Ennéades (trad. Bouillet)/Sommaires de la sixième Ennéade

Les Ennéades de Plotin
Sommaires de la sixième Ennéade
Traduction française de M.-N. Bouillet


SIXIÈME ENNÉADE.

La sixième Ennéade traite des deux premières hypostases divines, à savoir de l’Intelligence universelle et de l’Un.


LIVRE PREMIER.
DES GENRES DE L’ÊTRE, I.

(I) Il y a des opinions très-différentes sur le nombre des êtres et sur les genres qu’ils forment. Nous allons commencer par examiner la doctrine que les Péripatéticiens professent à ce sujet.

Critique des dix catégories d’Aristote.

(II-III) Les dix catégories d’Aristote ne sauraient s’appliquer également aux êtres intelligibles et aux êtres sensibles.

Pour commencer par la Substance, la substance intelligible et la substance sensible ne peuvent former un seul genre : car la seconde procède de la première. Ensuite, on ne voit pas bien ce qu’il y a de commun soit entre la matière, la forme et le composé, dont Aristote fait la catégorie de la substance, soit entre les substances premières et les substances secondes. La définition qu’on donne de cette catégorie est si vague qu’elle s’applique à tout.

(IV-V) La catégorie de la Quantité comprend le nombre ou quantité discrète, et l’étendue ou quantité continue. Cette théorie soulève plusieurs objections. D’abord, l’étendue n’est une quantité qu’à condition d’être évaluée par le nombre. Ensuite, pour le nombre lui-même, il faut distinguer le nombre intelligible et le nombre sensible ; le second seul est une quantité. Enfin, la parole, le temps et le mouvement ne sont des quantités que par accident.

(VI-IX) La catégorie de la Relation n’est pas assez nettement déterminée ; elle comprend des choses fort différentes. Dans certains cas, elle suppose quelque chose de réel dans les objets ; dans d’autres cas, elle paraît n’être qu’une simple conception de notre âme. Pour sortir de cette indétermination, il faut appeler relatives uniquement les choses qui doivent leur existence à leur corrélation, comme le double et la moitié, l’activité et la passivité. Leur réalité consiste soit dans une efficacité, dans un acte, comme la science, soit dans une participation à une forme, comme le double.

(X-XII) Le même vague se retrouve dans la catégorie de la Qualité, qui comprend la capacité et la disposition, la puissance physique, la qualité affective, la figure. Les différences qui distinguent les essences les unes des autres ne sauraient être appelées qualités que par homonymie. Les propriétés qui méritent vraiment le nom de qualités sont celles qui qualifient les choses et qui sont des puissances et des formes soit de l’âme, soit du corps. Par cette définition on comprend comment les impuissances et les défauts constituent des qualités : c’est que ce sont des dispositions et des formes imparfaites. Par là, on voit également qu’il est inutile de distinguer, comme le fait Aristote, quatre espèces de qualités. Enfin, par là on sépare nettement les qualificatifs des relatifs. — Outre toutes ces critiques, il en est encore une que l’on est en droit d’adresser à la doctrine d’Aristote, et qui s’applique à toutes ses catégories : c’est qu’il ne distingue pas le sensible d’avec l’intelligible; ici, par exemple, il réunit dans une même catégorie la qualité intelligible, qui est proprement l’essence, et la qualité sensible, qui seule doit porter le nom de qualité et qui consiste dans une disposition soit adventice, soit originelle.

méritent vraiment le nom de qualités sont celles qui qualifient les choses et qui sont des puissances et des formes soit de l’âme, soit du corps. Par cette définition on comprend comment les impuissances et les défauts constituent des qualités : c’est que ce sont des dispositions et des formes imparfaites. Par là, on voit également qu’il est inutile de distinguer, comme le fait Aristote, quatre espèces de qualités. Enfin, par là on sépare nettement les qualificatifs des relatifs. — Outre toutes ces critiques, il en est encore une que l’on est en droit d’adresser à la doctrine d’Aristote, et qui s’applique à toutes ses catégories : c’est qu’il ne distingue pas le sensible d’avec l’intelligible ; ici, par exemple, il réunit dans une même catégorie la qualité intelligible, qui est proprement l’essence, et la qualité sensible, qui seule doit porter le nom de qualité et qui consiste dans une disposition soit adventice, soit originelle.

(XIII-XIV) Les catégories désignées par les mots et Quand indiquent qu’un objet se trouve dans un temps ou un lieu déterminé. Il aurait donc mieux valu prendre ici pour catégories les pures notions de lieu et de temps.

(XV-XVIII) La catégorie d’Agir devrait être remplacée par celle du Mouvement, dont l’action et la passion ne sont que deux modes. Il vaudrait mieux faire une catégorie de l’acte (ἐνέργεια (energeia)) que de l’action (ποίησις (poiêsis)), parce que l’acte s’affirme de la substance ainsi que de la qualité. Ensuite, le mouvement doit plutôt que l’acte lui-même former une catégorie. En vain on prétend que le mouvement est un acte imparfait, qu’il implique l’idée de succession et de temps, tandis que l’acte est en dehors du temps ; cette assertion est fausse : la notion du temps n’est impliquée dans le mouvement que par accident. Ensuite, il est tout à fait arbitraire d’avancer que l’acte et le mouvement appartiennent au genre des relatifs ; une pareille théorie conduit à faire de toutes choses des relatifs. Enfin, la distinction que les Péripatéticiens établissent entre l’acte et le mouvement soulève une foule de difficultés, comme on le voit en examinant les diverses classes de verbes. Les uns, en effet, expriment une action parfaite ou un état, comme penser, et les autres une action successive, comme marcher. En outre, chacune de ces classes se subdivise en deux espèces : verbes exprimant une action absolue, par laquelle le sujet seul est modifié, comme marcher, penser ; verbes exprimant une action relative à un autre objet et servant seuls à former les verbes passifs, comme diviser.

(XIX-XXII) Puisqu’en toutes choses Pâtir ne fait qu’un seul genre avec Agir, qu’il vient après, sans en être le contraire, on a tort de faire de Pâtir une catégorie à part. L’action et la passion doivent être placées dans un seul et même genre, celui du mouvement, dont elles ne sont que des points de vue corrélatifs. En effet, quand on étudie leur nature, on voit que l’action est un mouvement spontané, et que la passion consiste à éprouver, sans y contribuer en rien, une modification qui ne concoure pas à l’essence. Il résulte de là que les actes ne sont pas tous des actions ; la pensée, par exemple, s’exerce sur elle-même.

(XXIII) La catégorie d’Avoir est fort vague et s’applique à tout. Si l’on essaie d’en limiter l’application, on tombe dans l’arbitraire.

(XXIV) On peut en dire autant de la catégorie de la Situation. Elle a en outre le défaut de rentrer dans les précédentes.

Critique des catégories des stoïciens.

(XXV) Les Stoïciens, ne reconnaissant que quatre catégories, divisent toutes choses en substances, qualités, modes et relations. De plus, ils embrassent tous les êtres dans un seul genre en leur attribuant quelque chose de commun.

Pour commencer par ce quelque chose de commun, on ne saurait comprendre en quoi il consiste, ni comment il pourrait s’adapter à la fois aux corps et aux êtres incorporels.

(XXVI-XXVIII) Par Substance, les Stoïciens entendent la matière, dont ils font le principe et l’essence de tous les êtres. Ils confondent ainsi un principe avec un genre, deux choses fort différentes. Ils ont d’ailleurs tort de prendre pour principe ce qui n’existe qu’en puissance et de faire de la matière un corps en lui attribuant l’étendue. Dieu, dans ce système, n’est que la matière modifiée ; mais on ne conçoit pas d’où vient à la matière la modification dont elle est le sujet, s’il n’y a pas hors d’elle un principe actif. Supposez que la matière et le principe actif qui la modifie constituent un seul sujet, les autres choses ne seront plus que la matière modifiée ; elles n’auront plus d’existence réelle. Il résulte de là que l’être dérive du non-être, que l’acte dérive de la puissance, ce qui est absurde. Cette erreur des Stoïciens a pour cause qu’ils ont pris la sensation pour guide dans la détermination des principes.

(XXIX) Les Qualités des Stoïciens devraient être incorporelles et actives, puisque a matière est passive. Cependant leurs raisons séminales sont corporelles, de sorte qu’avant de former avec la matière un composé elles sont elles-mêmes déjà composées ; elles n’ont donc aucune réalité par elles-mêmes, et elles constituent de simples modifications de la matière.

(XXX) Les qualités n’étant que des modifications de la matière, les Modes ne sauraient avoir, plus de réalité puisqu’ils se rapportent eux-mêmes aux qualités. Ils ne sauraient d’ailleurs constituer un genre, parce qu’ils ne forment qu’un amas confus de choses complètement différentes les unes des autres.

On trouve la même confusion et la même incohérence dans ce que les Stoïciens disent des Relations.


LIVRE DEUXIÈME.
DES GENRES DE L’ÊTRE, II.

(I) Après avoir critiqué les catégories d’Aristote et des Stoïciens dans le livre précédent, Plotin expose ici sa propre théorie, qu’il présente comme entièrement conforme aux idées de Platon.

Des genres de l’être intelligible.

Pour rechercher quels sont les genres de l’être, il faut avant tout admettre que l’être n’est pas un, comme Platon l’a démontré avec d’autres philosophes. Il s’agit ici de l’être véritable, qu’il importe de ne pas confondre avec ce qui devient et qu’on nomme génération.

(II-III) Puisque l’être est à la fois un et multiple, il renferme nécessairement plusieurs éléments constitutifs dont l’ensemble forme la substance du monde intelligible, substance que nous nommons l’être. Ces éléments constitutifs sont à la fois des principes, parce qu’ils constituent la totalité de l’être, et des genres, parce que chacun d’eux contient sous lui des espèces subordonnées les unes aux autres. La pluralité des éléments qui se trouvent dans l’être n’étant pas contingente, elle suppose l’Un absolu dont elle procède. Si les genres premiers se ramènent ainsi à l’Un, ce n’est pas que celui-ci s’affirme d’eux comme prédicat ; c’est que tous ensemble ils sont éléments intégrants d’une seule substance dans laquelle notre pensée établit des divisions.

(IV-V) Il est facile de comprendre comment, dans les corps, l’unité renferme une pluralité, d’y distinguer la qualité, la quantité, la substance. Mais en étudiant les genres et les principes de l’essence intelligible, il faut faire abstraction de toute quantité, de toute matière sensible, pour saisir la réalité et l’unité de l’être, Dans les corps, les principes sont séparés ; ici ils ne sont que distincts. Il n’est donc pas aisé de comprendre comment la substance intelligible, qui est une, peut être à la fois une et multiple. Comme les corps renferment une pluralité et une diversité d’éléments très-grande, ils ne reçoivent pas immédiatement de l’Un absolu l’unité qui tient leurs parties jointes et en fait un tout ; ils sont formés par l’Âme. Celle-ci doit donc être unité-pluralité. Cette pluralité consiste dans les raisons séminales qui sont l’acte et l’essence de l’âme ; elle résulte aussi de ce que l’essence de l’âme contient plusieurs puissances.

(VI) Dans l’âme, l’essence est le principe de tout ce qu’elle est, ou plutôt l’essence est tout ce qu’est l’âme ; elle est par conséquent la vie. L’essence et la vie de l’âme forment une unité ; mais cette unité se fait multiple relativement aux autres êtres, dès qu’elle développe ses puissances, et qu’elle essaie de se contempler.

(VII) Puisqu’il y a dans l’âme essence et vie, que la vie consiste dans l’intelligence et implique mouvement, il y a là deux genres, l’Être et le Mouvement. Mais l’Être implique la Stabilité encore plus que le mouvement ; il faut donc faire d’elle un genre distinct.

(VIII) On découvre également ces genres en considérant l’Intelligence. Elle pense, voilà le Mouvement ; elle pense ce qui est en elle, voilà l’Être. L’Être est le terme auquel aboutit la pensée, voilà la Stabilité. En distinguant ces trois genres par la pensée, on voit que chacun d’eux existe à part : c’est la Différence. En les considérant réunis en une seule existence, on les ramène à être une même chose : c’est l’Identité. Tels sont les cinq genres des choses intelligibles.

(IX-XI) Reste à prouver qu’il n’y a que ces cinq genres premiers.

L’Un n’est pas un genre premier. — L’Un absolu, supérieur à l’Être et à l’Intelligence, ne forme pas un genre, parce qu’il ne s’affirme d’aucune chose, et que, par suite de sa simplicité, il ne renferme pas de différences qui puissent engendrer des espèces.

L’unité considérée dans l’Être n’est pas l’un premier, puisqu’il y a au-dessus d’elle l’Un absolu ; elle ne peut donc être un genre premier. L’Un absolu est le principe de l’Être. L’unité, considérée comme attribut qui s’adjoint à l’Être, le rapproche de l’Un : car ce qui se tourne vers l’Un absolu est l’Être un ; ce qui est inférieur est l’Être un et multiple. L’unité dans l’Être est indivisible et simple ; mais chaque être, chaque genre est multiple aussi bien qu’il est un. L’unité peut donc se trouver dans l’Être, comme le point dans la ligne en qualité de principe, mais elle n’est pas un genre. D’ailleurs, tout genre renferme des différences qui engendrent des espèces ; or l’unité n’a ni différences ni espèces. Enfin, la réalité de l’être et l’unité ne se trouvent pas au même degré dans les choses sensibles et dans les choses intelligibles. Elles n’y sont pas non plus toujours en raison directe l’une de l’autre, tandis que l’unité est toujours en raison directe de la bonté. Tout ce qui participe de l’Un absolu participe du Bien au même degré. L’Un absolu est en effet le principe dont tout sort, la fin à laquelle tout aspire ; par conséquent, il est le Bien de l’univers.

Donc l’unité est une chose distincte de l’Être, et elle ne peut former un genre.

(XIII) La Quantité n’est pas un genre premier. D’abord, le nombre est postérieur à l’Être, au Mouvement, etc. Ensuite, l’étendue est postérieure elle-même au nombre. En cherchant à quoi on doit rapporter la quantité discrète (le nombre) et la quantité continue, on trouve que le nombre consiste dans un certain mélange du mouvement et du repos, que l’étendue est produite par le mouvement qui, en s’avancent à l’infini, est arrêté et limité par le repos.

(XIV-XV) La Qualité n’est pas un genre premier. Elle est postérieure à l’essence et par conséquent lui est subordonnée comme espèce. Les propriétés constitutives de l’essence en sont de véritables actes, quoiqu’on les nomme improprement qualités. Les propriétés qui sont postérieures à l’essence et qui lui viennent du dehors sont des modifications passives et méritent seules le nom de qualités. D’après cette définition, le Mouvement, la Stabilité, l’Identité et la Différence sont des principes constitutifs et non des qualités de l’Être. Ce n’est qu’en descendant de l’Être premier aux choses sensibles qu’on rencontre la qualité et la quantité ; elles sont alors des genres, mais non des genres premiers.

(XVI) La Relation, le Lieu, le Temps, la Situation, la Possession, la Passion et l’Action ne sont pas des genres premiers : car ces catégories indiquent des choses relatives et contingentes.

(XVII) Le Bien n’est pas un genre premier. Si, par ce mot, on entend le Bien même, ce principe est supérieur à l’Essence, par conséquent aux genres de l’Être. Si l’on entend la Bonté, c’est une qualité. Les choses la possèdent à divers degrés parce qu’elles procèdent toutes de l’Un. Ainsi, le bien de l’Être premier consiste dans l’acte par lequel il aspire naturellement à l’Un, acte qui est sa vie et son mouvement.

(XVIII) La Beauté, la Science, l’Intelligence, la Vertu, se ramènent aux cinq genres premiers que nous ayons déjà reconnus.

(XIX) Il reste à déterminer le rapport de chacun des cinq genres premiers aux espèces qu’ils contiennent. Pour y parvenir, il faut étudier l’intelligence, parce qu’elle comprend tous les êtres.

(XX) Considérée en elle-même et dans son essence, l’Intelligence universelle est en acte toutes les intelligences ensemble, et en puissance chacune d’elles prise séparément. Au contraire, celles-ci sont en acte des intelligences particulières, et en puissance l’intelligence universelle. On voit par là que le genre, en tant que genre, est en puissance toutes les espèces qu’il contient, tandis que les espèces, en tant qu’elles existent dans le genre qui les contient, sont ce genre en puissance.

(XXI) Si l’on examine comment l’Intelligence, tout en restant une, produit les choses particulières, on voit comment des genres premiers proviennent les genres inférieurs.

1° En se contemplant, l’Intelligence voit en elle toutes les choses qu’elle contient : elle a ainsi le Nombre, parce qu’elle est une et plusieurs. 2° Elle est plusieurs sous ce rapport qu’elle possède des puissances nombreuses, inaltérables, infinies : or l’infinité, c’est la Grandeur. 3° À l’aspect de cette grandeur, de la beauté de l’essence, on voit s’épanouir la Qualité. 4° L’union de la Qualité et de la Quantité nous découvre la Figure. 5° La division que la Différence introduit dans la Quantité et la Qualité engendre les différences des figures et les autres qualités. 6° L’Identité introduit l’égalité, et la Différence l’inégalité dans le nombre et dans la grandeur : d’où les nombres pairs et impairs, les cercles et les figures composées d’éléments inégaux. — Ainsi, par sa vie intellectuelle, l’Intelligence contient en elle-même et embrasse d’un seul regard toutes les essences, que découvre successivement et imparfaitement la raison discursive. Puisque l’Intelligence est l’unité où existent conciliées ensemble dans une synthèse universelle toutes les essences éternelles, toutes les choses vivantes et animées, elle est en elle-même un Animal parfait ; et, pour l’être qu’elle engendre, elle est l’intelligible quand elle se découvre à lui.

(XXII) Cette doctrine est conforme à ce que Platon enseigne sur ce sujet dans le Timée et dans le Philèbe.


LIVRE TROISIÈME.
DES GENRES DE L’ÊTRE, III.

Genres de l’être sensible. (I) Il y a dans le monde sensible des genres de l’être analogues à ceux qui existent dans le monde intelligible. Pour les déterminer, il faut nettement séparer l’âme du corps.

(II) À l’être véritable et intelligible correspond la nature corporelle, qui s’appelle aussi essence, mais qu’on doit proprement nommer génération, parce qu’elle implique l’idée d’un écoulement perpétuel. En l’examinant, on voit que la division des genres de l’être sensible ne correspond pas à celle des genres de l’être intelligible.

(III) Tout ce qui se trouve dans le monde sensible peut être ramené à cinq genres : substance, quantité, qualité, mouvement et relation.

Substance. — (IV-V) On comprend sous le nom de substance la matière, la forme et le composé. Le caractère général de la substance dans ces trois choses, c’est d’être le sujet ou substratum des accidents, de ne s’affirmer de rien. La substance est par elle-même ce qu’elle est. Elle est le principe d’où sortent et par lequel existent les autres choses, celui auquel se rapportent les modifications passives, et dont sortent les actions. Elle est ce qui n’est pas dans un sujet, à moins que par là on n’entende faire partie d’un sujet, ou concourir avec lui à constituer une unité. Il y a en cela analogie entre les deux principes homonymes, la substance corporelle et la substance intelligible.

(VI) L’existence ne s’affirme pas dans le même sens de la substance et de l’accident. Quand on dit : L’être est, l’être est affirmé être simplement, être de lui-même. Quand on dit : L’être est blanc, l’existence est un accident pour la blancheur comme la blancheur est un accident pour l’être ; l’être n’est pas dans la blancheur, c’est la blancheur au contraire qui est en lui. Ainsi la substance possède l’existence primitivement ; l’accident, postérieurement, par participation. La substance sensible existe ainsi d’elle-même par rapport à ses accidents, mais non par rapport à la substance intelligible : car elle en tient l’existence.

(VII) Il y a dans la matière un degré d’être moindre que dans la forme, parce que la forme est une raison (ou essence), tandis que la matière n’a qu’une ombre de raison.

(VIII) En traitant de la substance sensible, il vaut mieux étudier les substances composées (où la matière et la forme sont réunies). Leur caractère est encore n’être pas dans des sujets et d’être elles-mêmes sujets pour le reste. Mais, bien différente de la substance intelligible, la substance sensible suppose la présence de certains accidents propres : car elle consiste dans la réunion des qualités et de la matière. En outre, le fondement de la substance sensible (la matière) est stérile, et, n’ayant que l’apparence de l’être, ne peut donner l’existence au reste comme le fait l’être véritable.

(IX-X) La substance sensible, étant corporelle, peut se diviser en espèces d’après la distinction des corps bruts et des corps organisés, des corps chauds et des corps secs, etc., ou bien encore d’après les formes des plantes et des animaux, etc. — Quant à la distinction qu’a faite Aristote des substances premières et des substances secondes, tel feu et le feu universel diffèrent entre eux en ce que l’un est individuel et l’autre universel, mais il n’y a pas entre eux de différence substantielle.

Quantité. — (XI-XII) La Quantité comprend le nombre sensible et l’étendue corporelle. Le lieu, considéré comme contenant les corps, et le temps, comme mesure du mouvement, rentrent dans le genre de la Relation.

Le grand et le petit (τὸ μέγα ϰαὶ τὸ μίκρον (to mega kai to mikron)) se rapportent au genre de la Quantité, parce que ce sont des choses simples, absolues ; mais plus petit, plus grand, plus beau, se ramènent au genre de la Relation. Quant au beau, il appartient à la Qualité.

Dans la Quantité, grand et petit, beaucoup et peu, sont opposés comme contraires. En effet, la multitude est une extension du nombre ; la rareté en est une contraction. Il y a une raison qui détermine la grandeur et la petitesse, et dont la participation rend un objet grand ou petit. Quant au haut et au bas, ce sont des relatifs.

(XIII-XIV) La quantité discrète et la quantité continue appartiennent au même genre comme quantités. Dans la première, les diverses espèces sont déterminées par la différence du pair et de l’impair. Dans la deuxième, les diverses espèces le sont par la différence de la ligne, de la surface et du solide. La ligne droite et la ligne courbe appartiennent au genre de la Quantité plutôt qu’à celui de la Qualité, parce qu’il est essentiel à la ligne d’être droite ou courbe. La même remarque s’applique à toutes les figures.

(XV) Le genre de la Quantité n’admet que l’égalité et l’inégalité. La similitude et la dissimilitude sont propres à la Qualité.

Les qualités essentielles ou différences spécifiques sont des accidents qui complètent la substance sensible et ne doivent pas être appelés proprement qualités. Comme elles constituent ce qu’on nomme similitude ou dissimilitude dans les figures, elles ne leur ôtent pas leur caractère de quantités égales ou inégales.

Qualité. — (XVI) La Qualité est un caractère qu’on déligne par les termes de tel, quel, de cette sorte, comme la beauté corporelle. Par cet exemple, on voit qu’il y a analogie entre les qualités sensibles et les qualités intelligibles il faut compter parmi les qualités sensibles les arts qui se rapportent aux corps, les vertus pratiques qui consistent dans l’accomplissement simple des devoirs civils, les raisons séminales et les passions de l’âme, mais non l’âme elle-même considérée comme séparée de la matière.

(XVII-XVIII) Les différences des choses sensibles sont distinguées les unes des autres, non par d’autres différences, mais par leurs éléments constitutifs. De même, on discerne les qualités non par d’autres qualités, mais par leurs caractères intrinsèques ou par quelques-uns de leurs modes d’existence ; la sensation en saisit les signes, et l’intelligence les pénètre par une intuition simple, sans avoir besoin toujours de trouver dans les objets des raisons séminales pour les qualifier.

(XIX) Le genre de la Qualité comprend les habitudes (exprimées par un substantif, rougeur ; par un adjectif, rouge ; par un adverbe, bien), mais non les simples dispositions qui indiquent le passage d’un état à un autre (comme rougissant). Les négations, lorsqu’elles n’impliquent pas une qualité réelle opposée à une autre, doivent être rapportées au genre de la Relation.

(XX) Il faut regarder comme contraires non-seulement les qualités qui sont séparées par beaucoup de qualités intermédiaires, mais encore celles qui, étant comprises dans la même classe, n’ont cependant aucun caractère spécifique commun.

Parmi les qualités, celles qui ont une certaine latitude admettent des degrés ; les autres n’en admettent pas, et ne peuvent être possédées que tout entières.

Mouvement. — (XXI) Il faut regarder comme genre le Mouvement, parce qu’on ne peut le faire rentrer dans aucun des genres précédents. Mouvement est plus général d’ailleurs que changement et qu’altération ; car mouvement veut dire non-seulement qu’une chose prend la place d’une autre, mais encore qu’elle passe de ce qui lui est propre à ce qui ne l’est pas, comme dans la translation d’un lieu à un autre.

(XXII) Le mouvement est le passage de la puissance à l’acte de ce dont elle est la puissance. Si une chose qui était d’abord en puissance arrive à prendre une forme, le mouvement est la production d’une forme. Si une chose passe à l’acte, le mouvement est une simple forme de la puissance. Le mouvement est donc une forme active, et, quand il produit quelque autre chose, il est cause des autres formes. Le caractère commun de l’altération, de l’accroissement, de la génération et du déplacement dans le lieu, c’est de rendre l’objet autre qu’il n’était.

(XXIII) Le mouvement, image de la vie dans les choses sensibles, les stimule et les presse de changer sans cesse d’état, d’action, de modification, de forme. La puissance motrice est invisible et ne se révèle que par ses effets. Le mouvement n’est exclusivement ni dans le moteur ni dans le mobile, mais il sort du moteur pour passer dans le mobile. Le mouvement doit donc être étudié non-seulement dans les choses où il est produit, mais encore dans celles qui le produisent ou le transmettent.

(XXIV) Les différences qu’admet le mouvement de déplacement tiennent à des circonstances extérieures (comme monter, descendre), ou à la figure qu’il décrit (mouvement rectiligne, circulaire).

(XXV) La composition, qui consiste à rapprocher une chose d’une autre, et la décomposition, qui implique leur séparation, sont des mouvements d’un genre spécial. On y trouve cependant, sous certains rapports, soit le mouvement de déplacement, soit l’altération, soit la raréfaction et la condensation.

(XXVI) La division du mouvement en espèces doit reposer sur la nature des forces, qu’on distinguera en animées et en inanimées, ou sur le mode de sa production, qui implique la nature, l’art ou la volonté.

(XXVII) La stabilité est propre au monde intelligible. Dans les choses sensibles, on ne trouve que le repos, lequel n’est que la privation et la négation du mouvement, qui seul ici est une chose positive.

On a déjà dit ci-dessus que l’action et la passion sont des mouvements.

Relation. — Quant à la Relation, c’est une habitude, une manière d’être d’une chose à l’égard d’une autre. On peut diviser les relatifs suivant la méthode des anciens.


LIVRE QUATRIÈME.
L’ÊTRE UN ET IDENTIQUE EST PARTOUT PRÉSENT TOUT ENTIER, I.

(I) La question traitée dans ce livre est : Comment se fait-il que l’Âme universelle, qui est incorporelle, inétendue, puisse se répandre dans l’espace, soit avant que les corps soient formés, soit en même temps qu’ils sont formés ?

(II-III) L’Être premier est le véritable universel. Principe qui fait subsister et qui meut le monde sensible, il est partout ; mais, comme il est lui-même ce qu’on nomme partout, il n’existe qu’en lui-même. Trompés par une illusion grossière, nous disons partout en parlant du monde sensible, et nous le croyons grand ; mais il est réellement petit. Aussi a-t-il besoin de la présence de l’Être premier, qui n’est jamais ni près ni loin de lui, puisqu’il n’est pas contenu dans un lieu déterminé, qu’il est toujours présent aux choses qui peuvent le recevoir. L’Être premier se répand en effet partout par ses puissances, il les communique à chaque chose dans la mesure où chaque chose peut y participer. Il est ainsi partout présent, tout en demeurant séparé : car il ne serait plus le principe universel partout présent tout entier, s’il devenait l’essence d’un être particulier et s’il était circonscrit dans un lieu déterminé. Il serait alors divisible. Mais on ne saurait diviser la vie, l’essence, l’intelligence, parce qu’elles ne sont pas une quantité comme le corps.

(IV-V) L’Être premier est un et identique partout, mais son unité n’empêche pas la pluralité des êtres. L’Être premier engendre cette pluralité sans sortir de lui-même ni rien perdre de son universalité. De même, l’Âme universelle est une, malgré la pluralité des âmes, et chaque âme est une, indivisible, présente dans tout le corps, malgré la pluralité des organes. Cette pluralité des âmes ne résulte pas de la divisibilité propre aux corps. Avant qu’il y eût des corps, il y avait déjà l’Âme universelle et les âmes particulières. D’un côté, les âmes particulières existent en acte dans l’Âme universelle, et elles sont distinctes les unes des autres, non par la place qu’elles occupent, mais par leur différence essentielle. D’un autre côté, elles sont toutes contenues dans l’Âme universelle, parce qu’elle est infinie. Or l’Âme universelle est plus grande que le monde sensible sous le rapport de la puissance, mais non sous celui de la quantité : car elle n’est pas une grandeur.

(VI) L’Âme universelle vivifie, concurremment avec les âmes particulières, les corps qui sont dans le monde sensible. Dans chacun d’eux l’Âme universelle et l’âme particulière diffèrent par leurs actes intellectuels.

(VII-VIII) L’Âme universelle, tout en contenant et en vivifiant la pluralité des âmes, reste une, identique, indivisible, comme l’est la force motrice de la main, si on la considère indépendamment de l’organe sur lequel elle exerce son action, ou bien encore comme l’est la lumière considérée indépendamment des corps qu’elle éclaire. Mais la lumière, étant relative aux corps, a une origine locale qu’il est facile d’indiquer. Il n’en est pas de même de l’Âme universelle : étant immatérielle, elle n’occupe pas de place déterminée ; antérieure au corps, elle n’appartient ni à l’un d’eux, ni à eux tous, soit comme mode, soit comme forme ; par conséquent, elle est indivisible puisqu’elle n’a pas d’étendue. Pour comprendre la présence de l’unité dans la pluralité, il faut bien concevoir que l’unité subsiste tout entière et en elle-même et dans chacune des choses où on l’aperçoit.

(IX-X) Il a été dit ci-dessus que l’Être universel est partout présent par ses puissances. Or la puissance étant inséparable de l’essence, les âmes qui forment les parties de l’Âme universelle sont à la fois des puissances et des essences conformes entre elles, mais inférieures au principe dont elles procèdent. Comme elles ne sauraient subsister si elles se trouvaient séparées de lui, il en résulte qu’à ce point de vue encore, l’Âme universelle est partout présente tout entière, sans subir aucune division. Elle est avec les âmes individuelles dans le même rapport que le modèle avec les images qu’il produit, et le modèle étant ici éternel, les images sont elles-mêmes immortelles.

(XI) Quoique l’Être intelligible soit partout présent tout entier, il se communique à des degrés divers, et sa présence n’est pas locale, mais intelligible, comme celle de la science dans l’âme. Comme d’ailleurs les essences sont suffisamment distinguées les unes des autres par leurs différences, rien n’empêche qu’elles ne subsistent ensemble, et l’Être intelligible qui les contient toutes est tout à la fois simple et varié, un et multiple.

(XII-XIII) De même qu’une voix se fait entendre tout entière partout, l’Âme universelle pénètre et vivifie tout, sans avoir d’extension locale. Elle est identique et en elle-même et dans les choses ; elle leur communique sa puissance une et indivisible dès qu’elles en approchent pour y participer, pour entrer dans le monde de la vie. Ce monde n’a point d’étendue. S’il était étendu, les corps n’auraient pas besoin d’y participer.

(XIV-XV) L’existence de l’Âme universelle ne détruit pas l’individualité des âmes particulières. L’Âme universelle embrasse dans son unité toutes les âmes, toutes les intelligences particulières, mais celles-ci sont distinguées les unes des autres par leurs différences essentielles, sans aucune séparation locale. Voilà pourquoi, avant de tomber dans la génération, nous étions des âmes pures, des intelligences unies au monde intelligible. Aujourd’hui même nous n’en sommes pas séparés ; mais le corps qui nous a été donné, étant disposé pour être animé, a reçu la chose à laquelle il était apte. Quoique l’Âme universelle soit présente tout entière à notre corps, il ne l’a pas reçue tout entière ; il y a participé selon sa capacité naturelle. Il n’a pas en lui une partie de l’Âme universelle, mais une puissance qui en dérive, qui constitue la nature animale et qui engendre les passions produites par l’union de l’âme et du corps.

(XVI) Il reste à montrer que cette doctrine est d’accord avec celle des anciens. Dire que l’âme descend dans le corps signifie que celui-ci participe à l’âme et à la vie, quel que soit d’ailleurs le mode de cette participation. Dire que l’âme sort du corps signifie qu’elle cesse de le faire participer à sa nature. Si l’on affirme que l’union de l’âme et du corps est mauvaise, c’est que d’universelle qu’elle était, l’âme devient particulière et n’applique plus son activité au monde intelligible, quoiqu’elle continue d’y appartenir ; comme celui qui, possédant la science entière, arrêterait son esprit sur une des notions particulières qu’elle contient, au lieu d’en considérer l’ensemble. Enfin, quand on dit que l’âme est aux enfers, cela signifie que l’âme est séparée de l’Âme universelle et unie au corps. Mais, après la destruction du corps, l’âme, revenue à sa pureté première, vit tout entière dans le monde intelligible ; son image seule descend aux enfers.

LIVRE CINQUIÈME.
L’ÊTRE UN ET IDENTIQUE EST PARTOUT PRÉSENT TOUT ENTIER, II

(I) Tous les hommes admettent que l’Être un et identique est partout présent tout entier : car tous disent instinctivement que Dieu est présent en chacun d’eux un et identique. Si l’on considère d’ailleurs les êtres en général, on voit qu’ils aspirent tous à l’unité. Or cette unité, c’est l’Être universel ; il est près de nous, et nous sommes en lui. Tous les êtres ne font donc qu’un, en ce sens qu’ils sont tous contenus dans l’Être un et identique, qu’ils l’ont pour principe unique de leur existence.

(II-III) Pour concevoir l’Être universel, il faut tirer de l’intelligence les principes de la démonstration qu’on veut donner : car toute démonstration rationnelle doit partir de la définition de l’essence. En appliquant ici cette méthode, on voit que l’Être intelligible, étant essentiellement être, ne saurait être dans aucune autre chose que lui-même, ni laisser rien écouler de sa substance. Il produit donc les êtres inférieure sans sortir de lui-même, et ceux-ci participent à lui dans la mesure où ils en sont capables. C’est en ce sens qu’il est partout à la fois tout entier. Telle est la nature de l’Être intelligible déduite de la seule étude de son essence.

(IV-V) La raison nous conduit à admettre que Dieu est partout ; donc il n’est pas divisé : car il s’anéantirait dans cette division. Il en résulte que sa nature est infinie puisqu’elle n’a pas de bornes et que rien ne lui manque. Tous les êtres dépendent de l’Un et se rapportent à lui comme des rayons au centre dont ils partent. De même, les essences et les puissances intelligibles, qui n’admettent pas de séparation comme des rayons, sont autant de centres qui sont unis au centre commun, c’est-à-dire à l’un, tout en restant distincts par leur essence.

(VI) Les intelligibles forment une multitude aussi bien qu’une unité parce que leur nature est infinie. Il y a unité dans la multitude, et multitude dans l’unité. Ainsi l’existence de l’homme sensible a rendu multiple l’essence de l’homme idéal. Cette présence de l’unité dans la multitude n’est pas analogue à l’extension de la blancheur, mais à la présence de l’âme dans toutes les parties du corps.

(VII) Nous pouvons ramener à l’Être universel notre être propre, puisque nous tenons de lui l’existence. Ainsi, nous pensons les intelligibles sans nous les représenter par des images parce que nous sommes les intelligibles mêmes. Tous ensemble nous sommes cet Être universel. Dès que nous reportons nos regards sur lui, nous n’apercevons plus de limites à notre existence.

(VIII) Pour comprendre comment les choses sensibles participent du monde intelligible, il ne faut pas concevoir d’un côté la matière, de l’autre les idées, dont la lumière rayonne sur elle. Nous employons cette métaphore seulement pour faire entendre que les choses sensibles sont des images des choses intelligibles. La matière embrasse de tous côtés l’idée, sans la toucher, et, en s’approchant d’elle, reçoit d’elle dans tout son ensemble ce qu’elle est capable d’en recevoir, sans que l’idée cesse d’exister en elle-même ou ait une extension locale. Ainsi l’idée est une, identique, indivisible, existe tout entière partout.

(IX) Qu’on se représente toutes les choses qui existent ramenées à une seule sphère : elle sera produite par un principe unique qui la tiendra suspendue à lui sans se répandre en elle. Ainsi, tout dépend d’une seule vie, et toutes les âmes ne sont qu’une seule Âme infinie, présente dans tout le monde pour la vivifier, quelle qu’en soit l’étendue. Par cela même qu’elle est une unité absolument simple, elle n’est susceptible ni d’augmentation ni de diminution. Et comme cette unité constitue son essence, l’Âme doit contenir aussi dans sa puissance la nature qui lui est opposée, être ainsi à la fois infinie et multiple. Aussi est-elle le principe sur lequel sont édifiées toutes les choses qui se trouvent dans l’espace.

(X) Les trois principes du monde intelligible, l’Âme universelle, l’Intelligence et le Bien, ont pour notre âme un puissant attrait. Par sa beauté, l’Intelligence excite notre amour ; son unité et son universalité lui permettent de se communiquer à tous à la fois sans se donner à aucun exclusivement. De même, le Bien se laisse voir et embrasser par nos âmes quand nous nous identifions à lui par ce qu’il y a d’intelligible dans notre être.

(XI-XII) Pour concevoir comment peut s’établir une relation entre ce vaste corps du monde et l’Être intelligible qui n’a pas d’étendue, il faut considérer la nature de l’Être intelligible. Puisqu’il n’est pas une quantité, il est hors du temps et de l’espace ; il possède à la fois l’ubiquité et l’éternité. L’éternité, qui est la puissance infinie de l’être identique et immuable, engendre le temps qui est incapable de l’égaler par son cours, parce qu’il implique succession. De même, l’ubiquité engendre et surpasse en grandeur l’espace parce qu’il est divisible. Le rapport du monde intelligible au monde sensible est un rapport de présence. La Vie simple et universelle est partout présente, infinie, éternelle. Pour la saisir, il faut par la pensée embrasser la totalité des choses, se séparer des éléments qui limitent l’Être en le particularisant, en un mot, devenir universel ; il faut fixer ses regards sur le principe toujours présent, mais souvent invisible, parce qu’on est distrait de sa contemplation. Si sa présence n’est pas toujours remarquée, elle n’en est pas moins efficace. Tout se tourne vers la source de l’existence ; les cités, la terre, le ciel, la mer, tout est vivifié et animé par sa puissance.


LIVRE SIXIÈME.
DES NOMBRES.

(I) Lorsqu’on étudie la nature des nombres, une des premières questions qui se présentent à l’esprit est celle de savoir si la multitude consiste dans l’éloignement de l’unité, et si l’infinité est cet éloignement porté à ses dernières limites.

En examinant l’origine de la multitude et celle de la grandeur, on voit que l’être devient multitude quand il s’épanche et qu’il s’étend en se divisant ; mais s’il y a encore quelque chose qui retienne ses parties unies entre elles, il devient grandeur. En devenant ainsi une multitude ou une grandeur, il perd de sa perfection et il a besoin de recevoir la forme de la beauté.

(II-III) Quant à l’infini, considéré comme l’absence de toute détermination, il ne saurait se trouver ni dans les nombres sensibles, ni dans les nombres intelligibles. On le conçoit en faisant abstraction de toute forme. Alors il apparaît comme impliquant les contraires, comme étant à la fois grand et petit, etc.

(IV-V) On peut se demander si les nombres sont inhérents aux autres formes intelligibles (aux idées), ou s’ils sont de toute éternité les conséquences de l’existence de ces formes. — La première hypothèse est fausse : Les nombres ont une existence substantielle, et la variété des objets sensibles rappelle seulement à l’âme la notion des nombres. — Quant à la seconde hypothèse, qui fait de chaque nombre un aspect d’une essence, elle n’est pas moins fausse que la première. Pour que le nombre existe dans un être à titre d’accident, il faut d’abord qu’il existe par lui-même.

(VI) Pour concevoir le mode d’existence qui est propre aux nombres intelligibles, il est nécessaire de bien se pénétrer de cette vérité que l’intelligible n’existe pas parce qu’il est pensé par l’intelligence, mais qu’il est pensé par l’intelligence seulement parce qu’il existe en elle, qu’il constitue en elle une certaine disposition, un acte d’une nature déterminée.

(VII-VIII) Il résulte de là que les intelligibles existent tous dans une Essence unique qui les embrasse. L’Intelligence divine les voit en elle-même, non parce qu’elle les considère, mais parce qu’elle les possède distincts en elle de toute éternité. Leur ensemble constitue l’Animal-même, qui est tout à la fois Être, Intelligence et Animal. C’est une puissance qui possède le plus haut degré de l’existence, de la pensée et de la vie. Or l’Être étant antérieur à l’Intelligence et à l’Animal, le Nombre en soi doit leur être également antérieur.

(IX) Sans doute si nous considérons l’ordre dans lequel se produisent nos conceptions, nous n’avons l’idée de deux, par exemple, qu’après avoir vu deux objets sensibles. Mais si nous examinons l’ordre de génération des choses, nous trouvons que l’Intelligence a dû penser les nombres avant d’engendrer les êtres. Le Nombre en soi est l’essence de l’Être ou son acte : il l’a divisé, et il lui a fait ainsi engendrer la multitude. On peut donc définir l’Être le nombre enveloppé ; les êtres, le nombre développé ; l’Intelligence, le nombre qui se meut en soi-même ; l’Animal, le nombre qui contient. Voilà pourquoi les Pythagoriciens disaient que les idées sont des unités et des nombres. Le Nombre essentiel, dont le nombre composé d’unités n’est que l’image, est contemplé dans les formes intelligibles et concourt à les engendrer ; d’un autre côté, il existe primitivement dans l’Être, et avec l’Être, et avant les êtres. L’Être a pour principe l’Un qui n’a point d’autre fondement que lui-même.

(X) Ainsi, l’Être est devenu Nombre quand il est devenu multitude, parce qu’il avait déjà en lui une sorte de préformation et de représentation des êtres qu’il était prêt à produire, qu’il offrait en lui aux unités une sorte de lieu pour les choses dont elles devaient être le fondement. C’est parce que le Nombre existe primitivement que les êtres produits sont tant ; c’est parce que chacun d’eux participe à l’Un qu’il est un. C’est enfin parce que le Nombre existe d’une existence substantielle que la raison le conçoit et s’en sert pour nombrer les objets.

Comme le Nombre est antérieur aux êtres, l’Un absolu l’est à l’Être absolu. Car si tout être a pour principe l’Être absolu, l’Être absolu lui-même est un, et il n’est un que parce qu’il participe de l’Un absolu.

(XI) Si l’on admet que l’existence et l’affirmation du caractère de l’unité dans un grand nombre d’objets supposent l’existence de l’Un absolu, il faut admettre également que l’affirmation et l’existence du caractère de la décade dans les objets supposent aussi l’existence de la Décade absolue, etc. De la sorte chaque être correspond à un nombre ; sinon, ou les choses n’existeraient pas, ou elles seraient dénuées de proportion et de raison.

(XII-XIII) Il y a contradiction à admettre l’existence de l’être parce qu’il produit une notion dans notre âme, et à nier l’existence de l’unité, en disant qu’elle n’est qu’un attribut des objets et une conception de l’âme : car elle produit également une notion dans notre âme. Or l’idée d’unité n’est pas produite en nous par le néant, mais par la rue de la réalité ; elle est d’ailleurs antérieure à celles d’autre, de différent, de multitude. En outre, nous affirmons qu’une maison est plus une qu’une armée ; puisqu’il y a plusieurs manières d’être un, il faut admettre aussi la réalité de l’unité, comme, si l’on accorde qu’il y a divers degrés dans l’être, on croit à sa réalité. Il est en effet impossible de rien penser, de rien énoncer sans admettre l’existence de l’unité et sans reconnaître qu’elle est nécessaire à celle de l’être : car point d’être qui ne soit un.

(XIV) L’unité n’est pas un relatif : car lorsqu’un corps cesse d’être un, il subit un changement réel, il est divisé sans perdre de sa masse. Sans doute, dans les choses sensibles, l’unité n’est qu’un accident ; mais, dans les choses intelligibles, elle existe en elle-même. — Quand on dit : voici deux objets ; ils sont deux non par leur séparation, non par leur rapprochement, mais seulement par la présence de la dyade, comme ils sont blancs par la présence de la blancheur. — Du reste, le nombre existe à des degrés divers selon qu’on le considère boit dans les quantités continues, soit dans les quantités discrètes, soit dans les intelligibles : c’est dans ceux-ci que l’on trouve les nombres véritables, qui existent en eux-mêmes.

(XV) L’Être universel est Être, Intelligence, Animal ; il contient tous les êtres, toutes les intelligences, tous les animaux ; il renferme en acte toutes les essences qui dans l’âme ne sont qu’en puissance et qui dans les choses sensibles jouent le rôle d’attributs. Comme il possède primitivement l’unité avant de se développer en multitude, il sait en combien d’essences il doit se diviser ; il engendre ainsi le Nombre qui subsiste en lui, et comme ce Nombre détermine la quantité des essences qui procèdent de l’Être, Il en est la source et le principe. Voilà pourquoi, même ici-bas, des nombres déterminés président à la génération de chaque chose. — Quant aux nombres qui subsistent dans les autres choses, en tant qu’ils procèdent des nombres intelligibles, ils peuvent être nombrés ; en tant qu’ils sont au-dessous d’eux, ils mesurent les autres choses, ils servent à nombrer et les nombres et les choses qui peuvent être nombrées.

(XVI) Le nombre employé par l’homme qui considère les objets sensibles et qui nombre appartient au genre de la quantité. Mais si l’on considère deux substances qui sont deux, et dont chacune est une, comme ici l’unité se trouve en deux choses avec ce caractère qu’elle complète l’essence de chacune d’elles, le nombre deux est un nombre essentiel. C’est ainsi que notre âme est un nombre et une harmonie, parce que l’essence de notre âme participe du nombre et de l’harmonie, comme le dit Platon.

(XVII) Le caractère de l’infinité ne convient pas au nombre. Dire que le nombre est infini, c’est exprimer seulement la possibilité de concevoir un nombre plus grand qu’un nombre donné. De même, une ligne infinie n’est à proprement parler qu’une ligne indéfinie ; elle a pour principe l’unité, puisqu’elle est décrite par un point et qu’elle n’a qu’une seule dimension. Si l’on dit que la ligne intelligible est infinie, c’est en ce sens que la conception d’une limite n’est pas impliquée dans son essence : car, de même que les nombres, les figures sont pensées par l’Intelligence divine avant d’être réalisées dans les choses sensibles.

(XVIII) Ainsi, le nombre qui existe substantiellement dans l’Intelligence divine comprend tous les nombres qui existent ; par conséquent, il est infini réellement par sa puissance, en ce sens qu’il n’est pas mesuré ; mais en même temps il est parfaitement déterminé puisqu’il sert de mesure à tout le reste. Il participe donc à toutes les perfections de l’Être universel, de l’Intelligence divine et de l’Animal premier.


LIVRE SEPTIÈME.
DE LA MULTITUDE DES IDÉES. — DU BIEN..

Des Idées. — (I) Quand l’homme crée, il a besoin de l’expérience et du raisonnement. Il ne saurait en être de même de l’Intelligence divine ; elle a dû former le monde en embrassant dans un seul acte d’intuition l’ensemble et les détails. Tout en disposant les choses de manière à satisfaire la sagesse acquise par le raisonnement et la prévision fondée sur l’expérience, elle n’a pas ces deux qualités, qui impliquent une certaine imperfection. Étant parfait, Dieu n’a qu’un seul dessein présent à sa pensée. Étant universel, il contient tout ; par conséquent, le passé, le présent, le futur lui sont également présents et n’offrent en lui qu’une simple distinction d’ordre, non de temps.

(II) Dans les choses sensibles, la raison d’être est séparée de l’essence ; mais, dans les choses intelligibles, elles sont identiques : car chaque forme porte en elle-même la cause de son existence. L’Intelligence divine qui possède toutes les formes dans leur plénitude possède donc aussi leur raison d’être ; or dès que ces formes portent en elles-mêmes la cause de leur existence, elles existent nécessairement, et elles engendrent les choses sensibles dont elles sont les principes.

(III) Il en résulte que la création n’implique ni délibération ni raisonnement. Chaque idée, réunissant la raison d’être à l'essence, est une cause et par conséquent produit nécessairement ce qu’il est dans sa nature de produire, et donne à la matière une forme aussi complète que possible parce qu’elle est en elle-même un tout complet. Ainsi les choses sensibles sont engendrées, mais n’ont pas de commencement et n’ont pas besoin d’être embellies. Si l’existence des sens, par exemple, est impliquée dans l’idée de l’homme, elle est réalisée éternellement par la nécessité et la perfection de l’Intelligence.

(IV) Pour bien comprendre cet exemple, il faut définir l’homme. Dire que c’est une âme raisonnable unie à un corps, ce n’est pas assigner sa raison d’être, laquelle doit être une essence, une chose éternelle et immatérielle.

(V-VII) L’homme réunit en lui trois degrés de l’existence : il est forme intelligible ou idée, âme, raison séminale. Il possède aussi trois facultés qui correspondent à ces trois formes de l’existence, savoir l’intelligence, la raison discursive, la sensibilité. Selon qu’il exerce la première, la seconde ou la troisième, il vit de la vie divine, humaine ou animale ; il est l’homme intellectuel, l’homme raisonnable ou l’homme sensitif. Ces trois formes de l’existence procèdent l’une de l’autre et sont impliquées l’une dans l’autre. Le troisième homme peut donc se définir : l’âme disposée de telle façon, présente à la matière disposée de telle façon. Cette âme façonne dans le corps une forme à sa ressemblance. Le second homme est défini par Platon : l’âme qui se sert du corps. Enfin le premier homme est l’essence d’une âme disposée de telle façon, et, à ce titre, il contient à l’état intellectuel la raison et la sensibilité qui ne se développent que dans le second homme et le troisième. Voilà pourquoi on peut dire que les pensées là-haut sont des sensations claires, et qu’ici-bas les sensations sont des pensées obscures. Par là encore on comprend que si une âme vient s’unir à un corps dont l’Âme universelle a déjà ébauché les contours dans le sein de la mère, ce n’est point par hasard, mais en vertu de sa disposition, qui la porte à façonner un tel corps.

(VIII) Pour comprendre comment il se fait que l’Intelligence divine renferme non-seulement les idées des êtres doués de raison, mais encore celles des êtres qui en sont privés, il faut réfléchir que c’est la conséquence de sa nature. L’Être intelligible étant inférieur à l’Un doit être à la fois un et multiple, par conséquent, être Intelligence universelle, Animal universel. Il doit donc aussi renfermer les idées de tous les animaux soit raisonnables, soit privés de raison.

(IX-X) Dans le monde intelligible, en effet, les essences des choses sont infiniment plus parfaites que ces choses elles-mêmes ne le sont sur la terre. D’ailleurs, il n’est pas d’être qui soit complètement privé de raison et de vie, quoique nous ne puissions pas toujours apercevoir en lui des traces de ces deux caractères.

La cause pour laquelle tous les êtres ne sont pas également parfaits, c’est que l’individuation exige des différences distinctives propres à chaque espèce, différences qui ne peuvent être que des degrés divers d’intelligence et de vie ; de là résulte la nécessité que ces deux propriétés aillent toujours en décroissant à mesure que l’on descend l’échelle des êtres. Sans ces différences, l’Être intelligible serait un seulement, au lieu d’être un et multiple, comme il le doit. Il faut donc que chaque essence, comme l’Être lui-même, soit à la fois une et multiple.

(XI-XII) Comme le ciel renferme tous les objets sensibles, le monde intelligible possède toutes les essences sans exception ; par conséquent, il contient les essences des forces naturelles qui font végéter les plantes, grossir les pierres, agir les éléments, vivre la Terre elle-même. Puisque l’existence de chacun des objets sensibles découle ainsi nécessairement de la nature divine, demander pourquoi ces objets existent, c’est demander pourquoi l’Intelligence universelle est ainsi faite ; question superflue, puisque celle-ci a sa raison d’être en elle-même.

(XIII) L’Intelligence est un acte qui contient tous les actes ; donc elle vit, par conséquent elle se meut ; et elle se meut avec uniformité et variété. Si elle avait un mouvement qui exclût toute différence, elle ne saurait s’éveiller à la vie ni être un acte ; elle ne serait plus universelle. Mais elle est la vie universelle ; elle doit donc se mouvoir vers toutes les essences pour parcourir tout le champ de la vérité, tout en restant en elle-même. Par là elle possède tous les degrés de la vie universelle, identique par son fond, infiniment variée par ses formes.

(XIV) On peut le comprendre en considérant la nature de la force qui anime une plante. Elle doit contenir à la fois uniformité et variété pour que la plante soit un tout, un ensemble de parties diverses jusque dans les moindres détails, et non une masse uniforme. Ainsi, l’intelligence divine est infinie, parce qu’elle est une et multiple. Ses puissances en renferment d’autres moins grandes et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à la forme individuelle.

Du Bien.— (XV) La Vie multiple et universelle, première et une, appartient à l’Intelligence, parce qu’elle est l’archétype qui possède la forme du Bien, comme dit Platon, en ce sens qu’elle possède le Bien dans les formes, c’est-à-dire, dans les idées. En contemplant le Bien, l’Intelligence reçoit de lui la puissance d’engendrer les essences qui ont aussi chacune la forme du Bien en même temps qu’elles possèdent leur type propre.

(XVI) L’Intelligence a la forme du Bien parce qu’elle a dû d’abord se tourner vers lui et le voir sans avoir conscience d’elle-même ; puis, par son mouvement vers le Bien, elle est devenue la plénitude de toutes choses, l’Être universel ; enfin, elle a été l’Intelligence quand, par la conscience qu’elle a eue d’elle-même, elle a vu en elle toutes les essences à l’aide de la lumière qu’elle a reçue du Bien avec cette plénitude. Le Bien est ainsi la cause et de l’existence et de l’intelligibilité de toute essence.

(XVII) Pour que le Bien soit la cause de toute essence, de toute intelligibilité, il n’a pas besoin d’avoir la même nature que ces choses ; il suffit qu’il soit au-dessus d’elles. La vue de l’Un a donné à l’Intelligence une détermination, une limite, une forme, quoiqu’il n’ait lui-même ni limite, ni forme. L’Intelligence était d’abord vie infinie, indéterminée ; en se déterminant, elle est devenue une en vertu de sa détermination, et multiple, en vertu de la multitude des essences qu’elle possédait. À son tour, elle a déterminé l’Âme et elle l’a rendue raisonnable en lui communiquant ce dont elle est elle-même le vestige.

(XVIII) Pourquoi les essences que contient l’Intelligence paraissent-elles avoir la forme du Bien ? C’est que, procédant toutes d’un même principe, elles conservent toutes le caractère de leur origine et qu’elles ont ainsi un prix inestimable.

(XIX) En quoi consiste le Bien ? Il ne faut pas le définir : ce qui est désirable, ce qu’on désire, parce que ce serait s’en remettre à une affection de l’âme ; — ni : la vertu propre à chaque être, parce que dans ce cas, tout en disant quelque chose de conforme à la raison, on reste encore dans l’ambiguïté.

(XX) L’intelligence n’est pas non plus le Bien, parce que tout aspire au Bien et que tout n’aspire pas à l’Intelligence. Pour chercher l’Intelligence, il faut le raisonnement ; il n’en est pas besoin pour désirer le Bien.

(XXI-XXIII) L’Intelligence et la Vie première ne sont désirables que parce qu’elles portent la forme du Bien ; la Vie, parce qu’elle est l’acte du Bien ; l’Intelligence, parce qu’elle est son acte déjà déterminé. Elles excitent l’amour quand à l’éclat qu’elles tiennent naturellement du Bien vient s’ajouter un nouveau reflet de sa lumière. C’est la vue de cette lumière qui les fait aimer : car chaque intelligible devient désirable quand le Bien l’illumine en donnant à ce qui est désiré les grâces et à ce qui désire les amours. Dès que l’âme est illuminée par le Bien, elle se porte vers l’Intelligence, parce qu’elle en admire la beauté. Puis elle s’élève plus haut encore, à la source de la beauté et de l’amour, et elle s’arrête au Bien parce qu’il n’y a plus rien au delà. En effet, le Bien est le principe suprême de toutes choses, parce qu’il est excellent et qu’il n’a besoin de rien. C’est lui qui a donné et qui conserve à tout l’intelligence, la vie et l’existence.

(XXIV-XXV) Être désirable n’est pas la nature du Bien, mais la conséquence de sa nature. Il ne faut pas non plus faire consister le Bien dans le plaisir. Si Platon dit dans le Philèbe que le bien ne consiste pas seulement dans l’intelligence et s’il y comprend encore le plaisir, c’est parce que l’attrait et le plaisir sont les signes sensibles de la présence du bien, sans le constituer cependant. D’ailleurs, dans ce dialogue, Platon ne considère pas le Bien absolu, mais le bien relatif à l’homme.

La graduation des biens correspond à celle de la perfection des êtres. Le bien de la matière est la forme qui lui donne l’ordre et la beauté ; celui du corps est l’âme dont il tient la vie ; celui de l’âme est la vertu qu’elle reçoit de l’intelligence et qui lui confère la sagesse et le bonheur ; celui de l’intelligence est le Premier, le Bien absolu, dont elle est l’acte, dont elle reçoit sa lumière et sa bonté.

(XXVI) Quand on se trompe au sujet du bien, c’est qu’il y a quelque bonté dans l’objet qui cause l’erreur. Les objets inanimés reçoivent leur bien des êtres animés qui s’occupent d’eux. Ceux-ci, guidés par le désir, recherchent leur bien avec leur propre prudence. Par sa présence le bien rend meilleur et satisfait. Or le plaisir ne comble pas nos désirs, il n’est donc pas le bien.

(XXVII) Le bien d’un être, c’est de recevoir de l’être supérieur une forme qui le détermine. Il s’en suit que c’est par une élévation graduelle qu’on trouve le bien propre à la nature d’un être. Le désir naît de la présence du bien ; le plaisir en accompagne l’acquisition ; mais ni l’un ni l’autre ne constitue la nature du bien.

(XXVIII) À partir de la matière, toute chose dans la nature aspire à la forme qui lui est supérieure. Quant à l’Intelligence, étant la forme suprême, elle se tourne vers le Bien, qui n’a aucune espèce de forme et qui est au plus haut degré étranger à toute matière.

(XXIX) Lors même que l’existence et la vie n’exciteraient en nous ni désir ni plaisir, elles n’en seraient pas moins bonnes par elles-mêmes. Or, si l’on reconnaît qu’elles sont bonnes, c’est qu’on a en soi une conception du Bien, conception d’après laquelle on les juge. La présence de cette idée dans l’intelligence en montre la bonté. Quel doit donc être le prix du principe qui lui est supérieur !

(XXX) On ne peut attribuer à Platon l’opinion qui fait consister le bien dans un mélange d’intelligence et de plaisir (comme il a été dit § 25). (Ce mélange est impossible. Mais comme l’état de l’intelligence qui agit avec calme et pureté est ce qu’il y a de plus désirable, on dit qu’il est mêlé de plaisir, faute de savoir mieux s’exprimer ; c’est une métaphore, comme enivré de nectar, etc.

(XXXI-XXXII) Le Bien absolu illumine par un reflet de son éclat l’Intelligence. L’Intelligence s’élève à lui immédiatement et lui reste attachée. Notre âme s’élève aussi au Bien, mais par le secours de l’Intelligence, dont elle reçoit sa vie. L’amour du beau, mis en notre âme par le Bien absolu, la porte instinctivement vers lui. Le spectacle de la beauté qui se trouve dans les objets sensibles lui fait chercher une beauté supérieure dans le monde intelligible. À sa vue elle se demande quel en est le principe, et elle conçoit que le principe de la beauté qui brille dans les idées doit n’être rien de ce qu’il produit, par conséquent, n’avoir aucune forme. Étant infini par sa puissance, le Bien est souverainement désirable et souverainement aimable ; il est le principe et la fin de l’amour, il est la puissance créatrice et la fleur de la beauté.

(XXXIII) N’ayant point de figure ni de forme, le Bien est la Beauté absolue, essentielle, indépendante de toute limite. La beauté est en raison inverse de la limitation ; elle croît donc en passant du corps à l’âme, de l’âme à l’intelligence, de l’intelligence au Bien, qui, étant la Beauté première, est exempt de toute limitation, par conséquent de toute forme, même intelligible.

(XXXIV-XXXV) Pour s’approcher du Bien et s’unir à lui, l’âme doit dépouiller toute forme, renoncer à tout le reste : alors, elle voit Dieu briller subitement en elle, sans aucun intermédiaire ; elle se confond avec lui dans cette union intime que souhaite l’amour et qui est la félicité suprême. Alors elle oublie le corps et elle ne pense plus à sa propre essence ; elle dédaigne même le monde intelligible, parce qu’il n’est que l’image du Bien. Enfin, elle contemple Dieu avec tant d’attention que la vision se confond en elle avec l’objet visible. — L’intelligence a deux puissances : par l’une, elle voit ce qui est en elle ; par l’autre, elle aperçoit ce qui est au-dessus d’elle. L’une est propre à l’intelligence qui possède encore la raison ; l’autre est le privilége de l’intelligence transportée d’amour. Pour obtenir cette vision, l’âme devient d’abord intelligence, puis elle s’élève à Dieu en dépouillant toute forme.

(XXXVI) Les degrés qui conduisent à Dieu sont les purifications, les vertus qui ornent l’âme, l’élévation à l’intelligible, l’édification dans l’intelligible, enfin l’union avec la lumière divine.

(XXXVII) C’est un tort d’attribuer au Premier principe soit la connaissance des choses inférieures, soit la pensée de soi-même. Dire que la pensée rend le Bien digne de notre admiration, comme le fait Aristote, c’est supposer qu’il tient d’elle sa perfection, par conséquent, qu’il lui est inférieur. D’ailleurs, le Bien est simple, tandis que l’essence et la pensée sont multiples. Il faut donc reconnaître avec Platon que le Bien est au-dessus de l’Intelligence.

(XXXVIII) On ne doit pas même dire du Premier principe ; Il est ; ni : Il est bon, parce qu’on aurait l’air de lui attribuer l’existence, la bonté, comme des qualités adventices. Il suffit de le désigner en disant le Bien. Par la même raison, il ne dira pas de lui-même : Je suis ; ni : Je suis le Bien.

(XXXIX) Le Bien a seulement une intuition simple de lui-même par rapport à lui-même. Quant à la pensée proprement dite, elle ne saurait lui convenir parce qu’elle implique identité et différence, mouvement et repos, etc. Pour l’existence de la Providence, il suffit que Dieu soit celui dont procèdent tous les êtres. C’est l’opinion de Platon.

(XL) La Pensée n’existe pas substantiellement dans l’objet qui la produit, dans le Bien, mais dans le sujet en qui elle réside, dans l’Intelligence, qui est identique avec l’Essence. Quelle que soit l’hypothèse qu’on fasse, on est obligé d’admettre que la pensée est inférieure au Bien.

(XLI) La pensée est un secours donné aux natures inférieures pour s’élever jusqu’au Bien. Quant au Bien, il ne faut rien lui attribuer : car, dès qu’on lui donne un attribut, on le particularise, on lui fait perdre sa simplicité et son universalité. Si la première hypostase est le Bien, ce n’est pas pour elle-même qu’elle est le Bien, c’est pour les natures inférieures.

(XLII) Par cela seul que le Bien est le principe dont toutes choses procèdent, le but auquel toutes aspirent, il doit, pour leur être supérieur, ne posséder aucun de leurs caractères. C’est la doctrine enseignée par Platon.

LIVRE HUITIÈME.
DE LA LIBERTÉ ET DE LA VOLONTÉ DE L’UN.

(I) Pour déterminer ce que sont en Dieu la liberté et la toute-puissance, il faut commencer par examiner en quoi consistent notre liberté et notre volonté.

On appelle volontaire ce que nous faisons sans contrainte, avec conscience de le faire ; dépendant de nous, ce que nous sommes maîtres de faire ou de ne pas faire. Ces deux choses se trouvent le plus souvent réunies, quoiqu’elles diffèrent entre elles. Il est des cas où l’une des deux manque.

(II-III) On ne peut attribuer le libre-arbitre ou ce qui dépend de nous ni au désir, ni à la sensation, ni à l’imagination : car il faut s’affranchir de ces influences pour être libre. On doit rapporter le libre-arbitre à la volonté, et la volonté elle-même à la droite raison, accompagnée de connaissance. La liberté n’appartient donc qu’à celui qui, indépendant des passions du corps, n’est déterminé dans ses actes que par l’intelligence.

(IV) Un être est libre quand il se porte au bien volontairement, en sachant que c’est le bien. Il est au contraire dans la servitude s’il n’est pas maître d’aller à son bien, s’il en est détourné par une puissance supérieure à laquelle il obéit. — L’intelligence possède donc la liberté et l’indépendance si elle agit conformément au bien.

(V) Si la liberté et l’indépendance se trouvent dans l’intelligence pure et en tant qu’elle pense, elles se trouvent aussi dans l’âme qui applique son activité contemplative à l’intelligence et son activité pratique à la vertu. L’exécution n’est pas toujours en notre pouvoir ; mais la volonté et la raison qui la précèdent échappent à toute contrainte. La liberté ne doit donc pas être cherchée dans l’activité pratique, mais dans l’intelligence qui est affranchie de l’action.

(VI) Puisque nous sommes libres quand une chose a ou n’a pas lieu selon notre volonté, que l’intelligence est maîtresse d’elle-même, que la vertu est libre et rend l’âme libre, c’est à elle qu’il faut rapporter notre indépendance et notre liberté. L’intelligence reste calme en elle-même. Quant à la vertu, si elle réprime les passions ou dirige des actions qui sont nécessaires, elle conserve son indépendance en ramenant tout à elle-même. La liberté se rapporte donc à l’activité intérieure, à la pensée, à la contemplation de la vertu. Elle appartient à l’intelligence parce qu’elle accomplit sa fonction propre tout en restant en elle-même, et que, se reposant dans le bien, elle vit selon sa volonté : car la volonté est une espèce de pensée, et son but est le bien.

(VII) L’âme est donc libre par la vertu de l’intelligence, quand elle se porte au bien sans obstacle. Quant à l’intelligence, elle est libre par elle-même.

De la liberté de l’Un. — Le Bien absolu doit posséder aussi l’indépendance, mais d’une manière souverainement parfaite.

Supposer que le Bien est par hasard ce qu’il est, c’est détruire les notions de liberté et de volonté, en leur ôtant toute espèce de sens. Mais si l’on admet une distinction réelle entre servitude et liberté, il faut convenir que la liberté est le privilége des êtres éternels qui atteignent le bien sans obstacle. Quant au Bien, il doit posséder la liberté à un degré encore plus élevé, puisqu’il ne saurait chercher quelque chose de meilleur que lui, qu’il demeure en lui-même.

(VIII) En remontant des êtres inférieurs jusqu’au Bien, on voit qu’il est la Liberté même, l’Indépendance même : car on ne peut dire de lui qu’il est selon sa nature, ni qu’il est ainsi par accident ; il n’est contingent ni pour lui-même ni pour les autres êtres.

(IX) Étant supérieur à toutes les choses dont il est le principe, le Bien est supérieur à toute contingence : car il est déterminé en ce sens qu’il est d’une manière unique. Nous ne devons dire de lui que ce qu’il nous apparaît quand il se révèle à nous, savoir qu’il est le vrai Roi, le vrai Principe, le vrai Bien. Il n’est contingent en rien : il est la Puissance universelle véritablement maîtresse d’elle-même, qui est ce qu’elle veut, ou plutôt qui a projeté sur les êtres ce qu’elle veut, mais qui est plus grande que toute volonté.

(X) Si le Premier était contingent, tout serait accidentel dans l’univers et dépendrait du hasard. Or, il n’y a pas de hasard dans l’univers, parce que le Premier donne à toutes choses une détermination, une limite, une forme. D’un autre côté, le Premier est ce qu’il est, non parce qu’il n’aurait pu être autrement, mais parce qu’étant ce qu’il est, il est excellent. Il n’est pas soumis à la Nécessité, mais il est pour les autres êtres la Nécessité et la Loi.

(XI) Quand on sait que le Premier est le principe de toutes choses, il faut s’arrêter là, sans essayer de déterminer ni son existence, ni son essence, ni sa qualité, ni sa raison d’être. Ces questions n’ont pas de sens quand on les pose au sujet de Celui qui est absolu et antérieur à tous les êtres.

(XII) L’âme renferme deux éléments, l’un général, l’autre particulier ; par l’un, elle participe de l’Essence absolue ; par l’autre, elle en diffère. Cette différence lui étant donnée par l’Essence absolue, elle n’est pas souverainement maîtresse de sa nature. C’est le privilége de l’Essence absolue seule d’être maîtresse d’elle-même. Mais comme le Premier est le principe de l’Essence, on ne doit pas dire qu’il est maître de lui dans le sens où on le dit de l’Essence.

(XIII) Si, dérogeant à la sévérité de langage qu’exige ici la raison, nous admettons dans le Premier des actes, alors ses actes, sa volonté et son essence sont identiques : il veut être ce qu’il est, et il est ce qu’il veut. Dans l’existence du Bien est nécessairement contenu l’acte de se choisir et de se vouloir soi-même.

(XIV) Les êtres sensibles sont contingents ; les êtres intelligibles, nécessaires : car ils ont en eux-mêmes leur raison d’être, laquelle est identique à leur essence. Le Premier est la source unique d’où ont découlé ensemble l’essence et la raison d’être, lesquelles n’ont rien de contingent. Il est donc, à plus forte raison, au-dessus de toute contingence, de tout hasard ; il est cause de lui-même, il est par lui-même, il est Lui d’une manière suprême et transcendante.

(XV) Il est à la fois ce qui est aimable et l’amour ; il est l’amour de lui-même, parce qu’il est beau par lui-même. Ici encore apparaît l’identité du désir et l’essence ; par conséquent, c’est encore lui qui est l’auteur de toi-même et le maître de lui-même, parce qu’il l’isole et se pose comme pur de toutes choses. Nous en aurons une idée si nous nous élevons au-dessus de tout ce qui est contingent.

(XVI) Le Premier est encore exempt de contingence parce qu’il est partout et nulle part ; il est l’ubiquité même, et il en fait part aux choses inférieures. Il se porte en quelque sorte vers les profondeurs les plus intimes de lui-même, s’aimant lui-même, étant lui-même ce qu’il aime, se donnant l’existence à lui-même, parce qu’il est un acte immanent, et que ce qu’il y a de plus aimable en lui constitue une sorte d’intelligence. Il est l’auteur de lui-même, parce que son inclination vers lui-même et son immanence en lui-même le font être ce qu’il est. S’il consiste dans une action vigilante, identique à ce qui est vigilant, si de plus cette action vigilante est une supra-intellection éternelle, Dieu est ce qu’il se fait par son action vigilante.

(XVII) Le monde est ce qu’il serait s’il y avait eu dans son auteur une prévision basée sur le raisonnement. En effet, si le monde est ce qu’il est, c’est qu’il y a des raisons qui subsistent intellectuellement de toute éternité dans une parfaite coordination et au-dessus de toute prévision et de tout choix. Si l’on appelle Providence ce plan de l’univers, on ne saurait l’attribuer au hasard, mais seulement à l’Intelligence qui elle-même est telle que le veut Dieu, c’est-à-dire la Raison une qui embrasse tout.

(XVIII) Dieu est le dehors, parce qu’il comprend toutes choses et qu’il en est la mesure ; il est aussi le dedans, parce qu’il est la profondeur la plus intime de toutes choses. Il est le centre d’où rayonnent l’Être et l’Intelligence, image de sa clarté. Comme l’Intelligence ne renferme rien qui ne soit raison et cause, l’Un est la cause de la cause, la cause par excellence, contenant à la fois toutes les causes intellectuelles qui doivent naître de lui. Il est donc, comme le nomme Platon, le convenable et l’opportun.

(XIX-XX) En s’élevant à Dieu à l’aide de ces considérations, on conçoit qu’il est au-dessus de l’essence. Il tient son existence de lui-même, parce que son acte est son existence même, qu’il se produit lui-même par une génération éternelle[1].

(XXI) Il ne pouvait se faire autre qu’il ne s’est fait, parce que le caractère de la Puissance suprême ne consiste pas à pouvoir les contraires, mais à se tenir toujours à ce qui est parfait. L’acte par lequel Dieu s’est créé et sa volonté ne font qu’un. Dieu est donc comme il l’a voulu et tel qu’il l’a voulu, par conséquent, il est souverainement libre.


LIVRE NEUVIÈME.
DU BIEN ET DE L’UN.

(I-II) C’est par leur unité que les êtres sont ce que comporte leur essence. Ils participent plus ou moins de l’unité selon qu’ils participent plus ou moins de l’être. Ainsi l’âme possède un plus haut degré d’unité que le corps ; cependant elle n’est pas l’Un absolu, parce que l’unité de son être renferme une pluralité d’éléments. L’Être universel et l’Intelligence ne sont pas non plus l’Un absolu pour la même raison.

(III-IV) L’âme est embarrassée de déterminer la nature de l’Un parce qu’il n’a point de forme. Pour s’élever à l’Un, il faut concevoir qu’il est le Premier, le Bien, le Principe par excellence, supérieur à l’Être et à l’Intelligence, véritablement ineffable ; il faut renoncer à la science, à la pensée même, et se réduire à l’unité. Alors seulement on peut voir l’Un autant qu’il est visible et le saisir par une espèce de contact.

(V-VI) Ainsi l’Un est au-dessus de l’Intelligence ; il est le principe parfaitement simple de tous les êtres ; il les engendre tout en demeurant en lui-même, et c’est par eux surtout qu’il est connu. En lui-même, il est indivisible et infini par sa puissance. Il est absolu en ce qu’il n’a besoin de rien, ni pour exister, puisqu’il est la cause des autres êtres, ni pour avoir un fondement, puisque toutes choses sont édifiées sur lui, ni pour être heureux, puisqu’il n’aspire à rien, qu’il est le Bien d’une manière transcendante.

(VII-VIII) Pour s’unir à l’Un, il faut que l’âme soit dégagée de toute forme, qu’elle devienne étrangère à tout le reste. Alors elle pourra jouir du commerce de Dieu, parce qu’il est présent à tous les êtres dès qu’ils se tournent vers lui et qu’ils s’approchent de leur centre. L’union de l’âme avec l’Un s’opère en vertu de la parenté qui les unit : car, lorsque nous contemplons l’Un, nous atteignons le but de nos vœux et nous jouissons du repos, parce que nous formons autour de lui un chœur divin.

(IX) Nous ne sommes pas séparés de l’Un, puisque c’est en lui que nous respirons et que nous subsistons. La vie véritable est l’acte intellectuel qui nous fait saisir Dieu par une sorte de tact silencieux. C’est en lui qu’est notre principe et notre fin, comme l’enseigne le mythe de l’Amour et de Psyché : les affections mortelles ne s’adressent qu’à des fantômes ; là-haut est l’objet véritable de l’amour. Quiconque le possède vit d’une autre vie et jouit de la félicité suprême.

(X) Si l’âme qui s’est élevée là-haut n’y demeure pas, c’est qu’elle n’est pas encore complètement détachée des choses d’ici-bas, qu’elle se trouve encore troublée par les passions du corps, qu’elle s’applique encore à la science qui consiste dans des raisonnements. Ce qui voit Dieu en effet, ce n’est pas la raison, mais quelque chose de supérieur à la raison, puisque, pour voir Dieu, il faut s’identifier avec lui.

(XI) Cet état est vraiment ineffable. Celui qui s’y trouve devient étranger aux passions, à la pensée même ; il oublie sa propre personnalité dans l’enthousiasme qui le ravit. Il ne s’occupe même plus de la beauté des intelligibles, et il dépasse le chœur des vertus. C’est ainsi que l’initié qui pénètre dans le sanctuaire laisse derrière lui les statues placées dans le temple, et entre en communication intime avec la Divinité. Quand l’âme jouit de la vue véritable de ce qui est dans le sanctuaire, elle est plongée dans le ravissement. Celui qui se voit ainsi devenu Dieu a en lui-même une image de Dieu. Telle est la vie des dieux ; telle est aussi celle des hommes bienheureux.


  1. Aux passages de Sénèque et de Lactance où cette idée se trouve exprimée et que nous citons ci-après p. 605, on peut encore joindre le rapprochement suivant : « Suivant les textes précis du rituel funéraire des Égyptiens, Dieu est l’être dont la substance existe par elle-même éternellement, celui qui se donne l’être à lui-même, qui s’engendre lui-même éternellement. Cette idée de la génération éternelle dans le sein de Dieu même était le fond de la théologie égyptienne ; elle s’y représente sous une foule de symboles. » (M. de Rougé, Discours d’ouverture du cours d’archéologie au Collége de France, 1860.)