Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XXIII

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 503-509).

XXIII. La Cage de Cluny

Nous arrivâmes enfin au bas d’un bois excessivement abrupt, qui escaladait la pente rocailleuse d’une montagne couronnée par une falaise nue.

– C’est ici, dit un de nos guides.

Et nous commençâmes l’ascension.

Les arbres se cramponnaient à la pente comme des marins aux étais d’un navire ; et leurs troncs semblaient être les montants d’une échelle que nous gravissions.

Tout en haut, et juste à l’endroit où la falaise jaillissait des ramures, nous trouvâmes cette bizarre demeure, connue dans le pays sous le nom de la Cage de Cluny. On avait réuni plusieurs troncs par un entrelacs de petites branches, fortifié de pilotis leurs intervalles et garni de terre battue en guise de plancher le terrain enclos par cette barricade. Un arbre, qui sortait du flanc de la montagne, constituait, tout en vie, la maîtresse-poutre du toit. Les murs étaient de branchages tressés et revêtus de mousse. La forme générale de la maison était celle d’un œuf ; et elle se trouvait à demi suspendue et reposait à demi, comme un nid de guêpes sur un buisson de ronces, dans ce fourré de l’abrupte pente.

L’intérieur pouvait contenir à l’aise de cinq à six personnes. Une saillie de roc avait été ingénieusement transformée en âtre ; et la fumée, s’élevant le long de la falaise et se confondant presque avec sa teinte, devait être peu à peu invisible d’en bas.

Ce n’était là qu’une des cachettes de Cluny ; il avait encore des grottes et des souterrains en divers lieux du pays ; et, d’après les rapports de ses éclaireurs, il passait de l’un à l’autre selon que les soldats se rapprochaient ou s’éloignaient. Par cette manière de vivre, et grâce à l’affection de son clan, non seulement il était demeuré toute cette période en sûreté, alors que tant d’autres avaient fui ou avaient été pris et tués, mais il demeura encore quatre ou cinq années avant de passer finalement en France, sur l’ordre exprès de son maître. Il ne tarda pas à y mourir, et il est curieux de songer qu’il dut y regretter sa Cage du Ben Adler.

En arrivant sur le seuil, nous le trouvâmes assis devant la cheminée de roc, en train de surveiller les apprêts culinaires. Il était vêtu très simplement, avec un bonnet de nuit à fronces qui lui couvrait les oreilles, et fumait une mauvaise pipe écourtée. Néanmoins, il avait les allures d’un roi, et ce fut avec majesté qu’il se leva pour nous recevoir.

– Allons, monsieur Stewart, avancez, monsieur, dit-il, et introduisez votre ami dont je ne sais pas le nom.

– Et comment allez-vous, Cluny, dit Alan. J’aime à croire que vous vous portez à merveille, monsieur. Et je suis honoré de vous voir, et de vous présenter mon ami le laird de Shaws, M. David Balfour.

Alan, lorsque nous étions seuls, ne pouvait mentionner mon titre, sans un soupçon d’ironie ; mais avec des étrangers, il faisait résonner les syllabes comme un héraut d’armes.

– Entrez tous deux, messieurs, dit Cluny. Soyez les bienvenus sous mon toit. Cette demeure, certes, est bizarre et rustique ; mais j’y ai reçu, monsieur Stewart, une personne royale… vous savez sans doute de qui je veux parler. Nous boirons un coup à votre santé, et dès que ce mien maladroit de cuisinier aura apprêté les collops, nous dînerons et ferons une partie de cartes, comme il convient à des gentilshommes. Ma vie est un peu monotone, dit-il, en versant l’eau-de-vie ; je vois peu de monde, et reste à me tourner les pouces et à me remémorer un grand jour qui est passé, et à attendre cet autre grand jour qui, nous l’espérons tous, est en bon chemin. Et ainsi donc, je vous propose cette santé : À la Restauration !

Nous choquâmes nos verres, et bûmes. Assurément, je ne souhaitais pas de mal au roi George ; et si lui-même eût été là en personne, il aurait probablement fait comme moi. Je n’eus pas plutôt absorbé la goutte, que je me sentis beaucoup mieux, et je pus regarder et écouter, encore un rien obnubilé, peut-être ; mais plus avec le même effroi irraisonné ni la même détresse mentale.

Le lieu était à coup sûr bizarre, comme notre hôte. Au cours de sa longue vie cachée, Cluny avait acquis toutes sortes de manies, à l’instar d’une vieille fille. Il avait sa place déterminée, où nul autre ne devait s’asseoir ; tout dans la Cage était rangé avec un ordre immuable, que personne ne devait troubler ; sa principale fantaisie était la cuisine, et tout en nous congratulant, il ne cessait de surveiller la confection des collops.

De fois à autre, il allait voir ou recevait chez lui sa femme et un ou deux amis sûrs, sous le couvert de la nuit ; mais la plupart du temps, il vivait dans une complète solitude, et ne parlait qu’à ses sentinelles ou à ses clients, qui le servaient dans la cage. Le matin, dès son réveil, l’un d’eux, qui était barbier, venait le raser, et lui apporter les nouvelles du pays, dont il était des plus friands. Curieux comme un enfant, il posait des questions sans fin ; certaines réponses le secouaient de rires homériques, et il pouffait encore, à se les rappeler, des heures après le départ du barbier.

Néanmoins, ses questions n’étaient pas toujours d’un caractère oiseux ; car il avait beau être séquestré de la sorte, et, comme les autres gentilshommes terriens de l’Écosse, dépouillé de pouvoirs juridiques, il n’en exerçait pas moins sur son clan une justice patriarcale. On venait jusque dans sa cachette lui soumettre des litiges ; et les hommes de son pays, qui se moquaient de la Cour d’assises, déposaient leurs rancunes et payaient des amendes, sur un mot de ce hors-la-loi confisqué et pourchassé. Lorsqu’il était en colère, ce qui lui arrivait souvent, il donnait ses ordres et lançait des menaces de châtiment, à l’instar d’un roi ; et ses clients tremblaient et rampaient devant lui comme des enfants devant un père trop vif. À son entrée, il leur serrait à chacun la main, cérémonieusement, tout en faisant, comme eux, le salut militaire. Bref, j’avais là une belle occasion de voir un peu fonctionner le mécanisme intérieur d’un clan écossais ; et ce, avec un chef proscrit, fugitif, dont le pays était occupé par des troupes qui galopaient de tous côtés à sa recherche, quelquefois à un mille de sa retraite ; et alors que le dernier de ces pauvres hères qu’il taxait et menaçait aurait gagné une fortune en le livrant.

Ce premier jour, sitôt que les collops furent prêts, Cluny, de sa main, exprima dessus le jus d’un citron (car il était bien approvisionné en friandises de ce genre) et nous invita à nous mettre à table.

– Ce sont les pareils, dit-il, en parlant des collops, que j’ai servis à Son Altesse Royale, dans cette maison même ; jus de citron à part, toutefois, car, à cette époque-là, nous étions trop heureux d’avoir à manger, sans nous soucier de raffinements. Et il y avait plus de dragons que de citrons dans mon pays, en 46.

Je ne sais si les collops étaient réellement très bons, mais le cœur me levait, à les voir, et j’y touchai à peine. Cependant, Cluny nous racontait des anecdotes ayant trait au prince Charles dans la Cage, citant les paroles mêmes des interlocuteurs et se levant de sa place pour nous faire voir où se tenait chacun. De tout ce qu’il dit, je conclus que le prince était un aimable et spirituel garçon, comme il convient au descendant d’une race de rois policés, mais que sa sagesse était loin de valoir celle de Salomon. Je soupçonnai également que, durant son séjour dans la Cage, il s’enivra souvent ; ainsi donc, le vice qui a depuis, d’un commun accord, ruiné sa santé avait dès lors commencé de se manifester.

Nous avions à peine fini de manger que Cluny sortit un vieux paquet de cartes crasseuses, tels qu’on en trouve dans les auberges de dernier ordre ; et ses yeux s’allumèrent quand il nous proposa de faire une partie.

Or, c’était la une des choses que l’on m’avait enseignées, dès mon enfance, à éviter comme un déshonneur : mon père soutenait que ce n’était le propre ni d’un chrétien ni d’un gentilhomme d’exposer son bien et de convoiter celui d’autrui, selon les combinaisons de bouts de carton peint. Sans doute, j’aurais dû plaider ma fatigue et l’excuse était bien suffisante ; mais je crus de mon devoir d’affirmer mes principes. Je dus rougir très fort, mais je parlai avec fermeté et déclarai que, sans prétendre à juger autrui, c’était là, à mes yeux, une matière où je n’avais rien à voir.

Cluny s’arrêta de mêler les cartes.

– Que diable veut dire ceci ? s’exclama-t-il. Ce langage est bon chez des whigs collet-monté ; mais pas sous le toit de Cluny Macpherson !

– Je mettrais ma main au feu pour M. Balfour, dit Alan. C’est un gentilhomme honnête et courageux, et je tiens à ce que vous vous rappeliez qui vous le dit. Je porte un nom royal, dit-il, en mettant son chapeau de côté, et moi comme tous ceux que j’appelle mes amis sont de bonne société pour les plus huppés. Mais ce gentilhomme est las, et ferait mieux de dormir ; s’il n’a pas envie de jouer aux cartes, cela ne doit nous déranger ni vous ni moi. Et je suis tout prêt, monsieur, à jouer n’importe quel jeu que vous puissiez nommer.

– Monsieur, dit Cluny, sous ce pauvre toit qui est le mien, je tiens à ce que vous sachiez que tout gentilhomme peut suivre son bon plaisir. Si votre ami a la fantaisie de se tenir la tête en bas, libre à lui. Et si lui, ou vous, ou n’importe qui, n’est pas entièrement satisfait, je m’estimerai honoré d’aller dehors avec lui.

Je n’avais aucune envie de voir ces deux amis se couper la gorge à mon occasion.

– Monsieur, dis-je, je suis très fatigué, comme le dit Alan ; et, qui plus est, comme vous avez sans doute des fils, je vous dirai qu’il s’agit d’une promesse faite à mon père.

– Suffit, monsieur, suffit, dit Cluny.

Et il me désigna un lit de bruyère dans un coin de la Cage. Néanmoins, il restait assez mécontent, et me regardait de travers en grommelant. Et il faut bien avouer que tant mes scrupules que la façon de les exprimer fleuraient le covenantaire et se trouvaient fort déplacés chez de farouches jacobites des Highlands.

Une singulière pesanteur, due à l’eau-de-vie, ou peut-être à la venaison, m’accablait ; et à peine couché, je fus pris d’une sorte de fièvre, qui ne me quitta plus de toute la durée de notre séjour dans la Cage. Tantôt j’étais bien éveillé et comprenais ce qui se passait ; tantôt le bruit des voix, ou celui des ronflements, faisait pour moi la rumeur d’un torrent lointain ; et les plaids accrochés au mur se contractaient et se développaient tour à tour comme les ombres que le foyer projetait sur le plafond. J’ai dû aussi parler ou m’écrier, car je me rappelle mon étonnement aux réponses que je recevais de temps à autre ; toutefois, je n’étais pas hanté par un cauchemar déterminé, mais par une terreur confuse, profonde et horrifiante, – terreur que m’inspiraient et le lieu où je me trouvais, et le lit où j’étais couché, et les plaids pendus aux murs, et les voix, et le feu, et moi-même.

Le client-barbier, qui était aussi docteur, fut mandé pour me donner ses soins ; mais comme il parlait gaélique, je n’entendis rien à son diagnostic, et j’étais trop accablé pour en demander la traduction. Je savais seulement que j’étais malade, et cela me suffisait.

Je fis peu attention à ce qui m’entourait, tant que je restai dans ce triste état. Mais Alan et Cluny passaient presque tout leur temps à jouer aux cartes, et je suis sûr qu’Alan avait dû gagner, au début ; car il me souvient de m’être relevé sur mon séant et de les avoir vus absorbés dans leur jeu, avec une pile étincelante d’au moins soixante ou cent guinées sur la table. Cela faisait un effet étrange, de voir toute cette richesse dans un nid accroché à la falaise et entrelacé à des arbres vivants. Et même alors, il me sembla qu’Alan jouait bien gros jeu, lui, qui ne possédait au monde qu’une bourse verte et l’affaire de cinq livres.

Le deuxième jour, la chance tourna. Vers midi, je fus comme à l’ordinaire éveillé pour le dîner, et comme à l’ordinaire refusai de manger, et l’on me fit boire une potion où le barbier avait mis infuser des plantes amères. Le soleil, pénétrant par la porte ouverte de la Cage, m’éblouissait douloureusement. Cluny, assis devant la table, mordillait le parquet de cartes. Alan, penché sur mon lit, approcha de mes yeux son visage ; et le trouble de la fièvre me le fit voir de la plus monstrueuse grosseur.

Il me demanda de lui prêter mon argent.

– Pour quoi faire ? dis-je.

– Oh ! un simple prêt, répondit-il.

– Mais pourquoi ? répétai-je. Je ne comprends pas.

– Fi ! David ! voudriez-vous me refuser un prêt ? Certes, je l’aurais refusé, si j’avais eu ma lucidité ! Mais tout ce que je désirais alors était qu’il éloignât son visage, et je lui remis mon argent.

Le matin du troisième jour, alors que nous avions déjà passé quarante-huit heures dans la Cage, je m’éveillai en meilleures dispositions d’esprit, encore très faible et las, mais voyant les choses de leurs dimensions exactes et sous leur aspect normal de tous les jours. J’avais même de l’appétit ; je me levai spontanément de mon lit ; et après, avoir déjeuné, m’avançai jusqu’au seuil de la Cage et m’assis à l’extérieur, au haut du bois. Le ciel était gris, l’air fade et insipide ; et je passai toute la matinée comme dans un rêve, que troublaient seules les allées et venues des éclaireurs de Cluny et des serviteurs apportant provisions ou rapports ; car à cette heure le danger était loin, et il tenait pour ainsi dire cour ouverte.

Lorsque je rentrai, Alan et lui avaient déposé leurs jeux et questionnaient un client. Le chef, se retournant vers moi, m’adressa la parole en gaélique.

– Je ne sais pas le gaélique, monsieur, dis-je.

Or, depuis l’affaire des cartes, tout ce que je disais avait le privilège d’agacer Cluny.

– Votre nom a plus de sens que vous, en ce cas, dit-il avec irritation, car il est de bon gaélique. Mais voici la chose. Mon éclaireur rapporte que la voie est libre dans le sud, et il s’agit de savoir si vous aurez la force de repartir ?

Les cartes étaient sur la table, mais plus l’or ; rien qu’un tas de petits papiers écrits, tous du côté de Cluny. Alan, d’ailleurs, avait un drôle d’air, comme assez mal satisfait ; et je fus saisi d’un pressentiment.

– Je ne sais si j’ai toutes les forces qu’il faudrait, dis-je, en regardant Alan ; mais le peu d’argent que nous avons doit nous mener très loin.

Alan se mordit la lèvre inférieure, et baissa les yeux.

– David, dit-il enfin, j’ai tout perdu : telle est la simple vérité.

– Mon argent aussi ?

– Votre argent aussi, dit Alan avec un soupir. Vous n’auriez pas dû me le donner. Je deviens fou quand je touche un jeu de cartes.

– Ta ta ta ! dit Cluny. Tout cela était pour rire ; ce serait trop absurde. Naturellement, vous allez ravoir votre argent, et même le double, si vous me le permettez. Que je le garde, moi ? que je puisse gêner en quelque chose des gentilshommes dans votre situation ? Ce serait là une chose singulière ! s’écria-t-il.

Et il se mit, en rougissant beaucoup, à extraire l’or de sa poche.

Alan ne dit rien, et continua de regarder à terre.

– Voulez-vous venir un instant avec moi jusqu’à la porte, monsieur ? dis-je à Cluny.

Il me répondit qu’il en serait fort aise, et me suivit à l’instant, mais d’un air confus et la tête basse.

– Et maintenant, monsieur, dis-je, j’ai d’abord à vous remercier de votre générosité.

– Absurdité des absurdités ! s’écria Cluny. Où voyez-vous de la générosité ? Je n’y vois, moi, qu’un malheureux incident ; mais que voulez-vous que je fasse, – enfermé dans ma cage comme dans un rucher, – sinon atteler mes amis à une partie de cartes, lorsque j’en trouve l’occasion ? Et s’ils perdent, bien entendu, on n’irait pas s’imaginer…

Il n’acheva pas.

– Oui, dis-je, s’ils perdent, vous leur rendez leur argent ; et s’ils gagnent, ils emportent le vôtre dans leurs goussets ? J’ai dit que je reconnaissais votre générosité ; mais pour moi, monsieur, avouez que la situation a quelque chose de pénible.

Il régna un bref silence, au cours duquel Cluny sembla sur le point de parler, mais il ne dit rien. Cependant il rougissait de plus en plus.

– Je suis jeune, dis-je, et je vous demande un avis. Conseillez-moi comme si j’étais votre fils. Mon ami a loyalement perdu cet argent après vous avoir loyalement gagné une somme beaucoup plus forte ; puis-je accepter qu’on me la rende ? Est-ce vraiment ce que je dois faire ? Quoi que je fasse, vous voyez vous-même que cela doit paraître dur à quiconque est doué d’amour-propre.

– C’est assez dur pour moi également, monsieur Balfour, dit Cluny, et vous m’avez tout l’air de m’avoir tendu un méchant piège. Je n’admettrais pas que des amis soient venus chez moi pour recevoir des affronts ; non, s’écria-t-il avec une irritation soudaine, pas plus que pour leur en infliger.

– Vous voyez donc, monsieur, que je n’avais pas tellement tort, et que le jeu est une triste occupation pour des gentilshommes. Mais j’attends toujours votre réponse.

À coup sûr, si jamais Cluny détesta quelqu’un, ce fut David Balfour. Il me considéra d’un œil belliqueux, et le défi lui monta aux lèvres. Mais il fut désarmé, soit par ma jeunesse, soit par son propre sens de la justice. À coup sûr, l’affaire était humiliante pour nous tous, et pour Cluny en particulier ; sa conduite lui fit d’autant plus d’honneur.

– Monsieur Balfour, dit-il, je vous crois trop subtil et trop covenantaire, mais vous avez malgré cela l’étoffe d’un parfait gentilhomme. Sur ma foi d’honnête homme, vous pouvez prendre cet argent, – c’est là ce que je dirais à mon fils, – et voici ma main qui en répond.