Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XXVI

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 523-531).

Fin de la fuite : nous passons le Forth


Le mois d’août, comme je l’ai dit, n’était pas encore terminé, mais il était fort avancé, le temps restait beau et chaud et promettait une récolte abondante et précoce, quand je fus déclaré apte à partir. Notre argent avait tant diminué qu’il importait avant tout de nous hâter ; car, faute d’arriver bientôt chez M. Rankeillor, ou s’il ne nous secourait pas dès notre arrivée, nous n’avions plus qu’à mourir de faim. Alan était persuadé, en outre, que la surveillance devait s’être beaucoup relâchée ; et la ligne du Forth, voire même le Stirling Bridge, le principal des ponts qui franchissent le fleuve, devaient être gardés avec une vigilance médiocre.

– C’est un axiome capital en matière militaire, dit-il, d’aller où l’on vous attend le moins. Notre difficulté, c’est le Forth ; vous savez le dicton : « Le Forth a bridé le sauvage Highlander. » Eh bien, si nous cherchons à contourner ce fleuve par sa source et à redescendre par Kippen ou Balfron, c’est exactement là qu’ils nous attendrons pour nous mettre le grappin dessus. Mais si nous coupons droit à ce vieux pont de Stirling, je gage mon épée qu’on nous laisse passer sans nous inquiéter.

La première nuit donc, nous nous arrêtâmes à Strathire, dans la demeure d’un Maclaren ami de Duncan, où nous couchâmes le 21 du mois, et nous en repartîmes vers la tombée de la nuit pour l’étape suivante. Le 22, nous dormîmes dans un fourré de bruyère, sur le flanc du mont Uam Var, en vue d’une harde de daims. Ces dix heures de sommeil, par une belle journée chaude et éventée, sur un terrain bien sec, furent les plus agréables que j’aie jamais goûtées. Cette nuit-là, nous rencontrâmes l’Allan Water et descendîmes son cours. En arrivant sur l’arête des hauteurs, nous découvrîmes sous nos pieds tout le Carse de Stirling, étalé comme une crêpe avec au milieu la ville et le château sur sa colline, et la lune se reflétant sur les eaux du Forth.

– Maintenant, dit Alan, si cela vous intéresse, vous revoilà dans votre pays. Nous avons franchi la limite des Highlands à la première heure ; et à présent, lorsque nous aurons passé cette eau sinueuse, nous pourrons jeter nos bonnets en l’air.

Sur l’Allan Water, tout auprès de son confluent avec le Forth, nous trouvâmes un petit îlot de sable tout plein de bardanes, de séneçons et autres plantes basses, juste suffisantes à nous couvrir si nous restions couchés à plat. Nous y dressâmes notre camp, sous les canons du château de Stirling, dont les tambours battaient à l’occasion de quelque revue de la garnison. Des moissonneurs travaillèrent tout le jour dans un champ qui bordait la rivière, et nous entendions le bruit des faux sur les pierres à aiguiser, avec les voix des gens, et même leurs paroles. Il convenait de rester cachés et de nous taire. Mais le sable de notre petite île était chaud de soleil, les plantes vertes donnaient de l’ombre à nos têtes, nous avions à boire et à manger en abondance, et pour couronner le tout, nous étions en vue du port.

Dès que les moissonneurs eurent quitté le travail et que le crépuscule commença de tomber, nous retournâmes à gué sur la rive et nous nous dirigeâmes vers le pont de Stirling, en traversant les champs et passant sous les clôtures.

Le pont se trouve juste au pied de la colline du château. C’est un vieux pont haut et étroit, avec des poivrières tout le long du parapet ; et l’on peut imaginer avec quel intérêt je l’examinai, moins comme lieu célèbre dans l’histoire que comme représentant les portes de la liberté pour Alan et pour moi. La lune n’était pas encore levée quand nous arrivâmes ; quelques lumières brillaient sur la façade de la forteresse, et au-dessus, dans la ville, quelques fenêtres éclairées ; mais tout était parfaitement tranquille, et il ne semblait pas y avoir de sentinelles pour garder le passage.

J’allais pousser de l’avant, mais mon ami fut plus avisé.

– Tout a l’air bien paisible, dit-il ; mais malgré cela nous allons nous mettre en observation derrière un talus, pour voir.

Nous attendîmes un quart d’heure, des fois chuchotant, ou bien restant à écouter, sans rien entendre que le clapotis des flots contre les piles du pont. Finalement survint une vieille femme clopinant sur une canne à béquille. Elle s’arrêta non loin de notre cachette, marmottant quelque chose à part elle et se plaignant de la longueur du chemin ; puis elle se mit à grimper la forte rampe qui donne accès au pont. La femme était si minuscule dans cette nuit si noire, que nous l’eûmes bientôt perdue de vue ; mais nous entendions décroître peu à peu le bruit de ses pas et de sa canne, et la toux qui lui prenait par accès.

– Elle doit avoir traversé, maintenant, susurrai-je.

– Non, dit Alan, son pas sonne toujours creux sur le pont.

Et juste alors : – Qui vive ! cria une voix, et nous entendîmes la crosse d’un mousquet résonner sur les dalles. Il faut croire que la sentinelle s’était endormie, et nous aurions pu essayer de passer inaperçus ; mais à présent, elle était éveillée, et la chance perdue.

– Cela n’ira jamais, dit Alan. Cela ne peut, cela ne peut pas marcher pour nous, David.

Et, sans rien ajouter, il s’éloigna en rampant à travers champs ; et un peu plus loin, lorsqu’on ne put plus nous voir, il se remit debout et prit une route qui se dirigeait vers l’Est. Je n’y comprenais rien ; et de fait, l’amère déception que je venais de subir m’empêchait d’être satisfait de rien. Il n’y avait qu’un moment, je me voyais déjà frappant à la porte de M. Rankeillor pour réclamer mon héritage, comme un héros de romance, et je me retrouvais ici, vagabond pourchassé, du mauvais côté du Forth.

– Eh bien ? dis-je.

– Eh bien, dit Alan, que voulez-vous ! Ils ne sont pas aussi bêtes que je l’imaginais. Nous avons encore le Forth à passer, David, – maudites soient les pluies qui l’ont engendré et les versants de colline qui l’ont guidé !

– Et pourquoi nous diriger vers l’Est ?

– Oh ! un hasard ! on ne sait jamais. S’il nous est impossible de passer le fleuve, il nous faut examiner ce que nous pouvons faire avec le firth[35].

– Il y a des gués sur la rivière, et pas sur le firth, dis-je.

– À coup sûr, il y a des gués, et même un pont, ricana Alan ; mais à quoi bon, si tout est gardé ?

– Eh bien, dis-je, mais une rivière se passe à la nage.

– Pour ceux qui savent nager, répliqua-t-il ; mais je ne pense pas que vous ni moi soyons fameux dans cet art ; et quant à moi, je nage comme une brique.

– Ce n’est pas pour vous contredire, Alan, repris-je, mais je crois que vous voyez les choses en noir. S’il est difficile de passer une rivière, il saute aux yeux qu’il l’est encore plus de passer un bras de mer.

– Mais il existe des bateaux, dit Alan, ou je me trompe beaucoup.

– Oui, et il existe aussi de l’argent, dis-je. Mais comme nous n’en avons ni l’un ni l’autre, c’est juste comme s’ils n’avaient jamais été inventés.

– Croyez-vous ? dit Alan.

– Je le crois.

– David, vous êtes un homme de peu d’imagination et d’encore moins de foi. Mais laissez-moi affûter mes esprits, et si je ne réussis pas à obtenir un bateau, ni à l’emprunter, ni à le voler, eh bien ! j’en fabriquerai un !

– Ah ! Ah ! je vous vois venir, dis-je. Mais il y a autre chose : si nous passons un pont, il n’ira pas le raconter ; mais si nous passons le firth, le bateau restera où il ne devrait pas être ; – on verra que quelqu’un l’y a conduit… et tout le pays avoisinant sera en rumeur.

– Ami, s’écria Alan, si je fais un bateau, je ferai quelqu’un pour le ramener ! Ainsi donc, ne me tarabustez plus de vos niaiseries, mais avancez (car c’est ce qui nous reste à faire) – et laissez Alan réfléchir pour vous.

Toute la nuit, en conséquence, nous longeâmes la rive nord du Carse, sous les hautes cimes du mont Ochil, passant auprès d’Alloa, de Clackmannan et de Culross, que nous évitâmes. Vers dix heures du matin, affamés et éreintés, nous atteignîmes le petit clachan de Limekilns. Ce hameau est situé tout au bord de l’eau, en face de la ville de Queensferry, mais de l’autre côté du Hope. Des fumées s’élevaient de la ville et du hameau, ainsi que des villages et des fermes, de toutes parts. On faisait la moisson ; deux navires étaient à l’ancre, et des embarcations allaient et venaient sur le Hope. Le spectacle était pour moi des plus plaisants ; et je ne pouvais me rassasier de contempler ces belles pentes vertes et cultivées et tout ce monde affairé dans les champs et sur les eaux.

Malgré tout, sur la rive sud, se trouvait la maison de M. Rankeillor, où je ne doutais pas que m’attendît la fortune ; et j’étais ici, moi, sur la rive nord, revêtu de piètres nippes d’un aspect barbare, avec trois shillings d’argent pour tout potage, ma tête mise à prix, et pour seule compagnie un individu hors la loi.

– Alan, dis-je, et penser que là-bas de l’autre côté se trouve tout ce que le cœur peut désirer ! Et les oiseaux traversent ; et les bateaux aussi… Tout le monde traverse, sauf moi ! Oh, ami, quel crève-cœur !

À Limekilns, nous entrâmes dans un petit cabaret, qu’une simple branche pendue par-dessus la porte désignait comme tel, et nous achetâmes un peu de pain et de fromage, d’une fille de bonne mine qui était au comptoir. Nous fîmes un paquet de nos vivres et les emportâmes dans l’intention d’aller les manger sous un bosquet du rivage, que l’on apercevait à un tiers de mille plus loin. Tout en marchant, je ne cessais de regarder l’autre rive et de pousser des soupirs. De son côté, Alan s’était mis à rêver. Enfin, il s’arrêta.

– Avez-vous fait attention à la fille qui nous a vendu ceci ? dit-il, en tapant sur le pain et le fromage.

– Sans doute, répondis-je, elle a l’air d’une bien brave fille.

– C’est votre avis, s’écria-t-il. Ami David, voilà de bonnes nouvelles !

– Au nom de tout ce que nous vénérons, pourquoi cela ? dis-je. Qu’en peut-il résulter de bon ?

– Eh bien, dit Alan, avec un de ses plaisants regards, j’avais quasi espéré que cela pourrait nous faire avoir ce bateau.

– Le contraire serait plus vraisemblable, dis-je.

– Cela vous plaît à dire. Je ne prétends pas que la fille devienne amoureuse de vous, je veux seulement qu’elle s’apitoie sur vous, David. À quelle fin, il n’est pas du tout nécessaire qu’elle voie en vous un phénix de beauté. Voyons (et il m’examina curieusement). Je vous aimerais un peu plus pâle ; mais à part cela, vous convenez bien à mon dessein : – vous avez un air tout à fait réussi de chemineau haillonneux, et on dirait que vous avez dérobé votre paletot d’un épouvantail à moineaux. Allons, chaud ! retournons au cabaret pour avoir notre barque.

Je le suivis tout riant.

– David Balfour, dit-il, vous êtes à votre manière un très drôle de gentilhomme, et non moins drôle est l’emploi que je vous réserve ici. Mais si vous avez quelque amitié pour mon cou (sans parler du vôtre) j’aime à croire que vous voudrez bien prendre cette affaire au sérieux. Nous allons jouer une comédie qui n’est guère, au fond, moins grave pour nous deux, que l’échafaud. Ne l’oubliez pas, je vous prie, et conduisez-vous en conséquence.

– Bon, bon, fis-je, ce sera comme vous le désirez.

Aux approches du hameau, il m’obligea de prendre son bras et de m’appuyer dessus en feignant d’être recru de fatigue ; et quand il poussa la porte du cabaret, il semblait me porter à demi. La fille (comme il était naturel) parut étonnée de notre prompt retour ; mais Alan ne prit pas le loisir de lui donner des explications ; il me fit asseoir, demanda une tasse d’eau-de-vie qu’il me fit avaler à petites gorgées, puis rompant le pain et le fromage, il m’aida à manger comme une bonne d’enfants : le tout avec un air sérieux, inquiet, prévenant, qui en eût imposé à un juge. Rien d’étonnant si la fille se laissa prendre à la scène que nous jouions, du pauvre gars malade et harassé, avec son très affectueux ami. Elle s’approcha de nous et se tint adossée à la table voisine.

– Est-ce qu’il a du mal ? demanda-t-elle enfin.

À ma vive surprise, Alan la regarda avec une sorte de fureur.

– Du mal ? s’écria-t-il. Il a marché plus de centaines de milles qu’il n’a pas de poils au menton, et couché plus souvent dans la bruyère humide que dans des draps secs. Du mal, qu’elle dit ! Assez de mal, dirait-on ! Ah bien oui, du mal !

Et il continua de ronchonner tout seul, en me donnant à manger d’un air bourru.

– Il est bien jeune pour cela, dit la fille.

– Trop jeune, dit Alan sans la regarder.

– Il ferait mieux d’aller à cheval, dit-elle.

– Et où voulez-vous que je lui trouve un cheval ? s’écria Alan, qui se tourna vers elle avec la même irritation feinte. – Faudrait-il pas que je le vole ?

J’aurais cru que ces rebuffades allaient la faire fuir, comme en effet elles lui clouèrent la bouche un moment. Mais mon ami savait très bien ce qu’il faisait ; et malgré sa naïveté en certaines matières, il avait un grand fonds de malice pour des affaires de ce genre.

– Vous n’avez pas besoin de me dire, hasarda-t-elle enfin, que vous êtes des nobles.

– Eh bien, dit Alan, un peu radouci (contre sa volonté peut-être) par cette réflexion ingénue, et quand bien même nous le serions ? Avez-vous jamais ouï dire que d’être noble vous mette de l’argent dans les poches ?

Elle poussa un soupir comme si elle-même eût été quelque grande dame dans le malheur.

– Non, dit-elle, c’est bien vrai.

Je m’irritais cependant du rôle que je jouais, et restais muet, entre la honte et l’amusement ; mais là-dessus il me fut impossible de me contenir davantage, et je priai Alan de me laisser, ajoutant que je me trouvais mieux. Les mots me restaient dans la gorge, car j’ai toujours détesté de prendre part à des mensonges ; mais mon embarras lui-même fut un trait de vérité de plus, et la fille attribua évidemment ma voix rauque à la faiblesse et à mes fatigues.

– N’a-t-il donc pas d’amis ? dit-elle, des larmes plein la voix.

– Si fait ! dit Alan, à condition de les rejoindre ! – des amis, de riches amis, des lits pour s’y coucher, de bonnes choses à manger, des docteurs pour le soigner, – et voici qu’il lui faut patauger dans la boue et dormir dans la bruyère comme un mendiant.

– Et pourquoi cela ? dit la fille.

– Ma chère amie, dit Alan, je ne puis vous le dire sans danger ; mais au lieu de vous le conter, voici ce que je vais faire : je vais vous siffler un bout de cet air.

Et, s’allongeant en travers de la table, et sifflant pour qu’on l’entendît à peine, mais avec beaucoup de sentiment, il lui glissa quelques mesures de « C’est Charlie mon bien-aimé[36] ».

– Chut ! dit-elle, en regardant vers la porte.

– Voilà pourquoi, dit Alan.

– Si jeune ! s’écria la fille.

– Il est vieux assez pour…

Et Alan se frappa de l’index un coup sur la nuque, afin de signifier que j’étais vieux assez pour perdre ma tête.

– Ce serait une honte infâme, s’écria-t-elle, toute rouge.

– C’est ce qui arrivera, néanmoins, dit Alan, si nous ne trouvons un moyen.

La fille, se détournant, s’encourut hors de la pièce et nous laissa seuls : Alan, mis en belle humeur par la réussite de ses ruses, et moi très fâché d’être qualifié de jacobite et traité comme un enfant.

– Alan, m’écriai-je, je n’en supporterai pas davantage.

– Il faut vous résigner, pourtant, ami David. Car si vous découvrez le pot aux roses, à cette heure, vous tirerez peut-être votre vie du feu, mais Alan Breck est un homme mort.

La chose était si évidente que je me contentai de soupirer, et mon soupir servit le dessein d’Alan, car il fut entendu par la fille qui s’en revenait tout courant avec une assiette de pudding blanc une bouteille d’ale forte.

– Pauvre agneau ! dit-elle.

Et elle n’eut pas plus tôt posé l’assiette devant nous, qu’elle me flatta l’épaule d’un petit geste amical, comme pour me réconforter. Puis elle nous pria de manger, sans plus rien avoir à payer, car l’auberge lui appartenait, ou du moins à son père, qui était parti pour la journée à Pittencrieff. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois, car du pain et du fromage sont froide nourriture, et le pudding avait une odeur exquise ; et tandis que nous étions à manger, elle reprit sa place contre la table voisine, nous considérant et réfléchissant d’un air préoccupé, tout en tiraillant les cordons de son tablier.

– Je vois que vous avez la langue un peu longue, dit-elle enfin à Alan.

– Peut-être, dit Alan, mais, voyez-vous, je sais à qui je m’adresse.

– Ce n’est pas moi qui vous trahirai, dit-elle, si c’est cela que vous voulez dire.

– Non. Cela ne vous ressemblerait pas. Mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire : vous pourriez nous aider.

– Je ne saurais, dit-elle, secouant la tête. Non, je ne saurais.

– Même si vous en aviez la possibilité ?

Elle ne répondit rien.

– Écoutez, ma fille, dit Alan, il y a des barques dans le royaume de Fife, car j’en ai vu deux (au moins) sur le rivage, en arrivant par ce bout de la ville. Or, si nous pouvions avoir une barque pour passer en Lothian sous le couvert de la nuit, et un individu discret, de la bonne sorte, pour ramener cette barque et se taire, il y aurait deux âmes sauvées, – la mienne très vraisemblablement, – la sienne sans le moindre conteste. Faute de cette barque, il ne nous reste que trois shillings au monde ; et où aller, et que faire, et quelle autre perspective nous reste-t-il que la corde du gibet, – je vous en donne ma parole, je l’ignore ! Nous laisserez-vous dans le besoin, bonne fille ? Irez-vous vous coucher dans votre lit tiède et penser à nous, quand le vent hurlera dans la cheminée et que la pluie fouettera le toit ? Irez-vous manger votre repas devant un bon feu et songer à ce mien pauvre gars malade, en train de se mordre les poings de froid et de faim, sur la lande nue ? Malade ou bien portant, il lui faut marcher ; avec la mort qui le tient à la gorge, il lui faut trimarder sous la pluie au long des routes ; et lorsque, couché sur les froides pierres, il rendra le dernier soupir, il n’aura d’amis auprès de lui que moi et Dieu.

À cet appel fait à sa pitié, je vis la fille bouleversée, tentée de nous secourir, et craignant pourtant de n’aider que des malfaiteurs. Je me décidai donc à intervenir et à vaincre ses scrupules en lui avouant une part de la vérité.

– Connaissez-vous, dis-je, M. Rankeillor, du Ferry ?

– Rankeillor le notaire ? dit-elle. Je crois bien.

– Eh bien, dis-je, c’est chez lui que je vais ; ainsi, jugez si je suis un malfaiteur ; et je vous dirai de plus que, malgré l’atroce méprise qui met ma vie en danger, le roi George n’a pas de meilleur ami que moi dans l’Écosse entière.

Son visage s’éclaircit, tandis que celui d’Alan s’assombrissait.

– En voilà plus que je n’en demandais, dit-elle. M. Rankeillor est un homme connu.

Et elle nous pressa de terminer notre repas, puis de sortir au plus vite du hameau pour aller nous cacher dans le petit bois du rivage.

– Et fiez-vous à moi, ajouta-t-elle. Je trouverai bien moyen de vous faire passer l’eau.

Sans rien attendre de plus, nous lui donnâmes une poignée de main, torchâmes l’assiette, et repartîmes dans la direction de Limekilns, jusqu’au bois. Il était constitué par une vingtaine de sureaux, d’aubépines, plus quelques jeunes frênes, d’un feuillage trop peu dense pour nous dissimuler aux passants de la route ou de la plage. Il nous fallut y rester, cependant, et faire contre mauvaise fortune bon cœur, grâce au temps radieux et chaud, à nos fermes espoirs de délivrance, et discutant surtout ce qu’il nous restait à faire.

Nous n’eûmes, de tout le jour, qu’une seule alerte ; un cornemuseur ambulant vint s’asseoir auprès de nous dans le bois. C’était un ivrogne au nez rouge, aux yeux chassieux, qui portait dans sa poche une énorme flasque de whisky, et qui nous raconta longuement tous ses démêlés avec un tas de gens, depuis le Lord président de la Cour de Session qui lui avait refusé justice, jusqu’aux baillis d’Inverkeithing, qui lui en avaient donné plus qu’il n’en désirait. Il était impossible qu’il ne conçût pas de soupçons à voir deux hommes rester toute une journée cachés dans un fourré, sans prétexte plausible. Tant qu’il demeura là, ses questions indiscrètes nous mirent sur des charbons ; et quand il fut parti, comme il n’était pas homme à tenir sa langue, notre impatience devint extrême de partir aussi.

Le soleil se coucha dans le même ciel pur ; la nuit tomba, paisible et douce ; des lumières apparurent dans les maisons et les hameaux, puis, l’une après l’autre, s’éteignirent ; mais il était passé onze heures et nous éprouvions depuis longtemps les tourments de l’attente, lorsque nous entendîmes un bruit d’avirons grinçant sur leurs tolets. Nous regardâmes sur l’eau et vîmes la fille elle-même qui ramait vers nous dans une barque. Elle n’avait voulu confier nos affaires à personne, pas même à son amoureux si elle en avait un, mais sitôt son père endormi, elle était sortie de la maison par la fenêtre, et, dérobant la barque d’un voisin, s’en était venue toute seule à notre secours.

Je ne savais, dans ma confusion, trouver de paroles pour la remercier ; mais elle n’était pas moins confuse à l’idée de les entendre. Elle nous supplia de ne pas perdre de temps et de nous taire, disant (très justement) que tout dépendait pour nous de la promptitude et du silence ; et au bout de quelques minutes, elle nous déposa sur la rive du Lothian, non loin de Carridon, nous serra les mains à tous deux, et reprit le large, ramant vers Limekilns, sans que fût dit un mot de son service non plus que de notre gratitude.

Même après son départ, nous ne trouvâmes rien à dire, et de fait, aucune parole n’eût été à la hauteur de semblable bonté. Mais Alan resta un moment sur la plage à hocher la tête.

– C’est une bien brave fille, dit-il enfin. David, c’est une bien brave fille.

Et une heure plus tard, comme nous étions couchés dans une dépression du rivage et que je dormais à moitié, il s’étendit de nouveau en considérations sur l’excellence de son naturel. Pour ma part, je ne sus que me taire, car la naïveté de cette fille m’emplissait le cœur de remords et de crainte : remords pour ce que nous avions abusé de son ignorance ; crainte de l’avoir peut-être impliquée dans les dangers qui nous menaçaient.