Enquête sur l’évolution littéraire/Les Indépendants/M. Gabriel Vicaire

Bibliothèque-Charpentier (p. 375-378).


M. GABRIEL VICAIRE


Poète de terroir, il a mis tous les raffinements de la poésie moderne à l’expression des êtres et des choses de la vie intime et provinciale. Auteur des Émaux Bressans dont Coppée m’a fait un si complet éloge. Dans la Légende de Saint-Nicolas, qui suivit, il a amplifié jusqu’au mysticisme ses dons de sincérité et d’émotion. Il passe aux yeux de beaucoup pour le représentant le plus parfait d’une poésie qui, sans rompre la tradition parnassienne, voudrait y ajouter la vibration plus intense et plus directe de sentiments et d’émotions vécus.

J’ai trouvé le poète au milieu d’un beau désordre de livres feuilletés, corrigeant les épreuves d’un prochain recueil de poèmes.

— Mais, monsieur, depuis que votre Enquête est ouverte, tout a été dit ! Les questions de technique du vers ont été magistralement traitées par Mendès en particulier et je ne vois pas grand’chose à ajouter à son interview.

Les symbolistes ! mais je les aime tous beaucoup, d’abord parce qu’ils sont mes amis, et ensuite parce qu’ils ont beaucoup de talent, mais avouons que leurs… proclamations sont de pures fumisteries de collégiens ! Un jour ou l’autre, bien sûr, ils laisseront tout cela pour faire de beaux livres. Cependant, il est certain qu’ils ont apporté dans la poésie la préoccupation musicale. Moréas, par exemple, a des pages charmantes d’un rythme exquis ; seulement, ah ! pas beaucoup d’idées…

Mais, en somme, voyez-vous, toutes ces questions d’école et de hiérarchie littéraire sont insignifiantes. Au fond, moi, je ne demande que deux choses, mais je les veux complètes : du talent, ça va sans dire, et de la sincérité ! C’est ainsi que j’admire tant Verlaine, par exemple ; je le connais, il est sincère celui-là ! Oui, je sais bien, chez lui l’homme est double : paillard à ses heures… et mystique souvent ; mais toujours lui-même, jamais homme de lettres. Ses derniers vers sont d’une simplicité de sentiment adorable. On l’en blague un peu ; mais ça ne fait rien, c’est bien, allez… Moi, je crois qu’on y reviendra tout à fait, à la simplicité, et je ne crois pas du tout à l’avenir d’un style compliqué, bizarre, fabriqué à coups de dictionnaire !

Il y a une chose qui m’attire beaucoup, c’est la poésie populaire ; je ne veux pas parler des chansons de café-concert (quoique j’admire aussi le talent réel de Bruant, par exemple), mais je veux parler de cette grande poésie des campagnes, des paysans, un peu mélancolique et douce, quelquefois même très brutale, mais toujours naïve et simple : Là, il n’y a pas de complication de style, le vers varie suivant l’impression à rendre, la rime n’est quelquefois qu’une simple assonnance… En Angleterre, en Allemagne, on a beaucoup étudié cette poésie. Henri Heine en a tiré de très beaux effets ; en France, on l’a, semble-t-il, un peu dédaignée. Mais on y reviendra.

— N’est-ce pas là un peu, dis-je, l’esthétique de votre œuvre ?

— Oui, un peu. Je crois, en effet, avoir trouvé dans un retour à la tradition nationale, surtout dans l’étude de la poésie populaire française, une source presque intarissable de rajeunissement poétique, quelque chose en tout cas de plus sûr que les fantaisies, d’ailleurs parfois fort curieuses, des symbolistes. Mais je tiens à bien affirmer que, si comme artiste j’ai mes idées à moi très arrêtées, je me sens capable d’admirer même les œuvres qui s’écartent le plus de ma conception de l’art, pourvu (toujours !) qu’elles révèlent l’originalité et la bonne foi !

— Quels sont ceux de vos confrères qui marchent dans cette voie ?

— Mais il n’en manque pas, Dieu merci ! Notez : Charles Le Goffic, Jacques Madeleine, Maurice Bouchor, Raoul Gineste, Émile Blémont et l’excellent poète breton Quellien.

Nous causâmes un peu du roman :

— Moi, me dit-il, je n’ai jamais fait de romans ; mais j’ai presque lu tous les principaux romanciers. J’aime beaucoup Zola, j’aime quelquefois Bourget, j’ai lu avec beaucoup de plaisir Huysmans, voire même Péladan ! C’est amusant, c’est curieux, que voulez-vous de plus ? Voilà des tempéraments différents ; chacun suit sa voie, c’est pour le mieux. Mais avant tout, encore une fois, je ne veux pas d’ostracisme, ni d’embrigadement. Les jeunes aiment assez démolir les anciens ; mais qu’est-ce que ça fait ? Croyez-vous, par exemple, que le père Hugo soit rapetissé par les allures victorieuses de mon ami Moréas ?

Et, en me reconduisant, il conclut en souriant :

— Bah ! travaillons toujours, tâchons d’avoir du talent, soyons sincères et laissons les enfants s’amuser.