Ennéades (trad. Bouillet)/I/Livre 6/Notes
Ce livre est le premier dans l’ordre chronologique. Il a été traduit en anglais par Taylor, Concerning the Beautiful, or a paraphrase translation from the Greek of Plotinus, London, 1787 ; en français par M. Anquetil, à la suite du livre de M. Théry De l’Esprit et de la critique littéraire chez les peuples anciens et les modernes, 1832, et plus récemment par M. Barthélemy Saint-Hilaire, De l’École d’Alexandrie, 1845, p. 178-197.
Creuzer a donné une édition spéciale de ce livre sous ce titre : « Plotini liber de Pulchritudine. Ad codicum fidem emendavit, Annotationemque perpetuam, interjectis Danielis Wyttenbachii notis, epistolamque ad eumdem ac præparationem quum ad hunc librum tum ad reliquos cet. adjecit Fridericus Creuzer. Accedunt Anecdota Græca : Procli disputatio de Unitate ac Pulchritudine, Nicephori Nathanaelis Antitheticus adversus Plotinum de Anima ; itemque Lectiones Platonicœ maximam partem ex Codd. Mss. enotatæ, Heidelbergæ, MDCCCXIV. »
Pour avoir une connaissance complète de la doctrine professée par Plotin sur la nature du Beau, il faut, à la lecture de ce livre, joindre celle du livre viii de l’Ennéade V : Du Beau intelligible. En effet, dans le traité que nous examinons ici, Plotin n’a pas tant pour but de faire connaître la nature du Beau que d’expliquer comment, par la vue du Beau, le Musicien et l’Amant[1] (liv. vi, § 1, 3, p. 98-103) peuvent s’élever au-dessus du monde sensible et avoir l’intuition de Celui qui est l’auteur même du Beau, de Celui qui est le Bien (§ 7-9, p. 108-113). Ce livre se rattache donc à la Morale, en ce qu’il exhorte à purifier l’âme, enseigne à la séparer du corps, et à l’appliquer à l’étude de ce monde intelligible dont la contemplation doit la ravir et lui procurer une joie ineffable (§ 4-6, p. 104-108). Fuyons dans notre chère patrie (§ 8, p. 111), telle est, sous une forme poétique, la pensée qui résume ce livre et qui en est la conclusion, comme saint Augustin l’explique fort bien dans la citation suivante :
« J’admire en vérité comment de si savants hommes, qui comptent pour rien les choses corporelles et sensibles au prix des choses incorporelles et intelligibles, nous viennent [comme le fait Apulée] parler de contact corporel [entre les dieux et les hommes] quand il s’agit de la béatitude. Que signifie alors cette parole de Plotin : « Fuyons, fuyons vers notre chère patrie. Là est le Père et tout le reste avec lui. Mais quelle flotte ou quel autre moyen nous y conduira ? Le vrai moyen, c’est de devenir semblable à Dieu. » Si donc on s’approche d’autant plus de Dieu qu’on lui devient plus semblable, ce n’est qu’en cessant de lui ressembler qu’on s’éloigne de lui. Or l’âme de l’homme ressemble d’autant moins à cet être éternel qu’elle a plus de goût pour les choses temporelles et passagères. » (Cité de Dieu, t. X, 17 ; t. II, p. 166 de la trad. de M. Saisset.)
Plotin a puisé dans plusieurs dialogues de Platon, tels que le Phédon, le Phèdre, le Philèbe, mais principalement dans le Banquet, comme il est facile de le reconnaître en comparant à la doctrine exposée dans ce livre le discours adressé, dans le dialogue de Platon, par Diotime à Socrate (t. VI, p. 314-318 de la trad. de M. Cousin) :
« Celui qui veut s’y prendre comme il convient doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. D’abord, s’il est bien dirigé, il doit n’en aimer qu’un seul, et là concevoir et enfanter de beaux discours. Ensuite il doit reconnaître que la beauté qui réside dans un corps est sœur de la beauté qui réside dans les autres. Et s’il est juste de rechercher ce qui est beau en général, notre homme serait bien peu sensé de ne point envisager la beauté de tous les corps comme une seule et même chose. Une fois pénétré de cette pensée, il doit faire profession d’aimer tous les beaux corps, et dépouiller toute passion exclusive, qu’il doit dédaigner et regarder comme une petitesse[2]. Après cela il doit considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu’une âme belle, d’ailleurs accompagnée de peu d’agréments extérieurs, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour qu’il se plaise à y enfanter les discours qui sont les plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de chose. De la sphère de l’action il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences[3] ; ainsi arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l’esclavage et des étroites pensées du servile amant de la beauté de tel jeune garçon ou de tel homme ou de telle action particulière, lancé sur l’océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfante avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie ; jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau, dont il me reste à parler.
Donne-moi, je te prie, Socrate, toute l’attention dont tu es capable. Celui qui dans les mystères de l’amour s’est avancé jusqu’au point où nous en sommes par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré de l’initiation, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate, qui est la fin de tous ses travaux précédents : beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n’a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel ; qui n’est pas non plus telle pensée ni telle science particulière ; qui ne réside dans aucun être différent d’avec lui-même, comme un animal ou la terre ou le ciel ou toute autre chose ; qui est absolument identique et invariable par elle-même ; de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution ni accroissement ni le moindre changement. Quand de ces beautés inférieures on s’est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu’à la beauté parfaite, et qu’on commence à l’entrevoir, on n’est pas loin du but de l’amour. En effet, le vrai chemin de l’amour, qu’on l’ait trouvé soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et les yeux attachés sur la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu’à ce que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n’a d’autre objet que le beau lui-même, et qu’on finisse par le connaître tel qu’il est en soi. Ô mon cher Socrate ! continua l’étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle. Auprès d’un tel spectacle, que seraient l’or et la parure, les beaux enfants et les beaux jeunes gens, dont la vue aujourd’hui te trouble, et dont la contemplation et le commerce ont tant de charme pour toi et pour beaucoup d’autres que vous consentiriez à perdre, s’il se pouvait, le manger et le boire, pour ne faire que les voir et être avec eux[4]. Je le demande, quelle ne serait pas la destinée d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et sa simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr ; à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine ! Penses-tu qu’il eût à se plaindre de son partage celui qui, dirigeant ses regards sur un tel objet, s’attacherait à sa contemplation et à son commerce ? Et n’est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle, avec le seul organe par lequel elle soit visible[5], qu’il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus, parce que ce n’est pas à des images qu’il s’attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c’est la vérité seule qu’il aime ? Or c’est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit, qu’il appartient d’être chéri de Dieu ; c’est à lui plus qu’à tout autre homme qu’il appartient d’être immortel. »
Saint Augustin paraît avoir professé sur le Beau la même doctrine que Platon et que Plotin, comme cela ressort des citations que nous avons déjà faites précédemment (p. 305, note 2 ; p. 405). Il avait même, d’après son propre témoignage (Confessions, IV, 13), composé un écrit sur ce sujet :
« Hæc tunc non noveram, et amabam pulchra inferiora, et ibam in profundum, et dicebam amicis meis : Num amamus aliquid nisi pulchrum ? Quid est quod nos allicit ac conciliat rebus quas amamus ? Nisi enim esset illis decus et species, nullo modo nos ad se moverent. Et animadvertebam et videbam in ipsis corporibus aliquid quasi totum et ideo pulchrum ; aliud autem, quod ideo deceret, quoniam apte accomodaretur alicui, sicut pars corporis ad universum suum[6], aut calceamentum ad pedes, et reliqua. Et ita consideratio scaturivit in animo meo ex intimo corde, et scripsi libros de Pulchro et Apto, puto duos aut tres ; tu scis, Deus : nam excidit mihi. Non enim habemus eos, sed aberraverunt a nobis, nescio quomodo. »
Voy. encore l’ouvrage de saint Augustin intitulé : De Vera Religione (38).
Ce que Plotin dit sur l’origine de la laideur (§ 2, p. 102) est cité par Syrianus dans son Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote (fol. 6, éd. de Venise, 1558) :
« Dicimus quidem, inquit (Plotinus), turpium et imperfectorum et malorum non omnino esse ideas. Nam per recessum hæc in ultimis naturæ subsistunt, eo scilicet quod particularis anima imbeciliis sit, quia non superat subjectam infinitatem. »
Proclus cite la fin de ce livre, mais en termes généraux, dans sa Théologie selon Platon (II, 11, p. 106) : ὅθεν, οἶμαι, ϰαὶ Πλωτῖνος πηγὴν τοῦ ϰαλοῦ τὸν πρῶτον θεὸν προσειπεῖν οὐϰ ὤϰνησε.