Ennéades (trad. Bouillet)/Sommaires de la cinquième Ennéade

Les Ennéades de Plotin
Sommaires de la cinquième Ennéade
Traduction française de M.-N. Bouillet


CINQUIÈME ENNÉADE.

La cinquième Ennéade est consacrée à l’exposition générale de la théorie des trois hypostases divines. Elle traite plus spécialement de l’Intelligence.


LIVRE PREMIER.
DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPALES.

(I) Pour concevoir Dieu, il faut que l’âme, se détachant des objets extérieurs, rentre en elle-même et examine sa propre nature ; par là, elle voit qu’ayant une étroite affinité avec les choses divines, elle peut et elle doit chercher à les connaître.

(II) Affranchie des liens du corps et plongée dans un recueillement profond, elle réfléchira alors que c’est l’Âme universelle qui, sans se mêler aux êtres contenus dans le monde, leur communique la forme, le mouvement et la vie. Elle se représentera donc la grande Âme, toujours entière et indivisible, pénétrant intimement le grand corps immense dont sa présence vivifie et embellit toutes les parties.

(III-V) Mais l’Âme elle-même, malgré sa dignité, procède d’un principe supérieur dont elle tient sa puissance intellectuelle : ce principe est l’Intelligence divine, parfaite, immuable, éternelle, qui renferme toutes les idées, et est ainsi l’archétype du monde sensible : car la nature de l’Intelligence est de penser, et, en se pensant elle-même, elle pense toutes les essences intelligibles, parce qu’elles ne font avec elle qu’une seule et même chose. Par là, l’Intelligence constitue les genres de l’être, principes de toutes choses, et les nombres, qui sont identiques aux idées (comme nous l’expliquons ci-après p. 575).

(V-VII) Quoique, dans l’Intelligence, le sujet pensant et l’objet pensé soient identiques, il y a là encore une dualité, et notre âme, en remontant de cause en cause, ne peut s’arrêter qu’à la conception d’un principe parfaitement simple. Se recueillant donc dans son for intérieur, elle s’élèvera de l’Intelligence à l’Un absolu. L’Un est en effet le principe suprême. Il est le Père de l’Intelligence parce qu’il lui est supérieur, que celle ci est son verbe, son acte et son image. L’Intelligence est l’image de l’Un en ce sens qu’en se tournant vers lui elle le voit, et que, par cette vision, elle se détermine elle-même, en vertu de la puissance qu’elle reçoit de son principe ; c’est encore par cette puissance qu’elle possède en elle-même toutes les idées, ainsi que le font entendre les mythes et les mystères dans ce qu’ils enseignent au sujet de Saturne, de Jupiter et de Rhéa.

Il y a donc trois hypostases divines, qui sont, dans leur ordre de perfection, l’Un, l’Intelligence, l’Âme : de toute éternité l’Un engendre l’Intelligence, et l’Intelligence engendre l’Âme, parce qu’aucune puissance parfaite ne saurait rester stérile.

(VIII-IX) Cette théorie des trois hypostases est conforme à la doctrine des anciens sages, de Parménide, d’Anaxagore, d’Héraclite et d’Empédocle. Platon indique nettement les trois principes dans plusieurs de ses écrits. Quant à Aristote, il méconnaît la distinction de l’Un et de l’Intelligence, et la théorie qu’il donne des moteurs intelligibles soulève plusieurs objections. Cette question de la nature des intelligibles est de la plus haute importance ; c’est pour cela que Pythagore et ses disciples s’en sont tous occupés.

(X-XI) Les trois principes n’existent pas seulement dans l’univers ; ils existent encore en nous, ils constituent en nous l’homme intérieur. En effet, notre âme est une essence immatérielle, et par là elle participe à l’Âme universelle. Ensuite, comme elle juge, comme elle raisonne, et qu’elle ne saurait raisonner sans avoir des principes immuables, il faut que nous ayons en nous l’Intelligence, parce que c’est d’elle que l’âme tire ces principes immuables. Enfin, comme nous ne saurions posséder en nous l’intelligence sans posséder également en nous sa cause, qui est l’Un, nous jouissons de la présence de l’Un, nous le touchons en quelque sorte par le fond le plus intime de notre être, et nous sommes édifiés en lui dès que nous nous tournons vers lui.

(XII) L’Un et l’Intelligence exercent toujours leur action sur nous ; mais il arrive souvent que leur action n’est point perçue parce que nous ne lui prêtons pas notre attention. Il faut donc fermer nos sens à tous les bruits qui les assiégent pour écouter les voix qui viennent d’en-haut.


LIVRE DEUXIÈME.
DE LA GÉNÉRATION ET DE L’ORDRE DES CHOSES QUI SONT APRÈS LE PREMIER.

(I) L’Un, étant souverainement parfait, a engendré l’Intelligence par la surabondance de sa puissance. Étant arrivée à sa plénitude par sa conversion vers l’Un, l’Intelligence, à son tour, a engendré l’Âme. L’Âme elle-même est arrivée à la plénitude en contemplant l’Intelligence, et elle a également engendré : ainsi d’elle est née la Nature.

(II) Il y a donc procession du premier au dernier : dans cette procession, chaque être est engendré par celui qui le précède, et engendre lui-même celui qui le suit, étant toujours distinct, mais non séparé de l’être générateur et de l’être engendré dans lequel il passe sans s’absorber. C’est ainsi que l’âme tantôt communique la vie au corps, tantôt remonte dans le sein de l’Âme universelle, qui réside elle-même dans l’Intelligence.

LIVRE TROISIÈME.
DES HYPOSTASES QUI CONNAISSENT ET DU PRINCIPE SUPÉRIEUR.

(I) Pour se connaître et se penser soi-même, il faut être un principe simple, parce que la véritable connaissance de soi-même suppose l’identité du sujet pensant et de l’objet pensé.

(II-IV) Cette identité n’existe point dans la sensation, qui perçoit les modifications éprouvées par le corps. Elle n’existe pas non plus dans la raison discursive, qui s’exerce sur les images fournies par la sensation et sur les données de l’intelligence pure : car, dans le premier cas, la raison discursive connaît des choses qui lui sont étrangères ; dans le second cas, elle sait quelle est sa propre nature et quelles sont ses fonctions, mais elle ne possède pas la connaissance de soi-même comme la possède l’intelligence, partie principale de l’âme, elle forme une puissance moyenne, tantôt s’élevant vers l’intelligence dont elle reçoit ses règles, tantôt s’abaissant vers la sensibilité dont elle juge les données.

(V-VI) C’est dans l’intelligence seule que se trouve la véritable connaissance de soi-même. En pensant, elle se pense elle-même : car en elle le sujet pensant, l’objet pensé et la pensée sont une seule et même chose, savoir la pensée substantielle. La raison discursive ne se connaît elle-même que par l’intelligence (διά νοῦ (dia nou)), et c’est de là qu’elle tire son nom (διανοητιϰόν (dianoêtikon)). L’intelligence, au contraire, par sa conversion vers elle-même, connaît naturellement son existence et son essence : en contemplant les réalités, elle se contemple elle-même, et celle contemplation est l’acte qui la constitue.

(VII) Lorsque l’intelligence connaît Dieu, elle se connaît encore elle-même, parce qu’en connaissant Dieu elle connaît les puissances qui en procèdent, elle sait qu’elle en tient l’existence. Si elle n’a point de Dieu une intuition claire parce qu’elle ne lui est pas identique, du moins elle a une intuition claire d’elle-même, puisque dans l’intuition qu’elle a d’elle-même le sujet et l’objet sont identiques. C’est parce que l’intelligence est en elle-même un acte qu’elle communique à l’âme une puissance intellectuelle.

(VIII-IX) L’intelligence connaît à la fois sa propre nature et celle de l’intelligible, parce qu’en elle la chose qui contemple, celle qui est contemplée et la contemplation ne font qu’un. L’intelligence est donc sa propre lumière ; elle se voit par elle-même, tandis que l’âme ne se voit que par sa conversion vers l’intelligence dont elle reçoit sa puissance intellectuelle. Pour arriver à concevoir l’intelligence, il faut que l’âme s’élève successivement de la puissance végétative à la sensibilité, de la sensibilité à l’opinion, et de l’opinion à la pensée pure : car c’est par la pensée pure que l’âme est l’image de l’intelligence ; elle se connaît par son principe, tandis que l’intelligence se connaît par elle-même.

(X) Comme la pensée implique à la fois identité et différence, par conséquent dualité du sujet pensant et de l’objet pensé, l’intelligence est une chose multiple. L’intelligible doit être également une chose multiple, parce que s’il était absolument simple, la pensée n’y distinguerait rien, par conséquent ne le concevrait pas.

(XI) L’Intelligence divine a procédé de l’Un à l’état de simple puissance de penser. En se tournant vers lui, elle est devenue la pensée en acte, et elle a rendu multiple ce qu’elle a reçu de son principe. C’est ainsi qu’elle est à la fois intelligence, essence et pensée, tandis que l’Un, étant absolument simple, est supérieur à la pensée.

(XII) On ne saurait admettre qu’il y ait dans l’Un un acte multiple avec une essence simple et unique, parce qu’en lui l’acte est identique à l’essence. Il est donc supérieur à la faculté de connaître, et l’Intelligence, qu’il engendre tout en restant immobile, est donc le premier principe connaissant.

(XIII-XIV) Étant supérieur à la faculté de connaître, l’Un ne peut être saisi tout entier par la pensée ni énoncé par la parole : car l’absolu est ineffable parce qu’il est au-dessus de toute détermination. On ne saurait donc attribuer à l’Un la conscience dans le sens ordinaire du mot. Ne pouvant ainsi ni le saisir par la pensée ni l’énoncer par la parole, on doit se borner à dire de lui ce qu’il n’est pas et affirmer de lui seulement qu’il est le principe de toutes choses.

(XV) L’Un est la puissance qui produit toutes choses, parce qu’étant absolument simple il n’est aucune d’elles en particulier. L’hypostase qu’il engendre est multiple, parce qu’elle est inférieure : elle renferme toutes choses, mais ces choses sont logiquement distinctes ; il en résulte que l’Intelligence est unité-totalité et que chaque intelligible est unité-multiple.

(XVI-XVII) Sous un point de vue, le Premier est l’Un parce qu’il est en vertu de sa simplicité le principe dont procède l’Intelligence. Sous un autre point de vue, il est le Bien, parce qu’il est en vertu de sa perfection le but auquel l’Intelligence aspire dans sa conversion. Considéré en lui-même, il est l’Absolu dans une souveraine indépendance de toutes choses ; il est le principe créateur de l’essence et de l’existence absolue, qui appartient en propre à l’Intelligence. Par sa nature, il est ineffable et incompréhensible. Il ne peut être atteint que par une sorte de contact intellectuel. On doit croire qu’on l’a vu quand une lumière soudaine a éclairé l’âme.


LIVRE QUATRIÈME.
COMMENT PROCÈDE DU PREMIER CE QUI EST APRÈS LUI. DE L’UN.

(I) Au-dessus de toutes choses existe un principe suprême, appelé l’Un, parce qu’il est souverainement simple, et le Premier, parce qu’il est souverainement absolu.

Au-dessous de lui est l’Intelligence, qui constitue l’Un-multiple. Le Premier principe l’engendre parce qu’il est la puissance première, et que c’est une loi universelle que tout ce qui est parfait engendre pour faire part de lui-même à ce qui est inférieur.

(II) Étant l’Intelligible suprême, l’Un engendre l’intelligence. C’est pour cette raison qu’il a été dit que de la Dyade indéfinie et de l’Un sont nés les nombres et les idées. L’Intelligible suprême n’a besoin de rien ; s’il a la conception de lui-même, c’est une conception supérieure à la pensée par laquelle l’Intelligence se pense. Il en résulte que l’Intelligence est l’acte produit par la Puissance suprême, tandis que cette puissance est elle-même au-dessus de tout.


LIVRE CINQUIÈME.
LES INTELLIGIBLES NE SONT PAS HORS DE L’INTELLIGENCE. DU BIEN.

(I-II) L’intelligence véritable doit être infaillible et posséder la certitude. Pour cela, il faut qu’elle soit identique aux intelligibles afin de tirer sa science de son propre fonds. Si elle l’empruntait à autrui, elle n’aurait pas le droit de croire que les choses sont telles qu’elle les conçoit ; elle ressemblerait aux sens qui nous représentent les objets extérieurs, mais n’atteignent pas ces objets eux-mêmes ; elle n’aurait que des connaissances incertaines et accidentelles, et elle manquerait de principes pour régler ses jugements. Si les intelligibles, l’intelligence et la vérité ne faisaient pas une seule chose, les intelligibles seraient privés d’intelligence et de vie, en même temps que l’intelligence ne percevrait que des images et se trouverait réduite à la condition de la faculté appelée opinion. Il est donc nécessaire d’attribuer à l’intelligence la possession intime de toutes les essences et de la vérité pour sauver la réalité de l’intelligence ainsi que celle des intelligibles.

(III-IV) Malgré sa dignité, l’Intelligence n’occupe pas le premier rang. Au-dessus d’elle est le Roi des rois, le Père des dieux, le Dieu suprême, l’Un. La supériorité de l’Un consiste en ce qu’il est absolument simple. Par là, il est la mesure de toutes choses sans être mesuré lui-même ; il est le principe substantiel des nombres sans être lui-même un nombre ; il est l’origine des unités secondaires, qui diffèrent de l’Un absolument simple tout en y participant.

(V) Tous les êtres sont engendrés par l’Un sans qu’il cesse de rester immobile en lui-même ; tous en portent la forme. Comme la quantité n’existe dans les nombres que par leur participation à l’unité, c’est la trace de l’Un qui constitue l’essence des êtres. Cette opinion est conforme à l’étymologie des mots, puisque εἰναι, οὐσία, ὄν (einai, ousia, on) dérivent de ἕν (hen).

(VI) Puisque l’essence engendrée par l’Un est une forme, l’Un doit lui-même n’avoir pas de forme, par conséquent être au-dessus de l’essence aussi bien qu’au-dessus de l’intelligence. Le seul nom qui convienne au principe suprême, l’Un, ne signifie pas autre chose que la négation de tout nombre et de toute détermination, comme l’exprime le nom symbolique d’Apollon employé par les Pythagoriciens.

(VII-VIII) L’Un est aperçu par l’intelligence parce qu’il est la lumière intelligible qui l’éclaire. Comme on peut, dans l’acte de la vision, voir la lumière de deux manières, soit seule, soit unie à la forme de l’objet qu’elle rend visible ; de même, dans l’intuition intellectuelle, on peut contempler la lumière divine soit unie aux objets intelligibles qu’elle éclaire, soit séparée de ces objets et brillant seule dans toute sa pureté. Pour avoir l’intuition de celle lumière, l’intelligence doit, au lieu de la chercher du regard, attendre en repos qu’elle lui apparaisse : car, étant hors de tout lieu, l’Un ne s’approche ni ne s’éloigne ; il se manifeste seulement à la partie supérieure de l’intelligence. À proprement parler, l’intelligence ne le voit pas, elle s’unit à lui.

(IX) Comme toutes les choses engendrées sont contenues dans les principes dont elles procèdent et dont elles dépendent, le Principe suprême, n’ayant rien au-dessus de lui, n’est contenu par rien et contient toutes choses sans se diviser comme elles. N’étant contenu par rien, il n’est nulle part ; contenant tout, il est présent partout ; étant en dehors de tout lieu, il habite partout en lui-même. Ainsi le monde est contenu dans l’Âme universelle ; l’Âme universelle, dans l’Intelligence ; et l’Intelligence, dans le Principe qui contient tout et n’est contenu dans rien. C’est pour cela qu’il est le Bien de toutes choses, parce que toutes existent par lui et se rapportent à lui.

(X-XI) On ne peut embrasser à la fois la totalité de la puissance de Dieu ; celui qui le ferait serait son égal. Mais, quoiqu’on ne saisisse pas Dieu tout entier, l’intuition qu’on en a doit toujours être un acte simple et unique. Ce qu’on se rappelle de cette intuition, c’est le Bien même. En effet, Dieu est le principe de l’Essence et de l’Intelligence, de la Vie et de la Sagesse, parce qu’il est souverainement simple ; il est aussi le principe du Mouvement et du Repos, sans être lui-même ni en mouvement ni en repos : car ces deux choses impliquent une relation, et Dieu ne peut en avoir avec rien puisqu’il est le Premier. Il ne peut être limité par rien ; il est infini, non par son étendue, mais par sa puissance, en vertu de laquelle il est la souveraine réalité. Il n’a donc ni forme ni figure, et il serait absurde de chercher à le saisir par des yeux mortels. Ceux qui se font de lui une autre conception ressemblent à ces hommes qui, dans les mystères, ne peuvent arriver à jouir de la vue de la divinité parce qu’ils se sont arrêtés à se gorger d’aliments.

(XII) Chaque faculté ayant son domaine propre, il ne faut pas nier l’existence de Dieu parce que les sens ne peuvent le percevoir. Étant le principe suprême, il est le Bien, qui est supérieur au Beau ; aussi le Bien excite-t-il en nous un désir naturel et nécessaire que nous n’éprouvons pas pour le Beau. D’ailleurs le Beau est, comme tout le reste, engendré par le Bien.

(XIII) Être le Bien n’est pas une simple qualité en Dieu, comme le serait la bonté ; c’est son essence même. Affirmer de lui quelque attribut, comme l’intelligence, c’est le faire déchoir, parce que c’est lui faire perdre la simplicité qui constitue sa perfection. Pur, isolé, unique, le Bien domine tout, parce que le principe de tout doit être meilleur que ce qu’il produit.

LIVRE SIXIÈME.

LE PRINCIPE SUPÉRIEUR À L’ÊTRE NE PENSE PAS.
QUEL EST LE PREMIER PRINCIPE PENSANT ? QUEL EST LE SECOND ?

(I) Il y a deux principes pensants. Celui qui occupe le premier rang est l’Intelligence, parce qu’elle se pense elle-même. Celui qui occupe le second est l’Âme parce que, pensant un autre objet qu’elle-même, elle approche moins de l’identité du sujet pensant et de l’objet pensé. Quand l’Intelligence pense, elle passe de l’unité à la dualité, tandis que l’Âme, quand elle pense, passe de la dualité à l’unité.

(II) Au-dessus des deux principes qui pensent est le Premier principe qui ne pense pas, parce qu’il est la cause de la pensée ; et, comme il fait penser l’intelligence, il est par rapport à elle l’Intelligible suprême.

(III-IV) Le Premier principe ne doit pas penser pour plusieurs raisons. D’abord la multiplicité suppose l’unité parce qu’elle en provient ; or l’Intelligence est multiple, parce qu’elle pense ; donc le Premier principe, pour être un, doit ne pas penser. Ensuite, le Premier principe est le Bien, et le Bien doit être simple et se suffire à lui-même, par conséquent, ne pas avoir besoin de penser. L’Intelligence, loin d’être le Bien, en a seulement la forme. Quant à l’Âme, elle reçoit de l’Intelligence la lumière qui la rend intellectuelle.

(V-VI) Penser ne convient qu’au multiple, parce que celui-ci a besoin de se chercher et de s’embrasser lui-même par la conscience : or c’est là la nature propre de l’intelligence. Penser, c’est encore se tourner vers le Bien, parce que l’aspiration au Bien engendre la pensée. À ces divers titres la pensée ne saurait convenir au Bien. Il n’a pas besoin d’agir parce qu’il est l’Acte suprême. L’Intelligence, au contraire, doit penser afin de posséder la plénitude de l’Être, puisque la pensée est inséparable de l’existence.


LIVRE SEPTIÈME.
Y A-T-IL DES IDÉES DES INDIVIDUS ?

(I) Pour expliquer l’existence des différences essentielles qui constituent l’individualité de chaque être animé, il faut admettre que chaque âme individuelle est éternelle. Autant il y a d’individus dans le monde sensible, autant il doit y avoir de raisons séminales dans l’Âme universelle et d’idées dans l’Intelligence divine. Il ne s’ensuit pas d’ailleurs que le nombre des raisons séminales et des idées soit infini : car elles sont par leur nature disposées pour faire renaître les mêmes choses quand une nouvelle période recommence.

(II) La diversité que présentent les individus ne saurait s’expliquer par la manière dont le mâle et la femelle s’unissent dans l’acte de la génération. Elle a pour cause la différence des raisons séminales.

(III) On ne peut rien conclure contre leur pluralité de la similitude qu’on remarque dans certains individus. Il n’y a point d’indiscernables dans les productions de la nature ni dans les œuvres de l’art : car à la forme spécifique s’unit toujours une différence qui est propre à l’individu.


LIVRE HUITIÈME.
DE LA BEAUTÉ INTELLIGIBLE.

(I) Dans les œuvres de l’art, la beauté provient de la forme que l’artiste donne à la matière pour y représenter l’idéal qu’il a conçu : car il ne se borne pas à imiter la nature ; il remonte aux idées mêmes desquelles dérive la nature des objets.

(II-III) Dans les œuvres de la nature, la beauté provient également de la forme qui passe du principe créateur dans la chose créée. Elle ne se trouve pas dans la masse corporelle, en tant que masse : car la forme seule pénètre l’œil. D’ailleurs la beauté que nous reconnaissons aux sciences, aux vertus et à l’âme elle-même est évidemment immatérielle. Il faut donc admettre que la beauté du corps a pour archétype la beauté qui réside dans la nature et dont elle provient. Celle-ci à son tour a pour archétype la beauté qui réside dans l’âme et dont elle procède. Enfin la beauté de l’âme a elle-même pour principe la perfection de l’Intelligence en qui réside la Beauté absolue.

(IV) Dans le monde intelligible, tous les êtres sont beaux parce qu’ils brillent d’une clarté infinie, que chacun d’eux se contemple lui-même et contemple tous les autres. La vie se passe là dans une contemplation perpétuelle et tranquille qui est la sagesse, et comme l’Intelligence est tous les êtres qu’elle pense, l’Essence, la Sagesse et l’Intelligence sont identiques dans le monde intelligible.

(V) Toutes les œuvres de l’art ou de la nature ont une certaine sagesse pour principe. La sagesse de l’artiste se ramène à celle de la nature qui lui sert de règle. Celle de la nature se ramène elle-même à celle de l’Intelligence, en qui la vraie sagesse et la vraie essence ne sont qu’une seule et même chose. Aussi possède-t-elle les idées, c’est-à-dire les formes substantielles ou essences, types vivants de tout ce qui existe dans le monde sensible.

(VI) Les sages de l’Égypte faisaient preuve d’une science consommée en employant des signes symboliques par lesquels ils désignaient les objets intuitivement en quelque sorte, sans avoir recours à la parole. En représentant les images des objets individuels, ils permettaient de saisir les choses dans leur totalité naturelle que la science doit reproduire. La science, en effet, n’est pas une pensée, un raisonnement ; elle est l’image complète des types individuels qu’elle contemple.

(VII) Voilà pourquoi l’Intelligence divine a conçu et réalisé le monde tout entier d’un seul coup par le ministère de l’Âme universelle : car le monde est du commencement à la fin contenu et limité par les idées, et l’Intelligence, possédant les idées, possède à la fois les modèles, les formes et les essences de toutes les choses qui sont produites ici-bas.

(VII-IX) Le monde intelligible est le type de la Beauté parce qu’il est une forme et l’objet de la contemplation de l’Intelligence divine. C’est pourquoi, dans le Timée, Platon nous montre le Démiurge admirant son œuvre, afin de nous faire juger de la perfection du modèle par celle du monde sensible qui n’en est que l’image. En effet, dans le monde intelligible, chaque essence est distincte des autres sans en être séparée par aucune distance locale ; chacune est toutes les autres, parce qu’elle possède une puissance infinie ; enfin, chacune est parfaite, parce qu’en elle l’essence et la beauté ne forment qu’une seule et même chose.

(X-XI) Tel est le spectacle que contemplent Jupiter (l’Âme universelle) avec les dieux secondaires, les démons et les âmes supérieures. Dans cette contemplation sublime, celui qui contemple s’identifie avec l’objet qu’il contemple, et il possède toutes choses en renonçant à avoir conscience de lui-même pour ne pas demeurer distinct de Dieu.

(XII) Quand on a l’intuition de Dieu (c’est-à-dire de l’Intellect divin), on le voit engendrer un fils plein de beauté, dont la grandeur peut faire juger de celle de son père. Ce fils, qui est Jupiter, produit à son tour le monde sensible, œuvre aussi belle et aussi parfaite que le comporte sa nature : car il offre une image de l’essence et de la beauté, et, comme son modèle est éternel, il ne doit jamais cesser d’exister.

(XIII) Les mythes reconnaissent trois grands dieux, Cœlus, Saturne et Jupiter : Cœlus est l’Un absolument simple ; Saturne enchaîné est l’Intelligence immuable, type de la Beauté ; Jupiter est l’Âme universelle, qui mutile son père en scindant l’unité primitive, administre le monde sensible et tient sa beauté de Saturne.


LIVRE NEUVIÈME.
DE L’INTELLIGENCE, DES IDÉES ET DE L’ÊTRE.

(I-II) Comme les hommes, dès leur naissance, sont forcés d’accorder leur attention aux objets sensibles qui les entourent, il en est peu dont l’âme ait assez d’élévation naturelle pour sortir de cette sphère étroite et arriver à contempler l’intelligible. Pour y parvenir, il faut être porté à l’amour, être né véritablement philosophe. Grâce à cette heureuse disposition, on s’élève de la beauté du corps à celle de l’âme, et de la beauté de l’âme à celle de l’Intelligence, laquelle est l’image du Bien.

(III) Pour concevoir la nature de l’Intelligence, il faut savoir qu’elle contient les essences ou idées. En effet, toutes les œuvres de l’art et de la nature sont composées de matière et de forme : or la forme est imprimée à la matière par l’Âme universelle, qui reçoit de l’Intelligence les raisons séminales des choses sensibles, comme les âmes des artistes reçoivent d’elle les conceptions qu’ils réalisent.

(IV-V) L’existence de l’Âme implique celle de l’Intelligence placée au-dessus d’elle, parce qu’il doit y avoir, en dehors du monde sensible, un principe éternel, impassible, parfait, qui, de tout temps, fasse passer l’âme de la puissance à l’acte. Quant à l’Intelligence, étant toujours en acte, elle est les choses mêmes qu’elle pense : ces choses, ce sont les essences éternelles et immuables, dont l’existence est tout intellectuelle, comme l’a dit Parménide. Loin d’avoir besoin d’un soutien, l’Intelligence est elle-même le soutien des objets périssables.

(VI) L’Intelligence contient toutes les essences comme le genre contient les espèces, comme le tout contient les parties, comme le germe renferme rassemblées en un point les raisons séminales que l’âme fait passer dans la matière pour lui donner la forme du corps.

(VII-VIII) Tandis que les notions scientifiques que l’âme se forme des objets extérieurs par la raison discursive sont postérieures à ces objets, la science de l’intelligible est identique à l’intelligible même. Dans l’intelligence, la forme substantielle qui est l’objet de la pensée et l’idée qui en est la conception ne font qu’un. Par conséquent, comme la chose qui pense, la chose qui est pensée et la pensée elle-même sont identiques, l’Intelligence est consubstantielle à l’Être et ses pensées sont les idées, les formes, les actes de l’Être.

(IX-X) Étant l’archétype universel, l’Intelligence contient les idées de toutes les choses qui existent dans le monde sensible ; mais les idées sont indivises dans l’unité, tandis que les choses qui existent dans le monde sensible sont séparées les unes des autres.

(XI-XII) Il n’y a des idées que des choses qui sont des formes. On ne peut donc pas rapporter au monde intelligible les arts d’imitation, tels que la danse, ni les arts qui produisent des œuvres sensibles, tels que l’architecture. L’idée de l’homme contient celle des facultés et des arts qui sont propres à l’homme. De plus, il y a dans le monde intelligible, outre les idées des universaux, les idées des individus, en tant qu’ils se distinguent les uns des autres par des différences essentielles. Quant aux caractères accidentels, ils dérivent de la matière et du lieu.

(XIII-XIV) Il résulte de là que l’âme particulière, prise avec ses facultés et ses qualités essentielles, n’est pas une simple image de l’Âme universelle, qu’elle possède par elle-même une existence réelle et qu’elle est comprise dans le monde intelligible. Le contraire a lieu pour les choses accidentelles ou difformes : elles ont pour origine l’impuissance de l’âme à soumettre complètement la matière à la forme.