Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XVIII

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 475-481).

XVIII. Je cause avec Alan dans le bois de Lettermore

Alan revint à lui le premier. Il se leva, alla jusqu’à la lisière du bois, regarda un peu au-dehors, et puis revint s’asseoir.

– Eh bien, dit-il, la poursuite a été chaude, David.

Je ne lui répondis rien, et ne relevai même pas la tête. J’avais vu commettre un assassinat ; j’avais vu un grand gentleman plein de vie et de force supprimé, en un instant ; l’horreur de ce spectacle me poignait encore, mais ce n’était là qu’une partie de mes soucis. Ce meurtre avait abattu l’homme haï d’Alan ; et voilà qu’Alan se dissimulait derrière les arbres et fuyait devant les soldats. Que sa main eût tiré, ou que sa tête eût ordonné, cela ne faisait pas grande différence. À mon sens, mon unique ami dans cette contrée sauvage était criminel au premier chef ; il me faisait horreur ; je ne pouvais plus le regarder en face ; j’aurais aimé mieux me retrouver seul, abandonné sous la pluie dans mon île, que parmi la tiédeur de ce bois, aux côtés d’un meurtrier.

– Êtes-vous encore fatigué ? demanda-t-il.

– Non, dis-je, le nez toujours dans les fougères ; non, je ne suis plus fatigué, à présent, et je peux parler. Vous et moi, il faut nous séparer. Je vous aime beaucoup, Alan, mais vos voies ne sont pas les miennes, non plus que celles de Dieu ; et le résumé de tout cela est que nous devons nous séparer.

– Tout de même, David, je ne me séparerai pas de vous sans raison plausible, dit Alan, avec une profonde gravité. Si vous savez quelque chose contre ma réputation, le moins que vous puissiez faire, en faveur d’une vieille connaissance, est de me le dire ; et si vous avez seulement pris en dégoût ma compagnie, c’est à moi de juger si je suis insulté.

– Alan, dis-je, à quoi bon tout ceci ? Vous savez très bien que cet homme, ce Campbell, est là-bas couché dans son sang sur la route.

Il resta un moment silencieux, puis :

– Avez-vous jamais ouï conter l’histoire de l’Homme et des Bonnes-Dames ? – euphémisme par lequel il désignait les fées.

– Non, dis-je, et je n’ai aucun désir de l’entendre.

– Avec votre permission, monsieur Balfour, je vous la conterai tout de même, dit Alan. L’Homme, il faut que vous le sachiez, avait été jeté sur un rocher en mer, où il paraît que les Bonnes-Dames avaient coutume de venir se reposer, quand elles passaient en Irlande. Ce rocher se nomme le Skerryvore, et n’est pas loin de l’endroit où nous fîmes naufrage. Eh bien, l’Homme se lamentait et demandait à revoir son petit enfant avant de mourir, à si grands cris que la reine des Bonnes-Dames eut pitié de lui, et envoya un oiseau qui rapporta l’enfant dans un sac et le déposa à côté de l’Homme durant son sommeil. Quand donc l’Homme s’éveilla, il y avait à côté de lui un sac, et dans ce sac quelque chose qui remuait. Eh bien, c’était un de ces messieurs qui mettent toujours les choses au pis ; et, pour plus de sûreté, il planta son poignard au beau milieu du sac. Après quoi il l’ouvrit, et trouva son enfant mort. J’ai comme une idée, monsieur Balfour, que vous ressemblez beaucoup à cet homme.

– Voulez-vous dire que vous n’avez pas trempé dans ce crime ? m’écriai-je en me dressant à demi.

– Je vous dirai tout d’abord, monsieur Balfour de Shaws, entre nous, que si je m’en allais pour tuer un gentleman, ce ne serait pas dans mon propre pays, afin d’attirer des ennuis sur mon clan ; et je ne me trouverais pas sans épée ni fusil, et avec une longue canne à pêche sur l’épaule.

– C’est ma foi vrai ! dis-je.

– Et maintenant, reprit Alan, qui tira son dirk et posa la main dessus d’une certaine façon, – je jure sur le Saint-Acier que je n’ai eu ni dessein ni rôle, ni acte ni pensée dans cette chose.

– J’en rends grâces à Dieu ! m’écriai-je. Et je lui tendis la main.

Il ne parut pas la voir.

– Et voilà bien des embarras pour un Campbell, dit-il. Ils ne sont pas si rares, que je sache.

– Du moins, repris-je, vous ne pouvez m’en vouloir réellement, car vous savez bien ce que vous m’avez dit, sur le brick. Mais la tentation et l’action sont deux, j’en rends grâces au Ciel encore une fois. Nous pouvons tous être tentés ; mais ôter la vie à quelqu’un, de sang-froid, Alan ! (Je restai une minute avant de pouvoir ajouter :)

– Et savez-vous qui a commis ce crime ? Connaissez-vous l’homme à l’habit noir ?

– Je ne me souviens pas trop de son habit, dit Alan, d’un air malicieux ; mais j’ai dans l’idée qu’il était bleu.

– Bleu ou noir, le connaissez-vous ? dis-je.

– En conscience, je ne pourrais le jurer. Il a passé tout près de moi, je l’avoue, mais par un singulier hasard, j’étais juste occupé à rajuster mes brogues.

– Pouvez-vous jurer que vous ne le connaissez pas, Alan ? m’écriai-je, mi en colère, mi-tenté de rire de ses dérobades.

– Pas encore, dit-il ; mais j’ai une mémoire étonnamment douée pour l’oubli, David.

– Et pourtant, dis-je, il y a une chose que j’ai vue clairement, c’est que vous vous exposiez avec moi pour attirer les soldats.

– C’est fort possible, dit Alan ; et ainsi ferait n’importe quel gentleman. Vous et moi étions innocents du fait.

– Raison de plus, puisque nous étions soupçonnés à tort, pour ne pas nous en mêler ! L’innocent doit à coup sûr passer avant le coupable.

– Ma foi, David, il reste à l’innocent quelque chance d’être acquitté en justice ; mais pour le gars qui a tiré la balle, je crois que sa vraie place est dans la bruyère. Ceux qui n’ont trempé dans aucune petite difficulté doivent se bien mettre dans l’esprit la situation de ceux qui n’ont pas eu ce bonheur. La religion, du reste, nous l’ordonne. Car, si c’était l’inverse, et que le camarade que je n’ai précisément pas bien vu eût été à notre place, et nous à la sienne (ce qui n’avait rien d’impossible), je crois que nous lui serions joliment obligés nous-mêmes d’avoir attiré les soldats à ses trousses.

Devant cette obstination d’Alan je renonçai. Mais il avait l’air si naïf, et il était tellement convaincu de ce qu’il disait, et prêt à se sacrifier pour ce qu’il jugeait être son devoir, qu’il me fermait la bouche. Les paroles de M. Henderland me revinrent, que nous pouvions nous-mêmes recevoir des leçons de ces sauvages Highlanders. Or, je venais de recevoir la mienne. La morale d’Alan était sens dessus dessous ; mais il était prêt, telle qu’elle fût, à lui sacrifier sa vie.

– Alan, dis-je, je n’affirmerai pas que c’est ainsi que je comprends la religion, mais tout de même, je vous approuve. Et, pour la deuxième fois, je vous tends la main.

Alors il me la prit entre les deux siennes, disant que je l’avais bien sûr ensorcelé, car il n’était rien qu’il ne me pardonnât. Il prit ensuite un air très sérieux, pour me dire que nous n’avions pas de temps à perdre, mais devions l’un et l’autre fuir loin de ce pays ; lui, parce qu’il était déserteur, et que tout Appin allait être fouillé comme un appartement, et chacun forcé de rendre bon compte de ses faits et gestes ; et moi, parce que je me trouvais sans nul doute impliqué dans l’assassinat.

– Oh ! dis-je, tenant à lui donner une petite leçon, je ne crains pas la justice de mon pays.

– Comme si c’était votre pays ! dit-il. Ou comme si vous deviez être jugé ici, dans un pays de Stewarts !

– C’est toujours l’Écosse.

– Ami, vous m’étonnez parfois. C’est un Campbell qui vient d’être tué. Eh bien, le procès aura lieu à Inverara, la capitale des Campbells ; avec quinze Campbells sur le banc du jury, et le plus gros Campbell de tous (c’est-à-dire le Duc) siégeant au-dessus d’eux. Justice, David ? La même justice, exactement, que Glenure a rencontrée ce tantôt sur la route.

Cela m’effraya un peu, je l’avoue, et m’eût effrayé davantage encore si j’avais pu deviner l’exactitude des prédictions d’Alan ; car il n’exagérait que sur un point, et il y eut seulement onze Campbells au jury ; il est vrai que les quatre autres eussent été aussi dans la main du Duc, et qu’en fait la chose n’avait guère d’importance. Cependant, je m’écriai qu’il était injuste envers le duc d’Argyle, lequel (tout whig qu’il fût) n’en était pas moins un sage et honnête gentilhomme.

– Bah ! dit Alan, notre homme est un whig, sans doute ; mais je ne puis nier qu’il fut toujours un bon chef pour son clan. Et que dirait ce clan, s’il voyait un Campbell tué, sans personne de pendu, avec leur propre chef comme président du procès ?… Mais j’ai souvent remarqué, ajouta-t-il, que vous autres du bas-pays n’avez pas le discernement très net de ce qui est bien ou mal.

Là-dessus, je finis par éclater de rire, et, à ma surprise, Alan fit chorus, d’un rire aussi franc que le mien.

– Allons, allons, dit-il, nous sommes dans les Highlands, David ; et quand je vous dis de courir, croyez-m’en, courez. Sans doute la chose est dure, de se cacher et d’avoir faim dans la bruyère, mais il est encore plus dur d’être bouclé dans une prison d’habits-rouges.

Je lui demandai de quel côté nous allions fuir ; et quand il m’eut répondu : « vers les Basses-Terres », je fus davantage incliné à me joindre à lui ; car, en somme, j’étais impatient de m’en retourner et de prendre ma revanche sur mon oncle. En outre, Alan me paraissait tellement persuadé qu’il ne saurait être question de justice dans l’affaire, que je finissais par craindre qu’il n’eût raison. De toutes les morts, celle qui me plairait la moins est encore le gibet ; et l’image de cette sinistre machine se peignait dans mon cerveau avec une netteté extraordinaire (telle que je l’avais vue jadis figurée au haut d’une ballade populaire), et elle m’ôtait tout appétit pour les cours de justice.

– Je risquerai la chose, Alan, dis-je, j’irai avec vous.

– Mais songez-y, dit Alan, ce n’est pas une mince affaire. Vous coucherez sur la dure et sans abri, vous aurez maintes fois l’estomac creux. Votre lit sera celui du coq de bruyère, et votre vie celle du daim pourchassé, et vous dormirez les armes à la main. Certes, ami, il nous faudra jouer des jambes, avant d’être à l’abri. Je vous dis cela dès le départ, car cette vie m’est bien connue. Mais si vous me demandiez quelle autre chance il vous reste, je vous répondrais : Aucune. Ou bien prendre la bruyère avec moi, ou bien être pendu.

– Le choix est facile, dis-je ; et nous échangeâmes une poignée de main.

– Et maintenant, donnons encore un peu de fil à retordre aux habits-rouges, dit Alan.

Et il m’entraîna vers la lisière nord-est du bois.

En regardant entre les fûts, on découvrait un vaste versant de montagne, qui dévalait très abrupt dans les eaux du Loch. C’était un terrain difficile, hérissé de pierres branlantes, de bruyères et de souches de hêtres ; et tout là-bas, vers Balachulish, de minuscules soldats rouges s’en allaient par monts et par vaux, plus petits à chaque minute. Leurs cris avaient cessé, et j’aime à croire qu’ils avaient d’autre emploi pour le peu qui leur restait de souffle ; mais ils s’attachaient toujours à la piste, et nous croyaient sans doute devant eux.

Alan riait tout seul en les regardant.

– Ouais, dit-il, ils seront plutôt las avant d’être au bout ! Et donc vous et moi, David, pouvons nous asseoir et manger un morceau, et respirer un brin, et boire une lampée à ma gourde. Ensuite nous irons à Aucharn, chez mon parent James des Glens, où je dois prendre mes habits, mes armes, et de l’argent pour notre voyage. Et alors, David, nous pourrons crier : « À nous, Fortune ! » et nous couperons par la bruyère.

Nous restâmes donc pour manger et boire, en un lieu d’où l’on voyait le soleil s’abaisser sur un panorama de ces grandes et farouches montagnes désertes où j’étais désormais condamné à errer avec mon compagnon. Ce fut en partie alors, en partie plus tard, chemin faisant vers Aucharn, que nous nous contâmes réciproquement nos aventures. Je rapporterai ici de celles d’Alan ce qui me paraît le plus intéressant ou utile.

Aussitôt que la lame eut passé, il courut aux bastingages, il m’aperçut, me perdit de vue, me redécouvrit, ballotté dans le raz ; et finalement, il m’entrevit m’agrippant à la vergue. Ce détail lui donna l’espoir que je finirais bien par arriver à terre, et lui inspira de laisser derrière lui ces indications et ces messages qui m’avaient amené (pour mes péchés) jusqu’en ce malencontreux pays d’Appin.

Cependant, ceux qui étaient restés sur le brick avaient mis à la mer la yole, et deux ou trois matelots y avaient déjà pris place, quand survint une deuxième lame, plus haute que la première, qui enleva le brick et l’aurait sans doute envoyé au fond, s’il n’avait rencontré une saillie de roc, où il resta échoué. Quand il avait touché d’abord, ç’avait été par l’avant, de sorte que la poupe était restée jusqu’ici la plus basse. Mais cette fois la poupe fut projetée en l’air, et l’avant plongea sous les flots ; et à l’instant, l’eau commença de s’engouffrer dans le gaillard d’avant comme un ru de moulin.

Je vis Alan pâlir rien qu’à me conter la suite. Car il y avait deux hommes cloués par leurs blessures dans les couchettes ; et ceux-ci, devant l’invasion de l’eau et s’imaginant que l’on sombrait, se mirent à pousser des cris si déchirants que tous ceux qui se trouvaient sur le pont se jetèrent pêle-mêle dans la yole et s’éloignèrent à force de rames. Ils n’étaient pas à deux cents yards, que survint une troisième lame de fond. Le brick, soulevé, fut dégagé du récif ; ses voiles s’enflèrent pour une minute, et il sembla s’élancer à leur poursuite, mais en s’abaissant toujours sur l’eau ; il s’enfonçait de plus en plus, comme si une main l’eût tiré par en dessous ; et à la fin, la mer se referma sur le Covenant, de Dysart.

Tout le temps qu’ils ramèrent vers le rivage, personne ne parla, car ces cris de détresse les avaient frappés d’horreur ; mais à peine eurent-ils mis le pied sur le rivage que Hoseason sembla se réveiller d’un songe, et leur enjoignit de s’emparer d’Alan. Ils rechignaient à cette besogne, qui ne les tentait guère ; mais Hoseason, se démenant comme un beau diable, leur criait qu’Alan était seul, qu’il avait sur lui une grosse somme, qu’il avait causé la perte du brick et la noyade de leurs compagnons, et que ce serait faire d’une pierre deux coups, en se procurant la richesse et la vengeance. Ils étaient sept contre un ; cette partie du rivage n’offrait pas de rochers où Alan pût s’adosser ; et les matelots se mirent en devoir de le cerner.

– Et alors, le petit homme aux cheveux rouges… je ne sais plus comment il s’appelle.

– Riach, dis-je.

– C’est ça, dit Alan, Riach ! Ce fut lui qui intervint en ma faveur, demandant aux hommes s’ils ne craignaient pas la justice, et ajoutant : « Parbleu, je soutiendrai moi-même cet homme des Highlands. » Ce n’était pas un trop mauvais petit homme, ce petit homme aux cheveux rouges. Il avait quelques rudiments d’honnêteté.

– C’est vrai, dis-je, il a été aimable pour moi à sa manière.

– Et il le fut pour Alan aussi, ma parole, j’ai trouvé que sa manière avait du bon ! Mais voyez-vous, David, la perte du bateau et les cris de ces pauvres gens l’avaient fort impressionné, cet homme ; et je pense que c’était à cause de cela.

– Je le croirais volontiers, dis-je, car il était aussi enragé que les autres, au début. Mais comment Hoseason prit-il la chose ?

– J’ai idée qu’il dut la prendre fort mal, dit Alan. Mais le petit homme me cria de m’enfuir, et, vrai, je jugeai son avis excellent, et je m’enfuis. Quand je les aperçus pour la dernière fois, ils étaient tous ensemble en un groupe sur le rivage, comme des gens qui ne s’accordent pas trop bien.

– Que voulez-vous dire par là ? demandai-je.

– Eh bien, on jouait des poings, et je vis un homme s’affaisser comme une masse. Mais je trouvai inutile de m’attarder. Voyez-vous, cette extrémité de Mull est une terre de Campbells, et ne vaut rien pour un gentleman de ma sorte. N’eût été ce détail, je serais demeuré à vous attendre moi-même, et bien entendu, j’aurais donné un coup de main au petit homme. – (Il était amusant de voir Alan insister sur la taille de M. Riach, car, à vrai dire, l’un n’était guère plus petit que l’autre.) – Ainsi, continua-t-il, je pris mes jambes à mon cou, et à chaque fois que je rencontrais quelqu’un, je lui criais qu’il y avait un naufrage sur la côte. Ah ! mon ami, ils ne restaient guère à me tarabuster de questions ! Si vous les aviez vus galoper vers le rivage ! Et une fois là, ils constataient qu’ils avaient eu l’agrément de courir, ce qui est très bon pour un Campbell. J’imagine que ce fut un châtiment pour le clan que le brick ait coulé d’un bloc, sans se mettre en pièces. Mais ce fut un malheur pour vous, quand même ; car si quelques débris avaient été jetés à la côte, ils l’auraient explorée en long et en large et vous auraient bientôt découvert.