé, et Barrès, Élémir Bourges, Paul Adam, et Paul Hervieu ! Barrès, on est là à l’embêter tout le temps avec son moi, c’est idiot ! Mais tonnerre I son moi est plus intéressant, je pense, que celui de M. Sarcey qui en encombre les colonnes de trois cents journaux tous les jours ! Et je considère son dernier livre, son Jardin de Bérénice comme un pur chef-d’œuvre ; c’est très grand, très élevé, cela, et c’est plein de préoccupations très nobles. Les psychologues ! Je sais bien que le mot est devenu assommant, mais, enfin, il y en a de toutes les sortes. La psychologie de Bourget, c’est un peu de la psychologie de carton écrite par un cerveau d’une intelligence et d’une variété extraordinaires, mais c’est aussi, hélas ! de l’excellent snobisme ; et celle de Paul Hervieu est vraiment extraordinaire ; son Inconnue est l’œuvre d’un des hommes les plus doués de ces temps-ci.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils attendent un Messie ! Quel Messie ? Mais à aucune époque de la littérature il n’y a eu une pareille floraison d’art. À part les gens qui personnifient notre siècle avec M. Meilhac et M. Halévy, qu’est-ce que les esprits les plus difficiles demandent de plus que Mallarmé, que Verlaine, que Mendès, que Zola, que Mærterlinck, que Tailhade ? Mendès ! Où est-il le poète plus exquis, plus poète, plus personnel ! Oui, plus personnel, car, enfin, elle est finie cette légende de Mendès imitateur d’Hugo et de Leconte de Lisle ! Écoutez ce vers d’Hespérus :

Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu.

Dans le silence de la grande forêt de hêtres, à peine troublé de pépiements d’oiseaux, M. Mirbeau répéta deux fois ce vers avec un ton d’admiration sincère, presque de joie. Et ce vers, lancé ainsi parmi ces g"rands fûts bleus et ce silence, donnait bien cette sensation d’infini et de mystère que le poète a voulue.

— Et l’œuvre de Mendès, continua M. Mirbeau, est pleine de choses pareilles, il n’y a qu’à le lire ! C’est comme sa prose ; dans son dernier roman, par exemple, la Femme-Enfant qui va paraître sous peu, et dont le succès sera énorme, croyez-vous que le passage des coulisses, entre autres, n’est pas du réalisme intense ? Et les tourments d’artiste, du début de l’ouvrage, et tant d’autres pages, croyez-vous que ce n’est pas de la meilleure psychologie ? Pourquoi nous embête-t-on alors avec des étiquettes, puisqu’un même homme, un même artiste comme Mendès résume en lui toutes les qualités possibles du plus parfait des écrivains !

Et Mæterlinck, donc !

Et voilà que reprennent à perte de vue les incidentes et les échappées dans les souvenirs.

— Celui-là m’émeut et m’enchante par-dessus tout, dans aucune littérature, voyez-vous, aucun poète n’a trouvé d’aussi sublimes analogies, n’a exprimé des âmes par des mots aussi inouïs !

Et j’écoute, en pulvérisant des feuilles sèches, oubliant tout ce que je dois retenir, entièrement pris par le charme de la parole et l’imprévu de la pensée de mon interlocuteur. Enfin, quand j’essaie de revenir au sujet, M. Mirbeau me dit en éparpillant machinalement dans l’air une poignée de feuilles :

— La littérature ? Demandez donc plutôt aux hêtres ce qu’ils en pensent !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soudain :

— Mais quelle heure est-il donc ?

— Six heures. Déjà !

Nous revenons. Le soleil va se coucher. Des rougeurs flamboient derrière les arbres et incendient les haies qui bordent la route ; le petit vent de ce matin est tombé, le silence se fait plus profond.

Quand nous rentrons à Pont-de-l’Arche, d’un côté le soleil tout rouge va disparaître ; de l’autre, dans un val, entre l’écartement de deux collines, des brumes violettes s’élèvent vers le ciel gris. À contempler ce spectacle, l’œil ébloui de mon hôte paraissait de l’aventurine en fusion.

— Au fond, voyez-vous, c’est de la peinture que j’aurais dû faire, dit-il avec un peu de tristesse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit heures moins cinq. Le train de Paris passe à huit heures cinq. Mes adieux hâtivement faits, on saute en voiture.

— Nous n’arriverons pas, dit le groom.

— Si, répond M. Mirbeau, hue, Coco !

Le petit cheval breton part d’un galop effréné. Il fait nuit presque noire. Cinq minutes passent.

— Nous n’arriverons pas, répète le groom. Voilà le train qui arrive !

Dans les ténèbres, au lointain, en effet, l’œil rouge d’une locomotive a paru, en même temps qu’un grondement sourd arrive à nos oreilles.

— Hue ! Coco !

Une réflexion rapide me traverse l’esprit :

— Vous ne m’avez pas dit quelle direction paraît prendre le roman ?

— Socialiste, il deviendra socialiste, évidemment ; l’évolution des idées le veut, c’est fatal, hue ! hue ! L’esprit de révolte fait des progrès, et je m’étonne, hue ! que les misérables ne brûlent pas plus souvent la cervelle aux millionnaires qu’ils rencontrent… hue ! Oui, tout changera en même temps, la littérature, l’art, l’éducation, tout, après le chambardement général… hue ! hue donc ! que j’attends cette année, l’année prochaine, dans cinq ans, mais qui viendra… hue ! hue ! j’en suis sûr !

Le cheval s’arrête, le train entre en gare. Je saute à terre, je serre fortement la main de mon hôte, la locomotive siffle et s’ébranle avant que j’aie eu le temps de me reconnaître. Par la portière, je crie : Adieu ! et une voix me répond :

— À cet été !


  1. Voir Appendice.
  2. Note wikisource. — Jules Huret fait une erreur de transcription. Dans la lettre que lui a envoyée Octave Mirbeau des Damps, il faut lire Dicentra (nom populaire : cœur de Marie).