Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XIII

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 449-453).

XIII. La perte du brick

Il était déjà tard dans la soirée, et il faisait aussi sombre qu’il était possible à cette époque de l’année (c’est-à-dire qu’il faisait encore très clair) lorsque Hoseason avança la tête par la porte de la dunette.

– Dites donc, fit-il, venez un peu voir si vous êtes capable de nous piloter.

– Allez-vous nous jouer un tour ? demanda Alan.

– Est-ce que j’ai l’air disposé à jouer un tour ? s’écria le capitaine. J’ai autre chose à penser… Mon brick est en danger.

À sa mine préoccupée, et surtout au ton inquiet sur lequel il parlait de son brick, nous vîmes bien que c’était sérieux ; aussi Alan et moi, sans crainte de guet-apens, sortîmes sur le pont.

Le ciel était clair ; il ventait dur, et il faisait cruellement froid. Le crépuscule s’attardait à l’horizon, et la lune, presque pleine, resplendissait. Le brick louvoyait au plus près, pour doubler la pointe sud-ouest de l’île de Mull, dont nous avions les sommets (que dominait Ben More, empanaché de brume) par bâbord avant. Malgré l’orientation défavorable de sa voilure, le Covenant coupait les lames à grande vitesse, tanguant et roulant, poursuivi par la houle d’ouest.

En somme, la nuit n’était pas trop mauvaise pour tenir la mer ; et je me demandais ce qui pouvait bien préoccuper ainsi le capitaine, lorsque le brick s’élevant soudain au sommet d’une haute lame, il désigna quelque chose en nous criant de regarder. Par le bossoir sous le vent, une sorte de fontaine jaillit sur la mer, au clair de lune, et aussitôt après nous entendîmes un rugissement sourd.

– Comment appelez-vous cela ? demanda le capitaine d’un air sombre.

– La mer qui brise sur un écueil, dit Alan. Mais nous savons où il est ; que voulez-vous de mieux ?

– Oui, dit le capitaine ; si c’était le seul.

Et, en effet, tandis qu’il parlait, une deuxième fontaine jaillit vers le sud.

– Là ! dit Hoseason, vous l’avez vu. Si j’avais connu ces récifs, si j’avais une carte, ou si Shuan vivait encore, ce n’est pas soixante guinées, non, ni même six cents, qui m’auraient fait risquer mon brick dans un pareil cimetière ! Mais vous, monsieur, qui deviez nous piloter, n’avez-vous rien à dire ?

– Je crois, dit Alan, que ces rochers sont ceux qu’on appelle les Torran.

– Y en a-t-il beaucoup ? demanda le capitaine.

– À vrai dire, monsieur, répondit Alan, je ne suis pas pilote, mais j’ai dans l’idée qu’ils occupent dix milles d’étendue.

M. Riach et le capitaine se regardèrent.

– Il y a une passe, je suppose ? dit le capitaine.

– Sans doute, dit Alan, mais où ? Cependant je crois me rappeler que l’eau est plus libre vers la terre.

– Vraiment ? dit Hoseason. Il nous faut donc serrer le vent. Monsieur Riach, il nous faut doubler la pointe de Mull d’aussi près que possible ; mais alors la terre va nous intercepter la brise, avec ce cimetière de navires sous notre vent ! N’importe ! Nous y sommes, il ne nous reste plus qu’à poursuivre.

Il donna un ordre à l’homme de barre, et envoya Riach à la hune de misaine. Il n’y avait sur le pont que cinq hommes, y compris les officiers ; les seuls qui fussent aptes (ou du moins aptes et de bonne volonté) pour la manœuvre. Ce fut donc à M. Riach de monter en haut, et il s’installa dans la hune, surveillant la mer et nous criant sur le pont ce qu’il apercevait.

– La mer dans le sud est pleine de brisants, héla-t-il ; puis, au bout d’une minute : elle semble plus libre vers la terre.

– Eh bien, monsieur, dit Hoseason à Alan, nous allons essayer votre route. Mais je crois que je pourrais aussi bien me fier à un violoneux aveugle. Priez Dieu que vous soyez dans le vrai !

– Priez Dieu que je le sois ! me dit Alan. Mais où ai-je entendu cela… Bah ! ce qui doit arriver arrive.

À mesure que nous approchions de la pointe, les écueils se multipliaient jusque sur notre route ; et les appels de M. Riach nous faisaient sans cesse modifier notre course. Plusieurs fois, ce fut juste à temps, car nous passâmes si près d’un récif à bâbord que la mer en brisant dessus nous envoya jusque sur le pont une averse d’embruns.

La nuit claire nous laissait voir ce danger aussi nettement que s’il eût fait jour, et nous en étions peut-être encore plus alarmés. Elle me laissait voir aussi la mine du capitaine qui se tenait auprès de l’homme de barre, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et parfois soufflant dans ses mains, mais toujours aux écoutes et aux aguets, et aussi ferme que l’acier. Ni lui ni M. Riach n’avaient fait bonne figure dans le combat ; mais je vis qu’ils étaient braves dans leur métier, et les admirai d’autant plus qu’Alan me parut bien pâle.

– Pardieu, David, dit-il, ce genre de mort ne me plaît guère.

– Hé quoi ! Alan ! m’écriai-je, auriez-vous peur ?

– Non, dit-il, en se passant la langue sur les lèvres, mais vous avouerez que cette fin est par trop froide.

À ce moment, après avoir beaucoup louvoyé de côté et d’autre pour éviter les récifs, quoique toujours serrant de près le vent et la terre, nous avions dépassé Iona et arrivions à hauteur de Mull. Le courant de marée à la pointe de l’île était très violent, et menaçait de jeter le brick à la côte. On mit deux hommes à la barre, et Hoseason lui-même leur donnait parfois un coup de main. Le spectacle était singulier, de ces trois hommes vigoureux pesant de tout leurs poids sur le timon, qui se révoltait comme un être vivant, et les forçait à reculer. C’est alors que nous aurions couru le plus grand danger, si la mer n’eût été libre d’obstacles sur une certaine étendue. M. Riach, d’ailleurs, annonça d’en haut qu’il voyait la mer dégagée devant.

– Vous aviez raison, dit Hoseason à Alan. Vous avez sauvé le brick, monsieur ; et ne l’oublierai pas quand viendra l’heure des comptes.

Et je crois qu’il n’en avait pas seulement l’intention, mais qu’il l’aurait fait, tant le Covenant tenait de place dans son cœur. Mais ce n’est là qu’une hypothèse, les choses ayant tourné autrement qu’il ne le prévoyait.

– Appuyez d’un point en dehors, héla M. Riach. Récif au vent !

Mais à la même minute le flux s’empara du brick et lui déroba le vent. Les voiles retombèrent, inertes. Le navire fut emporté comme un jouet, et presque aussitôt il talonna contre un écueil avec une violente secousse qui nous fit tous tomber à plat sur le pont et faillit projeter M. Riach à bas de sa hune.

Je fus debout à l’instant. Le récif sur lequel nous avions touché était situé tout proche de la pointe sud-ouest de Mull, en face d’une petite île appelée Earraid, qui surgissait, basse et noire, à bâbord. Tantôt les lames déferlaient en plein sur nous ; tantôt elles ne faisaient qu’engager plus avant sur le récif le pauvre brick, que nous entendions se disloquer à mesure ; et les claquements des voiles, les sifflements du vent, l’écume emportée dans le clair de lune complétaient si bien ce tableau d’épouvante, que je dus en perdre à moitié la tête, car je me demandais si tout ce qui se passait était bien réel.

Je m’aperçus bientôt que M. Riach et les hommes s’affairaient autour de la yole, et, toujours dans le même état d’absence, je courus à leur aide. Mais dès que j’eus mis la main à la besogne, je recouvrai ma lucidité. La tâche n’était pas aisée, car la yole était amarrée au milieu du pont, et tout encombrée de cordages, et le déferlement des coups de mer m’obligeait sans cesse à lâcher prise ; néanmoins nous peinions comme des chevaux, de toutes nos forces.

À ce moment, les blessés capables de se mouvoir se hissèrent par le canot d’échelle et vinrent nous assister, et ceux qui ne pouvaient bouger de leurs couchettes me perçaient le cœur en nous suppliant à grands cris de les secourir.

Le capitaine ne faisait rien. Il semblait frappé de stupeur. Il se tenait aux étais, parlant tout seul et gémissant à chaque fois que le navire retombait sur l’écueil. Son brick lui était plus cher que tout au monde ; il avait pu assister, de longs jours, au supplice du pauvre Ransome ; mais à présent qu’il s’agissait de son brick, on eût dit qu’il partageait sa souffrance.

De tout le temps que nous travaillâmes autour de l’embarcation, je me rappelle une seule chose : que je demandai à Alan quel était le pays dont nous apercevions la côte ; et il répondit que c’était le pire possible pour lui, car ce territoire appartenait aux Campbell.

Nous avions chargé un des blessés de veiller aux lames et de nous avertir de leur venue. Or, nous allions enfin mettre le canot à la mer, quand cet homme poussa un cri : « Pour l’amour de Dieu, tenez bon ! » Nous comprîmes, à son intonation, qu’il s’agissait d’un coup de temps plus qu’ordinaire ; et en vérité la lame qui survint était si monstrueuse qu’elle enleva le brick et le laissa retomber sur le flanc. Je ne sais si le cri vint trop tard, ou si je me tenais mal ; mais la soudaine inclinaison du navire me projeta par-dessus les bastingages dans la mer.

Je m’enfonçai et bus un coup ; puis je revins à la surface, entrevis la lune, et coulai de nouveau. On dit que la troisième fois est la bonne. En ce cas, je ne dois pas être fait comme tout le monde, car je ne veux pas écrire combien de fois je coulai, et combien de fois je remontai. Cependant, j’étais roulé, battu, asphyxié par l’eau que j’avalais ; et le tout m’ahurissait au point que je n’avais ni peur ni regret.

À la fin, je m’aperçus que j’étais cramponné à une pièce de bois, grâce à laquelle je flottais à peu près. Alors je restai tranquille dans l’eau, et commençai à revenir à moi.

C’était la vergue de rechange que j’avais saisie, et je m’étonnai de voir à quelle distance du brick elle m’avait dérivé. Je hélai le brick ; mais il était évident qu’on n’entendait pas mes cris. Le navire tenait bon, mais j’étais trop loin et trop bas situé pour voir si le canot avait enfin été mis à la mer.

Tout en hélant le brick, je m’aperçus qu’entre lui et moi il y avait un espace exempt de grosses lames, mais qui était tout blanc sous la lune et couvert de remous. Parfois cette zone se déplaçait en bloc, de côté, comme la queue d’un serpent vivant ; parfois elle disparaissait entièrement, puis se remettait à bouillonner. Je ne devinais pas de quoi il s’agissait, et je m’en effrayai d’abord davantage, mais je compris bientôt que ce devait être le « raz » ou courant de jusant qui m’avait emporté si vite et roulé si rudement, et qui, à la fin, comme fatigué de ce jeu, m’avait rejeté avec la vergue sur sa limite extrême, vers la terre.

J’étais alors immobile, et m’aperçus bientôt que l’on peut mourir de froid aussi bien qu’en se noyant. Le rivage d’Earraid était tout proche ; j’apercevais au clair de lune les taches sombres de la bruyère et les roches pailletées de mica.

Il serait singulier, me dis-je, que je ne puisse aller jusque-là !

Je ne savais pas nager, car la rivière d’Esson était faible dans notre voisinage ; mais en m’appuyant des deux bras sur la vergue, et en lançant des coups de pied, je vis bientôt que j’avançais. L’exercice était rude, et mes progrès terriblement lents ; mais au bout d’une heure occupée à ruer et barboter, je me trouvai assez avancé entre les pointes d’une baie sablonneuse dominée par des collines basses.

La mer était tout à fait paisible ; on n’entendait pas de ressac ; la lune resplendissait ; mais je songeai que je n’avais jamais vu endroit si désert et lugubre. C’était pourtant la terre : l’eau devint si peu profonde que j’abandonnai ma vergue et m’avançai à pied dans le gué. Étais-je plus las que reconnaissant, je ne sais ; les deux, en tout cas : fatigué comme je ne l’avais jamais été avant cette nuit, et reconnaissant comme j’espère l’avoir été souvent, quoique jamais avec plus de motif.